18 Nina
Sa fureur s'était teintée d'une étrange exultation et d'un pas alourdi, elle traversa de nouveau le pavillon médical à moitié désert. Le mal de crâne lui martelait la tête jusqu'à la nuque et elle avait passé la dernière heure à crier, courir et faire semblant d'écouter les explications décousues de Gebbert, de Jensen et puis enfin de Krauss.
« Les escaliers », lui avait confié Gebbert alors qu'elle s'outrait de l'état de Jensen, tenant à peine debout, un pied démoli jusqu'au sang, « il l'a envoyé valdinguer dans les escaliers » ; « ce fils de chien », avait-il ajouté, sombre, ce qui ne lui ressemblait pas. Nina avait couru, encore, jusqu'à tomber sur Krauss et son air plus dépassé que d'habitude et il lui avait expliqué, dans les détails, et alors, elle avait cru exploser. Elle marchait donc, d'un pas rapide, se retenant de tout briser sur son passage, s'intimant de se calmer.
— Où il est ? hurla-t-elle sur la pauvre infirmière Karolina, qui en fit tomber la liasse qu'elle transportait. Où ?
Agenouillée pour ramasser son désastre, elle se contenta de pincer la bouche et de marmonner « dans son bureau » sans la regarder. Nina inspira bruyamment avant d'effectuer un demi-tour brusque. La porte vitrée était close. Étouffant une exclamation de rage, elle arracha l'affichette comique que Bruno y avait collée, la froissa entre ses doigts avant de la jeter au sol et puis, elle entra sans prendre la peine de s'annoncer.
— J'ai toujours pas d'aspirine à vous donner, lui dit von Falkenstein alors qu'elle rentrait dans son sanctuaire pour la seconde fois de la journée.
Il se tenait debout près de la fenêtre grande ouverte, à moitié plié pour s'appuyer sur le rebord, en plein milieu d'un courant d'air froid. Entièrement absorbé par le vide extérieur, il en avait oublié sa cigarette, qui se consumait lentement entre ses doigts. Ses traits étaient tirés, il ne semblait pas avoir beaucoup dormi récemment et dans la lumière blanche qui tombait à la perpendiculaire, Nina distinguait les cernes qui lui mangeaient le regard. Comme d'habitude, il était rasé de près, la mise impeccable, ceinturon bien serré autour de la taille, baudrier en cuir tendu par-dessus l'épaule, veston cintré, pantalon repassé. Tout était parfait, rien ne dépassait ni ne baillait. Son uniforme couleur de suie tranchait sur le fond pâle, tranquille et plutôt agréable de cette pièce silencieuse. Même à plus de deux mètres, Nina sentait l'odeur de ses bottes si propres qu'elles en luisaient. Cirage. Graisse de phoque. Cela avait une puanteur suave, musquée, si collante qu'elle en devenait presque solide, se mêlant à celle de la coûteuse lessive qui imprégnait sa tenue si ajustée. Mis à part quand il sortait courir, Nina ne l'avait jamais vu en tenue civile. Dieu qu'elle le détestait ! Il y avait quelque chose en lui qui lui donnait des sueurs froides, et ce n'était pas son attitude guindée, ni son costume passepoilé d'argent, ni son dos bien droit, ni même ses sourires constants, si expressifs, si solaires, qui contrastaient tellement avec ce qu'il représentait pour elle : l'apogée d'un monde qui s'éteint en fanfare – non, ce n'était rien de tout cela. Ce qui rendait véritablement Nina malade, c'est que malgré les scandales qu'elle orchestrait à chaque fois qu'ils s'engueulaient, elle savait que von Falkenstein avait gagné. Depuis son arrivée, elle passait son temps à retourner ses discours sur hygiène raciale dans son esprit des nuits durant. Elle rêvait qu'elle se retrouvait sur la même table d'acier que le cadavre de Bereznevo et quand elle se réveillait, elle s'empressait de tâter son ventre pour y déceler la cicatrice qu'y aurait laissé l'intervention. Elle cauchemardait sur son abdomen distendu par la grossesse, dans un mélange de joie et de dégoût qui lui donnait envie de s'écorcher vive. Elle ne pouvait passer devant une affiche vantant l'ouverture d'un Lebensborn sans que la tête ne lui tourne. Von Falkenstein avait gagné car il lui avait fallu très peu de temps pour déceler sa plus grande honte et il s'était employé à anéantir toute sa carapace avec sa désinvolture glaçante et ç'avait marché.
À force d'insinuations, de remarques ad nauseam, il avait fini par la réduire à une caricature geignarde d'elle-même, une pauvre fille qui s'enfonçait dans le déni, et le pire... le plus révoltant... c'était qu'elle s'était jurée de ne jamais se laisser atteindre mais von Falkenstein avait réussi quand même ; à grands coups de discours tout d'abord, puis grâce à un matraquage de commentaires incessants et ironiques et enfin, en s'assurant du soutien de Bruno. Tout cela, il l'avait fait car il aimait tout simplement nuire. Il nuisait, il démolissait, sans jamais cesser de sourire, comme l'incarnation de la mort qu'il parodiait en permanence.
Malgré le carreau grand ouvert, son bureau empestait le tabac. Il avait un bras posé sur un genou et sur sa manche, elle voyait la banderole noire et argent sur laquelle était brodé Sanitästaffel. Sur la main droite, sa chevalière avait laissé un sillon blême et douloureux sur son majeur en glissant.
— Espèce de saleté, cracha Nina, qui savait d'où il tenait cette contusion. Dégénéré de merde, t'es tellement foutu !
De nouveau, le triomphe s'empara d'elle et sa voix en trembla.
— Krauss est en train de signer ta mise à pieds définitive, crois-moi, tu peux dire adieu à l'Institut, ajouta-t-elle en se retenant de rire.
Von Falkenstein fixa sa propre main, l'étendant légèrement devant lui, examinant l'écorchure avec intérêt.
— Vous êtes encore là, constata-t-il en levant enfin la tête.
Nina inspira. Le feu lui monta aux joues. Enfonçant ses poings dans les hanches, elle fit un pas en avant.
— Est-ce que vous avez bien entendu ce que je viens de dire ? demanda-t-elle. Assis !
Il s'exécuta, l'air nullement impressionné. Le voyant étouffer un bâillement épuisé, Nina en resta coite pendant quelques secondes.
— C'est quoi votre foutu problème, à la fin ? dit-elle. C'est quoi votre putain de problème, Hans ?
— Hauptsturmführer, corrigea-t-il en écrasant le cadavre de sa cigarette dans le cendrier posé non loin. Et c'est vous qui êtes psychiatre, c'est à vous de me le dire.
— Peu importe, répliqua Nina, ne souhaitant pas rentrer dans ce jeu-là. À mon avis, vous êtes juste coincé dans votre uniforme comme dans un piège à loup ! Pire : en dehors, vous n'existez pas. Pas d'amis. Pas de famille. Pas d'enfants. Sans vos bottes, vous n'êtes qu'un fantôme.
— Alors ça, c'est une analyse vraiment impressionnante, la railla von Falkenstein.
— Mais, pour être honnête, ça ne me regarde pas ! coupa-t-elle. Ce que je voudrais savoir, c'est comment vous en êtes venu à balancer ce pauvre Wolff dans les escaliers alors que je vous avais juste demandé d'aller la chercher ! Et ce que vous avez fait, là, dehors...
Elle s'étouffa à cette simple évocation. La colère disparut encore, au profit de cette espèce de jubilation malsaine qui la tenaillait depuis qu'elle avait parlé à Krauss.
— Pris sur le fait ! asséna-t-elle, sentant un sourire naître sur son visage bien malgré elle. C'est pas comme si je le disais depuis le début !
— Bah bien joué Muller, dit von Falkenstein en écartant les paumes. Félicitations. Si on exclut le fait que vous êtes totalement frigide, vous êtes probablement la moins cinglée d'entre nous deux.
Pendant un instant, Nina se demanda comment avait-il pu deviner et cela la terrifia suffisamment pour que cela transparaisse sur son visage.
— Quand même, se moqua-t-il sans joie aucune. Fantôme ou pas, je suis médecin, vous vous souvenez ? J'en ai vu, des comme vous. Ce n'est pas grave. Moi aussi, j'ai des soucis avec l'intimité. C'est à force de voir des corps morts, je suppose.
Il marqua une pause avant d'ajouter :
— En Pologne, j'ai eu un infirmier qui s'est tiré une balle en plein menton. Je suis presque sûr qu'il se branlait à chaque fois qu'on nous amenait une fracture ouverte. Ça m'a fait revoir ma propre définition de détraqué.
Nina chassa l'image horrible et crue qu'il venait de décrire de son esprit. Elle savait que se confronter à von Falkenstein n'allait pas être facile. Mais Krauss lui avait assuré que l'Institut allait se passer de ses services et elle revint à la charge.
— Vous êtes viré, vous le comprenez, ça ? insista-t-elle. Vous retournez à Stuttgart dans la journée. Vous l'avez tabassée. Sans aucune raison. C'est quoi, le souci, Hauptsturmführer ? Qu'est-ce qui vous a fait vriller comme ça ? Wolff dit qu'il ne lui a rien fait, et ça a beau être un pochtron fini, je le crois.
Elle connaissait la réponse à ses interrogations, elle s'en doutait depuis très longtemps. Formuler son raisonnement à haute et intelligible voix la rassurait. Elle voulait juste en avoir la confirmation. Se mordant la lèvre, elle expira.
— Alors ? Hein ? Réponds, Hansi, poursuivit-elle en venant poser les deux mains sur le bureau. Et même, s'il s'était passé quelque chose ! Ça arrive tout le temps, ça, tu devrais le savoir, t'as fait la guerre ! Qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
Dans son siège, von Falkenstein se recula. Il croisa les bras sur la poitrine, pliant son baudrier, silencieux et immobile. Sûrement à cause de sa posture soigneusement étudiée et de son uniforme terrifiant, elle avait tendance à oublier à quel point il était encore jeune – de deux ans son aîné, tout au plus ; un étudiant qui venait à peine de terminer son internat, un minot qui cachait son air perdu sous une couche de sarcasme et de désinvolture et ce n'était pas une excuse, pas du tout, car cela le rendait plus détestable encore. Et quand elle repensait à ce qu'on disait sur ceux de son espèce ! L'élite ! La nouvelle aristocratie ! La belle race ! Se marier avec l'un d'entre eux, c'était la consécration, l'honneur ultime, un service rendu au peuple et à son avenir ; ils étaient d'ailleurs très demandés, les SS, il n'y avait qu'à voir Jensen. Et ce qu'elle avait devant les yeux, vraiment, ça ne collait pas, car on leur farcissait la tête d'un idéal et la réalité n'en devenait que plus amère, plus décevante : des alcooliques et des tordus, pourris de l'intérieur, prônant l'hygiène morale en étant pleins d'une crasse invisible.
Ses yeux étaient fuyants, fixés sur un point un peu au-dessus de son épaule et Nina sut qu'elle avait raison.
— Oh, je le savais, souffla-t-elle.
Un rire nerveux lui cisaillait les côtes. Cette épiphanie teintée d'amertume qu'elle avait eu en contemplant les hématomes sur le corps d'Ania au mois d'octobre revenait dans toute son ignominie. Désormais, elle était hilare, un rire répugné coincé au fond des bronches.
— Vous êtes jaloux, Hans, vous êtes en train de crever de jalousie, persifla-t-elle en se penchant en avant. Alors là, c'est ce qu'on appelle un sacré malaise !
Elle se redressa.
— C'est dégueulasse, s'exclama-t-elle. Vous avez quoi, le double de son âge ? Ce n'est même pas une femme ! Vous passez votre temps à la cogner ! Elle vous déteste !
Elle crachait ces mots comme si allait vomir.
— Mais c'est ça qui vous plaît, au final, affirma-t-elle. C'est immonde. Et après, c'est moi la saloperie contre nature qu'on devrait stériliser !
Von Falkenstein plissa du nez.
— Ça ne me plaît pas spécialement, dit-il et Nina devina qu'il mentait pour préserver les apparences.
— Bah voyons, le railla-t-elle. Je comprends mieux pourquoi vous n'êtes toujours pas marié, si vous passez votre temps à lorgner des filles qui n'ont même pas leurs règles. Pire ! Ce n'est pas une allemande, en plus !
— C'est bon, vous avez fini ? l'interrompit von Falkenstein d'un ton las.
Il s'était plaqué une main sur le bas du visage, sûrement pour l'empêcher de voir sa bouche trembler. Nina comprit qu'elle était sur le point de le faire craquer, qu'elle avait enfin réussi à l'atteindre, à lui faire payer toutes les saloperies qu'il avait pu lui balancer en l'espace de deux ans – il n'était pas loin de fondre en larmes devant ce qu'elle lui assenait, et c'était de loin le sentiment le plus gratifiant qu'elle ait pu ressentir au cours de ces derniers mois.
— Viktor m'a raconté, ajouta-t-elle, désireuse d'aller au bout. Comment vous avez chialé l'autre jour. Je suis d'accord avec lui, vous savez. Vous êtes peut-être un médecin correct, mais en tant que SS, vous ne valez rien. Vous ne savez pas vous contrôler. Sans parler... de cette histoire... une slave ! Comment ils disent déjà, chez vous ? Du sang indigne... de la sous-race... des bêtes, des esclaves...
Von Falkenstein garda un silence frustrant.
— Vous n'avez rien à répondre, constata Nina, déçue. Pour une fois !
— Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? répondit-il sans tressaillir. Ça me surprend autant que vous. Traitez-moi de porc si vous voulez, ça n'y changera rien. Vous avez tout compris, Muller, c'est très bien, et j'espère que venir vous défouler ici vous a soulagé.
Nina ne jubilait plus du tout.
— C'est quand même incroyable, dit-elle, agacée. Même ça, vous arrivez à me le gâcher ! Allez, soit ! Viktor vous apportera votre ordonnance de mise à pied d'ici midi et on veut qu'on vous soyez parti dans l'heure !
Elle se dirigea vers la porte, poussa le bois comme si elle souhaitait le briser et s'en alla.
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