16 Ania

Le ciel s'était couvert et elle se prit à espérer qu'il pleuve dans l'heure, rafraîchissant l'air et lui garantissant une nuit paisible où l'atmosphère étouffante de ce début de mois ne serait qu'un mauvais souvenir. Elle était épuisée. Les rares morceaux de lapin qu'elle avait réussi à ingérer lui étaient restés sur son estomac endolori.

— Allez, monte, dit-il en lui ouvrant la portière de la Grosse.

Elle se faufila à l'arrière et une fois à l'intérieur, elle tâcha de se glisser de l'autre côté de la banquette pour s'éloigner de lui le plus rapidement possible. C'est à peine s'il lui prêta attention. Une fine bruine commença à suinter du ciel alourdi, et il resta là, à terminer sa cigarette, appuyé d'un bras au haut de la portière et malgré la distance raisonnable qui la séparait de lui, Ania ne fut pas épargnée par l'odeur âcre de la fumée. Après qu'il eut jeté le mégot, elle crut qu'il allait enfin claquer la porte pour s'installer sur le siège passager avant mais il n'en fit rien. Au contraire, il se pencha et se laissa tomber sur le revêtement rembourré de l'autre côté d'elle, et quand il referma, elle sut qu'il était loin d'en avoir terminé avec elle pour aujourd'hui. Appuyé à la portière, il balança négligemment une de ses jambes en travers de la banquette, guère gêné d'y frotter ses bottes sales et si elle ne s'était pas décalée, elle se serait certainement prise un méchant coup dans le flanc. Cela n'arriva pas, bien que le coté ferré de la semelle lui frotta le dos avant de se figer près de son coude. La voiture était bien trop large pour qu'il en atteigne le bout opposé, à moins de s'allonger, ce qu'il ne fit pas ; il lui restait peut-être encore une quarantaine de centimètres de libre si elle se pressait contre la portière, et cela signifiait prendre le risque de sentir les clous arrondis contre le haut de sa jambe ou sa hanche s'il ça lui prenait de remuer et la seule idée de ce contact lui serra le cœur, si bien qu'elle ne bougea pas. Un coude posé sur le dossier bas, la tête calée dans le creux de sa main, von Falkenstein avait jeté sa veste noire en travers de ses cuisses et elle évita de regarder dans sa direction. 

Ce ne fut pas suffisant.

— Viens, lui dit-il en lui faisant signe de son bras libre.

Elle refusa d'un mince signe de tête, toujours sans lever les yeux vers lui et tout en sachant qu'il n'en aurait rien à faire. La botte coincée dans son dos la poussa dans le creux du bassin et elle dut s'empêcher de tressaillir sans y parvenir tout à fait.

— Viens, je te dis, répéta-t-il en baissant d'un ton, ce qu'elle savait être dangereux. Je ne te demande vraiment pas grand-chose, si on le compare à tout ce que tu me dois, petite russe de merde.

Cela avait beau être très vrai, elle ne s'y décida pas pour autant. La bruine s'était transformée en pluie éparse, tâchant le verre du pare-brise de rosée et la lente course d'une gouttelette lui rappela celle qui avait un jour coulé sur l'intérieur de sa cuisse jusqu'à sa cheville devant lui, à Stuttgart ; son louvoiement et sa forme étaient assez semblables, bien que la seconde fût d'un rouge de velours. Tout comme là-bas, le même état étrange, détaché et pourtant rempli d'une appréhension sourde menaçant de virer à la panique s'était emparé de tout son être, la clouant dans une immobilité totale. La semelle cogna contre le bas de son dos une seconde fois, un peu plus fort.

— Ne m'oblige pas à venir te chercher, reprit-il, murmurant presque. Je suis crevé et je n'ai pas envie de te faire mal.

Sans qu'elle ne s'y résolve consciemment, elle perçut le mouvement de son propre corps. Elle se sentit se décoller de son assise comme si elle pesait trois fois son poids normal, maladroite et engourdie, le cœur battant un rythme si lent qu'il approchait de la syncope. Elle n'était plus vraiment là, elle était devenue liquide, elle se dissolvait lentement sur le parebrise. Ensuite, elle fut auprès de lui, tout simplement ; son dos contre sa chemise, entre ses jambes écartées et elle se laissa enlacer, elle se laissa serrer, elle le laissa passer un bras autour de son ventre et l'autre autour de ses épaules. Il émanait de lui un mélange tiède de lessive, de sueur refroidie et de tabac et elle ne tira qu'une vague répulsion à ce contact bien plus envahissant que d'habitude. C'était même plutôt doux et agréable. Elle se surprit à fermer les yeux et à ne plus vouloir pleurer comme ça lui était auparavant arrivé au square. Jamais personne ne l'avait tenue comme ça, avec une telle affection, pas même Nina ou Anneliese et ce constat l'emplit d'une haineuse et triste consolation, d'un tel dégoût pour elle-même qu'elle eut envie d'éclater de rire avant de se déchiqueter la gorge avec ses ongles pour le faire taire. 

Serrant ses propres mains l'une contre l'autre sous son plexus, elle les contraignit à rester telles quelles pour ne pas qu'elles commencent à griffer ou à se débattre. Elle entendait sa montre tiquer doucement tout près de son oreille car, le menton posé sur le sommet de sa tête, le nez enfoui quelque part dans la base de sa tresse à moitié défaite, il promenait un doigt le long de sa mâchoire pour en dessiner le contour. C'était étrange, d'être aussi près, de percevoir sa respiration à lui dans son corps, de sentir le plus infime de ses mouvements, c'était à la fois sale et réconfortant, comme dormir dans son ancienne vareuse, c'était intime, c'était bien et naturel, ça lui donnait envie de crever bien plus que le reste.

— Ce n'était quand même pas compliqué, si ? lui demanda-t-il d'une voix plus normale après avoir pris une longue inspiration. Pas si difficile que ça. Réponds.

Il l'avait ceinturée en dessous de la poitrine, son bras en travers de son ventre et sa main lui palpait lentement l'os de la hanche, pinçant parfois la mince couche de chair qui l'entourait et c'était troublant. Cela l'engourdissait bien plus efficacement que deux gouttes de Véronal.

— Non, répondit-elle en s'étonnant d'être encore capable de parler.

— Bien sûr que non, dit-il en la décalant un peu et elle sentit son souffle sur la tempe. Ce que t'es mince, quand même.

Quittant son bassin, effleurant ses mains closes, ses doigts remontèrent juste en-dessous de ses seins, cherchant ses côtes, se glissant dans leur jonction et elle se prit à l'imaginer appuyer dessus jusqu'à la rupture. Ses os céderaient alors dans le même genre de craquement nauséeux que ceux de Bodmann, elle aurait très mal, et cette douleur l'aiderait à oublier ce qu'elle était en train de ressentir là, tout en bas, bien en dessous du nombril, cette même vague de chaleur honteuse qui la prenait parfois dans la baignoire et qui n'avait rien à voir avec l'eau brûlante.

— Encore un peu trop mince, mais presque, décida von Falkenstein en délaissant ses côtes pour reposer la paume sur son flanc. J'espère que t'as au moins mangé quelque chose aujourd'hui.

— Oui, répondit-elle.

Elle n'ajouta rien. Les doigts qui lui avaient effleuré la mâchoire s'étaient lassés de cet os-là et descendaient désormais le long de sa jugulaire, la compressant juste assez pour commencer à l'inquiéter et à nouveau, elle s'étonna de plutôt apprécier ce contact perturbant. Il lui avait incliné la tête pour la caler dans son épaule, le bas de son visage tout près de sa pommette et il la maintenait comme s'il craignait qu'elle s'échappe à tout moment. Ania trouvait ça assez stupide, car elle n'en avait plus les forces ni la volonté depuis longtemps.

— C'était du lapin, reprit-elle.

Elle l'entendit expirer, car il se retenait de rire.

— Je suis content de ne pas avoir eu trop à insister pour que tu viennes, dit-il.

Il lui lâcha le cou pour reposer son bras sur sa propre jambe, toujours étendue le long de la banquette, avant de s'éloigner un peu de son dos.

— Je n'ai pas envie que tu penses que je suis de la même sorte que ces pauvres ânes de la Liebstandarte.

Ania ouvrit enfin les yeux en ayant l'impression de sortir d'un long rêve étouffant. Elle repensa au visage ravagé d'Armande, à tout ce qu'il avait dit ensuite, au ton qu'il avait employé, à la bière que lui avait balancé Dahlke – elle repensa à la manière dont il lui parlait à elle, à ce qui s'était passé dans le bureau de Vogt. Aux coups qu'il avait assené contre l'épaisse porte de la salle de bain à Stuttgart, puis à ceux de sa chambre dans le bloc médical. Au malaise diffus qui naissait en elle à chaque fois qu'elle se prenait à fixer ses mains.

— Vous êtes exactement pareil, dit-elle.

Il lui toucha le ventre, à l'endroit précis où on l'avait frappée, appuyant sur sa peau malmenée avec une délicatesse délicieuse qui la fit frissonner même à travers le tissu.

— Tu penses ?

Elle ignorait ce qu'elle pensait véritablement, là était tout le problème, alors elle se contenta de se mordre l'intérieur de la bouche pour songer à autre chose qu'à ce souci de conscience qu'il lui posait ; pour songer à autre chose qu'à l'épaisse vareuse sombre pressée contre son flanc, pour oublier les doigts qui lui pinçaient la chair de la taille comme pour la mesurer, et ce fut impossible, car contre le haut de sa joue, elle le sentait sourire.

— Pareil, répéta-t-elle. Si ce n'est pire.

— Quand même pas à ce point, répondit-il en dégageant une mèche derrière son oreille. Je t'ai déjà dit que t'avais de la chance d'être tombée sur quelqu'un d'aussi bien élevé que moi. Ce qui signifie que je ne te forcerais jamais à rien, même si tu ne pourras pas me dire éternellement non.

Et il avait raison, comme d'habitude. Il avait raison, et il mentait, de cette voix amusée et écœurante qui lui chuintait dans l'oreille comme du poison.

— Mais il y a tout de même une chose fondamentale qui me différencie de cette bonne vieille Liebstandarte, poursuivit-il.

Il la repoussa légèrement en avant pour glisser son bras dans son dos et fouilla dans la veste coincée entre eux. Ce n'était pas pour y attraper ses cigarettes, mais son Ahnenpass à elle, qu'il lui remit ensuite. Interdite, elle regarda ses doigts s'enrouler autour de l'une de ses mains par en-dessous.

— Et je vais te le prouver tout de suite. Allez, ouvre-le.

Elle l'ouvrit donc, se retrouvant devant sa propre identité contrefaite. Elle la connaissait par cœur, ayant passé de longues heures à la lire et à se regarder soi-même sans jamais reconnaître la gamine trop maigre et trop perdue en noir et blanc qu'on avait collé à l'intérieur. C'était Bruno qui avait pris cette photographie en novembre, il s'était servi de son Leica et la lumière du puissant flash portatif qu'il avait juché sur le boîtier lui était restée sur la rétine plusieurs heures durant. Il s'était penché plus en avant encore pour le lire par-dessus son épaule.

— Ça, dit-il.

Il appuya son index libre sur sa propre signature, si interminable qu'elle dépassait largement le cadre qu'on lui avait attribué.

— Tu peux me dire ce que c'est ?

— C'est votre nom de famille, répondit Ania en refusant de le lire à haute voix.

— Exactement. Et il est écrit sans faute, dit-il. Parce que contrairement à la Liebstandarte, je suis allé à l'université, tu te rends compte ?

Elle comprit enfin qu'il était en train de se moquer d'elle et en colère devant sa propre bêtise, elle retint un soupir et finit par jeter le carnet devant elle, le faisant rebondir sur la vitre embuée en face d'elle avant qu'il ne disparaisse quelque part sous le siège conducteur. Amusé par son geste, il s'esclaffa brièvement. La mention de la faculté lui amena alors la vision de Matilda et de son livre de philosophie ; elle, elle ne mettrait jamais les pieds dans une université quelconque, il s'en était assuré pas plus tard que cet après-midi même.

— Et moi je pourrais ? s'entendit-elle demander. L'université, je veux dire.

— Mais pour quoi faire ? dit-il dans son dos. Je ne souhaite pas que tu travailles.

Comme elle avait dénoué ses mains pour tenir l'Ahnenpass, il en avait profité pour lui prendre un poignet, et il l'obligea à le déplier devant elle comme s'il souhaitait mieux le regarder.

— Tu as de bien trop jolies mains pour ça, ajouta-t-il en l'abandonnant pour s'emparer de l'autre.

Il l'étira de la même manière et elle le vit passer un doigt sur les cicatrices qui le zébraient.

— Peut-être, répondit Ania en se retenant de hausser les épaules. Mais si j'ai envie ?

— Tu iras si t'as envie, alors, soupira von Falkenstein en lui inclinant l'articulation pour en tester l'élasticité. Mais à une seule condition. Ça sera les beaux-arts ou rien du tout.

— Et pourquoi ? demanda-t-elle, encore plus étonnée par cette dernière affirmation que par le fait qu'il n'y voie aucun inconvénient.

— Tout simplement parce que je n'y ais jamais rien compris, alors j'espère que tu compenseras ce manque d'intérêt, répondit-il avec sérieux. Et ça au moins l'avantage de ne pas trop t'abîmer les doigts. Est-ce que ça te plairait ?

— Je pense, oui, admit-elle. Mais l'Institut...

— Tais-toi, siffla-t-il et elle se tut.

Lui tenant toujours le dos de la main, il parcourait doucement les traces rosâtres qu'avaient laissé les éclats de verre un peu plus haut.

— Je viens enfin de comprendre ce qui me perturbait tant, avec ça, dit-il en tapotant l'entrelacs disparate de l'index et du majeur. Ce n'est pas dans le bon sens.

— Comment ça ? demanda-t-elle, désormais curieuse.

— Je vais t'expliquer, répondit-il.

Il remua afin de passer son bras sous le sien, l'obligeant à le tendre plus encore de l'autre.

— Ça, dit-il en appuyant sur la veine bleuâtre à la base de son poignet, c'est la basilique. C'est la plus importante de cette partie-là du corps, du moins quand on parle des veines superficielles. Si tu veux que... enfin, disons que si tu veux que ta tentative soit efficace, et bien, il faut...

Son index retraça lentement son parcours jusqu'à s'arrêter au creux de son coude et il reprit :

— Il suffit juste de l'entailler suffisamment profond sur toute la longueur, à l'horizontale.

Il tapota la saignée d'un mouvement distrait et elle l'entendit déglutir. Elle ne se sentait plus très bien. Quelque chose de sombre et de gluant semblait s'agiter au niveau de son bas ventre et elle se retint de serrer les jambes pour l'empêcher de remonter. Sa bouche était maintenant si près de son visage qu'elle l'entendait distinctement se passer la langue sur les dents et sur les lèvres tandis qu'il réfléchissait.

— Et si tu veux que ça saigne bien plus vite, il vaut mieux le faire dans de l'eau chaude, reprit-il et elle en eut le vertige. Dans une baignoire, par exemple.

Ce qu'il évoquait de ce murmure à la fois langoureux et détaché l'obligea à fermer les yeux pour échapper aux minces résidus assombris qui avaient commencé à danser dans son champ de vision. Cela ne parvint pas à lui faire oublier le bout des doigts qui parcourait toujours son bras étendu, sinuant le long de la veine qu'il appelait la basilique, s'arrêtant parfois sur ses tendons pour remonter ensuite, la touchant à peine.

— Et le verre, c'est de toute manière bien trop épais, poursuivit-il et elle sentit sa bouche se refermer un court instant sur la peau de son cou. Il vaut mieux le faire avec quelque chose de beaucoup plus fin. Un rasoir ou un scalpel, peut-être. Ce n'est pas ce qui me manque, tu sais. J'en ai même tellement que je ne sais pas quoi en faire.

Sa gorge était désormais beaucoup trop nouée pour lui permettre de répondre. Lâchant le dessous de son poignet pour l'empêcher de bouger, sa main retroussa légèrement sa robe pour se glisser dans le creux de son genou avant de remonter de quelques centimètres. C'était horrible, d'autant plus qu'elle avait très envie que sa main aille plus haut encore tandis qu'il continuait à lui parler de ça de cette voix pleine de salive, encore plus obscène que ce qu'il était en train de lui raconter.

— Je pourrais t'aider, dit-il et son souffle humide s'insinua en elle avec la ténacité d'une tique. Comme ça, tu seras sûre d'y passer, cette fois. Ce soir, si tu veux.

Un bonheur complètement inapproprié naquit dans le trou qu'elle avait à la place du cœur. Elle ne savait pas s'il était apparu à cause de ce qu'il avait dit ou du rapide baiser qu'il venait de claquer sur son épaule. Elle allait accepter, en proie à une joie amère, quand, lui lâchant son poignet mutilé, son autre main s'enroula à nouveau autour de son cou pour lui relever la tête, sa joue contre la sienne.

— Ce soir, si tu veux, répéta-t-il en lui passant un doigt dans le creux entre le nez et la lèvre supérieure. Après que tu me sois enfin montée dessus, bien sûr. Tu me donnes tellement le tournis que je ne tiendrais pas plus d'un quart d'heure, de toute manière. Et après...

Il s'interrompit, tirant un peu sur la vareuse coincée entre ses jambes pour la tasser, sûrement pour ne pas qu'elle devine ce que ça lui faisait de lui proposer ça. Sa main s'était remise à ramper vers l'intérieur de sa cuisse, entourant sa chair d'une tension telle qu'Ania sut qu'elle allait en porter la marque.

— Et après, je suppose qu'on ira dans ma baignoire pour en finir une bonne fois pour toutes, dit-il en oscillant de toute évidence entre le rire incrédule et l'envie pressante de commencer à l'étrangler à mains nues, là, sur la banquette arrière de sa propre voiture. Je suis fatigué de tout ça, chat, tu sais. On va faire ça dans les règles. Tu vas saigner à blanc et moi, j'irais emprunter un Luger à la Liebstandarte. Bien que je ne sache pas vraiment quoi dire à Katzer pour justifier le prêt d'une arme. Ça sera donc l'overdose de péthidine. Ou même ton Véronal, tiens. C'est quand même moins salissant. Et avec un peu de chance, je pourrais même te labourer la croupe une dernière fois. Qu'est-ce que tu en penses ?

Ania en pensait beaucoup de choses et aucune ne lui paraissait vraiment pertinente. L'étau de ses doigts s'était imperceptiblement relâché sur sa jambe.

— Alors ? demanda-t-il en lui tapotant impatiemment le coin de la bouche.

— Le Véronal, c'est bien aussi, décida-t-elle. Mais je pense que je préfère quand même partir en Autriche cet été.

Il se plaqua une main sur le bas du visage, lui emprisonnant le cou dans le pli de son coude et en le sentant se recroqueviller contre son dos en étouffant un gémissement d'animal blessé, elle crut qu'il venait d'éclater en sanglots puis comprit qu'il était en train de suffoquer de rire ou à cause d'une détresse véritable, elle l'ignorait.

— On ira si tu veux, parvint-il à grincer. C'est toi qui décides.

— Vous devriez vraiment vous faire soigner, dit Ania avec tout le sérieux dont elle était capable.

Cette fois-ci, il rit pour de bon, ce qui eut le don de la rassurer d'une manière inexplicable.

— C'est clair que ta Nina trouverait sûrement un tas de choses déplaisantes à dire à mon sujet, admit-il en essuyant sa main humide de salive et de larmes quelque part sur son propre pantalon. Mais malheureusement, elle n'est plus en état et elle ne le sera pas avant longtemps.

Il y eut un silence et ensuite, il ajouta, d'un ton plus mesuré qu'auparavant :

— N'hésite pas à me dire si un jour tu changes d'avis. Je t'assure que si je t'avais pas trouvée, ça ferait un bon moment que j'aurais envoyé cette putain de bagnole dans le décor. En arrivant à l'Institut pour la première fois, je me suis surpris à secouer la grille du chenil dans l'espoir que ces sales clebs me sautent dessus, tu t'en rends compte ?

— Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? dit Ania, qui ignorait sincèrement ce qu'il attendait d'elle à cet instant.

Ce n'était pas la bonne réponse, elle ne s'en rendit compte que lorsqu'il expira avant de lui attraper le cou avec bien moins de douceur, lui plantant les ongles dans la jugulaire à lui en faire mal.

— Il n'y a rien à dire, petite conne, cracha-t-il.

Il la secoua jusqu'à ce qu'elle se surprenne à geindre de terreur en essayant d'éloigner son poignet de ses mains.

— À part que t'es aussi ravagée que moi !

— Non, réussit-elle à balbutier, ce n'est pas vrai.

Ce n'était pas vrai, elle aurait voulu le répéter jusqu'à s'en convaincre et elle en fut incapable, car sa main libre avait repris sa lente course le long de sa jambe, s'enfouissant entre les plis du tissu lavande, tâtonnant à la recherche du haut de sa cuisse tandis que l'autre lui encerclait le visage, lui entourait le menton, se plaquait sur sa bouche et ça le faisait doucement rire, et sur sa jambe, ses doigts tambourinaient sur son fémur. Elle renonça à se débattre au bout d'un court instant. Il la maintenait sans aucun effort apparent et elle se maudit d'être encore si maigre et si légère ; il lui avait pincé le nez entre le pouce et l'index pour l'empêcher tout à fait de respirer et elle s'épuisa bien vite, à moitié évanouie, réussissant à peine à lui érafler le bras à une ou deux reprises. Dans cet état nauséeux de semi-conscience, elle sentit quelque chose forcer ses lèvres closes et se prit à espérer qu'il s'agisse de sa bouche ; ç'aurait été merveilleux. Elle s'était toujours demandée quel effet ça lui ferait si jamais ça venait à arriver, quel effet absolument immonde et exaltant que ça lui ferait que d'avoir ces lèvres dures et cette bouche pleine de salive contre la sienne ; elle était certaine que ça serait à la fois répugnant et agréable, poisseux et tiède, ça serait comme enfoncer la langue dans une tourbière en priant de l'en ressortir encore intacte. Encore une fois, elle laissa faire et se réveillant lentement de sa transe peuplée d'une pulsation sombre quelque part au niveau de son cou, elle se rendit compte que c'était en fait ses doigts et non sa langue qu'elle percevait contre la sienne, lui râclant les dents, cherchant à aller plus loin encore, comme s'il voulait attraper elle ne savait quoi à l'intérieur de sa glotte à l'aide de son index et de son majeur. Électrisée, elle battit des paupières et gémit, paniquée, essayant à tout prix de recracher, son œsophage protestant sous l'intrusion, et quand elle finit par refermer les crocs, les phalanges glissèrent sagement en-dehors de son palais dans une traînée baveuse et elle eut envie d'hurler de mordre et de vomir tandis qu'il s'essuyait la tranche de la main sur son menton. Alors, ne comprenant que peu ce qui la prenait, elle y planta les dents en étouffant un cri de haine pure, elle y alla de toutes ses forces, jusqu'à ne plus en sentir sa mâchoire. Elle voulait lui faire mal, elle voulait en abîmer un tendon, en broyer définitivement la peau, elle voulait cisailler un morceau sanguinolent d'une de ses si belles mains pour le lui recracher à la figure juste pour voir la tête qu'il ferait, et ça ne servit à rien, ça ne servit à rien du tout, ça ne lui arracha pas la moindre exclamation de colère ou de douleur. Il se contenta de faire mine de se dégager, très mollement, ce qui lui envoya la tête d'un côté et puis de l'autre dans un ralenti ridicule et elle ferma les yeux pour s'empêcher de pleurer de frustration.

— Mords, je te dis, mords, vas-y, lui dit-il très bas en agitant sa main encore un peu, et ne lâche pas surtout ! Comme avec ton écureuil ! Mords, comme la renarde que tu es.

Dégoûtée par sa propre impuissance et la sensation de cette chair tendre sous ses incisives, Ania finit par laisser tomber. Même si la moitié de sa dentition était désormais imprimée dans le gras de son pouce, elle n'avait pas réussi à le faire saigner.

— Je suis sûr que tu peux faire bien mieux que ça, constata-t-il en s'essuyant la paume quelque part au niveau de son épaule à elle, directement sur sa peau nue.

Elle essaya de fuir ce frôlement répugnant en tentant de se dégager, mais il l'empêcha de partir avec un sifflement contrarié. Elle n'en pouvait plus. Elle détestait le trouble viscéral que son contact amenait en elle. Elle aurait voulu qu'il fourre enfin la main à l'intérieur de sa culotte au lieu de la laisser traîner en périphérie, lui malaxant la cuisse avec une négligence distraite. Elle aurait voulu qu'il la lâche enfin. Elle aurait voulu rester à l'intérieur de cette voiture pour toujours tout en brûlant de lui échapper pour s'enfuir en courant et disparaître dans les ruelles d'Illwickersheim. Son cou l'élançait parce qu'il avait serré trop fort et elle aurait voulu qu'il l'étouffe encore et elle n'osa pas le demander, elle n'osa rien dire ou faire du tout, si ce n'est que de s'avachir en arrière en ayant l'impression d'agoniser. Un bras autour d'elle, il lui passait un doigt curieux sur la clavicule, en effleurant la coupelle avant de tirer sur l'encolure de sa robe, allant un peu plus bas, pile entre ses seins, suivant le même chemin que la chaîne en argent avant de remonter avec la même lenteur pleine de paresse. Elle en avait cessé de respirer. Elle avait envie de se dissoudre et ne plus jamais rien ressentir de semblable.

— Je me demande cependant ce que tu vas préférer, dit sa voix quelque part vers sa tempe. Que je te frappe ou que je te prenne, je veux dire. À ton avis ?

Il ricana. La question la paralysa bien malgré elle. Elle aurait dû y répondre, elle le savait. Ce n'était pas une question rhétorique. Elle en fut incapable. Cela lui valut un coup vicieux entre le flanc et l'abdomen, pile à l'endroit où l'Anwärter Auster l'avait frappée plus tôt. Von Falkenstein n'y mit pas toute sa force, ce fut à peine plus prononcé qu'une claque, mais cela suffit à la faire hurler et s'il ne la tenait pas, elle se serait pliée en deux, le souffle coupé par la souffrance.

— Difficile à déterminer, commenta-t-il alors qu'elle se laissait aller à une courte crise de larmes, plaquant ses mains tremblantes sur ses paupières pour les empêcher de trop couler. Si ça te fait tant que chialer que ça, c'est que ça doit plus important que ça ne paraît, ajouta-t-il quand elle se reprit. Tu veux que je regarde ?

Elle s'étouffa littéralement de terreur à cette perspective.

— Non, expira-t-elle.

— Non alors, répondit von Falkenstein en lui caressant la joue. C'est vrai que t'as connu pire, tu l'as dit toi-même.

En le sentant passer la main sur son flanc en feu, elle faillit tomber dans les pommes et s'en rendant aussitôt compte, il la pinça un peu pour la tirer de sa torpeur.

— Il faudra t'examiner, dit-il. Si tu préfères que ce soit quelqu'un d'autre que moi, c'est comme tu veux, mais je te jure que si ce fils de pute de policier t'a froissé quelque chose, on ira chercher sa gonzesse pour lui faire cent fois pire et on le fera devant lui. Comment c'est, son nom, déjà ?

— Ludwig Auster, répondit Ania. Vous allez demander à la Liebstandarte ?

— On en revient toujours à la Liebstandarte.

Elle sursauta en entendant la portière de devant se déverrouiller dans un grincement.

— Personne ne s'est donné la peine de venir me donner un coup de main, à ce que je vois, s'exclama Dahlke en jetant deux sacs en cuir sur le siège passager, qu'il ensevelit ensuite sur un amas de dossiers disparates avant d'y balancer ses propres bottes. J'ai dû tout trimballer sous la flotte. Merci beaucoup.

— Mais à ton service, répondit von Falkenstein sans pour autant la décoller de lui ou même la repousser.

Dahlke n'en entendit rien, refermant la porte avant de faire le tour du capot. Il avait l'air aussi las que trempé. La pluie avait forci, voilant les alentours d'un rideau humide et il poussa un soupir soulagé en s'installant à la place du conducteur.

— Les clés, demanda-t-il sans se retourner. Pourquoi elle pleure ?

Ania s'essuya les yeux.

— Elle pleure parce qu'un des flics lui a mis une patte dans l'estomac, répondit von Falkenstein à sa place en se contorsionnant un peu dans son dos pour atteindre sa propre poche.

Il lança les clés de contact en direction de Dahlke, qui les rattrapa dans un excellent réflexe.

— Oh, le con, commenta-t-il en s'essorant la tête avec les mains sans être satisfait du résultat. Je ne savais pas. C'était celui à qui j'ai foutu un coup de boule ? ajouta-t-il en se retournant enfin.

— Non, ça c'était le Rottmeister Baum, dit Ania.

Elle le dit en s'efforçant de sourire.

*

Le dos contre la portière et s'appuyant d'un coude contre le dossier du siège inoccupé à l'avant, il ne la lâcha pas. Entre ses bras, Ania avait fini par tomber dans une douce léthargie, fixant à peine le paysage flou défilant derrière la vitre devant elle. À peine furent-ils sortis du hameau que Dahlke s'arrêtait sur le bas-côté en jurant entre les dents pour aller se soulager derrière un buisson.

— C'est clairement une infection urinaire, lui déclara von Falkenstein d'un ton rempli d'ennui alors qu'il revenait, grimaçant et pâle. Ça fait combien de temps que ça dure ?

— Trois jours, admit Dahlke en se réinstallant. Mais, vu les symptômes, je table sur un début de colique néphrétique. Ça ne saigne pas encore, cela dit.

— Absolument ravi de l'apprendre.

— Bah fallait pas demander, souffla-t-il.

Ania remarqua qu'il était en sueur alors que la température était plutôt agréable. Au moment de redémarrer, il y renonça, préférant s'avachir sur le volant, la tête entre ses mains crispées et la respiration courte. Il resta ainsi pendant trois longues minutes, jusqu'à ce que von Falkenstein ne se décide à briser le silence d'un ton agacé :

— Tu veux qu'on t'amène à la permanence de garde, peut-être ?

— C'était très rigolo, ça, Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Dahlke entre ses dents sans pour autant se décoller du large volant.

— Il faut juste attendre que ça sorte, lui dit-il en prenant une position plus confortable. Et si ça ne sort pas, tu prendras du citrate de potassium.

— Il faut juste attendre que ça sorte, l'imita Dahlke en se relevant enfin, toujours aussi pâle. Bordel, tu sais à quel point ça fait mal, cette merde ?

— Vaguement, répondit-il avant de bâiller. À titre personnel, je n'ai jamais eu de calculs.

— À titre personnel, je te souhaite de crever de dysenterie, rétorqua Dahlke en se masquant la face des paumes. J'ai trop mal.

Il tapa le volant d'un poing, ce qui ne parut pas le soulager.

— Et c'est venu dès que je me suis mis à conduire, en plus, ajouta-t-il en se retournant pour le foudroyer du regard. Comme par hasard ! Elle est hantée, ta Grosse, c'est pas possible !

— La seule chose qui est hantée ici, c'est ton canal...

Dahlke ne l'écoutait déjà plus. En passe de tourner de l'œil, il parvint à déverrouiller la portière à tâtons et lorsqu'il se pencha à l'extérieur, Ania l'entendit retenir un haut le cœur.

— Allez, bouge, soupira von Falkenstein en la poussant un peu.

Ania se rassit à l'autre bout de la banquette en hésitant entre un sentiment de libération et autre chose de plus pointu et lancinant. Après s'être extrait de la voiture, il prit le temps de s'étirer avant de rejoindre Dahlke, toujours plié en deux par-dessus bord, luttant contre une nausée qui avait l'air douloureuse et terrible.

— J'ai bu, en plus, râla ce dernier alors qu'il l'aidait à se redresser puis à sortir.

— Quelle idée quand on a un problème aux reins, commenta-t-il.

Il l'envoya se rasseoir à l'arrière, à la même place qu'il venait tout juste de quitter.

— Interdiction de gerber sur la banquette.

— Je suis un brave, souffla Dahlke en se laissant aller en arrière, désormais complètement décomposé. Pas de virages brusques, pitié.

— Colle lui une paire de baffes s'il fait mine de vomir, dit von Falkenstein à son adresse et elle arrondit les yeux. J'ai eu mon compte pour aujourd'hui.

Dahlke se plaqua une main sur la bouche pour s'empêcher de couiner de douleur alors que la voiture se dégageait du terre-plein pour rejoindre la route.

— Tu veux me tuer, la putain de ta mère ! se scandalisa-t-il au second soubresaut de l'habitacle, pourtant minime.

— C'est quoi, une colique néphrétique ? lui demanda-t-elle, plus dans l'espoir de le distraire que par curiosité réelle.

— C'est... fit mine de commencer Dahlke.

Il dut se mordre la main pour s'empêcher d'hurler encore une fois parce que von Falkenstein, trop occupé à allumer une cigarette, venait de couper un virage, ce qui lui envoya l'épaule contre la portière.

— C'est quelque chose qui me donne envie de massacrer quelqu'un, gottverdammt !

— Il boit trop de lait, résuma von Falkenstein sans prêter attention à ses vociférations démentes. L'excès de calcium a formé un caillot dans les voies urinaires et il cherche à rejoindre le monde extérieur, maintenant.

Pour seule réponse, elle se contenta de froncer des sourcils. Dahlke, lui, décocha un coup de pied agacé dans le siège vide devant lui, ce qui lui fit venir un nouveau spasme, et il se tordit de douleur, les mains plaquées sur son bas ventre.

— C'est pas le moment pour les conférences sur le calcium, expira-t-il. Il y a du citrate de potassium, dans nos mallettes ?

— Je n'en sais rien, rétorqua-t-il en balançant une volée de cendres par la fenêtre. Tu peux vraiment pas prendre sur toi pendant vingt minutes ?

— La Pologne ! Cette permanence ! C'est beaucoup trop ! Je jure devant Dieu que je vais le tuer ! hurla Dahlke en direction du toit en toile. Rien à foutre de la cour martiale ! Je vais le sortir de cette putain de voiture et je vais lui écraser la gueule sur le capot jusqu'à ce que...

— Je vais regarder, décida Ania, ce qui le fit expirer de soulagement.

— Au moins y en a une qui sert à quelque chose, ici, lâcha-t-il tandis qu'elle faufilait un bras vers l'avant pour s'emparer d'une des lourdes sacoches qu'elle tira ensuite jusqu'à elle.

La fermeture éclair révéla une multitude de poches elles-mêmes compartimentées, remplies de flacons, de boîtes et de cartons divers qu'il fallait inévitablement sortir pour en connaître le nom, ce qui la découragea quelque peu.

— À quoi ça ressemble ? demanda-t-elle en en saisissant une au hasard.

— À du citrate de potassium, répondit Dahlke, qui avait fermé les yeux entre-temps.

— D'accord, dit-elle, imperturbable. Mais ça ne m'aide pas beaucoup.

— Je sais, je suis désolé, reprit-il en essayant visiblement de se maîtriser. Hans ! À quoi ressemble ce putain de citrate de potassium délivré par les services de santé ?

— Aucune idée, répondit von Falkenstein.

Son ton détaché arracha un cri contrarié à Dahlke.

— Je fais comme tout le monde, quand j'ai besoin de quelque chose, je regarde les étiquettes.

— Une thèse sur l'anesthésie militaire, six ans passés dans l'Institut de ce putain de Kaiser Wilhelm, une médaille pour service exceptionnel au front et tout ça pour quoi, au final ? Le citrate de potassium, gottverdammt ? Regardez les étiquettes ! Merci docteur ! s'exclama-t-il, au bord de l'hystérie.

— Tu admettras que ça va quand même plus vite que de les apprendre par cœur, répliqua-t-il, désormais aussi agacé par ses braillements qu'il l'avait été par les Goeretz.

— Est-ce que tu trouves ? reprit Dahlke à l'adresse d'Ania, bien plus suppliant.

Elle en était à l'examen d'un quatrième tube en carton et ce n'était toujours pas ça.

— Non, dit-elle en le refourguant à sa place initiale. Je suis désolée.

— De toute façon, il faut le mettre en perfusion et ça met des heures à agir, ajouta von Falkenstein. Et il n'est plus à dix minutes près.

La voiture s'engagea enfin sous la frondaison qui menait à l'Institut et Dahlke parut sur le point d'éclater en sanglots pour de bon quand la Mercedes ralentit enfin en vue du portail clos. Trop préoccupée par ce soudain accès de mal dont elle était la spectatrice involontaire, Ania en oublia son propre malaise à l'idée de retourner à l'Institut. Quelques instants après un coup d'avertisseur impatient, les grandes portes aveugles commencèrent à basculer vers l'intérieur, tirées par les gardes. N'y tenant plus, Dahlke hurla alors que la voiture franchissait la mince différence de terrain entre le portail et le chemin forestier.

*

Une fois Dahlke enfermé dans une pièce à part en compagnie d'une Anneliese effarée par son état, il lui prit le bras pour l'amener sans douceur au docteur Hoffmann. Elle n'avait encore jamais mis les pieds dans son bureau, qui lui servait aussi de salle de consultation. Pour des lieux occupés par un alcoolique notoire, c'était étonnamment propre et ordonné. Le portrait d'une jeune fille bourrue aux mêmes sourcils broussailleux que lui ornait sa table de travail et il avait accroché plusieurs médailles au cadre soigneusement dépoussiéré. Sur un des murs pendait le Christ cloué sur sa croix, elle-même clouée au papier peint. Non loin, Hoffmann en lâcha sa bouteille de schnaps, effaré de les voir débarquer en trombe.

— Elle s'est pris un vilain coup dans le ventre, aboya von Falkenstein sans même prendre la peine de le saluer. Examinez-la.

Il la planta là sans plus de cérémonies. Grommelant, Hoffmann avait entrepris d'éponger la gnôle qu'il avait répandu partout sauf dans son verre en se servant de sa vareuse. Ania ne bougea pas. Les mains croisées sur son ventre endolori, elle regarda l'alcool goutter au sol malgré tous les efforts et les grognements déployés par le vieux médecin. Hoffmann finit par relever la tête et se figea en se rendant compte qu'elle était encore là. Laissant tomber son éponge improvisée pour l'instant, il se redressa, l'air aussi perdu que si on venait de lui demander de changer la roue de la Mercedes sans notice et dans le noir total.

— On t'as frappé, tu dis ? demanda-t-il enfin.

Ania n'avait rien dit du tout et se garda bien de le lui faire remarquer.

— Oui, répondit-elle à la place.

— Où ça ? s'enquit Hoffmann sans toutefois s'approcher.

Elle se plaqua une main sur le flanc. Hoffmann se décomposa un peu en prenant conscience qu'elle devrait enlever la robe pour qu'il puisse l'examiner. Perdu, il se frotta le front de sa main libre, s'appuyant de l'autre à son bureau. Ania ne lui avait jamais vraiment parlé. Depuis son arrivée, Hoffmann la regardait comme un ennui de plus qui aurait débarqué sur son lieu de travail sans toutefois paraître menaçant ou désagréable. De lui, elle ne connaissait que l'essentiel. Il avait fait la guerre de quatorze. Il avait une fille vivant à Stuttgart. Son canard s'appelait Isolde. Il buvait tous les jours, mais finissait rarement dans le même état hébété que Jensen et c'était grâce à lui que Vadek avait eu le droit à la Pervitine.

— Installe-toi, finit-il par lâcher.

Il lui indiqua la table d'examen coincée derrière un paravent en métal.

— Je vais aller chercher une infirmière.

— Est-ce que j'enlève ? demanda Ania en s'exécutant.

Hoffmann pâlit un peu.

— Tu le feras en présence de l'infirmière, dit-il en disparaissant dans le couloir.

Surprise, Ania patienta cinq bonnes minutes et il finit par revenir, accompagné de Karolina et ses éternelles tresses ramassées en un bloc arrondi à l'arrière du crâne.

— Une crise de colique néphrétique et maintenant ça, commenta-t-elle en lui adressant tout de même un sourire avenant. Tu parles d'une permanence sanitaire.

N'ayant rien de pertinent à répondre à ce commentaire, Ania se borna à lui rendre son regard et après s'être assurée qu'elle n'était pas sur le point de tourner de l'œil, Karolina se retourna vers Hoffmann. Celui-ci se tenait à distance respectueuse du paravent et de la table capitonnée, se mordant la bouche sous l'embarras.

— C'est lui qui l'a cognée ? s'intéressa Karolina sur le ton de la conversation.

Hoffmann ferma les yeux un court instant.

— J'ai pas posé la question, répondit-il.

— Docteur, s'il la cogne, il faut dire quelque chose, répondit Karolina en allant se savonner les mains dans le lavabo non loin.

Hoffmann marmonna quelque chose que ni Karolina ni elle ne saisirent.

— Qu'est ce que vous voulez que je dise, reprit-il d'une voix plus claire alors qu'elle passait au rinçage.

— Et bien par exemple, que ce n'est pas comme ça qu'on fait si on veut être crédible ou respecté, dit Karolina en s'essuyant les doigts. Déjà qu'on laisse faire la Liebstandarte...

— Me parlez pas de la Liebstandarte, rétorqua Hoffmann. Ce qu'ils font ne me concerne pas. Et ce qu'il fait, lui, ne me concerne pas non plus. J'ai déjà assez d'ennuis comme ça.

Ils parlaient d'elle comme si elle n'était pas vraiment là, qu'elle était qu'un objet inanimé de plus posé sur un lit d'examen. Ania ne s'en offusqua pas, elle en avait l'habitude.

— C'était un policier, dit-elle quand même.

— Voilà autre chose, commenta Karolina en s'approchant d'elle. Eux aussi, ils aiment frapper, c'est pas nouveau. Tu peux retirer ta robe, ma puce ? Je vais t'aider.

Elle déplia le paravent dans un grincement, l'isolant du reste de la pièce. Cela lui rappela l'examen qui avait mené à son certificat de pureté raciale, en décembre. C'était alors Karolina qui l'avait aidée à se dévêtir et qui l'avait amenée en direction de la balance, sous les regards d'Hoffmann et de von Falkenstein. Elle déboutonna le devant de sa robe et dut se remettre debout pour l'enlever tout à fait. Malgré la brutalité de Goeretz et des autres, les coutures avaient tenu bon. Du sang en provenance de sa bouche avait goutté sur une des manches. Elle la plia avec soin pour la poser à ses côtés avant de se réinstaller, seulement en culotte et en maillot de corps.

— Je peux voir ? demanda Karolina, qui ne l'avait pas lâchée des yeux. Où c'est qu'on t'a cognée ?

Elle hocha de la tête et souleva le pan de son sous-vêtement pour lui montrer son flanc. Celui-ci avait commencé à virer au rouge violacé sur une large surface. Livide sur le pourtour, la peau gonflée lui parut désagréablement maladive.

— Nom de Dieu, soupira Karolina sans la toucher. C'est moche. Docteur, s'il vous plaît, appela-t-elle ensuite en se penchant derrière l'extrémité du paravent.

Guère pressé de faire son travail, Hoffmann se faufila dans l'espace confiné après avoir coupé l'arrivée d'eau, le remplissant d'une mauvaise odeur d'alcool et d'un froissement de chemise non repassée. Il regarda l'impressionnant hématome d'un air interdit.

— J'ai eu de l'aspirine, dit Ania.

— De l'aspirine, répéta Hoffmann.

Il se cacha le visage entre ses mains ridées, se frottant les paupières dans l'espoir de se réveiller du brouillard que le schnaps avait probablement semé dans son esprit.

— Tu permets que je touche ? dit-il ensuite. Il faut que je regarde si ce n'est pas cassé, en dessous.

Perturbée par le fait qu'il lui demande une chose aussi triviale que sa permission avant de poser les mains sur elle, Ania ouvrit la bouche sans savoir quoi dire. Hoffmann patienta le temps qu'elle retrouve ses esprits et après qu'elle eut dit oui, il se pencha et posa les doigts sur ses côtes, les palpant avec précaution, ce qui ne l'empêcha pas de siffler de douleur malgré ses dents serrées.

— Je suis désolé, dit Hoffmann en retirant immédiatement sa main.

— Ce n'est pas grave, fut tout ce qu'elle trouva à répondre, car il avait l'air sur le point d'éclater en sanglots.

— Ce n'est pas cassé, reprit-il en s'éloignant. Tu as eu de la chance. Mais il y a un épanchement assez important.

— De la chance, répéta Karolina d'une voix ennuyée. C'est à se demander comment tu tiens encore debout, avec un hématome pareil.

— Ça fait un peu mal, admit Ania. Ça va passer.

Elle les vit échanger rapidement un regard effaré. Hoffmann se tenait collé au paravent.

— Il va falloir drainer, n'est-ce pas, docteur ? demanda Karolina en lui faisant signe d'abaisser son débardeur.

— Oui, répondit-il avant de s'enfuir littéralement en bousculant les lamelles en métal.

Ania s'appuya au lit en se penchant sur le côté afin de soulager le tiraillement de son abdomen. Karolina lui caressait distraitement l'épaule.

— Drainer ? demanda Ania.

— On va faire une incision, répondit-elle. Pour évacuer l'excès de sang. Ça guérira plus vite. Mais ça risque de te faire très très mal sur le moment.

— Oh, dit Ania, guère inquiète à cette perspective. C'est pour ça que le docteur Hoffmann est mal à l'aise, alors ?

— Je pense, oui. Enfin, c'est normal. On devrait pas avoir à s'occuper d'enfants avec des hématomes qui ne sont pas dus à un accident, soupira Karolina. Autant je comprends la médecine militaire, autant ça... c'est juste...

Elle agita une main agacée devant elle, ne trouvant pas un qualificatif adéquat.

— C'est comme ça, répondit Ania. Le policier va avoir des ennuis, et plus j'aurais mal, plus il en aura.

Ne sachant visiblement pas quoi ajouter à cette affirmation, Karolina lui adressa un petit sourire crispé et disparut à son tour.

Si elle se fiait à la souffrance brûlante qui se planta dans son flanc en même temps que le scalpel hésitant du docteur Hoffmann, Auster allait avoir des ennuis extrêmement importants. Au bout de quelques secondes, vaincue par la douleur, elle se mit à hurler à pleins poumons, en passe de s'évanouir et Karolina dut la maintenir fermement par les épaules pour l'empêcher de dégringoler de la table. Malgré la gaze qu'ils y avaient étalé, celle-ci se retrouva rapidement remplie d'éclaboussures de sang dont l'odeur lui donnait la nausée. L'incision ne dépassait pourtant pas le centimètre.

Quand elle fut épuisée de crier, elle se mit à pleurer en se mordant la bouche.

— C'est fini, c'est fini, balbutia Hoffmann.

Il balança la lame tâchée dans un haricot non loin et elle en poussa un long gémissement.

Ce n'était pas tout à fait vrai. Il fallait encore désinfecter. Ania n'était pas sûre de pouvoir le supporter, malgré toutes les précautions que prenait Hoffmann. Prise de pitié, Karolina lui tendit un morceau de gaze dans lequel elle mordit à pleine dents pour s'empêcher d'hurler trop fort quand il passa à l'iode avant de la maintenir à nouveau par les épaules. Trop assommée par la douleur, se laissant à moitié avachir contre la poitrine de Karolina et son tablier bien repassé, c'est à peine si elle sentit le pansement que colla Hoffmann contre sa chair meurtrie ensuite. Il essuya ses mains tremblantes et pleines de sueur sur son pantalon avant de se redresser sur son tabouret, se frottant son dos endolori d'avoir conservé la même position durant un long moment. L'instant d'après, il retenait un sursaut en entendant quelqu'un s'acharner sur la porte close, que Karolina avait fermée à clé par souci d'intimité. Hoffmann ne fit pas mine de se lever.

— Ne tombe pas, s'il te plaît, la prévint Karolina.

Elle l'allongea sur son flanc sain et Ania se laissa faire sans protester. Elle savait qu'il lui faudrait quelques minutes avant de pouvoir se relever. Elle ignorait que les hématomes pouvaient être guéris de cette manière et aurait souhaité ne jamais l'apprendre. Le docteur Hoffmann évitait soigneusement de la regarder, trop absorbé par ses propres mains. Karolina alla déverrouiller la porte.

— Je l'ai entendue hurler à l'autre bout du bâtiment comme si on était en train de l'égorger, dit la voix de von Falkenstein. Pourquoi ?

— Il fallait évacuer l'épanchement au plus vite, répondit Karolina avec sa sécheresse coutumière. Ça pouvait s'enkyster si on le laissait comme ça. Vous n'avez pas vu l'étendue des dégâts, ou quoi ? Aussi frêle, elle a eu de la chance de pas avoir un os brisé.

— Elle n'a pas voulu que je regarde parce que c'est une foutue tête de mule, répondit-il. J'espère qu'il a fait ça comme il faut. Je ne supporterais pas qu'un deuxième la massacre aujourd'hui.

— Ne vous en faites pas, dit Karolina. Il n'a pas besoin de vous, l'Hauptscharführer Dahlke ? Lui aussi, on l'a sacrément entendu hurler en arrivant.

— Il n'a besoin de personne, c'est qu'une lithiase, rétorqua von Falkenstein.

Il n'était pas entré dans la pièce et qu'Ania ne le voyait que partiellement à travers les interstices du paravent.

— Et j'avais besoin d'une douche. Je repasserais, ajouta-t-il en haussant un peu la voix. Vous m'expliquerez comment vous vous y êtes pris pour qu'elle gueule aussi fort, capitaine Hoffmann.

Il tourna les talons. Karolina ne referma pas la porte, un peu sonnée par cette intrusion.

— Je vais te chercher de quoi t'habiller, dit-elle en partant. Il y a du sang sur ta robe.

Hoffmann se masqua le visage entre les mains pour la seconde fois en un quart d'heure. Se détournant de ce spectacle désolant, Ania préféra fixer le plafond.

— Pathétique, l'entendit-elle marmonner. Quel... pathétique... fils de pute qu'il est.

— Je suis désolée, dit-elle dans l'espoir de le distraire. Je n'aurais pas dû crier si fort. Mais ça faisait vraiment mal.

Hoffmann sursauta comme s'il avait oublié qu'elle se trouvait encore sur la table poisseuse à un demi-mètre de lui.

— Tu y es pour rien, petit canard, déclara-t-il en se levant. Mais ne va surtout pas lui répéter ce que je viens de dire. Et mange un peu plus, d'accord ?

— Je ne lui raconterais rien, dit Ania. Et oui, je sais, il n'arrête pas de me le dire. Je fais un mètre cinquante et je devrais peser environ sept kilos de plus que maintenant.

Hoffmann se contenta de secouer la tête d'un air désolé.

— Vous n'êtes pas d'accord ?

— Je ne suis pas d'accord avec tout ce qui se passe ici, répondit-il.

— Oh, dit Ania, vaguement étonnée. Ça non plus, il ne faut pas lui dire.

— J'ai été con et je l'ai fait, répondit Hoffmann. Et ça va probablement me mener en France.

Elle ne sut pas quoi répondre à part :

— C'est dommage.

Il partit en laissant une prenante odeur de schnaps dans son sillage. Ania parvint à se redresser quand Karolina revint, les bras chargés d'un jupon et d'un maillot de corps plus propre que celui qu'elle portait actuellement. Elle s'habilla avec maladresse tandis que Karolina débarrassait les instruments et les flacons qu'Hoffmann avait semé un peu partout sur le lit médical.

— Il faudra régulièrement vérifier si ça se résorbe comme il faut, et changer le pansement, aussi, la prévint-elle quand elle fut prête. Mais je crains que ça va t'élancer pendant un moment encore.

— Ce n'est pas grave. J'ai bien aimé sortir un peu, répondit Ania en ramassant ses anciens habits en une boule maladroite. Merci.

Karolina ne donnant pas l'air de poursuivre la discussion, elle quitta le bureau en baissant la tête. À son plus grand soulagement, la porte de la cellule qu'occupait Nina était pudiquement close, et Anneliese étant bien trop occupée à calmer Dahlke dans une autre pièce plus loin, elle put monter à l'étage sans croiser personne.

*

Trop barbouillée encore par la souffrance, elle ne mangea pas et cette nuit-là, la douleur fut si envahissante qu'elle l'empêcha de trouver le sommeil mais pas de se faufiler la main entre les jambes et de continuer jusqu'à en mordre le coussin pour s'empêcher de geindre, les larmes aux yeux. Elle aurait préféré être dans une baignoire, bien qu'il fasse désormais beaucoup trop chaud, même une fois le soir tombé. Elle attendit l'aube dans une transe étrange, repensant à lui avec un dégoût fasciné comme elle pensait au Véronal. 

En se concentrant un peu, elle entendait presque sa voix poisseuse dans sa nuque qui lui murmurait que, si un jour, elle changeait d'avis, elle n'avait qu'à lui en parler. 

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