18 Ania

Cette nuit-là, elle pleura beaucoup et en silence, se mordant l'intérieur de la bouche jusqu'au sang pour ne pas réveiller Anneliese. Elle avait été bien stupide de croire que sa persécution prendrait fin une fois l'Institut loin derrière elle. Pendant une heureuse dizaine de jours, elle s'était persuadée qu'elle pouvait enfin avoir le droit à une existence normale. Une vie banale où personne ne lui ordonnerait de se servir des ombres pour commettre des atrocités. Avec amertume, elle en regretta d'avoir échappé aux pattes visqueuses du monstre qu'avait pris la place de Jensen. Morte, elle aurait perdu tout intérêt à leurs yeux. Morte, elle ne leur servait plus à rien et ç'aurait été pour le mieux. Cette pensée ne cessa de la tourmenter que tard, l'épuisant bien après la minuit et elle ferma enfin ses paupières engluées pour sombrer dans le sommeil. Une ou deux heures plus tard, un déchaînement de coups contre la porte de la chambre qu'Anneliese et elle partageaient la tira de son rêve agité. Elle remua dans son lit, s'installant sur le côté sans pour autant se lever et aller ouvrir. Marmonnant quelque malédiction à voix basse, Anneliese émergea de sa couche, complètement échevelée. Au plus grand soulagement d'Ania, elle s'abstint d'allumer sa lampe de chevet. Déverrouillée à tâtons par Anneliese, la vieille porte s'ouvrit en craquant, déversant un mince rai de lumière jaune qui s'arrêta non loin de sa paillasse. Il était déjà arrivé que son amie soit dérangée en plein sommeil, car on l'appelait de toute urgence sur un malheureux incident nocturne.

Elle s'apprêta donc à s'endormir, n'entendant guère ce qui se chuchotait au seuil de la cellule. L'instant d'après, Anneliese s'approchait d'elle pour la secouer gentiment par l'épaule et elle sentit une mèche de ses cheveux défaits lui chatouiller la joue. Ce contact furtif lui donna une furieuse envie de pleurer.

— Je suis désolée, lui murmura Anneliese. Il faut que tu te lèves.

Ravalant son sanglot de désespoir, Ania rejeta les couvertures. Anneliese se décida à allumer une loupiotte pour lui permettre de s'habiller autrement qu'à tâtons. La porte d'entrée entrouverte laissait toujours filtrer la lumière du couloir et elle évita de regarder dans cette direction-là.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en s'asseyant sur le matelas pour enfiler ses collants en laine sans risquer la chute.

— Je ne sais pas, avoua Anneliese, qui s'était également assise pour se frotter les yeux. Dépêche-toi, s'il te plaît.

— Est-ce que tu viens avec moi ?

— Non, soupira-t-elle. Non, pas que je sache.

Cela lui fit l'effet d'une pierre sur l'estomac. Les gestes encore gourds de sommeil, elle termina de boutonner son chemiser avant d'enfiler son cardigan et ses chaussures. Elle n'entendit pas Anneliese lui dire aurevoir et se demanda si elle la reverrait un jour.

Von Falkenstein l'attendait dans l'étroit vestibule. Si elle se fiait à ses traits tirés et à sa moue pincée par la lassitude, il était tout aussi fatigué qu'elle.

— Vogt a envoyé son chauffeur, lui signala-t-il sans détours.

Plié à la va-vite sur son bras, son manteau de dotation pendait en désordre dans le vide et sa cravate avait disparu, mais de toute évidence, il n'avait pas été tiré du lit à une heure indue, contrairement à elle.

— Allez, plus vite, dit-il alors qu'elle lambinait à décrocher sa veste pour l'enfiler. Ce n'est pas le genre qui aime attendre.

Ania s'exécuta sans broncher. Protester était futile et ne ferait que l'énerver – elle en avait eu son compte pour aujourd'hui. Comme de coutume, elle s'efforça de ne pas le lâcher d'une semelle. Entre minuit et cinq heures du matin, le Marienhospital tombait dans une relative quiétude de couloirs et de pièces vides, l'éclairage réduit au minimum nécessaire, si on excluait toutefois la portion du bâtiment principal réservée aux urgences. Le hall d'admission était désert ou presque, car seul un secrétaire s'y trouvait, bien à l'abri dans son cagibi en compagnie d'une radio diffusant un discret concert nocturne. La grande horloge près de l'affiche jaune qu'Ania avait remarquée dès son arrivée indiquait une heure du matin. Elle descendit la large volée de marches du parvis à la suite de von Falkenstein, cramponnée à la rampe pour ne pas glisser sur le granit savonneux d'humidité. Parvenu en bas, il s'arrêta un instant pour se parer de son manteau car le fond de l'air était glacial. Dans la cour de gravier et de sable, nulle trace d'un quelconque chauffeur ou même d'une voiture. Ania se surprit à espérer que l'envoyé de Vogt, lassé de les attendre, soit parti.

— Dans la rue, dit alors von Falkenstein comme s'il avait humé son espérance.

Le garde-barrière fit mine de leur demander les papiers et von Falkenstein le dépassa sans même un regard. Ania l'imita. Poursuivie par les récriminations et les menaces du sous-officier qui se mit bientôt à vociférer, elle fut tentée de se retourner mais il l'en dissuada d'une bourrade indélicate à l'épaule.

Stationnée sur le trottoir opposé les attendait une grosse voiture étincelante, dont le vert dégoûtant devenait saumâtre sous les lampadaires. Appuyé au capot, le chauffeur en veston de peau sombre s'empressa de se redresser et de jeter le mégot de sa cigarette roulée aussitôt qu'il les remarqua. Dans le clair-obscur de la rue, Ania ne distingua pas grand-chose de son visage – hormis qu'il était un peu plus jeune que von Falkenstein.

— Vous êtes en retard, disait-il justement à ce dernier, avant d'ouvrir une portière arrière en guise d'invitation muette.

— Il fait nuit noire, rétorqua von Falkenstein en poussant Ania devant lui pour qu'elle s'y installe en premier. Les gens civilisés ne me convoquent pas à une heure du matin.

L'ordonnance n'eut qu'un vague mouvement du menton. Tassée sur la banquette arrière, Ania s'emmitoufla plus profondément dans l'épaisseur de son manteau. La chair de poule qui lui hérissait les bras par intermittence n'avait cependant aucun rapport avec la froidure régnant dans l'habitacle. Elle sursauta légèrement lorsque von Falkenstein balança son képi sur le bout de banquette rembourrée entre eux.

Le véhicule démarra dans un ronronnement paresseux. Malgré la bruine gelée qui se mit à tomber alors que la voiture tournait à l'angle, le conducteur roulait la vitre ouverte, un coude posé sur la portière. Ania évita de croiser son regard dans les rétroviseurs, le visage tourné vers l'extérieur, son souffle embuant le verre emperlé par la pluie naissante.

C'est des gens qu'il va te demander de briser, j'en suis sûr, avait-il dit. Serait-ce ce soir ? Demain ? Le verre à bière n'avait pas suffi, bien sûr, comme les malheureux lapins n'avaient pas suffi à Krauss, qui aurait bien voulu la voir infliger le même traitement à un cheval et la seule chose qu'il l'avait empêché de le réaliser, c'était qu'il n'avait pas réussi à trouver une bête à proximité de l'Institut. Ils en voulaient toujours plus, et ça ne cesserait jamais ; ils se souciaient peu de son dégoût ou de sa réticence, du fait que Dieu condamnait le meurtre ou même des sordides souvenirs de sa propre famille massacrée que cette seule idée contraignait à surgir en elle. Depuis longtemps, elle s'interdisait d'y repenser, surtout à Vladi. Le seul à l'écouter, à croire aux ombres, à comprendre la torture que cela représentait pour elle et quand il pouvait encore parler, à la défendre contre ses propres parents, à s'interposer lorsque son père avait la ceinture un peu trop lourde, à recadrer son deuxième frère lors de ses accès de méchanceté moqueuse. Il n'en restait désormais plus que des spectres. Et Vladi lui aussi avait fini à genoux dans la terre, il s'était écroulé pour ne plus jamais se relever, elle avait vu sa cervelle gicler par l'arrière de son crâne sous les rires des soldats. Alors elle refusait d'évoquer jusqu'à son nom dans son esprit, comme si s'obliger à effacer la moindre trace de son existence de sa tête allait l'aider, la rendre moins sensible et plus courageuse, mais cela ne fonctionnait plus. Cela ne fonctionnait plus, pas dans cette imposante voiture verdâtre qui fendait la brume en l'amenant elle ne savait-où pour faire elle ne savait quoi, tout ce dont elle se persuadait, c'est que ça serait affreux, affreux, affreux...

Sa main se glissa vers la poignée. Avec un peu de chance, elle se romprait la nuque en sautant en marche, même si la voiture n'allait pas bien vite. Peut-être qu'avec un peu de chance, son crâne percuterait le trottoir avec assez de force pour la tuer, ou mieux, qu'elle se ferait happer par les pneus arrière, que le châssis lui passerait dessus, lui arrachant la peau et lui rompant les os, l'étalant sur l'asphalte – oui, avec un peu de chance – et elle tira, une fois, puis deux et rien ne se passa. C'était verrouillé. Le loquet était profondément enfoncé dans son emplacement et elle ne pourrait le dégager sans attirer l'attention, que ce soit du chauffeur ou de von Falkenstein. La panique la suffoqua.

— Du calme, il ne va rien t'arriver de mal, dit-il soudain à voix basse pour n'être entendu que d'elle et, tendant son bras, il posa ses doigts sur la main qu'elle ouvrait et fermait sur son propre genou sans s'en apercevoir.

Il ne lui prit pas la main, pas vraiment, il se contenta de lui effleurer le dos de la sienne, délicatement, du bout des doigts à peine, s'y attardant. Il avait toujours eu de belles mains, longues, chaudes, douces, d'une souplesse magnifique et Ania eut envie d'hurler, de soulagement ou d'angoisse, elle l'ignorait. Avant qu'il eût le temps de retirer ses phalanges, elle s'en empara, y nouant les siennes, et elle serra, serra de toutes ses maigres forces, tremblante et désemparée, comme si ça allait changer quoi que ce soit, comme si ç'allait l'empêcher de se noyer. Ce contact, si trivial pourtant, la calma assez pour lui permettre de respirer sans avoir l'impression que son propre manteau cherchait à l'étrangler et il lui sembla alors qu'elle ravalait son propre cœur. Von Falkenstein lui adressa un faible sourire et elle se trouva incapable de le lui rendre, se bornant à détourner la tête sans pour autant se détacher de ses doigts, qu'elle souhaitait à la fois arracher et ne plus jamais lâcher. Le chauffeur avait tout vu, bien sûr. En témoignait son air impassible. C'est en croisant son regard indéchiffrable qu'elle s'empressa de rompre cette étreinte futile, non sans entendre von Falkenstein émettre un ricanement sardonique quelque part à sa droite.

Elle se demandait si, à l'avenir, elle pourrait recommencer. La laisserait-il faire, une fois à l'Institut ? C'était peu probable. Elle ne savait même pas vraiment ce qui l'avait pris, de se cramponner ainsi. Ça lui avait fait la même impression trouble que lorsqu'il s'était collé à elle, ce lointain matin peu après son arrivée au Marienhospital, un mélange de peur et d'envie étrange, répugnante, un serpent tiède qui lui aurait entouré le ventre pour le lui tordre.

Sa confusion augmenta quand la voiture s'arrêta. Idiotement, elle avait espéré qu'elle allait voyager toute la nuit durant et ne jamais parvenir à destination. Elle s'en extirpa, s'étonnant de la lourdeur de ses propres jambes – le trajet n'avait pourtant duré qu'une vingtaine de minutes. Comme le véhicule se trouvait à cheval sur une bouche d'égout, elle s'y prit les pieds et serait tombée si le chauffeur n'avait pas eu la présence d'esprit de lui saisir le coude. Elle parvint à marmonner un remerciement avant de se dégager. De l'autre côté, von Falkenstein, casquette sous le bras, se dévissait la nuque pour tenter de saisir l'immeuble austère qui se dressait là dans son ensemble, ou cherchant peut-être une plaque avec un nom de rue.

Aucun signe particulier ne distinguait cet-immeuble là de ses voisins. Blanc paré de briques ocres, il pointait ses rangées de fenêtres aveugles et sombres et ses façades ternes avec la même austérité que le reste du quartier. Il ne portait ni drapeau ni écriteau sur ses murs. Son porche brut avait été privé de son numéro. Rien n'indiquait qu'il s'agissait d'une résidence ou de bureaux. Nombre de voitures ternes étaient garées à proximité. L'entrée n'en était pas gardée. Ania ignorait à quoi elle s'attendait vraiment lorsque Vogt avait exigé d'eux qu'ils se présentent aux quartiers du Service de Sécurité. À une espèce de parodie de l'Institut avec plus de barbelés et de soldats, peut-être. Le nom du service lui-même lui demeurait obscur. Anneliese avait refusé de lui expliquer quel était leur fonction exacte. Quant à von Falkenstein... et bien, elle avait fini par comprendre que ç'avait un rapport plus ou moins lointain avec les deux hommes à chapeau traînant la pauvre femme loin du parc et n'avait pas osé demander plus de détails. Valait mieux ne rien savoir.

Le chauffeur, qui avait ressorti une de ses affreuses cigarettes de tabac brun, les mena le long du sous-bassement en briques orangées. Ania sémilla dans leur sillage, et pas assez vite au goût de von Falkenstein, qui finit par lui saisir le bras sous l'aisselle pour la contraindre à accélérer le pas.

— C'est une plaisanterie, j'espère, lança-t-il à leur guide quand ils dépassèrent le porche sans s'y arrêter. Vous n'allez quand même pas nous faire entrer par les portes réservées à la vermine ?

— Alors, Hauptsturmführer, on vous fait même passer par les caves si on veut, dit le chauffeur dans une bouffée nauséabonde. C'est pas la SS, ici, vous vous souvenez ? Vos protocoles, vous feriez mieux de vous torcher avec.

Sur cette amabilité, il toqua à une palissade en vieux bois qui semblait mener à l'arrière-cour de l'immeuble et aux poubelles. L'odeur confirma à Ania sa première impression. Cela sentait l'ordure, et autre chose, de plus minéral. Un énorme camion gris Opel Blitz occupait la majorité de l'étroit espace – de ceux-là même que possédait l'Institut. Le moteur cliquetait encore en refroidissant et ils durent se plaquer contre le mur pour se faufiler. Le haillon pendait dans le vide, béant face à une porte blindée que le chauffeur déverrouilla à l'aide d'un lourd trousseau. Alors qu'Ania s'y engageait, ses pieds butèrent contre une chaussure d'homme abandonnée là.

— C'est par là, leur indiqua l'envoyé de Vogt et Ania vit qu'il désignait une descente d'escaliers à leur gauche.

— Ah bah vous savez recevoir, il n'y a pas à dire, commenta von Falkenstein avec une désinvolture qui la glaça. Fais attention où tu mets les pieds, toi.

Les marches menaient à une série de caves qui n'en étaient plus vraiment. Devenues blockhaus, recouvertes de béton et d'alcôves, elles empestaient l'humidité, la moisissure et cette autre chose qu'Ania avait humé dans la cour.

— Et voilà, dit l'homme. C'est la troisième à droite. Je vous souhaite la bonne soirée, Hauptsturmführer.

Et il les planta là sans plus de cérémonies, de toute évidence pressé de remonter à l'air libre. Ania ne pouvait lui en vouloir. L'endroit était sordide. Ils se remirent en marche.

— Vous êtes déjà venu ici ? demanda-t-elle à von Falkenstein, plus pour briser le silence que par intérêt réel.

— Oui, ça m'est arrivé, dit-il en parvenant à la troisième porte encastrée dans le mur droit. Ils ont régulièrement besoin de médecins qui ont le cœur bien accroché.

Il entra sans frapper. Un appel d'air fétide frappa le visage d'Ania.

— Ah ben quand même, s'exclama la voix du docteur Vogt, qu'elle reconnut grâce à son timbre un peu abîmé. Il y avait des embouteillages sur la grande rue ou quoi ?

— Bonsoir, bonsoir, lâcha von Falkenstein d'un ton tranchant.

Il se poussa enfin pour la laisser passer et Ania regretta aussitôt d'être entrée. Voûtée mais haute de plafond, cette catacombe avait été bétonnée dans son intégralité. Ce qu'elle remarqua en premier, ce fut la baignoire. Remplie à ras bord d'une eau crasseuse, elle occupait à elle seule tout un côté de la paroi, à la fois incongrue et terrifiante – ses bords étaient ébréchés, l'émail s'écaillant pour révéler le métal et la rouille. Le robinet démonté ne laissait subsister qu'un moignon. Des coulures indéfinissables maculaient ses flancs obèses. Un torchon détrempé, rosâtre et gluant, avait été jeté sur le rebord et fuyait dans un clapotis obscène. Tout près des pieds crochus du monstrueux baquet gisait un seau en ferraille cabossé, abandonné dans une large flaque d'eau. Posée sur une planche et des tréteaux se trouvait-là une batterie de voiture et son paquet de câbles emmêlés, jaunes et verts.

Au milieu se trouvait une chaise en fer soudée au sol. Sur celle-ci, une silhouette masculine diminuée, les vêtements mouillés, pieds et poings liés et toile de jute sur la tête, dodelinant de droite à gauche, sous la lumière d'une ampoule privée d'abat-jour. Il lui manquait une chaussure. L'ourlet de son pantalon pendait piteusement et son pied déchaussé formait un angle perturbant par rapport à sa cheville. Ania comprit qu'elle venait d'entrer dans une antichambre anonyme de l'enfer.

Debout non loin, le docteur Vogt était en train de se rincer les mains dans une bassine d'eau en utilisant un petit pain de savon ovale. Assis sur une table installée à l'opposé, il y avait un homme qu'elle n'avait jamais vu, vêtu d'un pardessus en cuir sombre, chapeau sur les genoux et front dégarni et, l'entourant, plusieurs autres. Parmi eux se trouvaient deux visages qui lui étaient familiers. Dégoûtée, elle reconnut l'Untersturmführer Siegler, celui-là même qui l'avait tant mise mal à l'aise lors de son arrivée au Marienhospital – c'était l'ami d'Anneliese mais elle l'avait toujours trouvé bizarre et perturbant, peut-être à cause de ses dents ou de ses yeux marécageux. Quant au deuxième... plus jeune, beaucoup plus que Siegler, tout frais et pimpant encore dans un uniforme de rang de la SS, ceux couleur de pourriture, feldgrau, grand et solide, plus roux que blond – quelques tâches de son parsemaient son visage qui aurait l'air si gentil si seulement il n'y avait pas cette dureté dans les rides naissantes de son front. Elle l'avait déjà vu, elle en était certaine, sans parvenir à se rappeler où et quand exactement. Ce fut le seul qui parut la remarquer et le seul à lui adresser un signe de la main, discret mais amical.

— Content de voir que vous avez réussi la sélection, lui lança von Falkenstein à la volée. Mais extrêmement déçu de votre choix d'affectation. Vous avez eu votre mot à dire ou pas ?

L'intéressé eut une moue dubitative.

— Pas vraiment, répondit-il, ce qui fit rire quelques-uns de ses voisins.

— Vous connaissez déjà Dahlke, de ce que je vois, constata Vogt en agitant les mains pour se débarrasser de l'eau. C'est un bon garçon. Très doué pour les points de suture. Ça me manquait cruellement.

Ledit Dahlke brandit ses deux pouces à hauteur de poitrine, à l'américaine – tout du moins, c'est ce qu'aurait dit Nina. Ania se souvint alors de lui. L'infirmier en Pologne. Elle l'avait vu alors qu'ils la gardaient dans cette grange infecte. Tout un tas de souvenirs désagréables l'assaillirent alors.

— Je lui ai tout appris, dit von Falkenstein sans sourire. Ravi que vous le trouviez compétent.

— Très, répondit Vogt. Bon, je ne vous présente pas l'Untersturmführer Siegler, vu que vous êtes collègues (Siegler eut un sourire acide), et voici Albert Todt – il montra l'homme en pardessus noir – c'est notre liaison avec la Gestapo...

Ania cessa d'écouter dès que le dénommé Todt commença à présenter les autres sans pour autant bouger de son assise. Un début de nausée naissait dans sa gorge. La pièce puait la fumée froide et la mauvaise sueur. Elle n'osait bouger de sa position, car si elle voulait rejoindre von Falkenstein de l'autre côté, il lui fallait passer devant l'homme ligoté à sa chaise. Celui-ci ne bougeait plus depuis plusieurs secondes, sa tête d'épouvantail aveugle pendant piteusement sur sa poitrine. Une tâche sombre s'épanouissait lentement à l'endroit où son nez devait toucher la toile grossière. Sa poitrine se soulevait en un rythme qui lui parut beaucoup trop lent. Elle ne pouvait arracher son regard de cette posture défaite. Il lui sembla fixer le prisonnier pendant une heure entière avant qu'on ne le lui somme d'approcher.

Menton bas, elle obéit. Elle n'avait absolument aucune envie d'entrer au centre de ce groupe composé exclusivement d'hommes tous plus laids les uns que les autres, Vogt n'en constituant que le pinacle. Elle chercha von Falkenstein du regard, mais il s'était légèrement éloigné, se postant à côté de l'infirmier Dahlke et elle comprit qu'elle serait seule. Au moins tournait-elle désormais le dos au pauvre hère cloué à son fauteuil de fer.

— Alors, c'est donc ça la merveille de l'Ahnenerbe, dit Vogt, et le mince brouhaha cessa tandis que tous fixaient leur attention sur elle. Tu as quel âge, petite ?

— Quinze, réussit à dire Ania. À peu près.

— Quinze, répéta Vogt. Es-tu encore virgo intacta ?

— Je ne parle pas latin, je suis désolée.

— Mais c'est qu'il est bon, son allemand, commenta Vogt sans s'adresser à quiconque en particulier. Est-ce que tu es vierge ? Est-ce que t'as déjà eu un homme en toi ?

Ania aurait préféré qu'il lui colle un poing dans l'estomac. Ou qu'il lui déverse un seau d'immondices sur la tête. Cela lui fit d'ailleurs le même effet. Voilà donc ce qu'elle était pour eux. À peine plus qu'un animal parlant auquel on pouvait poser ce genre de questions dégoûtantes en public, sans aucune considération de sa sensibilité ou de sa pudeur, car à leurs yeux, elle n'était qu'objet. La honte lui dégoulina du sommet du crâne jusqu'aux joues, qu'elle sentit s'enflammer, et serrant les mâchoires, elle ne dit rien.

— Je prends ça pour un non, continua Vogt du même ton détaché. Étrange, on m'a toujours dit que les femelles slaves étaient plus précoces que la normale.

— Je vous dirais ça dans un mois ou deux, dit alors von Falkenstein d'une voix si collante de sarcasme qu'elle crut en devenir malade.

Il y eut quelques rires gras, ouvertement approbateurs. Au comble de l'humiliation, Ania sentit sa vue se troubler et elle se conjura de ne pas pleurer. Elle ne leur ferait pas ce plaisir-là. À la place, elle se contenta d'entourer sa poitrine des bras, ce qui fit naître quelques ricanements. Vogt les fit taire en claquant des mains. Ce son parut réveiller le prisonnier, et celui-ci se mit à remuer et à gémir.

— Petite, dit Vogt en s'approchant de la chaise. Je te présente Max Bodmann. Il est ici pour avoir poignardé un officier SS dans une pharmacie. Est-ce que tu sais quelle est la sentence pour tentative de meurtre sur un représentant du Reich ?

— Pourquoi il a fait ça ? demanda Ania en évitant à tout prix de prêter l'oreille aux bruits mouillés qu'émettait l'homme en dessous de sa cagoule.

— C'est une excellente question, admit Vogt en posant une main amicale sur l'épaule du prisonnier, qui eut un sursaut pitoyable, se recroquevillant. Pourquoi as-tu fait une chose pareille, Maxime ? Réponds à la jeune fille.

Bodmann remua, tirant sur ses menottes. Il dut se tordre son pied blessé sans y prendre garde, car il se mit à mugir. Quelque chose de petit et de dur s'écrasa dans le sac de jute.

— Je ne pense pas qu'Herr Bodmann soit en mesure de répondre, docteur Vogt, signala Dahlke avec une indifférence qui apparut surjouée à Ania.

— Certes, dit Vogt en décernant une taloche agacée au prisonnier. Ça n'a plus grande importance, à vrai dire. Il nous a dit tout ce que nous voulions savoir. Non sans mal. Il ne nous sert à rien, désormais.

À cette dernière affirmation, l'agitation de l'homme redoubla. Ses liens crissèrent contre le métal. Ania eut envie de partir en courant, le cœur au bord des lèvres, mais ses pieds refusèrent de bouger, si bien vissés au sol que dans un moment de panique, elle crut qu'ils étaient soudés au béton à l'instar de la chaise de torture.

— On voudrait que tu lui fasses la même chose qu'à mon verre à bière, annonça Vogt. Prouve-moi que tout ça n'est pas qu'une vaste blague et que tu possèdes bel et bien des capacités paracausales.

Ania ferma les paupières un court instant.

— Je n'ai rien du tout à vous prouver, dit-elle. Espèce de connard.

Un silence tout à fait surnaturel suivit sa déclaration. Abasourdi, Vogt la gratifia de la plus belle bouche en « o » que son visage ravagé pouvait délivrer. Dans son dos, elle surprit distinctement von Falkenstein porter une main à ses lèvres pour dissimuler un large sourire.

— Comment est-ce que tu oses... commença Vogt, blêmissant de seconde en seconde.

— Permettez, l'interrompit aussitôt von Falkenstein avant de s'éclaircir la gorge et Ania comprit qu'il luttait de toutes ses forces contre un fou rire. Permettez, docteur Vogt, que je gère ça.

Sans attendre de réponse, il joua un peu des coudes pour passer entre Dahlke et un Siegler à l'air absent et lorsqu'Ania le vit fondre sur elle, elle se prépara à payer cher pour ce qui venait de se passer. S'attendant à recevoir une cinglante gifle, elle ne récolta cependant qu'un revers peu convaincant, à peine de quoi lui cuire la joue.

— Fais attention à ce que tu dis, espèce de crétine, dit-il en lui saisissant le menton sans douceur aucune.

Derrière lui, Vogt s'était lancé dans un interminable pourparlers avec Todt et sa calvitie galopante et Ania s'obstina à fixer cette direction au lieu d'affronter son regard.

— Je suis là, ajouta von Falkenstein et elle détourna les yeux.

Il ne souriait plus.

— Ne réponds plus jamais comme ça, dit-il. Tu vois cette serviette, là-bas ?

Il lui lâcha le visage et Ania en profita pour se frotter distraitement sa joue. Quelqu'un, peut-être Dahlke, quitta la cave en oubliant de refermer correctement la porte.

— Est-ce que tu sais à quoi elle sert ? demanda von Falkenstein.

Ne saisissant pas très bien le rapport, Ania nia de la tête.

— C'est qu'un torchon, dit-elle.

— Oui, mais ils la plaquent sur le visage, en s'arrangeant bien de recouvrir le nez et ensuite, ils versent de l'eau dessus, siffla-t-il en la secouant un peu par le bras. Avec le seau que tu vois là. Tu sais ce que ça fait ?

Elle n'en avait aucune idée et ne voulait pas vraiment le découvrir. Elle regarda la serviette détrempée sans la voir.

— Ça crée une impression d'asphyxie intenable. Comme si tu te noyais, tu saisis ? Sauf que tu ne te noies pas vraiment, c'est impossible, poursuivit von Falkenstein de cette voix froide qu'elle détestait tant. En position allongée, la bouche est plus haute que les poumons et l'eau ne peut pas descendre, c'est physique. Je n'ai jamais vu personne tenir plus d'une minute, personne. Tu n'as pas envie d'y passer, crois-moi.

Ania comprenait désormais mieux pourquoi les vêtements de l'homme masqué semblaient avoir subi un lessivage récent.

— Alors, fais ce qu'ils demandent.

Les genoux du prisonnier tremblaient par à-coups. Son ombre, diaphane, diffuse, se terrait quelque part dans son dos, tout aussi apeurée que lui. Dahlke revint à ce moment-là, les bras chargés d'une flasque et de petits verres à alcool. Von Falkenstein le jaugea d'un air désapprobateur mais Vogt l'accueillit avec un enthousiasme débonnaire.

— Non, répondit alors Ania. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Non, s'il vous plaît, pas ça...

Elle répéta jusqu'à ce que sa voix ne se brise en un gémissement piteux. Elle voulait sortir d'ici, quitter cette pièce nauséabonde sans jamais se retourner. Après avoir lampé sa gnôle cul-sec, Vogt tapa une fois encore dans ses mains et Bodmann essaya à nouveau de se décoller de son siège – Ania l'entendait pleurer, tout doucement, et la tête commença à lui tourner.

— Bon, s'impatienta Vogt. J'ai pas toute la nuit.

Terrifiée, perdue, elle fit de son mieux pour enfermer l'angoisse qui menaçait d'exploser dans sa poitrine.

— Je ne le ferais pas, non, s'il vous plaît, ne m'obligez pas, chuchota-t-elle.

— Ressaisis-toi, dit von Falkenstein avec mépris avant de la pousser en avant.

Son ton lui fit l'effet d'un coup de pied dans les tibias et ses genoux se dérobèrent sous elle. Se sentant défaillir, elle tenta de taire les pleurs qui sciaient son corps jusqu'à la nausée et parvint à se retourner, les mains tendues. Dans le brouillard, elle l'entendit émettre un sifflement incrédule alors qu'elle s'accrochait à son manteau dans un geste d'ultime désespoir. Plaquant sa joue contre sa poitrine, l'insigne au serpent imprimant un filigrane livide sur chair rougie par le coup, Ania tenta de déceler les battements de son cœur mais il n'y avait rien.

— Je ne le ferais pas, articula-t-elle.

— Arrête ça, la prévint von Falkenstein. Tout de suite.

Probablement encore trop surpris pour réagir, il ne la repoussa pas et ne la retint pas plus alors que, trahie par ses jambes, elle glissait à genoux. Se dissimulant le visage avec des mains vaseuses, Ania sentit ses larmes lui mouiller les doigts. Elle n'arrivait plus à respirer.

— Je ne peux pas, expira-t-elle.

Tordant son encolure d'une poigne rude, von Falkenstein la tira vers le haut, impitoyable. Ania se redressa sans résistance, tentant d'essuyer ses yeux humides à l'aide de ses poignets.

— Bien sûr que si, lui dit-il alors qu'elle se frottait lamentablement les paupières. Fais-le vite et bien. Ne regarde pas, si tu veux.

Il avait parlé à voix basse, avec cette étrange patience très douce qui lui rappelait bizarrement la saveur de confiture.

— Essuie-toi, ajouta-t-il en lui tendant un mouchoir soigneusement plié qu'il sortit de la poche intérieure de son manteau.

Ania s'en empara pour s'éponger les yeux. Elle ne ressentait plus rien. Incapable de lever les yeux vers la petite assistance, elle se borna à fixer le sol, le tissu humide enfermé dans son poing. Ses doigts devenaient mous. Le mouchoir finit par lui échapper, tombant sur le sol crasseux. Ainsi, elle ne voyait aucun visage, seulement leurs pantalons, leurs vestes et leurs chaussures. Du tissu à pinces soigneusement repassé, rayé ou uni, cintrés et des uniformes du même acabit. Un mouchoir décoratif soigneusement enfoncé dans une poche de gilet sous un pardessus de cuir noir. Partout, des épingles noires et or, tâchées de rouge comme des gouttelettes de sang, sur les revers. Des boutons de manchette coûteux ornés de croix gammées, des aigles aux ailes déployées cousus sur la poitrine. Des chaussures de ville en daim, brillantes ou mates, plates et à talonnettes, des chaussettes bien propres en-dessous, ou des bottes.

Deux mains fermes s'accrochèrent à ses épaules par-derrière.

— Allez, dit la voix de von Falkenstein quelque part au-dessus d'elle.

Il y eut un court moment de flottement durant lequel Ania essaya de se persuader que tout cela ne pouvait être réel. Elle y parvint presque et puis le prisonnier bougea ses deux jambes en face d'elle et elle eut envie de hurler, mais pour lui dire quoi ?

Elle dut se concentrer. Comme toujours lorsque von Falkenstein se trouvait avec elle, les ombres avaient tendance à se faire oublier et elle plissa des yeux afin de mieux appréhender la forme mollassonne qui se terrait derrière l'homme au visage de toile.

— Gloire au parti communiste allemand ! se mit-il alors à beugler en moulinant des jambes comme un dératé. Mort au fascisme !

Ce cri provoqua une multitude de rires discrets.

— D'accord, Karl Max, commenta Vogt. On attend, petite.

Il y eut quelques hochements de tête d'un enthousiasme modéré. Les doigts de von Falkenstein lui serrèrent les épaules dans un rude pincement.

Ania les gratifia d'un air vitreux. Elle n'était plus vraiment là, elle était partie, et tout cela ne la concernait que de très loin. Semblant gagner en consistance, l'ombre de Bodmann se déplia derrière lui, fine, craintive et trouble.

— Je suis désolée, murmura Ania sans parvenir à déterminer si elle s'adressait à l'ombre ou à son propriétaire.

L'odeur vint en premier. Jamais Ania ne l'avait sentie alors qu'ils la forçaient à s'en prendre à des lapins. Cela se mit à puer le métal froid, l'acier sous la pluie, les étincelles d'une forge morte remplie de charbon – l'ombre s'enroulait autour du corps malmené de Bodmann, agitant et étirant ses vrilles sur son thorax et comme s'il l'avait perçue, le prisonnier se mit à frissonner puis à trembler. L'ombre commença à se faufiler sous la cagoule, liquide, et Ania détourna les yeux en entendant Bodmann éructer, la gorge compressée. Il toussa, puis se mit à mugir comme si sa bouche était désormais pleine de goudron. Son dos se tordit, rejetant sa tête en arrière, son corps entier à la recherche d'un peu d'air.

— Enlevez... ça... enlevez...le... parvint-il à cracher entre deux expectorations spumeuses et Vogt fronça ses sourcils, qui formèrent une barre inégale.

Tordue par une force qu'Ania était la seule à voir, la main droite de Bodmann se brisa dans un craquement sourd, s'ouvrant en deux comme une miche de pain trop cuite, poissant de rouge et d'esquilles le lambeau de cuir qui la retenait à l'accoudoir. Son hurlement vira à l'aigu. Ania n'avait aucun souvenir d'en avoir entendu de pareil, d'aussi inhumain, même en Pologne. Les os continuèrent à se rompre dans une série de détonations cartilagineuses, transperçant la chair ici et là. Bodmann était comme broyé. Une de ses clavicules ressortit de quelques centimètres, déchirant chair et tissu dans un éclat jaunâtre. L'ombre avait disparu. Ania l'avait forcée à entrer à l'intérieur par l'œsophage et désormais, elle s'employait à le réduire en miettes. Les bruits que cela faisait étaient immondes. Quand ses côtes éclatèrent à leur tour vers l'extérieur, s'ouvrant comme une fleur malsaine, Bodmann ne criait plus. Sur son torse s'épanouissait une rosace couleur lie-de-vin, sombre, piquée d'épines suintantes, révélant ce qui se trouvait à l'intérieur et dans l'assemblée, Ania entendit quelqu'un retenir un haut le cœur.

Tout le corps malmené tressautait, à l'agonie. Ania se tordait les mains, les larmes coulant le long de son nez déjà humide, en silence. Von Falkenstein avait lâché une de ses épaules, sûrement pour se couvrir la bouche.

— Alors ça... ça c'est vraiment... prononça-t-il.

Dans un gargouillement mouillé, les viscères molles de Bodmann se répandirent sur son ventre puis sur ses genoux désormais immobiles, des serpentins et des caillots dégoulinant avec une lenteur obscène jusqu'au sol. D'une lividité de cadavre, l'Untersturmführer Siegler quitta les lieux d'un pas précipité. Quelqu'un poussa un cri étranglé. Todt et deux autres se bousculèrent pour sortir près de la chaise du prisonnier et le chapeau du premier termina dans la baignoire à l'eau polluée de sang et de morve. Vogt les suivit de peu, s'excusant d'une voix blanche. Ne resta que Dahlke, plaqué au mur, les yeux écarquillés et muet de stupeur.

Ania se sentit soudain très mal. Dans le couloir résonna une éclaboussure écœurante – elle espéra que c'était Vogt avant de basculer en arrière, au bord du malaise. Elle fut rattrapée par von Falkenstein, qui eut la présence d'esprit de la saisir par les aisselles pour l'empêcher de choir par terre. Ania voulut balbutier un merci et ne parvint qu'à marmonner.

— Mais ne restez pas planté là ! Venez m'aider ! s'exclama-t-il et en face, elle aperçut une silhouette sombre qui devait être Dahlke.

Il devint ensuite une tâche floue, méconnaissable ; elle eut la vague impression d'être soulevée d'un côté comme de l'autre et puis, elle sombra.

*

Quand elle reprit connaissance, elle était allongée et elle avait chaud. Son dos et sa tête reposaient sur un empilement moelleux. Au-dessus d'elle se déployait un très joli plafond orné de décorations florales en plâtre au milieu duquel se pavanait un lustre étincelant. Elle ne portait plus de manteau. Elle leva la main pour se frotter le front et se rendit compte que quelqu'un était en train de lui palper le poignet afin de lui prendre le pouls, et elle eut un mouvement de recul. Assis à même le tapis de sol se trouvait-là Dahlke.

— Doucement, la prévint-il alors qu'elle dégageait son bras pour se redresser sur les coudes et se mettre en position assise. C'est encore un peu bas.

En effet, la pièce tournoya autour d'elle pendant un long moment avant qu'elle ne puisse y voir plus clair. De lourds rideaux à franges occultaient les fenêtres en guillotine. Une horloge en marbre et cuivres de scène de chasse tiquait sur une commode, près de grandes vitrines remplies de douilles vides de différents calibres, dont le plus gros dépassait largement la taille de son poing. Entre les vitrines, des cadres sous verre remplis de papillons et de scarabées morts épinglés au liège. Ce n'était pas le Marienhospital. Ania se laissa aller en arrière, se tassant un peu plus sur l'opulente méridienne.

— Tu veux du thé ? lui proposa Dahlke tout en s'emparant d'une tasse posée sur une table d'appoint qu'il lui tendit ensuite. Y a du sucre de canne dedans, ça va te requinquer, tu vas voir.

— Vous êtes gentil, répondit Ania d'une voix qui lui parut encore très faible.

L'instant d'après, une grosse tête de chien noire et marron au museau dilaté vint se coller à sa cuisse pour la renifler et sa tasse de thé faillit partir à la renverse. Après s'être assuré qu'elle n'allait attaquer personne, l'animal s'installa aux pieds du sofa et Dahlke lui gratta affectueusement la nuque. C'était un très joli spécimen, élancé et au regard intelligent. Ses oreilles avaient été chirurgicalement taillées pour lui donner un aspect plus féroce et Ania détesta cela, car ils leur infligeaient la même chose à l'Institut et elle trouvait cela stupide et inutile. Dahlke dut remarquer son air intéressé car il lui sourit en flattant le crâne de la bête.

— Je te présente Mercedes, qui est un Dobermann absolument adorable. Elle est au docteur Vogt. Ça ne fait que dix jours que je suis ici, mais elle m'a déjà adoptée, dit-il d'un ton badin. Hein, ma belle ? Allez va dire bonjour à Ania, allez hop !

La chienne s'empressa de venir humer à nouveau les doigts qu'elle lui tendait avant de poser sa tête sur sa jambe, attentive. Elle lui caressa le cou et ce contact lui fit beaucoup de bien.

— J'aime bien les bêtes, dit-elle. Parfois beaucoup plus que... enfin...

— Oui, je comprends. Elles sont quand même bien moins pénibles que nous autres, répondit Dahlke. Tu parles bien allemand, dis. Et t'as quand même l'air en meilleure santé que la dernière fois que je t'ai vue.

Ania savait qu'il ne se comportait ainsi que parce qu'elle lui faisait de la peine, et cela la toucha tout de même. S'il avait été horrifié comme les autres dans cette cellule miteuse, Dahlke n'en montrait cependant rien devant elle, la traitant avec gentillesse et prévenance et elle lui en était infiniment reconnaissante. Il fallait posséder un sacré sang-froid et un détachement hors-normes pour lui parler comme si rien n'était, comme s'il n'avait pas vu un homme se fendre en deux devant lui à peine quelques instants auparavant ; puis elle se rappela qu'il était infirmier, mobilisé sur le front polonais et que par conséquent, il avait dû assister à plus atroce. Quelque part, et même s'ils n'avaient aucun trait en commun, il lui rappelait von Falkenstein, enfin, ce que ce dernier aurait pu être s'il n'était pas aussi taciturne et cassant.

— Oui, répondit-elle. Je mange tous les jours, maintenant.

Lasse de se faire câliner, Mercedes retourna s'allonger près de Dahlke dans un soupir.

— Bois avant que ce soit complètement froid, lui conseilla celui-ci. Et ça va, il te traite bien, Hansi la terreur ?

Ania prit le temps de boire quelques gorgées avant de répondre, car elle ignorait quoi dire exactement.

— Oui, ça va, répondit-elle en ignorant si c'était un véritable mensonge. Il a signé mon Ahnenpass.

— Hm, d'accord, dit Dahlke, seulement à moitié convaincu. J'étais avec lui à l'est, tu sais. Je sais qu'il n'est pas facile à subir au quotidien, gottverdammt.

Ania réussit à produire une mince grimace amusée. Elle se sentait faible et barbouillée. Lorsqu'elle avait la mauvaise idée de fermer les paupières, l'image d'un Bodmann écorché vif s'imposait à elle avec la force d'une hallucination. Elle se demandait également si von Falkenstein l'autoriserait à reprendre de la méthadone pour mieux dormir, au moins cette nuit-ci. Elle l'espérait. Encore faudrait-il qu'elle ose le lui demander.

Sa boisson terminée, elle refusa poliment d'être resservie. Comprenant qu'elle avait besoin de paix, Dahlke la laissa tranquille avec un tact admirable et elle s'allongea à moitié dans un tas de coussins, le regard perdu dans le vague. Il était très tard. Une faible rumeur de conversation animée filtrait jusqu'à elle par la porte adjacente. Elle fut incapable de trouver le sommeil, préférant taquiner la chienne qui venait à ses nouvelles avec une régularité amicale.

Au bout d'un moment, la porte finit par s'ouvrir en grand et elle se redressa dans une position plus digne. Bondissant sur ses quatre pattes, Mercedes se mit aussitôt à grogner puis à aboyer, forçant Dahlke à se mettre précipitamment debout pour la retenir par le collier.

— Ah non, s'exclama von Falkenstein avec une expression irritée tout en franchissant le seuil, pas encore un de ces clébards des enfers, pitié !

Il suffit d'une seule secousse de Dahlke pour inciter la chienne à se taire, qui referma la gueule et fixa l'intrus avec vigilance.

— C'est juste qu'elle ne vous aime pas, dit-il.

— C'est réciproque, rétorqua von Falkenstein, débarrassé de son manteau, lui aussi. Jamais pu les supporter. Mon frère en avait un, je me souviens, une espèce de petit bâtard de chasse, et je le détestais tellement que j'ai fini par lui mettre un coup de fusil dans la caboche. Je pense qu'il m'en veut encore.

— Elles doivent être plaisantes, vos réunions familiales, Herr SS-Hauptsturmführer, commenta Dahlke en faisant assoir Mercedes d'une tape sur la tête.

— Je vous inviterais à la prochaine, si vous voulez, mon père adore les comiques dans votre genre, lui promit von Falkenstein d'un ton oscillant entre le sérieux et la dérision. Vous lui raconterez vos exploits polonais.

— Je dois y réfléchir, dit Dahlke avec un large sourire. Merci d'avoir approuvé ma candidature, au fait. Avec une recommandation en plus, vraiment, je vous dois ma future carrière dans cette merveilleuse institution.

Von Falkenstein lui décocha une bourrade. Ania ne l'avait jamais vu se comporter ainsi avec qui que ce soit. Elle ne l'imaginait que mal avoir des amis.

— C'est avec plaisir, mais n'allez pas le crier partout. J'ai une réputation à tenir, poursuivit von Falkenstein avec un dernier sourire. Vogt vous autorise à aller dormir.

— Que c'est charmant de sa part, dit Dahlke. On y va, Mercedes, ajouta-t-il à l'adresse de la chienne.

— Oui, dégagez-moi ça d'ici, merci beaucoup.

L'animal se mit à nouveau à grogner dans sa direction et il eut un mouvement de recul involontaire qui amusa beaucoup Dahlke.

— Allez, fifille, on s'en va, badina-t-il en lui ordonnant de le suivre. C'est qu'un méchant SS, ouh, oui, un très très méchant SS ! Allons-y avant qu'il ne te mette un coup de fusil.

Le Dobermann sur ses talons, il disparut alors que von Falkenstein le traitait d'abruti à haute et intelligible voix. Ania remua sur son assise lorsqu'il s'approcha enfin, puis se laissa tomber à côté d'elle dans un soupir de contentement.

— Tu as l'air d'aller mieux, constata-t-il sans la regarder. C'est bien.

— Oui. L'infirmier Dahlke dit que c'était un malaise vagal. Ce n'est pas grave.

Elle marqua une pause et puis :

— Là-bas... après... j'ai entendu quelqu'un vomir.

Von Falkenstein éclata d'un rire bref et amusé.

— C'était le docteur Vogt. Tu lui as fait forte impression, bravo. Depuis, il parle de toi comme si t'étais une espèce d'icône sainte, tu devrais l'entendre.

— Oh, dit Ania. Et c'est bien ?

— Oui, oui, il est ravi, répondit von Falkenstein sans donner plus de détails. Les autres aussi. Je plains ceux qui devront ramasser les morceaux de l'autre, par contre.

Elle crut qu'elle allait recracher le thé tiédasse qui lui plombait désormais l'estomac. La désinvolture de von Falkenstein la glaçait en permanence – pour lui, la mort et la souffrance n'étaient qu'un sujet de discussion comme un autre. Elle ne l'avait jamais vu s'offusquer de quelque horreur que ce soit.

— Ça ne vous fait vraiment rien ? demanda-t-elle. Ce que j'ai... ce que l'ombre a...

— C'était intéressant, admit-il en la jaugeant enfin en face.

Il s'accouda au dossier du sofa afin d'adopter une position plus confortable, une jambe à moitié pliée sur l'assise.

— Mais ça ne m'a ni dégoûté, ni terrorisé, si c'est la vraie question. Tu sais, n'y a pas grand-chose de ce genre qui est susceptible de m'impressionner. Ce qui fait de moi un bon médecin, je pense. Quant à savoir si c'est normal...

Il s'interrompit pour se masser l'arête du nez et Ania devina qu'il commençait à avoir un début de migraine.

— Je suppose qu'on s'en fout, acheva-t-il. Tu devrais être fière de toi. Ils n'ont jamais rien vu d'aussi phénoménal.

— D'accord, dit Ania sans parvenir pour autant arriver à s'en persuader. Ça veut dire qu'ils voudront que je recommence, alors. Je ne suis pas sûre de le pouvoir. C'était... vraiment éprouvant. Je ne pense pas que les ombres soient faites pour ça.

— On verra bien, coupa von Falkenstein en se détournant.

Croisant les bras, il se laissa partir en arrière, jambes étendues et ferma les yeux. Pendant un long moment, Ania fut sur le point de lui demander si elle avait le droit de prendre quelque chose pour dormir une fois qu'ils auraient quitté cet immeuble affreux.

— Ils veulent que tu restes ici, tu sais, lâcha-t-il alors, comme s'il lisait ses pensées à cet instant précis. J'ai réussi à leur faire changer d'avis. Cet endroit est rempli de gens dangereux, ce n'est pas ta place.

— Des gens dangereux, répéta Ania. Ceux qu'ils amènent ici, comme... Max Bodmann... ou ceux qui...

— Les deux, admit von Falkenstein en s'étirant. J'attends qu'ils nous laissent repartir. Pour combien de temps, par contre...

— J'ai besoin d'aller aux toilettes, avoua-t-elle. Je crois que j'ai envie de vomir.

— Ça va passer.

Elle n'osa pas insister. La minute d'après, Dahlke passa sa tête dans l'encadrement de la porte, s'y penchant de manière exagérée.

— Vous êtes encore là, constata von Falkenstein.

— Malheureusement. Vogt vous demande.

— De nouveau ? soupira-t-il en se levant tout de même. Il n'a pas fini de s'extasier sur les merveilles paracausales et leurs manifestations ?

— Apparemment pas, répondit Dahlke. Mais il vous laisse partir après, je vous le garantis.

— Ils ont probablement dit la même chose à Bodmann en le traînant en-dehors du camion, ironisa von Falkenstein. Soyez sympa et amenez-là aux commodités, et pas celles des prisonniers.

— Ils n'en ont pas, précisa inutilement Dahlke.

Les lèvres étroitement serrées, Ania se leva à son tour. Sans un mot, von Falkenstein sortit dans le couloir.

Lorsqu'elle eut terminé de rendre le liquide brunâtre dans la cuvette, elle sortit, embarrassée, et Dahlke lui tendit une gourde remplie d'eau claire. 

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