16 von Falkenstein

Ce matin-là, ce fut Muller qui – évènement exceptionnel s'il en est – déboula dans son bureau, sa fausse permanente blonde atrocement défaite et le visage dans un état tout aussi catastrophique. Son mascara avait coulé, lui pochant les yeux et sa tenue, autrefois apprêtée, n'était plus qu'un infâme ramassis daubant la bière renversée et la sueur, comme si elle sortait d'une déchetterie. Tenant sa veste déchirée contre son chemisier aux aisselles mouillées malgré le froid, elle avait perdu une de ses éternelles boucles d'oreille en perle. Son lobe avait saigné jusqu'à la nuque. Il replia le fastidieux emploi du temps du docteur Hoffmann, qu'il aurait déjà dû afficher la semaine dernière, et ne prit pas la peine de se lever tandis qu'elle se postait en face de sa table de travail, essoufflée d'avoir couru dans le couloir après une nuit de beuverie.

— En voilà une tête de merde, Muller, dit-il en reposant son troisième café de l'heure, soudain dégoûté par les effluves d'insalubrité que charriait ce porcelet en jupons. Si vous vous arrêtez juste pour me souhaiter une bonne année, ce n'est pas la peine.

À sa plus grande déception, elle ne rétorqua rien. S'appuyant d'une main incertaine à son bureau, elle fit tomber le pot à crayons qui se répandit à ses pieds. Von Falkenstein ouvrit la bouche et elle le coupa aussitôt, aussi affolée que si un incendie venait de se déclarer dans la coursive avoisinante.

— Je crois que je l'ai perdue, souffla-t-elle, l'arrosant au passage d'une haleine rance.

Prudent, il recula le fauteuil de dix centimètres, pour échapper à la fois à la vision de sa face luisante de sueur et de traces de poudre grasse, ainsi qu'aux éventuels postillons chargés de houblon qu'elle pourrait cracher dans sa direction.

— Vous avez perdu quoi, encore, à part votre aptitude à vous exprimer correctement ? demanda-t-il, s'agaçant d'être dérangé dès sept heures du matin. Vous êtes complètement murgée, ma pauvre fille. Vous voulez quoi, de l'aspirine ?

— Ta gueule, Hansi, balbutia-t-elle en le pointant d'un index étonnamment ferme. C'est important. Je l'ai perdue, t'entends ? À Illwi... Iks... dans le village. L'instant d'avant, elle était à table avec moi, et puis j'ai dansé, et ensuite elle avait disparu.

Il enleva ses lunettes, craignant qu'elle ne les lui balaie sous le coup de l'agacement, et les posa soigneusement sur le semainier ouvert non loin.

— Si l'infirmière Gunther est allée se paumer dans la forêt parce qu'elle avait un coup en trop dans le nez, croyez-moi, c'est pour le bien commun, commenta-t-il.

— Mais non, abruti de montagnard arriéré ! s'écria-t-elle.

Elle décocha un coup incertain dans sa timbale encore à moitié pleine, ce qui le fit sursauter. Le café se répandit non loin des crayons.

— Arrêtez de dévaster mon espace de travail, l'avertit-il.

— Je parle pas de Gunther ! Elle est rentrée avec moi, à pied ! l'ignora Muller en tapant sur son bureau une fois de plus. Mais d'Ania ! Krauss va me tuer ! J'aurais jamais dû l'amener là-bas ! C'était pas une bonne idée, se plaignit-elle ensuite. Et j'ai beaucoup trop bu.

Elle retint une remontée particulièrement répugnante et pendant un court instant, von Falkenstein crut qu'elle allait vomir dans sa corbeille à papiers. Il avait l'impression qu'une bestiole venimeuse venait de planter ses crocs quelque part à l'arrière de sa nuque, y instillant son poison glacial, tétanisant toute sa colonne vertébrale. La voix qui résonna ensuite lui parut complètement étrangère, bien qu'elle vienne de lui.

— Vous avez fait quoi ?

Muller lui adressa un rictus à la fois coupable et triomphant, les yeux étincelants des restes de la fièvre festive qui lui crispait encore les membres.

— Je l'ai amenée fêter la nouvelle année au Pivert, déclara-t-elle avant d'hoqueter. Avec Gebbert, Brunehilde et ce bon vieux Wolff. On l'a pas retrouvé non plus, d'ailleurs !

Von Falkenstein fixa la fenêtre entrouverte sans rien dire. Il ne se sentait pas capable de répondre quelque chose de cohérent. Tout une pléthore de diapositives abominables défila dans son esprit, excessivement détaillées ; la faute à sa mémoire visuelle beaucoup trop juste – sur l'instant, il aurait tout donné pour s'en défaire de manière définitive, quitte à s'enfoncer une dague de parade dans l'orbite comme l'autre, il y a longtemps.

— Est-ce que vous m'avez entendue ? demanda Muller de sa voix plaintive, comme il ne réagissait toujours pas. Il faut la retrouver, et vite !

— Espèce de pauvre conne, lâcha-t-il de cette même voix distante qu'il n'associait que mal à lui-même. Vous l'avez amenée dans une auberge, en compagnie d'un alcoolique notoire qui est incapable de la garder dans son pantalon, et vous êtes en train de vous demander si c'était une bonne idée. Vous avez pensé à vérifier les chambres ?

À la main que se plaqua Muller sur ses lèvres asséchées, il comprit que non, elle n'avait pas pensé à vérifier les chambres. Le poison froid descendit lentement de son cou jusqu'à son estomac, aussi pesant et tranchant que de l'acier.

— Krauss va me tuer s'il lui est arrivé quelque chose, se lamenta à nouveau Muller en se saisissant la tête comme pour l'empêcher d'éclater entre ses paumes.

Von Falkenstein faillit lui dire que, étant donné qu'elle se trouvait dans son bureau et pas celui de Krauss, c'était lui qui allait probablement la tuer, et pas de manière figurée – il remercia mentalement l'administration de ne l'avoir jamais doté d'une arme de service, car le cas échéant, Muller aurait pris un bon vieux pruneau en plein milieu de sa caboche pleine de courants d'air. Elle se serait alors écroulée en plein sur son bureau et l'emploi du temps qu'il ne terminerait probablement jamais, rependant sa cervelle d'idiote dans un gargouillis final qui lui aurait fait tellement plaisir ; qui aurait dû lui faire tellement plaisir, plutôt, car même s'il l'imaginait agoniser à l'instant même, il ne parvenait pas à chasser cette impression de lourdeur, cet écrasement qui s'était emparé de tous ses membres et qui le rendait incapable de se lever ou de bouger ou même de parler.

— Aidez-moi, le supplia-t-elle, se balançant d'avant en arrière, au bord de la crise de nerfs. S'il vous plaît, Hans. Faut la retrouver et la ramener ici avant que Krauss ne se rende compte qu'il y a un problème. Bruno n'est pas là. S'il vous plaît, Haupts... Hauptsturmführer.

Comme il se contentait de regarder la porte entrouverte derrière elle sans dire quoi que ce soit, Muller finit par reprendre une majeure partie de ses esprits, s'étalant encore plus son fard à paupière délité sur les tempes du plat de la main.

— Wolff n'est pas un criminel, affirma-t-elle. Je ne pense pas qu'il... oh, bon Dieu, elle n'a même pas quinze ans.

L'inquiétante paralysie qui l'avait cloué au fauteuil sans crier gare s'évapora soudain et il se déplia, ce qui fit reculer Muller. Il devait avoir l'air particulièrement excédé, pour qu'elle se tasse ainsi près de la porte. Elle ne proposa pas de l'accompagner.

*

Ce n'était pas normal, de se mettre dans un état pareil pour une raison aussi futile, il en avait conscience. Une fois encore, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire que Muller fasse n'importe quoi avec... elle... ? Qu'elle l'amène...

... au Pivert... pour la nouvelle année...

... avec Jensen...

... et qu'elle ne vérifie pas les chambres, l'idiote...

Ce n'était pas normal, de s'en soucier autant ; ce n'était pas normal, cette douleur n'était pas normale, elle était inadéquate, inexplicable. Il fallait qu'il parte d'ici, au plus vite. Cet Institut n'était pas sain. Ce qu'il ressentait n'était pas sain. Rien de tout cela n'était sain, car la démence avait contaminé les murs et elle rampait, insidieuse, comme une ombre ; elle avait fini par s'infiltrer en lui, dans un lent travail de sape qu'il ne pouvait que constater.

« Ce n'était pas une bonne idée », avait dit Muller. Ce n'était pas une bonne idée que d'aller en Ukraine. La chose désarticulée à l'intérieur de l'infirmerie l'avait prévenu, pourtant. N'y allez pas, avait-elle averti. Il n'en avait pas eu envie, et il y était allé quand même ; comme il n'avait pas eu envie de rester à l'Institut, et qu'il y était resté quand même.

*

Ses pieds bottés claquaient sur le pavé luisant, obligeant le sel à crisser. Pendant une fraction de temps infime, il détesta son propre pas bien trop réglé, tac-tac-tac, alors qu'à l'intérieur de lui, tout vacillait, tout s'écroulait ; mais ses jambes n'en avaient rien à faire, un pied devant l'autre, tournés légèrement vers l'extérieur pour que la semelle émette plus de bruit, car on lui avait appris qu'on devait l'entendre arriver ; tac et tac et tac, et gauche et droite, et dans cette rue morte, les réverbères devenaient rares, et il passait de la pénombre aux flaques de lumière en alternance car le soleil ne s'était pas encore levé.

Sous un porche, il entendit des ivrognes rire bruyamment, hilares du changement d'année. Leur odeur s'était collée aux murs-mêmes, ces miasmes d'alcool et d'urine rance. Dans d'autres circonstances, il serait allé leur parler, à ces imbibés tardifs, pour au moins essayer de les ramener à la raison. C'était stupide.

Il se rendit compte qu'il avait marché tel un automate de la place, où il avait laissé la voiture, jusqu'à la dernière portion de la rue principale, ne voyant et n'entendant rien. Il lui fallut trente bonnes secondes pour comprendre qu'il venait de passer devant l'auberge à la devanture d'un vert vif – il fit donc demi-tour et s'arrêta.

Le Pivert, clamait l'enseigne en lettres gothiques dorées. La peinture s'écaillait. Une partie de la vitre donnant dehors avait été brisée par une chaise, désormais posée sur le trottoir. Les éclats de verre s'étaient répandus sur la chaussée comme autant de lames de cristal, scintillant sous la faible lumière et l'humidité tombante. Un boa en plumes défraîchi enroulé autour de la nuque, le propriétaire des lieux s'était assoupi sur le siège qui avait défoncé son propre commerce, les bras passés autour de son tablier tâché. Un drapeau rouge, décroché de sa potence, lui servait à la fois de cape et de couverture improvisée.

— Misère de misère, s'exclama-t-il en se réveillant brusquement, alerté par le martèlement de sa démarche. Un fantôme ! Et avec un brassard, en plus !

Von Falkenstein se tâta le bras. Le brassard était toujours là.

Sieg Heil et bonne année, surtout ! brailla l'homme alors qu'il le dépassait dans l'intention de monter les marches.

*

Une légère brume, reste d'exhalations des cigarettes achevant leur agonie dans les cendriers, flottait dans la salle silencieuse, se faufilant entre les tables déplacées, renversées et les chaises aux pieds rabotés, tristes restes accompagnés d'un crépitement de gramophone qui tournait à vide. Le comptoir, du même vert que la façade, était poisseux, maculé de traînées sucrées dans lesquelles se noyaient des débris sales et des bouteilles.

Le sol lui-même était collant de bière et d'il ne savait quoi encore, de liqueurs renversées à la hâte par terre tandis qu'on trinquait, qu'on se bousculait et qu'on vociférait. Dans un moment d'inattention plus aigu que les précédents, il se sentit déraper, la botte glissant dans une flaque qu'il ne parvint pas à identifier. Il évita de peu la chute, prenant appui sur la table la plus proche. Celle-ci, bancale, s'inclina de quelques centimètres, dérangeant le soldat Gebbert qui y avait posé la tête pour dormir.

Von Falkenstein repartit, les semelles adhérant au sol dans d'atroces clapotements de marécage. L'odeur de mauvais tabac refroidi, de sueur caillée, de vin éventé, lui prenait le nez, insupportable. Il détestait ces lieux clos où ils s'amassaient tous, hurlant comme des animaux en cage, levant leur eau de vie dans une cacophonie transpirante, sale, la légendaire réserve du peuple allemand, bien sûr. Des exutoires dégoulinants et impudiques, des confessionnaux de ce qu'il y avait de pire, remplis de plaisanteries scabreuses, de mains baladeuses, équivoques, jusqu'au coma éthylique ; et ils l'avaient traînée ici, au plus bas.

Parvenu en bas des escaliers communiquant avec le deuxième et le dernier étage, il fit brusquement marche arrière et revint vers Gebbert, qui ronflait toujours. Il fut tenté de le secouer. Repartit ensuite vers les escaliers. Monta les marches en se tenant à la rampe. Alluma une cigarette une fois dans le couloir.

Commença à ouvrir les portes à coups de pied.

Claquant avec bruit contre les murs, elles ne lui livrèrent que des pièces vides et dépourvues de vie. En bas, quelqu'un s'insurgea contre ce raffut. La dernière refusa de bouger, verrouillée de l'intérieur. Von Falkenstein s'arrêta, interdit. Hésita un peu. Finit par lever la main pour frapper avec une certaine civilité.

— Inspection sanitaire, balança-t-il, formulant le premier prétexte qui lui venait en tête.

À l'intérieur, quelqu'un posa la main sur la poignée, fit tourner la clé dans la serrure et poussa.

— Vous vous foutez de moi, là, souffla Jensen en passant la tête à l'extérieur. Oh...

Von Falkenstein accueillit son air abasourdi avec une certaine satisfaction. Se composant un sourire nauséeux, il lui cracha un filet de fumée blafarde en pleine face, puis poussa le panneau, le cognant en plein dans le nez. Déséquilibré, Jensen tendit une main, le heurtant au niveau du baudrier. Essayant désespérément de le retenir.

— Attendez, dit-il d'une voix pâteuse, la main plaquée sur son nez, qui s'était mis à saigner. C'est pas ce que vous pensez.

— Jouez pas à ça avec moi, lieutenant, répondit von Falkenstein, écartant son bras d'une tape sèche.

Jensen persista dans sa bêtise.

— C'est un malentendu, réussit-il balbutier. Je sais de quoi ça a l'air, mais...

— Oh, et puis merde, s'exclama von Falkenstein en renonçant à forcer le passage.

Comme Jensen était pieds nus en dessous de son pantalon réglementaire, il lui écrasa les doigts d'un coup de talon, dans un affreux craquement. Jensen couina, la respiration coupée par la douleur. Ne pouvant plus s'appuyer correctement sur sa jambe droite, il bascula en avant, et von Falkenstein en profita pour lui envoyer le genou en plein dans les parties et Jensen s'avachit tout à fait, si bien qu'il dut le retenir en lui passant le bras autour du cou. Il était très lourd, cet animal, et il ne tiendrait pas bien longtemps, avec son poids inerte emprisonné dans la clé de son coude, ne demandant qu'à tomber sur le côté, mais ce n'était pas grave.

— Vraiment, je regrette de ne pas avoir d'arme de service, confia-t-il, et l'autre lui répondit dans un geignement incohérent. Mais je pense que c'est pas nécessaire.

Pour vérifier, il lui décocha un poing dans les côtes, vers le foie, qu'il devait déjà avoir malade, et le cri étranglé lui apprit que son diagnostic était juste.

— Connard, réussit à expirer Jensen.

Dans un ultime soubresaut de bravoure, il fit mine de l'attraper par le col à l'aveuglette, essayant de se dégager.

Tout comme Vladi en Pologne, il se heurta à son croche-pied et s'étala de tout son long comme la masse presque morte qu'il était devenu. Sidéré par sa lourdeur, von Falkenstein se plia un peu en avant pour reprendre son souffle. En temps normal, il n'aurait pas pu maîtriser aussi facilement un gabarit aussi imposant que celui de Jensen, qui devait peser bien trente kilos de plus que lui – mais celui-ci avait encore trop bu, alors c'en était devenu un jeu d'enfant. Il avait cependant sous-estimé sa résistance, car, se relevant avec une certaine difficulté, celui-ci se jeta sur lui, la bave aux lèvres et boîtant à cause de son pied blessé. Il s'arrêta net, car von Falkenstein lui écrasa à nouveau les orteils, et il se mit à beugler.

— Faites pas ça, souffla-t-il en se cramponnant à la rampe pour s'empêcher de basculer alors qu'il avançait encore. Ne...

N'écoutant que son envie de briser et de détruire, von Falkenstein le poussa de toutes ses forces. Dans un réflexe qui lui sauva la vie, Jensen se protégea la tête de ses bras en tombant en arrière. Son corps dégringola les marches, se ramollissant au fur et à mesure et finit par arrêter sa course contre le pallier du rez-de-chaussée. Assommé, il remua faiblement, tassé contre le mur et ne sembla plus vouloir se relever. Un problème en moins. Tout en bas, quelqu'un poussa un cri à la fois surpris et outré – Gebbert venait de se réveiller.

Von Falkenstein s'était déjà détourné vers la porte entrouverte. L'état de Jensen ne le préoccupait que peu. Les habits froissés et les yeux encore ensommeillés, en chaussettes et ses chaussures neuves dans une main, elle se tenait sur le seuil, interdite ; et il se demanda depuis combien de temps elle était là et à quelle partie de cette malheureuse débandade avait-elle exactement assisté. À son air mortifié, il comprit qu'elle en avait vu l'essentiel et que cela l'avait terrifiée. La lancinante culpabilité qu'il en tira n'était guère habituelle. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, qu'elle le voie se comporter ainsi ? Qu'elle le voie agir comme l'animal furieux qu'il était devenu ? L'animal jaloux, possessif, complètement ravagé, qui venait de balancer un pauvre hère dans les escaliers juste parce qu'il... croyait... qu'il avait cru... qu'est-ce que ça pouvait bien lui...

Ce qui comptait, c'est qu'elle n'était pas à moitié nue ; qu'elle était encore entièrement habillée et qu'elle avait de toute évidence dormi sans se séparer de quoi que ce soit. Il en ressentit un soulagement immense. Ce fut cette soudaine révélation qui lui épargna les escaliers, à elle aussi, car il avait été prêt à l'envoyer rejoindre Jensen, là, en bas ; il lui aurait suffi d'un rien pour la soulever, et la porter, quarante-deux kilos et demi, ce n'était vraiment pas grand-chose. Il en avait réellement eu l'intention, et ce qui la sauva, ce fut son cardigan boutonné et sa jupe chiffonnée, si bien qu'au lieu de l'empoigner, il se décida à parler, à parler en toute conscience depuis ce qui lui semblait être une affreuse éternité.

— Qu'est-ce que tu faisais là ? demanda-t-il sans bouger d'un pouce.

Il reconnaissait enfin sa propre voix. C'était étonnant.

— Dans le même lit que lui ?

Sa main libre se crispa sur le pan de bois tandis qu'elle se ratatinait contre la porte. Le début d'un bandage propre se devinait sous sa manche mal remise.

— J'étais fatiguée, dit-elle en russe. Alors j'ai dormi ici.

Elle lui parlait presque toujours dans sa langue natale, d'ailleurs. Son expression était désormais pleine d'une surprise atone, et sa colère revint en force, dirigée non pas contre elle ou même contre cette épave de Jensen, mais contre lui-même. Elle le fixait de ses yeux grands ouverts, interloquée par cet éclat de violence, et il avait envie de se taper la tête contre le mur. Parce qu'elle ne comprenait pas ce qui avait bien pu le pousser à se comporter ainsi, ça lui était complètement étranger, tout comme l'allemand ; elle ne comprenait pas, et ne paraissait pas s'en formaliser outre mesure. C'était ça, le pire, le plus atroce : c'est que ça ne la choquait pas, pas vraiment, car, depuis le début, elle était habitée par une résignation sourde, un vide sans fond, si calme, si apaisant, un néant amoral. Et c'était ce qu'il voulait, en vérité, ce silence noir, sans remous, sans ce courant contraire qui le poussait à vouloir fracasser l'intégralité du monde quand celui-ci ne se conformait pas à l'idée qu'il s'en faisait, quand celui-ci ne s'alignait pas de la manière adéquate – et rien n'allait jamais, rien, rien...

Et elle, elle ne se battrait jamais véritablement contre quoi que ce soit. Ni contre le monde, ni contre lui, à cause de cette paix obscure et unique. Von Falkenstein songea vaguement que les siens avaient une créature de folklore qui lui ressemblait. Il ne se souvenait plus du nom. Elle vivait dans l'eau des marécages – comme elle, autrefois. C'était une fille maudite par ses parents, suicidée, volée par le diable. Les superstitieux la craignaient à l'instar de la mauvaise récolte. S'il s'en approchait, si elle étendait ses bras lacérés sous les pansements pour lui prendre les épaules, elle l'entrainerait pour l'étrangler et, perdu, il se ferait happer par la vase, y pataugeant jusqu'à l'asphyxie. De ses membres fragiles, elle le noierait dans l'eau saumâtre. Paraissait-il qu'on était heureux, quand on s'étouffe. Il y avait pensé sur l'étang de Bereznevo et la même idée lancinante le hantait maintenant.

Elle restait là, ses chaussures dans une main et l'autre posée sur la porte, à attendre qu'il veuille bien parler alors que la seule chose qu'il avait envie de faire, c'était de hurler, hurler, hurler, et puis de...

— Si tu crois que tu peux... que tu peux... commença-t-il, s'interrompant à l'instant même où elle baissa le menton, effrayée par son intonation d'outre-tombe.

Que pouvait-elle faire, au juste ?

— Que tu peux...

Il se tût, incapable de s'exprimer une fois encore et soupirant, il se cacha les paupières sous une main, se demandant s'il ne ferait pas mieux de s'en aller, car tout cela ne rimait à rien en plus d'être sinistre. Quand il abaissa la paume, il la vit lui jeter un regard craintif et cela lui souleva presque le cœur.

— Viens, dit-il.

Comme elle ne bougeait pas, paralysée, il finit par lui saisir le poignet pour la forcer à avancer et elle se laissa faire, chancelant un peu dans la précipitation.

En bas des marches, un Gebbert ahuri était en train de se pencher sur Jensen, peinant à le remettre debout. Les entendant descendre, il abandonna son fardeau et à moitié dans les vapes, Jensen retourna s'avachir contre le mur.

— Qu'est-ce qui vous a pris ? s'effara-t-il, se décalant in-extremis pour éviter de se faire percuter d'un coup d'épaule.

Von Falkenstein eut conscience de lui répondre quelque chose, mais son esprit oblitéra immédiatement ce qu'il venait de dire, obsédé par un seul objectif : sortir d'ici au plus vite, quitter ces lieux remplis de miasmes avant de dérailler plus encore.

Elle ne lâcha mot. Ni lorsqu'il la contraignit à sortir du Pivert et de son ambiance verdâtre, crépusculaire, ni quand elle dut fouler le pavé glacial en chaussettes, se détrempant les pieds, glissant et patinant pour essayer de suivre son allure. En silence, elle trottina plus qu'elle ne marcha à sa suite, son bras pris dans le nœud coulant de sa main, et pas une seule fois il ne se retourna, pour lui parler, ou pour même la regarder. La rue et l'aube tardive qui s'y déversait se fondirent dans un bruit flou et déjà, il lui ordonnait de monter dans la Mannheim, qui lui parut aussi inconsistante qu'une ombre, malgré le granit de la carrosserie parsemé de rosée et de givre. La portière claqua, une fois, deux fois et il ne reprit partiellement conscience de ce qui se passait qu'une fois le contact mis, comme si le ronronnement du moteur venait de le réveiller et que poser les doigts sur la surface granuleuse du volant le ramenait à la réalité véritable. Alors, il expira, lentement, et se laissa aller vers l'avant, le visage s'écrasant entre ses bras croisés et son képi glissa pour se perdre sur le tableau de bord, puis tomba.

Le temps s'étira, s'étiola en une longue ligne grondante, tandis qu'il s'efforçait de redevenir entier, de ramasser les petits morceaux tranchants pour les reconstituer en un tout à peu près fonctionnel et tassée sur les sièges arrière, elle ne parlait toujours pas, attendant simplement la suite. Peut-être même qu'elle fixait l'extérieur à travers la vitre embuée, se demandant : et maintenant quoi ?

Et après, quoi ? La ramener à l'Institut, pour que la colère de Krauss ne s'abatte pas sur cette stupide vache de Muller ? La ramener, oui, tout en sachant qu'il venait de balancer un autre SS dans les escaliers devant témoin et que Jensen avait juste eu de la chance de ne pas y laisser une cervicale ? Comment allait-il expliquer ça, au juste ? Par un défaut de caractère ? Parce qu'il ne pouvait décemment pas leur dire la vérité. La vérité qui voulait que... qu'il ne supportait que mal, qu'il ne supportait même pas du tout, la seule idée, le seul fait d'imaginer que Jensen ait pu... dans cette chambre d'auberge... poser...

... les mains...

... sur elle... car c'était ridicule, insensé, d'accord, et maintenant ? Aller ailleurs, peut-être ? Mais où ? Stuttgart ? Dans une cité mille fois plus grande que ce ridicule Institut, une ville mille fois plus peuplée que la plus grande des gares, avec mille fois plus d'ombres ; à ce compte-là, c'est ses propres dents qu'elle s'enfoncerait dans les tendons et non plus du verre. Stuttgart ou Offenbourg, c'était exclu, donc plus loin ? Derrière la frontière, où ce qu'il en restait depuis le rattachement au Reich, là-haut, bien après Salzbourg ? Son chez lui ne lui appartenait pas véritablement, il avait une famille qui y vivait, et que leur dire ? Personne ne comprendrait. Lui avait déjà le plus grand mal, alors eux ? L'Autriche, ça ne marchait pas. Son esprit tournait en rond, dans l'habitacle de cette voiture.

Lui, tout comme la Mannheim, finirent par se mettre en marche. Vitre baissée, il laissa l'air froid lui éclaircir l'esprit et il se rendit compte qu'il avait emprunté la route cabossée qui menait à l'Institut, dans un réflexe morbide. Il finit même par se détendre assez pour se sentir capable d'allumer une cigarette, qu'il fuma en moins de deux minutes. Plaquée contre la portière, elle jetait de temps en temps des œillades méfiantes dans sa direction, les lèvres résolument closes et le front bas, les bras passés autour d'elle dans un piteux geste de défense.

— J'ai rien fait, dit-elle à voix basse au bout d'un moment interminable.

Von Falkenstein voulut lui répondre que, certes, c'était vrai ; qu'elle n'avait concrètement rien fait, à part exister, et c'était suffisant pour le plonger dans une espèce de folie furieuse incontrôlable mais sur le moment, ça lui aurait demandé trop d'efforts et il aurait probablement fini par planter le capot contre un sapin, alors il se tut.

Il fut incapable de réfléchir tout le reste du trajet. La vision cauchemardesque du portail, perpétuellement ouvert au milieu de la muraille de brique et de troncs, le fit piler et couper le contact à une centaine de mètres du domaine. Tout autour, la forêt ployait sous le poids de son propre silence, festonnée d'une odeur de neige et d'écorce. Le ciel obscurci par l'éternelle grisaille de l'hiver jetait un couvercle plumeux sur ce morceau d'Institut surgi de nulle part et il se rendit compte que tout au fond de lui, il ne désirait que de le voir brûler. Il descendit en oubliant de refermer et fixa cette entrée terminale dans l'espoir de la voir s'écrouler durant les prochaines minutes. Cela n'arriva pas, alors il fit le tour de la Mercedes et déverrouilla la portière de son côté à elle.

— Sors, lui dit-il.

Après une courte hésitation, elle s'extirpa à son tour, sans toutefois poser ses pieds aux chaussettes humides au sol. Toute sa posture, ramassée sur elle-même, trahissait la crainte.

— Pas la peine, l'arrêta-t-il alors qu'elle faisait mine de prendre ses chaussures pour les enfiler. Debout. Ne m'oblige pas à me répéter.

Il ne l'avait pas frappée mais ce fut tout comme. Se triturant nerveusement les mains, elle se redressa dans cette atmosphère glaciale, les pieds enfoncés dans la mouise à moitié solide, soufflant un épais panache de vapeur, la respiration désormais hachée. Malgré certaines attitudes bravaches qu'elle pouvait avoir en sa présence, elle craignait de se retrouver seule avec lui. À vrai dire, il y avait de quoi.

Plantée là sans oser bouger, elle l'observa se défaire de sa gabardine avant de la balancer avec négligence sur le capot.

— C'est simple, déclara von Falkenstein en revenant se poster en face d'elle.

Il indiqua le portique et la guérite abandonnée avant même d'être mise en fonction et s'assura qu'elle suivait son doigt de la tête, comme hypnotisée.

— Si tu parviens à franchir l'enceinte sans que je réussisse à t'attraper, je te promets qu'il ne t'arrivera rien, expira-t-il d'une seule traite. Sinon...

Il n'ajouta rien d'autre. Ce n'était pas nécessaire. Elle avait compris. Elle oscillait désormais légèrement, complètement perdue, mais ne lui demanda pas d'explications ; elle se contenta de baisser la tête sur ses pieds déchaussés, se délayant dans la boue mêlée de neige. Cela devait la glacer jusqu'aux mollets et de cela non plus, elle ne se plaignit pas.

— Mais, chuchota-t-elle enfin, je n'ai pas de...

— T'es presque pieds nus et j'ai les bottes, la coupa-t-il aussitôt, alors disons que niveau contrainte, c'est équitable.

Elle n'eut aucun argument pertinent à lui opposer. Elle s'était mise à trembler, de froid ou de peur, il n'aurait su dire. Déviant de ses propres pieds congelés, son regard s'était perdu quelque part dans la terre et il se demanda si elle était de retour à Bereznevo, ce chemin mal dégrossi remplaçant l'étang.

— Cours, dit-il.

Il n'eut pas besoin de se répéter, cette fois-ci.

Il décida de lui laisser un peu d'avance, ce n'était que justice, puis s'élança à son tour. Le terrain était traître, dangereux, tout comme en Ukraine, d'autant plus à cause de ses semelles mais il voulait savoir...

Il voulait savoir si cette fois-ci, il arriverait à l'empoigner, s'il serait suffisamment rapide malgré les bottes, malgré l'uniforme qui restreignait l'amplitude de sa foulée ; ce n'était que parodie, bien sûr, car au bout, tout ce qu'elle découvrirait serait l'Institut et non pas Vladi et son cheval, mais il voulait savoir quand même. 

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