3 Ania
Ce fut Nina qui la réveilla, la tirant d'un sommeil alourdi par la fatigue et heureusement dépourvu de rêves. C'était assurément la plus belle femme qu'elle ait jamais vue. Son visage était rond et plein, surmonté d'une magnifique chevelure d'un blond presque blanc. Ses yeux souriaient avec tristesse, même quand sa bouche n'exprimait rien. Elle était grande, forte, solide comme un rocher ; les épaules et les hanches larges d'une paysanne mais le port de tête et le regard distant d'une reine de conte, les bras lourds et les mains douces. Ses habits sentaient délicieusement la lessive. Elle vivait dans un appartement tout de bois, de couvertures et de coussins, disposant d'une coiffeuse remplie de mystérieux flacons à l'odeur entêtante.
Même son ombre lui paraissait moins effrayante que les autres. Discrète, presqu'effacée, elle s'en tenait à bonne distance sans jamais l'effleurer, tenue à l'écart par le rayonnement quasi-solaire qui imprégnait tout son être. Elle sut qu'elle ne lui ferait jamais le moindre mal. Les ombres la renseignaient bien plus sur les gens qu'elle ne l'aurait voulu. Ania aurait souhaité lui dire qu'elle aimait tout ce qui se rapportait à elle, de son prénom à la tasse fumante de soupe qu'elle lui tendait. Après qu'elle eut fini d'engloutir le bouillon, elle disciplina quelque peu ses cheveux à l'aide d'une brosse aussi souple que ses doigts. Alors qu'elle s'attelait à ranger sa crinière en une tresse compacte, Ania se rappela que sa propre mère n'avait jamais eu ce simple geste de complicité. Découvrir l'effet que ça faisait la réchauffa de l'intérieur plus efficacement encore que la soupe.
Indifférente à sa réticence à se séparer de la vareuse, Nina la força à enfiler un gilet de laine sombre à la place et après lui avoir emmitouflé la nuque dans une écharpe en claquant de la langue pour qu'elle se tienne tranquille, elle l'amena à l'extérieur. Le barbu les attendait dans le couloir, les mains enfoncées dans les poches de sa superbe veste et c'est à peine si Nina le gratifia d'un regard. Saisissant le poignet d'Ania avec une fermeté étonnante, elle l'entraîna dans son sillage.
Elles se trouvaient dans un manoir immense, une habitation flamboyante, si grande par rapport à son ancienne masure qu'elle se demanda comment elle tenait debout. Les murs étaient recouverts de papier peint vert et or. D'épaisses tapisseries y pendaient à intervalles réguliers. Il y avait aussi beaucoup de tableaux, bien trop pour qu'Ania puisse tous les retenir. Elle distingua des portraits et des scènes de vie quotidienne. Les gens représentés dessus étaient tous blonds, les traits anguleux et au regard vif, toujours bleu. Des hommes grands et sveltes brandissaient leur récolte, accompagnés de femmes athlétiques tenant dans leurs bras des enfants aux visages d'adultes, tandis qu'à l'horizon se levait un drôle de soleil en forme de croix tordue. C'était froid, mort et immobile, quasi-divin, comme des icônes, et fascinée, elle s'arrêta à moultes reprises. Le barbu commença à lui expliquer de quoi il s'agissait, puis, se heurtant à son regard perdu, il laissa très vite tomber. De toute façon, Nina la conduisait déjà dehors.
Ania se retrouva projetée dans une chaude lumière de mi-octobre et sur des pavés sombres et lisses. Dans le déclin de l'après-midi, les arbres, le parc, la muraille et les autres bâtiments de brique lui parurent vastes et ordonnés. Moins effrayants, aussi, d'une banalité tranquille. Des panneaux, calligraphiés à la main, étaient parfois cloutés à même les troncs, rédigés dans leur étrange alphabet aux angles pointus. Tant bien que mal, le petit barbu essayait de suivre leur pas rapide et Ania l'entendit s'essouffler au bout de quelques minutes, les poumons pris par un mauvais sifflement.
— Qui ? demanda-t-elle à Nina. Wer ? ajouta-t-elle, se souvenant du mot qu'elle avait employé la veille.
Elle indiqua l'homme aux lunettes qui marchait désormais à bonne distance derrière elles, vaincu par leur rythme. Nina y jeta un œil et fit la moue.
— Bruno, dit-elle et ça sonnait comme « Brouno ». Freund.
— Freunde ? répéta Ania. Ami ? C'est ça ?
— Ja, répondit Nina.
Elles ralentirent en arrivant devant un pavillon oblong composé de deux étages et d'un toit en schiste gris. Posé sur un plateau en béton environné de terre battue et de feuilles mortes, il ressemblait à un bateau échoué au milieu des conifères. Sous le drapeau noir pendu au-dessus du porche, un homme en blouse blanche qu'elle ne connaissait pas buvait un bol, le pied appuyé au mur. Il était bien plus vieux que Nina, ou même Bruno. Il avait peut-être l'âge de son père, ou même plus. Son uniforme était vert, froissé et négligé tout autant que sa camisole de travail. Sous la coupe réglementaire régnait un visage couperosé surmonté de sourcils broussailleux. Son ceinturon serré ne parvenait guère à dissimuler l'excès de poids qu'il portait sous la poitrine. À côté de sa botte sale se tapissait une cane aussi blanche que sa blouse, le bec en goutte jaune et deux billes noires en guise d'yeux. Il les regarda s'approcher sans réagir. La cane émit un craquement plaintif.
Ania s'arrêta, se figeant à la fois à la vue de l'animal et du drapeau.
— Ami ? demanda-t-elle à l'homme en indiquant le canard.
— Ja, répondit-il avec un rire gras devant son allemand approximatif.
Ania se tourna vers Nina et son ami Bruno pour leur montrer le drapeau noir et les deux symboles tordus qui s'y trouvaient.
— Non, leur dit-elle. Je n'irais pas.
Ces deux mêmes lettres difformes (elle supposait que c'était des lettres) se trouvaient sur le col du Hauptsturmführer von Falkenstein. Elle n'était pas bête. Elle avait reconnu les couleurs et la blouse de l'autre homme et avait rapidement compris où on l'amenait.
— Non, répéta-t-elle avec insistance. Non, non.
— Warum ? s'enquit Bruno et elle devina le sens du mot à sa seule intonation.
Ce fut Nina qui répondit à sa place. Pétrifiée par l'appréhension, Ania les écouta discuter avec animation. Le ton monta. Ramassant sa canne aussi docile que si elle eut été empaillée, l'homme finit par rentrer, sûrement pour fuir ce qui semblait être une dispute. Bruno gesticulait, ses lunettes coincées dans une main. Nina répondait en tapant du pied par terre comme si elle cherchait à écraser une araignée.
Cette dernière finit par souffler de lassitude et prit Ania pour l'épaule.
— Ami, dit-elle en se désignant elle-même.
Elle répéta en indiquant le front d'Ania. Puis elle lui sourit, et l'entraîna à l'intérieur. Ania se laissa amener. Avec la main de Nina posée tout près de sa nuque, son pas devint plus assuré. Elles traversèrent un hall, dans lequel une jolie réceptionniste avec un tout aussi joli calot posé sur ses cheveux en queue de cheval les jaugea d'un regard intrigué, s'arrachant de sa conversation avec un autre homme, bien plus jeune que celui avec le canard.
Plusieurs couloirs s'enchevêtraient dans toutes les directions. En empruntant l'un d'entre eux, Ania vit des chambrées meublées d'un lit unique, de grands placards remplis de flacons et de boîtes et des bureaux inoccupés où trônaient des casiers de fer et des machines à écrire. Tout ici respirait le neuf, le bien rangé et l'inquiétante quiétude propre aux hôpitaux isolés. Des rideaux arrangés avec soin près de rebords remplis de géraniums. Des rangées de cadres et d'affichettes sur les murs. Et surtout, cela sentait le propre. Le sol, les parois, même ceux qui furetaient dans les environs, tout était imprégné d'une senteur de savon et d'eau chaude. Repérant un chat noir et lustré qui s'occupait de sa toilette près d'un pot de fleurs, Ania tendit une main craintive mais Nina l'en empêcha en la contraignant à accélérer.
Ils finirent par déboucher à l'intérieur d'une pièce plus longue et haute que les autres.
Ici aussi, de larges fenêtres aux longs rideaux retroussés côtoyaient plusieurs lits spartiates qu'on pouvait isoler grâce à des draps tendus, chacun surplombé par des lampes sur leurs pieds d'acier. Ania repéra un pèse-personne rangé dans le coin le plus éloigné, puis les différents et étranges instruments posés sur un plateau, lui-même installé sur une commode fermée à clé. Son regard tomba sur les affichettes, différentes de celles qu'elle avait croisées lors de son entrée dans le bâtiment. Les dessins étaient rouges, bleus, jaunes, tordus, difformes et annotés, représentant probablement ce qui se trouvait sous sa proche chair.
Et au milieu de cette débauche d'ordre, de calme et de représentations de tripes crues, blouse blanche par-dessus l'uniforme noir et stéthoscope autour du cou, se tenait l'Hauptsturmführer von Falkenstein. Tout comme elle, il n'avait visiblement aucune envie de se trouver là. Ania voulut se dérober par automatisme et Nina l'en dissuada en la prenant à nouveau par l'épaule. Son sourire se fit rassurant.
Ania se décrispa. Se souvenant de l'air choqué de sa nouvelle amie quand elle avait découvert ses hématomes, elle ne voulut pas lui imposer une inquiétude supplémentaire. À ses côtés, en plein jour et à la vue de tous, elle espérait qu'elle n'avait rien à craindre. Tendant un carnet pré-imprimé à Nina, il ne faisait déjà plus attention à elle, s'adressant à ses accompagnateurs d'une voix sans expression. Ania ne voulait pas s'approcher de lui.
Paradoxalement, c'était le seul à pouvoir la comprendre parfaitement dans ces lieux étrangers. Après avoir écourté son échange avec les deux autres, il lui jeta un regard ennuyé.
— Va t'asseoir, dit-il en lui indiquant une table de caoutchouc rembourré et noir.
Encouragée par l'expression bienveillante de Nina, Ania s'exécuta.
— Vous êtes docteur, constata-t-elle en évitant soigneusement de le fixer en face.
— Non, j'ai trouvé la blouse en entrant et j'estime qu'elle me va bien, répondit-il en se retournant.
— S'il vous plaît, dit Ania. Est-ce que vous pourrez dire à Nina que j'apprécie beaucoup tout ce qu'elle fait pour moi ?
Von Falkenstein jeta un regard soupçonneux à cette dernière, debout un peu plus loin en compagnie de Bruno, essayant de toute évidence de comprendre ce qu'ils se disaient sans y parvenir.
— Inutile, décida-t-il en s'approchant. Bon. Voyons.
Ania eut un mouvement de recul involontaire, mais il lui avait déjà saisi le menton pour lui soulever la tête. Il examina sa lèvre récemment tuméfiée.
— Ça guérit bien, commenta-t-il avant d'aboyer en allemand en direction de Nina, qui s'empressa de noter sur son calepin.
Il ne portait pas de gants. La chaleur de ses doigts contrastait étrangement avec ses yeux beaucoup trop clairs et trop froids, comme ceux sur les tableaux à l'intérieur du grand manoir. D'aussi près, Ania distinguait la moindre moucheture blanchâtre de ses iris et elle préféra fermer les paupières tandis qu'il lui tournait la tête d'un côté puis de l'autre sans aucun soin.
— Rien d'alarmant, constata von Falkenstein en lui lâchant enfin le menton. Ouvre la bouche.
Il répéta en allemand à l'intention de Nina puis jaugea les dents que lui présentait Ania dans une grimace stupide.
— Ça m'a l'air plutôt bon aussi, dit-il avant d'enfoncer son doigt dans celles de devant.
Ania les sentit bouger à l'intérieur de sa mâchoire, y amenant un goût prononcé de sang. Grimaçant, von Falkenstein s'essuya sur sa blouse pour se débarrasser de la salive.
— Va falloir faire quelque chose si on veut pas que ça se déchausse. C'est un début de scorbut, on dirait. T'as de la chance, on a plein de citrons ici.
— J'ai pas compris, avoua Ania. C'est quoi, le scorbut ?
— C'est... comment on dit ? Une carence. En vitamine C. Un mois, et c'est réglé.
Ania crut avec soulagement que c'était terminé quand von Falkenstein s'éloigna. Il alla seulement récupérer le bloc-notes et le stylo des mains d'une Nina réprobatrice mais silencieuse. Il revint, rayant certains commentaires en plissant du nez.
— Déshabille-toi, dit-il en jetant négligemment le carnet près de ses jambes.
Tétanisée, le cœur battant à tout rompre, Ania l'observa faire tournoyer le stylo plume entre ses longs doigts.
— Non, souffla-t-elle.
— Comment ça, non ? Y a pas de non ici, tu le comprends, ça ? Allez, j'ai pas que ça à faire. Enlève !
— Non, répéta Ania, s'effarant de son propre culot.
En l'entendant inspirer, elle se prépara à recevoir sa chevalière en pleine bouche.
Il n'en fit rien. Le stylo continuait de danser entre ses doigts, dans une merveille d'habilité qu'elle ne put s'empêcher d'admirer. Il arrêta en attrapant son air ébahi et pointa le capuchon en direction son nez.
— Je ne sais pas exactement pour quel genre de détraqué tu me prends, mais ça me vexe presque, lui déclara-t-il avec une patience factice. Écoute. D'accord, tu n'as techniquement plus de famille, mais tu dors désormais dans un vrai lit, t'as pu prendre un bain, et manger correctement. Ça va continuer comme ça. Alors, fais ce que je te dis.
Elle n'eut pas l'audace de répondre, se contenant de baisser la tête. Retirant maladroitement son cardigan trop grand puis son chemisier plus large encore, elle finit par s'exécuter. Du coin de l'œil, elle vit Nina s'approcher, se heurtant très vite à des remontrances hargneuses de von Falkenstein, ce qui la fit reculer.
— Tu peux garder le bas, dit-il alors qu'elle faisait glisser sa jupe plissée jusqu'à ses chevilles. Ça sera pour plus tard, ça.
Ania sentit un sanglot lui monter dans la gorge et s'y coincer.
— Je plaisante, gottverdammt. Détends-toi un peu, précisa von Falkenstein.
Elle se mordit l'intérieur de la bouche. Ne pas pleurer, non. Pas maintenant. Pas devant lui, pas devant Nina. Surtout pas, scanda-t-elle en silence tout en remontant sur la table d'examen. Ce fut difficile, car elle avait passé les bras autour de son corps pour en dissimuler le maximum. Non pas qu'elle eut grand-chose à montrer, d'ailleurs. D'habitude, elle n'était pas si pudique. Elle avait pris de nombreux bains d'été avec ses frères sans être choquée par sa propre nudité. Peut-être cette soudaine gêne était-elle due aux drôles d'affiches rougeâtres collés aux murs, la renvoyant à son propre statut de simple viande.
Épaules rentrées, menton plaqué sur ses clavicules, elle s'étonna de ne pas avoir froid. Un hoquet de surprise lui échappa quand, sans ménagement, il lui écarta les bras pour l'observer. Elle crut mourir de honte.
— Bah putain de merde, commenta von Falkenstein. C'est moche. Rarement vu une dénutrition pareille. Me demande comment tu arrives à encore tenir debout, tiens.
L'aversion toute clinique qui transpirait dans son intonation lui donna envie de disparaître. Depuis le début, elle avait remarqué que lorsqu'il paraissait dégoûté par quelque chose – en l'occurrence, elle – von Falkenstein plissait du nez dans une moue assez caractéristique. Il lui lâcha les bras et elle les plaqua de nouveau contre son propre torse.
— Scorbut en phase de début, anémie, énuméra-t-il en se penchant pour griffonner sur le bloc-notes. Pas mal de bleus, aussi. J'ai pas tapé si fort pour que tu marques autant.
Ania se rendit compte que ses genoux tremblaient à ce seul souvenir et dut les serrer pour ne pas qu'il le remarque.
— ... va falloir faire une prise de sang, était en train de marmonner von Falkenstein.
Il apposa cette dernière remarque d'une écriture déliée sur le papier et fit le tour de la table pour lui palper les côtes, saillantes comme des lames de couteau. Sentir à nouveau ses mains sur sa peau meurtrie lui donna un début de nausée. Elle aurait voulu qu'il mette des gants. Ou qu'il lui épargne au moins ses commentaires dégoûtés. Ensuite, toujours dans son dos, il écouta son cœur et sa respiration, à l'aide du stéthoscope. Ania frissonna au contact de l'acier glacé.
— Verdict, déclara-t-il en revenant en face d'elle. Malnutrition chronique sévère.
— Je sais pas ce que ça veut dire, répondit Ania d'une voix très basse.
Nouveau soupir. Après avoir fait quelques allers-retours harmonieux entre ses doigts, le stylo réintégra la poche de sa blouse. Celle-ci était brodée dans une très belle calligraphie noire.
— Ça veut dire que tu manges très mal et vraiment pas assez. La viande, c'était combien de fois par mois ?
Refusant toujours d'affronter son regard, Ania haussa des épaules.
— Et le sucre ? Ou, je sais pas moi, les vrais repas ? Ceux qui ne te donnaient pas envie de remanger ensuite ?
— Pour la semaine du beurre, dit Ania. Ils faisaient des blinis pour tout le village.
— C'est quoi, une fois par an ? C'est ça ?
— Oui, confirma-t-elle. On gardait la confiture pour les anniversaires.
Von Falkenstein émit un grognement réprobateur en ressortant son stylo.
— Et ton anniversaire, c'est quand ? demanda-t-il ensuite.
— Je sais pas, dit Ania. En hiver. Et vous ?
Il ricana, à la fois surpris et amusé.
— En octobre. En hiver de quelle année ?
Sa mère le lui avait dit, un jour, mais elle ne s'en souvenait plus. Ça n'avait plus grande importance, désormais.
— Je sais pas non plus, répondit-elle.
Von Falkenstein inspira d'un air las. Pendant un moment, il regarda par la fenêtre puis revint à son carnet.
— Bah on va mettre le sept janvier mille-neuf cent vingt-cinq, dit-il en s'adressant à lui-même. C'est le nouvel an orthodoxe, ça me paraît cohérent. Voilà. Tu peux te rhabiller.
Retrouver la sensation rassurante des habits contre sa peau lui donna des forces.
Lorsqu'elle se mit debout près du ruban gradué cloué au mur, l'homme qu'elle avait croisé à l'entrée débarqua dans la salle en tenant toujours son canard sous le bras, visiblement curieux de savoir ce qui se passait et von Falkenstein le chassa en faisant mine de lui jeter son carnet dans le front. L'homme en blouse posa son fabuleux animal au sol et disparut, suivi du cancan et de la démarche titubante du volatile. Bruno rit à gorge déployée et même Nina esquissa un sourire contraint.
— C'est qui ? s'intéressa Ania en montant sur le pèse-personne. C'est un docteur aussi ? Pourquoi il a un canard ?
— C'est le docteur Hoffmann, répondit distraitement von Falkenstein en ajustant l'aiguille mécanique d'un doigt agacé. Il a un canard parce que c'en est un niveau intelligence. Ah. Trente-sept. C'est vraiment pas assez. Beaucoup, beaucoup trop maigre. Va falloir en manger, des écureuils.
Pour la première fois, Ania le trouva presque drôle. Après la pesée, il s'employa à lui tirer du sang à l'aide d'une seringue. Comme il rata la veine de son bras à plusieurs reprises, elle faillit s'évanouir à la troisième tentative et Nina dut venir lui tenir le poignet.
— C'est parce que t'es trop maigre, cracha-t-il en réussissant enfin. Autant essayer de piquer une carcasse séchée de rat !
Ania voulut dire que ce n'était pas de sa faute et n'y parvint pas. Nina l'aida à coller un bout de gaze sur l'intérieur de son coude meurtri, qui commençait déjà à marquer. Appuyant sur la compresse, elle retourna s'asseoir, tiraillée par l'envie de quitter cette horrible infirmerie pour ne plus jamais y revenir. Même la présence de Nina ne suffisait plus à la rassurer face à von Falkenstein. Il avait terminé sa prise de notes et l'ampoule remplie d'un rouge sombre avait intégré un compartiment réfrigéré. Effrayée par le récent épisode de l'aiguille, Ania se surprit à retenir sa respiration lorsqu'il revint.
— J'ai bientôt terminé, l'informa-t-il.
Ania continuait à presser la gaze dans le creux de son bras. Le sang avait commencé à suinter par en-dessous et elle le sentait poisser le bout de ses doigts.
— Et au niveau du cycle menstruel, t'en es où ? demanda-t-il d'une voix sans émotion.
Encore des mots inconnus. Ania déglutit et serra un peu plus les phalanges sur son coude.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
Pendant une fraction de seconde, il eut l'air complètement ébahi. Puis son expression surprise se mua en une franche lassitude et elle le vit lever les yeux au ciel.
— T'es réglée ? s'enquit-il.
Ania trépigna, mal à l'aise. Elle ne comprenait toujours pas et détestait passer pour bête. N'entendant aucune réponse, von Falkenstein s'approcha, posant les deux mains sur la table, de part et d'autre de ses jambes. Cette proximité forcée la révulsa. Il sentait la nicotine froide et l'eau de Cologne et ça la rendait malade.
— Est-ce que tu saignes ? dit-il en se penchant légèrement. En bas ?
Il pointa l'index vers son entrejambe. Ania eut l'impression de se liquéfier.
— Je... comment ça ? murmura-t-elle, la gorge nouée.
Von Falkenstein se passa la main sur les yeux pour se masser les paupières, comme s'il réfléchissait, et elle put voir distinctement le symbole gravé sur le plateau de sa chevalière. C'était une drôle de roue pointue, composée de deux cercles noircis. Les rayons s'étendaient à l'intérieur, tordus dans la même symétrie obscure que le couple de signes sur le col de son uniforme. Elle se demanda ce que c'était.
— Bon, dit-il. Je réessaie. Est-ce que, environ une fois par mois, tu as mal ici ?
Il enfonça son index près de sa hanche et Ania se crispa.
— Ou là ? demanda-t-il en lui décochant une toquade agacée vers le bas-ventre.
— Oui, parfois, avoua-t-elle. Rarement.
— Et ça fait mal comment ?
Elle haussa à nouveau des épaules. Les mots lui venaient aussi difficilement que si elle avait la bouche remplie de verre pilé. Ces questions lui paraissaient déplacées et sales et elle n'arrivait pas à déterminer pourquoi. De toute évidence, von Falkenstein n'en avait rien à faire.
— Réponds.
— Je sais pas. Ça fait mal, c'est tout, dit-elle, comme engourdie.
— Mais pas de sang ?
— Pourquoi il y en aurait ? demanda-t-elle.
Von Falkenstein ouvrit la bouche, cherchant ses mots. Il n'en trouva pas.
— Mais de quel sous-sol tu sors, toi ? s'étonna-t-il en se redressant.
Ania se surprit à respirer avec plus d'amplitude une fois qu'il se fut reculé.
— Ta bonne à rien de mère ne t'a jamais rien expliqué ou quoi ? demanda-t-il en levant les mains au ciel en signe d'impuissance.
— M'expliquer quoi ?
— Ce que tu me donnes mal à la tête, soupira-t-il en se massant à nouveau les paupières d'une main. T'expliquer que ce que t'as entre les jambes ne te sert pas qu'à pisser.
— Mais, dit timidement Ania. Pourquoi du sang ? Ce n'est que quand on se coupe, ça.
Il la regarda comme si elle venait d'affirmer que le ciel était vert, avec un mélange de pitié et d'hilarité si prononcé qu'elle aurait préféré qu'il lui mette une claque.
— J'ai vraiment pas signé pour ça, dit-il en se mordant le doigt pour s'empêcher d'éclater de rire. Tu demanderas à Muller.
— À qui ?
— À cette grosse truie que t'appelles Nina.
Ania grimaça en entendant l'insulte.
— Mais elle ne parle pas russe, dit-elle. Et moi, je ne parle pas allemand.
— C'est dommage, dit von Falkenstein. Ça m'épargnerait toute cette misère. Bon. J'imagine que vu que tu ne sais pas ce que sont les menstrues, je suppose que t'as jamais non plus couché ?
Le ton de sa voix était devenu répugnant. Il la regardait avec le même air torve qu'il avait pris en la surprenant en train de dévorer ce pauvre écureuil. Il y avait quelque chose en lui qui la rendait malade de terreur, quelque chose qui brillait dans ses yeux pâles et morts, et c'était encore pire que son absence d'ombre ou ses bottes si bien cirées. Ça n'avait pas de nom, ou alors elle était trop crétine pour le connaître, mais ça l'horrifiait. Et ce, même si elle ne comprenait pas tout à fait ce qu'il lui demandait.
— Comment ça, couché ? demanda-t-elle.
Ce rire, encore. Ce rire qui lui faisait comprendre qu'elle n'était qu'un animal curieux, amusant, bien en peine de s'exprimer ; qu'il l'avait amenée ici, dans la chaleur et la lumière parce qu'elle était capable d'exécuter des tours et raconter des inepties sur les fosses, les miroirs et les reflets invisibles et qu'au fond, tout au fond de son regard aussi gelé que l'étang de Bereznevo, elle ne valait pas mieux que tout ceux qu'il avait abattus dans l'espoir de l'attirer.
— Enfin, quand même. T'avais bien des frères, non ? Ils ne t'ont jamais dit ce qu'ils faisaient avec des filles ?
— Non, jamais, répondit Ania et c'était la vérité. La seule fois où Vladi a voulu en amener une, ma mère lui a dit que ça ne plairait pas à Dieu et que c'était mal.
Dans un réflexe et comme à chaque fois qu'elle évoquait le divin, sa main alla pêcher le pendentif qu'elle portait autour du cou. Il appartenait à la mère de sa mère. C'était un beau médaillon tout en argent, passé sur une chaîne beaucoup trop longue pour son cou. D'un côté de l'ovale il y avait une croix et de l'autre, une prière qu'elle n'avait jamais su lire. Passer ses doigts sur les lettres patinées par l'usure l'apaisait néanmoins. Malgré la famine et la pauvreté, elle n'avait jamais voulu s'en séparer.
Von Falkenstein le lui arracha d'un geste agacé. La chaîne se cassa en deux aussi facilement qu'une brindille. Épouvantée, Ania regarda le médaillon se balancer doucement en l'air tandis qu'il le levait devant lui, le nez plissé.
— Pas de ça ici non plus, décida-t-il en le jetant sur la table d'examen. Allez, dégage.
Rendue muette par la tristesse, elle fila auprès de Nina. Elle avait perdu son unique trésor, mais elle aurait donné bien plus pour enfin sortir d'ici et le fuir enfin. À sa plus grande incompréhension, il leur emboîta le pas après s'être débarrassé de sa blouse. Tassée entre Bruno et Nina, elle se fit la plus petite possible. Ce fut inutile. Elle avait d'ores et déjà cessé d'exister pour lui. Elle se prit à espérer que ce soit définitif et se traita d'idiote. Parmi eux, von Falkenstein était le seul à pouvoir s'exprimer dans sa langue et elle était ici pour leur raconter tout ce qu'elle savait sur l'œil-dieu – il le lui avait dit, dans le train. À moins d'apprendre l'allemand en quelques jours, ce dont elle doutait fortement, elle n'était pas prête à se débarrasser de lui.
Il marchait derrière elles, discutant paresseusement avec Bruno et Ania s'efforçait de ne jamais se retourner.
*
À mi-chemin entre le pavillon au drapeau noir et l'immense manoir, ils furent rejoints par un troisième homme qu'elle voyait également pour la première fois. Il portait un complet couleur tabac et avançait d'une drôle de démarche, pleine et bondissante à la fois. Il était bien plus grand que son père, Vladi ou même Bruno ; mais pas autant que von Falkenstein, qui, le lieutenant Jensen mis à part, était une des plus hautes statures qu'Ania avait rencontrées.
Comme la majorité de tout ceux de l'Institut, l'inconnu était bien habillé, dépourvu de toute martialité ou même de bottes ; bien trop vieux pour être soldat mais pas encore assez pour être qualifié de grand-père. Son visage étroit était ridé jusqu'à son front dégarni. L'expression qu'il posa sur elle était affable, mais la gentillesse de son sourire lui parut creuse, vide, si fausse qu'elle en devenait puante. Avec sa minceur et ses mains veineuses, il lui fit penser aux renards trop âgés pour tuer eux-mêmes leurs proies et que Vladi chassait à grands coups de fourche. Ceux-ci rasaient les murs, montrant les dents, et ne devenaient dangereux que lorsqu'ils se retrouvaient acculés.
Pour Ania, tous les gens avaient plus ou moins des visages de cochon ou de renard. Plus rarement de cheval. Les cochons lui inspiraient confiance. Les chevaux, elle les associait à sa famille. Les renards, elle s'en méfiait. Nina et Bruno, avec leurs traits rondouillards et leurs yeux rieurs, cochons. Le lieutenant Jensen aussi, malgré un faux air de renard au premier abord. Von Falkenstein, purement renard, tout comme l'homme au chapeau. L'ombre de celui-ci était étroitement collée à ses mouvements, se fondant presque en lui ; elle n'en distinguait que des contours. C'était humain et ça ne l'était pas à la fois ; c'était contradictoire et affaibli, se terrant autour de ses membres avec crainte. Cette ombre-là lui fit de la peine sans qu'elle sache pourquoi. Il lui tendit une main qu'elle ne serra pas.
— Viktor Krauss, se présenta-t-il avec son accent ronflant.
Sur le revers de sa jaquette brillait une épingle aux couleurs vives. Bruno portait la même. Nina aussi. Ania marmonna son prénom en se tordant les doigts et le dénommé Viktor finit par abaisser son bras.
Ils suivirent Krauss en direction d'un autre bâtiment. Celui-ci était bien plus petit que l'infirmerie. En passant sous le couvert de peupliers immenses qui commençaient à se débarrasser de leurs feuilles jaunissantes, Ania leva la tête, essayant d'attraper un bout de ciel. Nina lui avait lâché l'épaule, plongée dans une grande discussion avec Krauss. Bruno traînait en arrière, bataillant avec des allumettes pour allumer le foyer de sa pipe. Bien malgré elle, Ania se retrouva donc à marcher aux côtés de von Falkenstein, qui fumait, lui aussi.
— Bah alors ? lui demanda-t-il. Il t'a fait quoi, ce pauvre Viktor, pour que tu refuses de le toucher ?
— Il a un problème, répondit Ania sans réfléchir.
Ça le fit glousser pour une raison qu'elle ne saisit pas. La plupart du temps, elle comprenait d'ailleurs mal ce que von Falkenstein trouvait amusant ; elle avait juste fini par se convaincre qu'il valait mieux le faire rire que de l'énerver, car c'était moins douloureux.
— Ah ça oui, à ce qu'il paraît, il a un gros problème, enchaîna-t-il ensuite. Tu sais ce que c'est, les homos ? Les hommes qui n'aiment pas les femmes et qui vont avec les hommes. Ben c'est ça, son problème, à ce bon vieux Viktor, à ce qu'on dit.
Le dégoût perçant dans sa voix était tel qu'il s'interrompit pour cracher sur le côté, s'attirant une exclamation outrée de Bruno dans son dos.
— C'est pas ça, dit Ania. C'est comme le lieutenant Jensen. Le bojeglaz est en train de l'avoir.
— Parfait, commenta von Falkenstein. Ça m'évitera de le dénoncer si jamais son problème est avéré. Est-ce qu'il va crever ?
— Je sais pas, répondit Ania en retenant un frisson. J'ai jamais vu ça. Des aussi collés, je veux dire.
— Collés où ?
— À l'intérieur, précisa-t-elle.
Il ralentit doucement son allure et elle crut que, lassé de lui parler une nouvelle fois, il allait enfin la laisser tranquille ; jusqu'à ce qu'il lui saisisse le coude, la contraignant elle aussi à avancer moins vite. Bruno les dépassa en leur jetant un regard distrait et Ania n'osa pas lui demander de l'aide. Comment, d'ailleurs ? Elle ne parlait pas un traître mot de leur sale langue.
— Est-ce que tu crois que tu peux le pousser ? lui demanda von Falkenstein à voix basse, sans lui lâcher l'avant-bras. Comme avec Jensen ? Sans le fracasser contre un platane, j'entends. Mais juste assez pour le faire tomber ?
Sans grande envie, Ania fixa le dos de Krauss. L'ombre, bien que presque absorbée par sa chair, s'y agitait encore, palpable. Elle ne ressentait aucun enthousiasme à l'idée de contraindre cette pauvre et pitoyable chose à agir. Malgré le dégoût que lui inspirait son double, Krauss ne lui avait rien fait. Il ne l'avait jamais frappée, lui. Il n'avait pas massacré toute sa famille. Il ne l'avait pas obligée à se déshabiller, à répondre à toutes ces questions malsaines à propos de ce qui se passait entre ses jambes. Avec un temps de retard, elle se rendit compte que Nina était désormais loin et qu'elle était seule, seule avec lui en-dessous des peupliers en train de mourir et un tintement désagréable s'alluma dans son esprit.
— Alors ? insista von Falkenstein.
Elle sentit ses doigts se planter encore plus profondément dans sa chair, secouant son os et elle sut que s'il y mettait plus de force, il pouvait le lui briser, d'une simple torsion ; ça ferait un bruit sourd, elle s'en doutait, et aurait mal, si mal.
— Je vais essayer, promit-elle.
— Lui fais pas trop de dégâts, lui dit-il. Sinon je te casserais plus que le bras.
Elle happa l'air comme sur le point de se noyer. Ferma les paupières. Pensa à l'ombre de Krauss en les réouvrant. Il était loin, mais elle la voyait encore.
La chose ténue répondit à son appel, à celui de la fosse dont une partie vivait encore en elle. Dans un mouvement sinueux, elle tendit et étira un bras aussi chétif que le sien et attrapa une des chevilles de Krauss, s'y enroulant à l'instar d'une gouttière désarticulée. Ania lui dit de tirer et elle tira, d'un petit coup sec. Trébuchant, Krauss perdit son équilibre et serait tombé si Nina ne l'avait pas retenu in extremis. Surpris, il examina le sol en dessous de lui, à la recherche d'une feuille morte ou du gravier traître qui en étaient responsables.
Bouche bée, von Falkenstein en oublia de lui serrer le bras à lui en coller des hématomes et Ania en profita pour se mettre à bonne distance.
— Bien joué, lui dit-il.
Et il lui sourit, sans moquerie aucune et avec une telle chaleur qu'Ania ne put s'empêcher de retrousser un peu les lèvres en retour. À choisir, elle préférait ces sourires-là que les autres, railleurs, dont il l'avait gratifiée à l'infirmerie, ou même ceux de Krauss. Ce sourire-là était aussi sincère que celui de Nina. Cela la rendit triste et fière à la fois.
Krauss et Nina étaient désormais à l'entrée du pavillon. À mi-chemin entre leurs duos disparates, Bruno se retourna vers eux, leur adressant un geste impatient. Contente d'avoir un prétexte pour s'éloigner enfin de von Falkenstein, Ania courut presque dans sa direction.
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