18 Hans
Il avait peut-être sous-estimé la gravité de ce qui arrivait à Dahlke. En plus du citrate de potassium, il fallut lui administrer un calmant qui le plongea dans une apathie bienvenue. Il ne s'agita guère quand, sur un ton à moitié ironique, il lui signala qu'on pouvait tout à fait survivre avec un seul rein à condition d'arrêter définitivement l'alcool.
Cela dit, l'alcool n'était pas le problème, pour une fois. Il le soupçonnait en grande partie de somatiser. Quand l'esprit se retrouvait dans une impasse, le corps manifestait sa désapprobation avec violence. Il espérait que sa permission prochaine auprès de Renate lui remettrait les idées en place plus efficacement que n'importe quel sermon. Il allait négocier une semaine supplémentaire auprès de Vogt et il l'enverrait à Stuttgart avec DeWitt pour qu'il change d'air au lieu de le harceler. C'était la seule solution qu'il avait réussi à trouver et il craignait que cela ne suffise pas. Le comportement de Dahlke entamait une lente dérive vers l'insubordination, tout comme Hoffmann. Il était en colère contre lui, plus longtemps et avec plus de ténacité que d'habitude et ça n'avait aucun rapport avec sa sieste improvisée ou même ses manières excentriques dans le bloc opératoire en Pologne.
DeWitt y était pour beaucoup. Malgré les apparences, elle n'avait jamais réellement respecté les institutions et passait son temps à marmonner sous cape d'un ton critique. C'était une dissidente dans l'âme qui se permettait nombre de comportements inacceptables. Mais elle était aussi spirituelle et raisonnablement intelligente en plus d'être plantureuse, et c'était suffisant pour que Dahlke s'y laisse prendre, victime d'un accès foudroyant de naïveté propre aux hommes qui aimaient déraisonnablement les femmes. Libre à elle désormais de le manipuler à sa guise et de l'entraîner dans les eaux sombres de la remise en question.
Bientôt, lui aussi se mettrait à adopter son point de vue indulgent et permissif ; ç'avait déjà commencé, il s'en était rendu compte lors des exécutions des polonais inaptes et ensuite, avec cette histoire de fille engrossée de force et il ne savait que trop bien où ça pouvait le mener. Au même endroit que Jensen, sauf que sa dégringolade serait plus silencieuse et moins spectaculaire car il ne buvait pas. Il ne devrait peut-être pas se montrer aussi bienveillant avec quelqu'un qui restait inféodé à une relation hiérarchique. C'était difficile. C'était son ami, quand même. Il avait une faiblesse de caractère qui le prédisposait au sentimentalisme larmoyant et DeWitt en profitait, mais comment faire pour résoudre la situation sans escalade ? Il ne pouvait pas les empêcher de se fréquenter, à moins de vouloir se brouiller de manière définitive. Ce n'était pas comme si leur relation nuisait de quelque manière à leur travail, malheureusement. Ce qui se passait en-dehors ne le regardait pas, même s'il était officier. Non, ce n'était pas la bonne approche et il en avait sa claque des scandales pour le moment. Il risquait d'aller trop loin, comme d'habitude, il dirait des choses affreuses dans le seul but d'arriver au résultat qu'il s'était fixé et il avait encore trop de respect pour Dahlke pour user de cette stratégie-là. Il ne l'utiliserait donc qu'en dernier recours, s'il n'avait pas le choix, que ce soit avec lui ou même avec DeWitt.
Ça le démangeait pourtant, de lui en mettre plein la gueule à cette pute, dont le seul mérite était d'écarter les jambes au bon moment. D'abord avec Siegler pour s'attribuer une place bien au chaud au Marienhospital et maintenant, ici. Elle était sacrément maline, elle les choisissait avec une finesse qui pouvait presque forcer l'admiration. Siegler, si droit en apparence, mais souffrant d'un sérieux manque de confiance en lui depuis qu'il avait été incapable de légitimer sa femme auprès de ses propres supérieurs et ensuite, Dahlke et ses difficultés à masquer son empathie dans les moments les plus inadéquats. Voilà pourquoi il avait toujours été contre l'incorporation du personnel féminin dans le corps armé, fusse-t-il cantonné à des rôles d'auxiliaires. Le cas de DeWitt en aurait constitué un parfait exemple d'illustration, s'il se mettait un jour en tête de démanteler ce problème par la voie officielle. Trop jolie, donc trop distrayante, trop charitable donc pas assez efficace à son goût. Sans parler de ce qu'elle était en dehors de sa blouse d'infirmière : une catin échaudée dans la même lignée que Gunther, libre d'aller d'un homme à un autre, adepte des baignades mixtes dans le plus simple appareil en plus de son envie de sauver le moindre parasite qui passait à proximité.
Le pire, ce qui lui faisait éprouver un semblant de remord à la tentation de la réduire au même désastre psychiatrique que Muller, et bien, c'était que la gamine l'aimait plutôt bien. Elle l'aimait plutôt bien, et plus que l'hypothétique réaction de Dahlke s'il s'en prenait à elle, c'était ce qui le retenait depuis aussi longtemps. Il avait quand même incorporé DeWitt pour lui faire plaisir à elle. En espérant que ça lui rende les choses moins difficiles. Et ç'avait plutôt bien fonctionné, jusqu'à ce qu'il se rende compte que DeWitt entraînait Dahlke dans ses délires en lui farcissant la tête de ses points de vue absurdes. Et si elle le faisait avec l'infirmier, si elle le persuadait petit à petit que son attitude à lui avec la gamine n'était pas décente, qu'elle était peut-être un peu trop jeune pour qu'il s'y intéresse de cette manière... si tout ça, elle arrivait à le faire avaler à Dahlke...
Et elle y arrivait, ce n'était pas flagrant, mais elle y arrivait car c'était une vicieuse, et bien, Dieu seul savait ce qu'elle pourrait lui faire croire à elle, elle qui était bien plus naïve et manipulable qu'un vétéran du front polonais. Et ça, ça lui était insupportable. Car jamais il n'accepterait qu'elle fasse confiance à quelqu'un d'autre que lui. Hors de question que DeWitt puisse la baratiner avec une existence illusoire de laquelle il serait absent. Qu'elle la persuade qu'elle était libre de vivre comme elle l'entendait, qu'elle pouvait tomber dans les mêmes travers qu'elle en considérant que c'était normal.
Ça n'arriverait pas. Ça n'arriverait pas parce qu'il ne le laisserait pas arriver. Avec ses idées révolutionnaires sur le travail et la condition féminine, DeWitt ratait complètement le coche avec elle. À cause de son caractère d'animal sauvage, de son ascendance slave et de l'orthodoxie stupide qui allait avec, elle avait un besoin primaire, profond et viscéral d'être subordonnée, d'être rigoureusement contrôlée et soumise sous peine de dépérir. C'était un être fracassé et fragile qu'il était nécessaire de maintenir dans un cadre strict impliquant à la fois torgnoles et distractions plus douces si on ne voulait pas le voir partir à la dérive. Il n'y avait que de cette manière qu'elle parvenait à se sentir en sécurité, car c'était tout ce qu'elle connaissait. C'était une composante essentielle de son être, et ça, il l'avait compris depuis le début, se félicitant par la même occasion d'en avoir trouvé une qui cadrait si bien avec ce qu'il voulait.
Ce masochisme inconscient, elle le compensait par une résilience effarante, il en avait eu une preuve supplémentaire à Illwickersheim. À condition de s'y prendre correctement, elle finirait par s'épanouir de cette façon et ça serait merveilleux, il en était sûr, à condition de l'isoler encore un peu plus, à la mettre hors de portée de toutes les DeWitt du monde. Impossible qu'elle se livre plus que nécessaire à quelqu'un, à part à lui et aux enfants. Et encore, il n'était plus tellement sûr d'être capable de la partager avec le fruit de ses propres entrailles, même quelques mois. Aucune importance, ce n'était qu'une formalité à remplir avant de la refourguer à une nourrice, et c'est ce qui allait certainement se passer. Elle allait lui offrir bien plus que ça. Elle était la vie qu'il désirait et il allait s'y accrocher de toutes ses forces.
Cette abnégation pathétique, il la découvrait comme il mettrait à jour une tumeur particulièrement maligne, avec la froideur d'une incision chirurgicale, animé par le même effroi fasciné qui l'avait saisi lorsqu'il avait ouvert sa première grenouille morte. Batracien, oiseau, chat, tout y était ensuite passé, même une vache au cou déchiqueté par une attaque et à chaque fois, il avait procédé en se servant de l'opinel qui avait fini dans sa jambe bien des années plus tard. Et ce qu'il y avait à l'intérieur, parfois... et bien, c'était presque aussi fascinant que ce qu'elle faisait naître en lui. C'était donc ça ? C'était donc ça qu'il était censé ressentir et non le marasme grisâtre et empoussiéré par le dégoût qui lui était tombé dessus avec Lorne au bout de quelques semaines ? Jamais il n'avait eu aussi trivialement envie d'en toucher une en permanence. Certes, c'était généralement assez agréable mais c'était comme tout, ça finissait par le lasser. Avec elle, ç'avait au contraire tourné à l'obsession. C'était tout juste s'il ne voulait pas l'écorcher vive pour lui renifler la chair et il lui suffisait de lui serrer légèrement le cou, à peine de quoi lui faire rosir les joues, pour que le monde tourne à la tempête et qu'il se retrouve avec une trique vulgaire et immédiate qu'il était bien incapable de réfréner. Ça, c'était excessivement problématique, parce qu'il n'était pas certain de s'y habituer le temps qu'elle se décide. Là, dans la voiture, il avait été sur le point de la supplier, de la supplier littéralement de lui grimper dessus pour l'achever, il avait failli en chialer, comme l'animal pitoyable, frustré et salivant d'excitation au rang duquel elle arrivait à le réduire simplement en respirant trop fort et trop près de lui. C'était affreux, affreux, affreux et il n'en aurait jamais assez. Il avait beau essayer de chercher, de comprendre comment il était arrivé dans cette impasse morbide, il n'y arrivait pas. Ce n'était ni l'astragale, ni le philtrum, ni l'os coxal, ni la ligne blanche, c'était l'ensemble, c'était trop bien agencé, ce n'était pas naturel, il y avait un mystère enfoui quelque part entre ses os fragiles, dans la veine basilique et son bleu maladif sinuant sous cette peau douce, dans son odeur de savon et si ce n'était rien de tout ça alors quoi ? Il n'avait pas encore trouvé, mais ce n'était pas grave, il avait tout son temps et il y avait des problèmes plus urgents qui exigeaient son attention.
Comme par exemple, ce Véronal qu'il devrait définitivement lui confisquer. S'il s'était écouté, il l'aurait fait dès leur retour à l'Institut, mais à cause de Dahlke, il avait oublié et quand ça lui était revenu en mémoire, Hoffmann en avait déjà terminé avec elle. S'empressant de rejoindre l'étage, elle s'était enfermée et il n'avait pas eu le cœur à venir lui imposer cette exigence-là, pas après qu'on lui eut fracassé les côtes au point de nécessiter une ponction à vif. Ponction qu'il brûlait tout de même d'examiner, pour s'assurer que c'était exécuté comme il faut, pour la toucher encore, ne fut-ce que dans le contexte d'une banale vérification médicale et ça aussi, ça pouvait attendre le lendemain.
Au moins, il aurait la nuit pour réfléchir à la meilleure manière de ne pas trop la terrifier en la privant de cette inutile béquille chimique, car il allait bien entendu devoir s'y coller en personne. Il n'allait quand même pas demander à DeWitt. C'était elle qui le lui avait procuré, sans s'embarrasser de lui demander la permission ou même sans prendre la peine de l'en informer ; il lui avait fallu le découvrir par lui-même, et qui sait ce qui se serait passé s'il l'avait remarqué trop tard. En un mois et demi à peine, elle avait sifflé les trois quarts du flacon de méthadone qu'il lui avait légué, inconsciente de la catastrophe que ç'aurait pu entraîner. Le Véronal, c'était tout aussi pervers, et si toutefois elle ne pouvait s'en passer, elle ne le prendrait qu'en sa présence, et il déciderait de la quantité et du moment. Jamais il ne l'autoriserait à gérer ce genre de délicate médication. Savoir qu'en ce moment-même, le barbiturique se trouvait à portée de sa main quelque part dans sa piaule lui donnait envie d'y monter pour en retourner l'intégralité des meubles en lui hurlant dessus comme un taré. Elle lui avait pourtant dit qu'elle n'en prenait plus, et ç'avait l'air vrai, ses pupilles n'étaient pas en mydriase, elles étaient normales et il l'avait donc crue. Il n'avait pas confiance pour autant et il lui fallait traiter le problème à la racine.
Une fois Dahlke assez assommé pour ne plus se tordre de douleur au moindre mouvement et tout de même suffisamment alerte pour boire des litres d'infusion à l'aubier de tilleul, dans l'espoir d'évacuer le caillot avant le matin sous la surveillance blasée de l'infirmière Baumgartner, il sortit dans le couloir et hurla à DeWitt qu'elle était convoquée.
*
Comme il n'avait manifesté aucune envie de se coltiner une ennuyeuse crise de colique rénale en phase aigüe, elle avait dû passer un long et mauvais moment à subir Dahlke et ses jérémiades tandis qu'il se glissait tranquillement sous la douche, changeait de débardeur puis de chemise et prenait même le temps de s'enquiller les restes froids de la tarte à la tomate qu'il avait déniché dans les cuisines. Elle débarqua donc avec une mauvaise grâce évidente, car il était plus de vingt-deux heures, franchissant le seuil dans un claquement de talonnettes agacé tout en essayant d'enfoncer une épingle récalcitrante à l'intérieur de sa coiffure en cours de décomposition. Son expression crispée se mua en lassitude ironique quand elle avisa sa mise bien proprette, ses manches retroussées et l'appétissante tasse de bouillon qu'il avait posé sur un coin de sa table de travail en l'attendant.
— Et bah, bien le bonsoir, Hauptsturmführer, déclara-t-elle avant d'aller tirer une chaise pour l'installer le plus loin possible de lui.
Elle s'y assit sans attendre qu'il lui en donne l'autorisation, s'y laissant tomber en étouffant un soupir. Appuyé à son bureau, il la regarda renoncer à lutter contre son chignon récalcitrant et ranger l'épingle dans son tablier.
— Et alors, cette permanence ? ajouta-t-elle sans prendre la peine de masquer sa moquerie. Pas trop fatigante, j'espère ?
Bras croisés, Hans ne répondit pas, cherchant la meilleure manière de lui parler sans déclencher des cris hystériques et des gesticulations outrées.
— Très fatigante, dit DeWitt. Si vous n'avez même plus les forces de traverser le couloir pour m'appeler et que vous préférez plutôt hurler sur la moitié du bâtiment.
— Silence, répondit-il. Je réfléchis.
Galvanisée qu'elle était par les régulières séances de ramonage dont la gratifiait Dahlke, elle avait fini par croire qu'elle pouvait se permettre de lui parler de la même manière, si bien qu'elle ne tint aucun compte de l'ordre et ajouta :
— Comme ça n'a pas l'air de vous arriver très souvent, prenez votre temps, surtout.
— Écoute, l'infirmière, je te tolère uniquement parce qu'il a eu la mauvaise idée de s'intéresser au morceau de poiscaille coincé entre tes cuisses, la coupa-t-il en tapant du talon au sol, ce qui la fit tressaillir. Et vu que tu lui as probablement refilé une infection par-dessus la lithiase, j'en conclus que ça doit plus être très frais. Alors, tu la fermes et tu me laisses parler. Compris ?
Au temps pour la diplomatie qu'il avait initialement envisagée. La patience, il la gardait pour une autre. Soufflée, DeWitt fit de son mieux pour dissimuler sa rage, réintégrant lentement sa coquille d'indifférence, enfonçant ses mains dans les poches de son tablier pour qu'il ne les voie pas se serrer.
— C'est très bien compris, Hauptsturmführer von Falkenstein, répondit-elle sans toutefois baisser la tête.
Elle allait pleurnicher auprès de Dahlke dès que celui-ci serait remis sur pieds, il était prêt à le parier, ça se voyait à son expression de défi qu'elle ne parvenait pas à effacer, sûre et certaine de déclencher une monumentale embrouille grâce à sa plainte. Elle était persuadée de pouvoir jouer à ça avec lui, comme l'avait autrefois été Muller. Sauf qu'il anticipait toujours, et ça, chacun l'apprenait à ses dépens. Dans le cas présent, il avait déjà une parade toute prête pour prévenir toute tentative de monter Dahlke contre lui et il s'empressa de la lui livrer.
— Vous allez avoir deux semaines de congé d'ici la fin du mois, lui dit-il. En même temps que l'Hauptscharführer Dahlke. Libre à vous de les utiliser à votre convenance.
C'était si simple. Elle en oublia toute sa rancœur précédente ou presque, se rappelant soudain que si elle était là, c'était parce qu'il avait demandé sa mutation, qu'il restait le médecin référent et que d'un claquement de doigts, il pouvait la renvoyer au Marienhospital et loin de Dahlke. Tout cela était en train de lui trotter dans la caboche, c'était marqué sur son visage en plus de lui enlever la moindre envie de se montrer insolente.
— Merci, répondit-elle d'une voix égale. Mais vous auriez pu attendre demain pour me le dire. La soirée a été compliquée.
— Ce n'est pas pour ça que je vous ai fait venir. Comment va-t-il ?
— Ça va, dit DeWitt.
Elle retenait visiblement de lui signaler que s'il était si inquiet, il n'avait qu'à traverser le couloir au lieu de la faire venir.
— Je lui ai dit qu'au pire, vous lui enlèveriez un rein. Mais ça ne l'a pas fait rire.
— Ça le fera rire demain, répondit Hans. Dites-moi, infirmière DeWitt, vous connaissez le Véronal ?
Persuadée d'être désormais à l'abri, elle se détendit, retirant ses mains désormais plus souples de son tablier pour se triturer les cheveux.
— Bien sûr, dit-elle. C'est le plus prescrit.
— Et vous en prenez ?
— Pourquoi cette question ? demanda-t-elle, méfiante.
Il haussa des épaules.
— Une simple intuition.
— J'en ai pris peu après la fac, répondit DeWitt, décidant de jouer la carte de la franchise, au moins en partie. Ce qui remonte à très longtemps. Je ne suis pas dépressive.
Elle s'agitait, évitant de croiser son regard plus de quelques instants.
— Je n'ai pas dit que vous l'étiez, dit-il. Le flacon que vous avez amené avec vous, il n'a pas disparu, par hasard ?
Comprenant enfin, elle reprit une contenance minimale.
— Arrêtez ça, souffla-t-elle.
— Quoi donc ?
Elle ne lui rendit pas son sourire.
— Ça, dit-elle en le désignant d'une main incertaine. N'essayez pas de m'avoir de cette manière. Je préfère largement quand vous me hurlez dessus en me traitant de pute, ou pire encore. Ça me rend moins nerveuse, bizarrement.
— Fascinant, commenta Hans, assez impressionné par son aplomb. Et moi qui essayais juste de me montrer aimable.
— Ça ne marche pas, sans vouloir vous offenser, répondit DeWitt en reculant en même temps que la chaise.
Elle finit par la quitter, trop mal à l'aise pour conserver une position statique pendant plus de quelques minutes. Une réaction assez commune lorsqu'il se trouvait dans la même pièce qu'une personne isolée, il l'avait remarqué depuis son plus jeune âge. Il y avait quelque chose en lui qui leur mettait systématiquement les nerfs en pelote, de manière instinctive. Même des tyrans aussi chevronnés que Vogt n'y échappaient pas et ça n'avait aucun rapport avec son uniforme ou l'hypersalivation qui empâtait encore plus son accent bairisch.
DeWitt avait posé les mains sur le dossier du siège comme si elle avait l'intention de la brandir en guise de bouclier, au cas où il lui sauterait dessus sans crier gare. Il n'avait pourtant pas bougé d'un centimètre.
— Vous savez très bien ce que j'ai fait du Véronal, déclara-t-elle en essayant d'avoir l'air le plus dégagé possible. Je le lui ai donné, peu après que vous me l'ayez amenée dans un état pas possible. Elle a passé dix jours entiers à en chialer dans son lit. Vous le saviez ?
— Non, répondit-il sans manifester la moindre surprise. Que vous lui ayez donné un barbiturique n'est pas un souci. C'est que vous l'ayez administré sans m'en avertir qui en est un. Et pas des moindres.
Cela la cloua sur place. Elle n'en lâcha par la chaise pour autant, bien décidée à s'en servir comme d'une arme s'il faisait mine de s'avancer.
— Sérieusement, Hauptsturmführer ? articula-t-elle.
À ses sourcils froncés, elle pensait sûrement qu'il plaisantait. Prenant conscience que non, elle lâcha :
— Je ne veux même pas savoir quel est votre putain de problème avec cette pauvre fille. Bien qu'Olrik m'en ait déjà dit bien assez. Ramassée en Pologne, attachée dans une grange. En temps de guerre, ça passe encore. Mais refuser qu'on la calme parce qu'elle a vu un évènement affreux, peut-être l'événement de trop, c'est...
Il l'interrompit avant qu'elle ne se lance dans un sermon inutile ou qu'elle lui dise une fois de plus qu'il lui donnait la gerbe.
— C'est pas la question. J'en ai rien à foutre de ce que vous pensez. C'est pas compliqué : vous ne lui donnez rien sans que je sois au courant. C'est tout.
— Très bien, dit DeWitt. Ça n'arrivera plus.
Il marqua une pause, tendant une main pour prendre le bouillon de volaille refroidissant et DeWitt suivit le moindre de ses gestes comme si elle craignait qu'il ne lui balance soudain la tasse en plein front.
— Détendez-vous, lui conseilla-t-il en levant la timbale à sa santé. Je ne vais pas vous renvoyer pour si peu. Vous pourrez la remercier pour ça. Elle vous apprécie, contrairement à moi. Soyez également reconnaissante envers Olrik. J'avais pas tellement envie de lui infliger un cœur brisé aujourd'hui, même si, le connaissant, il s'en trouvera une autre en deux semaines.
Comme elle se bornait à garder la bouche close, il précisa :
— De mon point de vue, vous n'avez rien d'exceptionnel.
— Je m'en remettrais.
— Cependant, je suis plutôt curieux. Si un jour vous aménagez chez lui et Renate, comment vous allez vous débrouiller ? Ça sera une nuit sur deux ? Uniquement les jours pairs, peut-être ? Ou vous comptez vous y mettre à deux ?
DeWitt encaissa son malaise croissant avec un stoïcisme de façade. Elle en lâcha enfin le dossier de la chaise, reculant de quelques pas.
— Vous voulez venir regarder pour vérifier, peut-être ? rétorqua-t-elle.
— Non merci, dit-il, amusé par cette perspective. J'ai été au zoo à Vienne, une fois. Ça ne m'a pas du tout plu.
Cela lui arracha un gloussement sinistre.
— Vous savez qu'il n'est ami avec vous que par instinct de survie, j'espère ? poursuivit-elle. Et le fait que vous posiez ce genre de questions en dit bien plus sur vous que sur lui, ou même sur moi.
— Cassez-vous avant que je supprime vos petites vacances.
N'osant prendre ce risque, DeWitt le salua d'un petit signe de tête plein d'une fausse déférence et repartit dans son sempiternel claquement de talonnettes.
*
Intrigué par la porte entrouverte de la cellule de Muller, il en poussa la porte au lieu de monter se coucher comme il l'avait initialement prévu. Les fleurs posées sur la table semblaient moins nombreuses mais non moins puantes. Au milieu du bouquet le plus imposant était logée une carte à ruban rouge sang que personne n'avait pris la peine de décacheter. Inondé par la lueur mordorée de la lampe à abat-jour, le docteur Hoffmann se tenait près du lit de la convalescente et lui caressait le front pour en chasser la mauvaise suée. Son visage était empreint d'une pitié si violente que cela lui coupa toute envie d'ironiser. Aujourd'hui, il en avait plus qu'assez des manifestations sentimentales. Elles lui retournaient l'estomac, elles lui étaient insupportables, elles le remplissaient d'une inquiétude sourde car il ne concevait que mal ce qui pouvait pousser les gens à chialer, à geindre et à se comporter comme ils le faisaient. Bien pour ça que les faire craquer lui était aussi naturel : il saisissait toute l'étendue du spectre émotionnel qui les entourait sans jamais le ressentir, et c'était frustrant, c'était humiliant, que de comprendre sans s'en trouver affecté, sans éprouver autre chose qu'un lointain mépris, alors il les faisait payer, encore et encore.
— Gustav, Gustav, marmonnait Muller sans pour autant se réveiller.
— Voilà qu'elle vous confond avec le chat, maintenant, dit Hans.
Se rendant enfin compte qu'il n'était plus seul, Hoffmann éloigna sa main fripée du front embué de Muller, la laissant mollement retomber le long de son corps.
— Elle est perdue, commenta-t-il.
— Ce n'est plus de mon ressort, répondit Hans en s'approchant quand même. Allez vous coucher ou vous bourrer la gueule, ça m'est égal.
Hoffmann ne bougea pas d'un pouce, continuant à fixer la carcasse inerte enfouie sous les draps avec une grimace douloureuse. Perdant il ne savait quel combat intérieur, il finit par se détourner de la couche, enfonçant les mains dans ses poches.
— Vous ne voulez plus m'expliquer comment pratiquer un drainage superficiel ? demanda-t-il.
Il y avait quelque chose de sombre et de délétère qui planait dans cette pièce calme, un silence inquiétant et une odeur discrète qu'il n'arrivait pas à identifier et qui n'était pas celle des fleurs mourantes ni des blessures en train de se refermer.
— Non, admit Hans. Merci. Je suis sûr que vous avez fait de votre mieux, comme d'habitude.
Hoffmann chercha le sarcasme dissimulé sans parvenir à la trouver et finit par décider qu'il serait effectivement mieux à boire dans son bureau qu'à veiller inutilement la folle endormie. Hans attendit un court instant avant de se rapprocher plus encore, posant les mains sur le montant glacial du lit d'hôpital, se penchant de quelques centimètres pour essayer de saisir ce qui le gênait autant depuis qu'il était entré.
Muller avait cessé de marmonner. Tout comme les derniers jours, elle était avachie et recroquevillée sur ses coussins sur le dos et on ne la levait que pour l'amener à la selle ou pour la gratifier d'une toilette sommaire, qu'elle subissait en dodelinant de la tête et en soupirant, totalement absente. Pour l'empêcher de s'agiter durant la nuit dans une de ses nombreuses crises d'hystérie incompréhensibles, il avait ordonné à ce qu'on l'attache et les bandes de cuir avaient fini par lui blesser la chair des poignets et des chevilles à un tel point que la peau y était tuméfiée et griffée. D'après Dahlke, ça ne l'empêchait nullement de continuer à tirer dessus des heures durant, en proie à une tremblote de schizophrène et ils avaient fini par la tranquilliser à la kétamine. Muller continuait à halluciner, donc, mais au moins elle ne hurlait plus aussi fort qu'auparavant. Ce soir, elle se contentait de bredouiller sans ouvrir les yeux, secouée par un délire plus doux. Chacun de ses spasmes lui emplissait les narines d'une saveur inconnue, tellurique. Il passa plusieurs longues minutes à essayer de déterminer ce que c'était exactement et c'était comme essayer de sonder un océan sans fond. Ce qui émanait d'elle l'emplissait d'une répugnance viscérale et ce n'était pas son odeur de malade, mélange de transpiration, de produits chimiques et de manque d'hygiène. Cette odeur-là, il l'avait tellement sentie qu'il n'y prêtait plus la moindre attention. Non, c'était autre chose, de plus métallique, de moins naturel, tapi en retrait et qu'elle essayait de déglutir en vain.
Sa tête fit un droite-gauche brusque comme si elle essayait de se débarrasser d'une toile d'araignée particulièrement collante qui se serait prise dans ses yeux. Elle tenta de porter sa paume à son front humide et la sangle en cuir lui mordit la chair.
— Gustav, expira-t-elle.
Il espérait qu'elle ne couvait pas une fièvre. Il arrivait qu'une blessure recousue s'infecte malgré toutes leurs précautions, même des jours plus tard, menant à une insidieuse septicémie. Il n'avait aucune envie de soulever les draps pour inspecter en détail ses balafres en cours de cicatrisation en milieu humide. Si sa température était plus élevée que la normale, Hoffmann l'en aurait aussitôt informé. Par acquit de conscience, il fit tout de même le tour de la couche pour lui poser deux phalanges sur le front.
Elle était aussi glacée et frissonnante que de la boue en hiver. Ce contact le dégoûta d'une manière inédite. L'odeur de terre se fit plus forte. Il retira la main, figé par une étrange impression de déjà-vu. Muller ouvrit les paupières. Elle ne tremblait plus du tout, les bras le long du corps. Semblables à un métronome dérèglé, ses yeux allèrent de droite à gauche à plusieurs reprises avant de se fixer sur lui.
— Gustav, croassa-t-elle. Te voilà enfin, petit fils de pute, sorti de ton miroir, aussi mort qu'au premier jour.
— Je m'appelle Hans, soupira-t-il. Quand même, Muller, depuis tout ce temps.
— Muller, répéta-t-elle en étirant son nom, écorchant le u, roulant le r final.
Et elle partit d'un rire maladif et dément, essayant de taper des talons sur le matelas et ne parvenant qu'à les soulever de quelques centimètres.
— Démantelée, haleta-t-elle. Enfin ! Remise à l'endroit. Des jours, que ça m'a pris ! Nouvelle, ça y est ! Ubermensch ! Disparue et réapparue ! Résiste encore, cela dit ! Plus pour longtemps ! Première à réussir !
Elle postillonnait. Il la laissa déblatérer ses inepties, désormais debout à une distance respectable de sa couche souillée.
— Plus simple car affaiblie ! Plus vraiment d'esprit de résistance ! Des mois et des mois, à lui répéter à quel point elle était grosse dégoûtante et inutile quelle honte improductive gottverdammt à chaque fois que vous la croisiez dans un couloir vous avez pensé au Lebensborn ? Merci, Herr SS-Hauptsturmführer !
Muller n'était plus vraiment Muller. Il y avait autre chose dans ce lit, et c'était son ombre. Il fallait en avertir quelqu'un, Vogt ou même Krauss, mais il ne bougea pas, paralysé par cette affreuse révélation.
— Merci, merci, continuait-elle à ricaner. Au seuil pour m'ouvrir la porte ! Au seuil ! Ils n'ont jamais aimé ceux comme toi et tout de même ils leur ont fait confiance ! Verrou psychopompe, bien sûr ! Ils ont oublié et toi aussi ! Tu t'es mis tout seul en pièces détachées et voilà ce que ça donne !
— Fais la maline, s'entendit-il dire d'une voix qu'il ne reconnut que mal. Dans deux jours, il ne restera plus rien de toi.
— D'elle, il ne restera plus rien d'elle, et alors, enfin, rentrée dans le rang, enfin conforme, enfin machine, et ça me va aussi, tout me va, vous savez, je n'existe que pour exister maintenant que j'ai compris. Je vivrais sa vie et je vous remercie pour ça.
Cette affirmation était tout aussi triste et pathétique que son état. Il croisa les bras, se demandant si Lutz était lui aussi passé par ce genre de folie avant de se stabiliser grâce à la sismographie. Ce que le bojeglaz faisait à la matière cérébrale était inconnu. Muller en était un des rares cas et la créature enfermée dans les caves refusait de communiquer, d'après Krauss. Il devrait en parler à la gamine, au moins pour essayer de saisir quelques bribes de ce qui se passait ici, mais il n'en avait aucune envie. Il était fatigué. Il avait renoncé.
— Donnez-moi de la kétamine, dit Muller. C'est mieux que l'alcool, pour disloquer. Je vais la transformer en confettis. En pétales de fleurs. Je l'enverrais au vent. C'est le printemps. Je l'éplucherais à l'économe. Je serais enfin utile. Vous me croyez ?
— Je vais demander à Hoffmann, répondit-il. Mais il faut vous tenir tranquille.
Muller papillonna des paupières dans un rythme bien trop rapide pour être sain.
— Bien sûr, bien sûr, dit-elle. Allez le chercher. C'est bientôt fini, non ? Je m'épuise, à la découper, elle si énorme, elle prend tellement de place, même à l'intérieur, c'est comme désherber un champ entier à l'aide d'une fourchette à viande. Mais c'est intéressant, bien entendu. Vous en savez quelque chose. On étale leur esprit on le déroule et on le lacère. C'est de la chirurgie psychique, ce que je fais, j'ampute, je romps et je brûle. Ce n'est pas si simple...
Épuisée par son propre baragouinage, sa voix s'enlisa avant de s'éteindre. Elle ne s'exprimait plus du tout comme la Muller qu'il avait connue. Désormais, elle découpait ses phrases avec une froide maladresse, respirant au mauvais moment. Il repensa au profond sursaut de dégoût qu'il avait eu en lui effleurant la peau. Ce n'était plus tellement humain, il en était persuadé, sans savoir si cette certitude lui était dictée par sa formation de médecin ou une intuition plus obscure. C'était mort et morne, il l'avait senti, ça ne fonctionnait plus que grâce à une mécanique étrangère, immonde, qui allait à l'encontre de tout ce qui l'animait lui et les autres. Il l'avait deviné en rentrant dans la chambre et dans une moindre mesure, Hoffmann aussi. Et maintenant, ils allaient continuer à la maintenir en état de fonctionner, la livrant à l'appareillage révolutionnaire de Laurentz d'ici trois nuits. En sortant de la cellule envahie de fleurs pour partir à la recherche du second médecin, il se surprit à espérer que Muller ne résiste pas au traitement qui l'attendait. Le mieux pour elle était de crever d'une crise d'épilepsie.
*
Cette nuit-là, il dormit encore moins que d'habitude. Sortir courir à quatre heures et demie du matin ne parvint pas à chasser son sentiment d'enfermement. Probablement parce que l'épais portail restait désormais clos en permanence, tout comme il était constamment gardé par deux soldats de la Liebstandarte, fusil à verrou ou mitrailleur en travers du dos ou de la hanche. À cette heure, l'intérieur de leur minuscule guérite n'était éclairé que par la loupiotte d'une lampe au gaz réduite au minimum. L'un d'eux sommeillait sur les marches en bois, son casque en fonte juché sur la baïonnette de la carabine, elle-même posée contre le mur résineux. L'autre faisait les cents pas le long des portes de métal gris, creusant un sillon dans le gravier à l'aide de ses bottes mal cirées. C'est à peine s'il tressaillit en l'entendant débouler d'une foulée régulière, déjà couvert de sueur et grinçant des dents à la seule idée de devoir encore tourner en rond au sein du domaine parce que ce connard de Vogt souhaitait le transformer en terrarium grouillant de tarentules en tenue feldgrau.
— Ah, c'est vous, constata le soldat en s'arrêtant enfin.
Hans reconnut celui qui avait provisoirement pris la place de Lutz. Le SS-Sturmann Katzer ou quelque chose comme ça. C'était l'infirmier attitré de cette section de la Liebstandarte lorsqu'elle était encore commandée par Jensen. Il s'était résolu de bourrer Lutz de méthadone jusqu'à la gorge. Il était plus jeune que lui, de six ou sept ans peut-être, mais il arborait un air rusé, comme s'il en savait bien plus que lui, comme s'il avait tout compris depuis longtemps.
— Ça vous gênerait de laisser ouvert, pour une fois ? demanda Hans. J'ai l'impression d'être un de ces putains de polonais.
— Il faut demander l'autorisation à l'Obersturmbannführer Vogt, Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Katzer. Et ça m'étonnerait qu'il la donne juste pour que vous puissiez faire votre marathon dans la forêt tous les matins.
Il n'aimait pas beaucoup la manière qu'il avait de s'adresser à lui. Renonçant à palabrer, il reprit son parcours initial.
Il y avait deux sortes d'hommes dans la Waffen-SS. Des soldats de métier et des arrivistes endoctrinés, de simples tueurs et des tueurs persuadés de leur supériorité morale et tout comme Lutz, Katzer faisait partie de la seconde catégorie. Ils étaient un mal nécessaire, mais ce qu'ils faisaient les abîmait définitivement. Une fois la guerre finie, ils n'auraient plus aucune utilité. Quoi qu'en pense le parti, ils étaient impossibles à réintégrer. Hans savait qu'on finirait par les aligner le long d'une fosse, eux aussi, avant de les remplacer par des gens plus sains, et ainsi de suite. Lui y échapperait car par chance, il avait choisi l'administration. Il était devenu fonctionnaire, il avait fait des études, il se tenait en arrière, loin des champs de bataille. À un niveau qui relevait de l'instinct, Katzer en avait également conscience. Bien pour cela qu'il le traitait avec cette distance teintée d'envie, satisfait de lui opposer le refus à ce qu'il considérait être un caprice de privilégié en se servant de Vogt en guise de bouclier. Il donnerait cher pour voir la tête que tirerait ce petit pion quand le Wachtmeister Goeretz se pointerait au portail, au volant de sa vieille carlingue de patrouille et sa petite sourde engoncée dans le siège passager. Lorsqu'il revint en vue de la guérite, plus essoufflé que la première fois, il ne résista pas à la tentation de l'en avertir, comme en passant, et déchanta en se rendant compte que la rotation de garde s'était effectuée entre-temps.
Une longue matinée l'attendait et il oublia complètement Katzer une fois sous la douche. Il avait été persuadé que Vogt le ferait venir la veille, dès son retour de la permanence, pour qu'il s'explique sur le monumental bordel qu'il avait foutu sur la terrasse de ce maudit bistrot. Il devait déjà être au courant, prévenu par le vieux directeur de la future usine, et il s'était préparé à subir ses reproches sur le fait qu'il n'était pas correct pour un représentant local de l'hygiène raciale que de mettre des coups de pieds dans les nez de la police, ou de priver les blockleiter de leur broche officielle avant de les obliger à nettoyer leur propre vomi, enfin, le laïus habituel sur son comportement. Mais Vogt avait gardé le silence, il n'avait même pas daigné se pointer pour s'enquérir de quoi que ce soit et ça l'avait encore plus inquiété que de subir une déferlante ou un énième avertissement.
Il était six heures du matin et personne ne s'était encore réveillé lorsqu'il redescendit prendre son petit déjeuner, en bras de chemise. Le SS-Sturmann Katzer et tout son barda le retrouvèrent assis sous le porche du dispensaire, avisant la part de clafoutis à la cerise qu'il était en train de bâfrer en la trempant dans sa chicorée avec une moue de convoitise.
— Vous en voulez ? lui proposa-t-il avec une politesse surjouée. Il en reste encore, je crois. C'est une idée des infirmières. Pour une fois qu'elles en ont une bonne.
— Non merci, Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Katzer de sa voix d'automate, figé dans sa posture d'automate qui attendait d'être remonté pour se remettre en marche. Je viens vous informer que l'Obersturmbannführer Vogt souhaite s'entretenir avec vous.
— Aha, dit Hans sans se lever.
Non loin, les congénères de Katzer étaient en train de sortir leur main d'œuvre de leurs casemates désormais achevées en rangs bien alignés. Ce matin, c'était Hoffmann qui était de corvée de Pervitine, et il s'y employait avec une application vaseuse, peu habitué à se lever aussi tôt et ayant probablement beaucoup bu la veille.
Il finit les restes du clafoutis en s'appliquant à prendre tout son temps.
— Et bien, je vous remercie d'être venu m'en informer, reprit-t-il.
— Vous devez me suivre, Herr SS-Hauptsturmführer, dit Katzer, ennuyé par son attitude.
— Je crains d'avoir un soudain trou de mémoire, répondit-il. Vous êtes qui, déjà ?
— Zoël Katzer.
— Beaucoup trop de Z pour que je le retienne, et de toute manière, je m'en branle. Et je parlais des machins sur votre col, dit Hans en les pointant du doigt. Rappelez-moi ce que c'est.
— Ils indiquent que je suis SS-Sturmann, énonça Katzer en chien bien éduqué.
— Aucune idée de ce que ça signifie, soupira-t-il avant de balancer le fond de sa tasse sur le côté. C'est quoi, ça, encore ? Un grade, c'est ça ? Récitez-les-moi pour voir. Dans l'ordre croissant et en commençant par le vôtre.
Sous son casque, le visage de Katzer se renfrogna. Il ne le connaissait que de réputation, il n'avait jamais encore été directement confronté à son tempérament, bien qu'on ait dû l'en avertir. Il ne tomba pas dans un piège aussi grossier, se contentant de serrer la bandoulière de son arme avant de tirer dessus pour la replacer.
— Je sais que vous êtes officier et pas moi, dit-il de son ton impersonnel. C'est juste que, ce matin, et bien... pour votre propre bien... j'ai estimé...
— Vous avez estimé que j'ai oublié où se trouvait le manoir et qu'il fallait par conséquent m'y amener, le coupa-t-il en se redressant enfin.
— Tout à fait, répondit aimablement Katzer. Ce matin, ce n'est pas bon, vous comprenez ? Pour lui, surtout. J'ai jugé opportun d'y aller avec vous.
— Qu'est-ce que vous racontez ? Qu'est-ce qu'il a, l'Obstuf ?
— Il s'ennuie, et il m'a demandé de la cocaïne, dit-il comme il lui parlerait du temps annoncé pour aujourd'hui. Et puis il est allé se poster sur la terrasse du manoir avec une cara...
La fin de sa phrase fut avalée par un claquement si sec que la tasse vide lui échappa des mains. À une trentaine de mètres de là, un polonais s'écroula en travers de la table qu'occupait Hoffmann, le manquant d'une dizaine de centimètres et l'arrosant d'une copieuse gerbe rosâtre. Hoffmann en tomba de sa chaise, les quatre fers en l'air. Le cadavre à la nuque brisée s'avachit tout à fait sur les boîtes de Pervitine, les éparpillant au sol. Certains des prisonniers se jetèrent sur les cachetons pour s'en emparer avant que la Liebstandarte ne les rosse à coups de crosse pour les en dissuader. Blanc comme un linge, Hoffmann se redressait avant de balancer le corps hors de la table, les bras aussi mous que celui du mort.
— Voilà, dit Katzer. Ça commence.
Furieux d'avoir sursauté comme une gonzesse, Hans envoya la timbale valser plus loin d'un coup de pied.
— Pourquoi il fait ça ? cracha-t-il. Pour le sport ?
— Vous lui poserez la question de ma part. Mais je vous conseille d'emprunter un chemin alternatif jusqu'au bâtiment. On ne sait jamais. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je vous accompagne ? ajouta-t-il comme il était en train de monter la volée de marches.
— Non, répondit-il.
Une fois dans son bureau, il enfila la vareuse dans un état second. Un deuxième coup de feu tonna dans l'air de l'aube, fendant son esprit d'un rappel fiévreux des bruits qu'il avait entendus en Pologne. Un autre prisonnier s'écroula. La Liebstandarte dans son entier s'était retirée sous les toits pentus des casemates, hurlant par intermittence sur les survivants pour qu'ils se consacrent à leurs tâches. Et ils obéissaient, calmes malgré la menace invisible située des centaines de mètres plus loin. Casquette sur la tête, bras croisés dans le dos, il resta sous le drapeau noir pendu au seuil, calculant la distance qui séparait le manoir du bloc médical et la comparant à la portée pratique d'un Kar 98. Trois cent mètres avec la hausse. Avec la lunette ZielVier39, d'ailleurs fabriquée en Autriche, quatre cent à cinq cents. Voire plus encore dans des conditions exceptionnelles et en supposant qu'on était un tireur particulièrement adroit. Ce que Vogt était apparemment. À le voir, aussi gras et rigide, il ne l'aurait jamais cru.
Une troisième balle ricocha sur le bois goudronné du toit de l'une des casemates et il fut forcé de réviser son jugement. Katzer avait disparu, ainsi qu'Hoffmann. De ce dernier ne subsistait qu'une table renversée maculée de restes de cervelle et de Pervitine en morceaux. Il finit par le repérer, en train de se planquer derrière le Rottenführer Fuchs, victime involontaire et secouée de ce macabre amusement. Brandissant un bras en l'air pour attirer son attention, Hoffman traça un grand X dans l'air, comme lui avait tracé des croix sur les fronts des blessés trop graves pour le transport en dix-sept et comme lui l'avait ensuite fait en trente-neuf.
Foutu, lui signifiait-il.
Katzer avait raison, il allait devoir contourner. Parti comme il l'était, Vogt allait sûrement lui envoyer l'intégralité de la Liebstandarte pour le traîner jusqu'au manoir, s'il ne daignait pas se pointer au prétexte qu'il venait de péter un boulon et d'attraper un fusil pour s'amuser à canarder des polonais. Il avait envie de courir jusqu'au portail. Avec un peu de chance et beaucoup de volonté, il arriverait à l'entrebâiller.
À la place, il mit un pied devant l'autre, gauche droite, et quitta le seuil abrité du dispensaire.
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