À gauche, puis tout droit. Évidemment, ce Zallmann s'était complètement foutu de lui, car il n'y avait absolument aucun bâtiment en vue une fois qu'il eut tourné.
La nuit était encore noire, la fatigue et l'énervement brouillaient son sens de l'orientation, qui n'avait jamais été très bon. Bien pour cela qu'il lui avait fallu autant de temps pour arriver sur place. Hors de question d'effectuer un demi-tour pour demander la bonne direction, ou même emprunter une lampe ; il préférait encore errer dans le froid jusqu'à l'aube plutôt que d'affronter l'air suffisant de cet universitaire, persuadé d'être intouchable, bien à l'abri dans ses chaussures de ville.
Le peu qu'il avait vu de l'Institut le déprimait. Des murs et des logements d'usine, patinés par le temps et la rouille, que l'obscurité rendait encore plus inquiétants. Une ancienne scierie laissée pour morte, puis rénovée au compte-gouttes au milieu de la forêt, entourée d'humidité, de froid et de silence. La sérénité de l'environnement, le ciel pesant sur la nature endormie, les étoiles lointaines filtrant à travers la brume, tout cela aurait fait le bonheur des poètes du siècle dernier, mais à l'instant et de manière plus générale, von Falkenstein n'en avait rien à faire. Il n'avait jamais manifesté une quelconque sensibilité littéraire, cela dit, au plus grand dam de sa mère. Il avait toujours préféré disséquer plutôt que lire. C'était cette fascination des choses visqueuses qu'on pouvait trouver à l'intérieur des êtres vivants qui l'avait tout naturellement amené à exercer.
Au bout d'une centaine de mètres, il finit par distinguer les contours rectangulaires d'un long pavillon au toit en pente. Sous la lumière atone de la lune, il prenait des allures spectrales d'un paquebot aux parois de mauvais ciment. Une lueur artificielle filtrait de l'arrière de la construction brute, et il se dirigea vers elle, les semelles crissant sur le gravier. Le chemin gagna en régularité et il longea une clôture grillagée couverte de rosée étincelante. L'air sentait le foin, la boue et la campagne. Il ne put s'empêcher de tressaillir lorsque les chiens se jetèrent sur le métal déployé, se fracassant contre les mailles. En reculant, il faillit trébucher et jura en reprenant son équilibre.
En face, surgis des ténèbres, des molosses bondissaient et grattaient l'acier à grands renforts de griffes et de crocs. Leurs aboiements se condensaient en une brume épaisse à la sortie de leurs gueules butées, pleines de bave et de haine. Un chien blanc et deux autres de houille, massifs, à la musculature grasse et à la voix rauque, patinant dans la mouise sur leurs pattes arrière. Tous les trois avaient les oreilles sectionnées. Ce spectacle le laissa interdit pendant quelques secondes. La grille était haute, bien trop pour être franchie d'un bond ; mais tout de même, il détestait la proximité de cette menace à l'haleine aussi rance que leurs dents. Quel intérêt d'avoir des chiens de garde alors qu'il n'y avait rien de concret à défendre ? Peut-être qu'ils avaient senti l'odeur du sang. Après tout, il en avait encore plein le menton. Il s'essuya le nez et fixa les chiens dans les yeux.
Puis, s'approchant, il décocha un solide coup de botte dans le grillage, atteignant un des clébards noirs en plein poitrail. Le mastiff couina, de surprise et de douleur, avant d'attaquer la clôture de plus belle, ce qui ne fit qu'exciter les autres. L'atmosphère se remplit d'halètements et de jappements expectorés. Le blanc se coinça une canine dans un carré de la grille, manquant de peu de se la démettre en rejetant la tête en arrière. Tout au fond de lui, von Falkenstein savait qu'il ne voulait qu'une chose : voir cette mince palissade céder.
Trois chiens devraient suffire. Qu'ils lui bondissent dessus pour lui dévorer le nez et les joues, arrachant des lambeaux de chair par pans entiers, saccageant ses maxillaires à grands coups de dents, haletant de plaisir sanguinaire en lui bouffant la gueule. Il ne l'avait jamais vraiment aimée, de toute manière. Elle ne collait pas avec ce qu'il ressentait à l'intérieur. Il y avait un décalage, une dissociation, presque. Comme s'il y avait un étranger derrière ce masque un peu trop lisse et régulier. Peut-être que grâce aux chiens, sans la peau et la chair, il se verrait enfin ; peut-être qu'il se reconnaîtrait dans ce crâne grimaçant, un trou à la place du nez et les orbites vides. Un peu comme celui sur son képi, d'ailleurs, avec son rictus cynique. C'était probablement ça, son vrai visage. Avec un temps de retard, il comprit qu'il venait d'empoigner la grille à deux mains pour la secouer et tenter de la déraciner. Le molosse blanc tenta de lui arracher un doigt, sans succès.
— Couché ! Couché ! hurla une voix à sa gauche.
Du coin de l'œil, il vit une silhouette d'homme taper le grillage à l'aide d'un bâton ou d'une matraque. Reconnaissant leur maître, les chiens se calmèrent, refermant les mâchoires, sans pour autant enlever leurs pattes de la clôture. Il siffla et ils filèrent vers lui, longeant la grille, mieux dressés que des soldats allemands. L'homme brandit enfin sa lampe, l'éclairant, et von Falkenstein fit quelques pas en arrière. Il reconnut un des bidasses en tenue verte qui avaient rapatrié sa Mercedes. Une expression de fureur incrédule déformait ses traits de chérubin bien nourri.
— Mais qu'est-ce que vous foutez, bon sang ? s'exclama-t-il.
Il n'osa pas avancer, comme s'il avait peur d'être contaminé par il ne savait quoi.
— Vous êtes complètement cinglé ou bien ? reprit-il.
— Mmh, répondit von Falkenstein, incapable de formuler une phrase cohérente sur l'instant.
Contrairement à ce que pensait cet imbécile, il n'était pas cinglé. Enfin, pas complètement, pas encore. On le lui disait tout le temps, depuis qu'il était entré dans la SS, ça devait bien avoir un fond de vérité, quelque part. Une bonne nuit de sommeil devrait l'aider.
— À quoi vous jouez ? l'apostropha de nouveau l'autre.
Von Falkenstein leva une main pour l'avertir et le troufion se reprit, se souvenant soudain de leur différence de grade. Ses yeux, enfoncés sous des sourcils broussailleux, n'arrêtaient pas d'aller et venir entre lui et la grille, désormais de travers.
— Vous ne devriez pas rester là, Herr SS-Hauptsturmführer, reprit-il. Ces clebs sont dangereux. Ils n'écoutent que moi.
— Et vous êtes qui ? dit von Falkenstein.
— Première classe Gebbert. Allez, ouste, reprit l'intéressé en direction du chenil.
Von Falkenstein entendit plus qu'il ne vit les chiens trottiner pour trouver refuge plus loin. Comme il ne parlait pas, le maître-chien autoproclamé eut une grimace, à peine visible malgré le faisceau de sa lampe.
— Pourquoi Herr Zallmann n'est pas avec vous ?
— Vous irez lui poser la question, répondit-il.
— Vous saignez du nez, dit bêtement Gebbert, et il s'essuya du revers de la manche.
Après un nouveau silence, le soldat parut se rappeler des règles fondamentales de l'hospitalité et l'invita à le suivre d'un geste rempli de gêne.
Le troisième et dernier bâtiment de l'Institut se trouva être la future infirmerie, s'il se fiait aux calligraphies gothiques imprimées sur les murs fraîchement repeints. Dans l'étroit hall s'entassaient des tables, des lits et du mobilier attendant d'être déplacés. Sous leurs draps amidonnés, ils prenaient des allures d'épaves. Quelque part derrière le comptoir d'admission et son tableau sévère se faisait entendre le cliquetis et la toux d'un lointain groupe électrogène. Malgré la présence de radiateurs flambants neufs, un froid humide régnait à l'intérieur. L'existence d'un système de chauffage central témoignait néanmoins d'une chose capitale : l'Institut disposait de moyens considérables. De ce qu'il en savait, l'Ahnenerbe constituait le dernier grand caprice en date du Reichsführer Himmler lui-même. Une espèce de vivier pluridisciplinaire qui se consacrerait au rayonnement de l'aryanisme et à son étude approfondie. Grand bien leur fasse. Lui, ce n'était pas vraiment son domaine de compétences, malgré un passage éclair dans les rangs du RuSHA* section permis de mariage, livrets de famille et certificats de pureté raciale.
— Je vais aller voir si je peux vous trouver de la glace, dit Gebbert en le conduisant aux portes de ce qui ressemblait à une cuisine. Pour votre nez.
Von Falkenstein marmonna un vague merci avant d'y entrer. Les bougies allumées au milieu d'une assiette posée sur la table peignaient un décor inquiétant et trouble composé d'une fenêtre d'une noirceur aveugle, embuée, d'une cuisinière de restaurant et d'un réfrigérateur au propane blanc et inerte. Tout au fond, un poêle du siècle dernier chassait le frimas extérieur avec un doux crépitement. Des cartons pleins d'ustensiles avaient été déposés en vrac sur un plan de travail et de la vaisselle sale trainait dans l'évier massif. Une cuisine de caserne, tenue par des soldats négligents, se nourrissant principalement de spätzle et de porc en salaison. Il avait toujours détesté la vie en communauté qu'imposait la fonction militaire. La plupart des gens qu'il fréquentait étaient sales et bordéliques, malgré la discipline. Des animaux incapables de prendre soin de leur lieu d'habitation en l'absence de femmes.
Il posa son képi sur le coin le moins sale de la table et finit par se débarrasser de sa gabardine, qu'il posa sur le dossier d'une chaise en bois. Sa montre indiquait cinq heures. L'heure à laquelle il se levait habituellement. Tant pis pour le sommeil ; personne ne lui avait indiqué de lit, de toute manière. Tentant de faire abstraction de la douleur sourde mais lancinante qui palpitait en plein milieu de sa figure, il commença à fureter dans les placards jusqu'à enfin mettre la main sur une cafetière moka au fond noirci. Le café qui l'accompagnait sentait bien meilleur que le goudron servi par les services sanitaires. Alors que la cafetière chauffait, il se passa le visage à l'eau froide, se débarrassant du sang qui restait et colorant en rose l'empilement d'assiettes et de couverts abandonnés dans l'évier.
Gebbert ne revint jamais avec le pain de glace promis.
Quand l'aube se leva enfin, il en était à sa quatrième tasse et à sa septième cigarette. Vers sept heures, il commença à piquer du nez et s'endormit la tête entre ses bras croisés sur la table. Un quart d'heure plus tard, quelqu'un le réveilla en lui touchant l'épaule, lui arrachant un sursaut de surprise.
— On vous avait oublié, lui avoua Gebbert sans avoir l'air le moins du monde désolé. Venez, je vais vous montrer votre chambre.
— Vous avez des douches ? demanda von Falkenstein en se levant.
— Oui, au fond du bloc médical. Mais y a pas d'eau chaude, dit Gebbert. Pas encore.
Il mit quelques secondes à digérer ce nouvel affront à son confort personnel.
— Comment vous faites ?
— On fait vite, répondit Gebbert.
Von Falkenstein n'apprécia que moyennement la plaisanterie et décida de reporter le problème à plus tard. Ce docteur Krauss avait intérêt à avoir une excellente raison de le convoquer ainsi. Il commençait à saturer.
* Bureau de la race et du peuplement
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