14 Ania

- Qu'est-ce qui se passe, Franz ? s'enquit-elle une fois parvenue à sa hauteur.

Au plus grand plaisir d'Ania, elle avait l'air aussi furieuse et perplexe qu'elle l'avait imaginé. Goeretz lui barrant le passage de toute sa large masse, la blockleiter ne l'avait pas encore remarquée, tout comme von Falkenstein, qui n'avait pas l'air de vouloir enlever ses bottes de la chaise devant lui pour l'instant.

- Pourquoi tu m'envoies ce pauvre Ludwig au lieu de venir toi-même ? Et c'est quoi cette histoire de convocation au bureau de la race ? Est-ce que ça à un rapport avec cette espèce de sale petite Juive qui est venue dans la boutique ? S'ils veulent que je fasse un compte-rendu, j'aurais pu le faire par écrit au lieu de courir sur la moitié du village par cette chaleur.

- Magda, tais-toi, la prévint Goeretz en commençant enfin à montrer les premiers signes de nervosité.

- Je vais pas me taire, non, espèce de gros veau ! cracha-t-elle, les mains sur les hanches. Je sais pas de quel minable petit fonctionnaire vient cette minable petite initiative, mais je suis blockleiter ! C'est à moi qu'on fait les rapports ! Allez, pousse-toi de là !

Elle perdit une partie de sa véhémence en se heurtant au dossier de la chaise et de la paire de bottes cirées toujours posées dessus. Von Falkenstein la regardait avec un mélange de pitié et d'hilarité à peine contenue.

- Le minable petit fonctionnaire est de la Schutzstaffel, madame, et je suppose que l'Anwärter Auster a oublié de vous en informer, s'esclaffa-t-il en retirant enfin ses pieds, non sans envoyer la chaise un peu plus contre les jambes de Magda. Notre spécialité, c'est effectivement les minables petits rapports aux minables petits blockleiter comme vous.

Il souffla un peu pour se reprendre et n'y parvint pas. En face, madame Goeretz avait posé ses serres manucurées sur le dossier, désormais aussi pâle qu'une aspirine.

- C'est un malentendu, parvint-elle à expirer. Je ne voulais pas...

- Oh, non, putain, je vais pas y arriver ! s'exclama von Falkenstein en se plaquant une main contre la bouche pour s'empêcher de sourire trop largement. Entre les bavures et les malentendus, je vais pleurer avant eux, c'est pas possible. Allez, Anwärter, tirez-vous de là ! s'écria-t-il à l'adresse de l'intéressé. Et prenez votre camarade Rottmeister Nez Pété avec vous pendant que vous y êtes.

Auster ne se fit pas prier, probablement très heureux de se cantonner à son habituel rôle d'exécutant sans volonté. Après le départ de son compagnon, l'homme au chapeau resta seul avec son magazine et son verre transpirant de condensation.

Après que Magda l'eut fixée d'un air inexpressif pendant quelques secondes, Ania la vit se tendre imperceptiblement.

- Asseyez-vous donc, blockleiter Goeretz, lui proposa très poliment von Falkenstein. Et vous aussi, Wachtmeister.

Tous deux obéirent sans échanger un seul regard. Ils formaient un couple mal appairé. Lui était costaud, bourru, aux traits grossiers, laconique, brun de poil et de cheveux alors que Magda venait tout droit d'une revue destinée aux ménagères allemandes. Une réclame pour du savon, peut-être, se dit Ania. Elle portait le même genre de rouge à lèvres que Brunehilde, une couleur sanglante et vive qui paraissait pourtant bien terne à côté de sa broche si brillante et son liseré à la dorure si compliquée, entrelacs géométrique de lauriers victorieux.

- Vous avez pensé à apporter vos documents, j'espère, dit-il à son adresse. Vu que vous êtes tellement à cheval dessus, vous et votre gros tas de mari.

Les lèvres pincées en une fine ligne blême, Magda sortit un carnet usé de son élégant sac à main à fanfreluches pour le lui tendre.

- Est-ce vraiment nécessaire ? intervint Goeretz alors que von Falkenstein s'en emparait.

Il prit le temps d'aller pêcher son étui à lunettes dans la vareuse, non sans gratifier Ania d'un ou deux coups de coudes au passage.

- Est-ce vraiment nécessaire ? répéta Goeretz comme il ne faisait pas mine de répondre, trop occupé à mettre ses lunettes de lecture avant d'ouvrir l'Ahnenpass.

- Du tout, dit-il enfin en se plongeant dans le contenu du passeport. C'est même parfaitement inutile. Mais vous savez ce qu'on dit, Dieu est mort et je le remplace. Magda Goeretz, née Köhler le dix-sept mars mille neuf-cent. C'est quel signe astrologique, ça, déjà ?

- C'est Poissons, dit Ania, ouvrant la bouche pour la première fois depuis de longues minutes et la dénommée Magda détourna les yeux.

- Et alors, madame Goeretz, parlez-moi un peu de la pureté idéologique de ce merveilleux patelin, reprit von Falkenstein sans s'arracher de sa lecture attentive.

- Et bien, c'est... je ne sais pas par quoi commencer, SS-Hauptsturmführer, répondit-elle, croyant probablement qu'il lui laissait une chance de se rattraper. Notre maire est membre du parti depuis trente-sept et nous avons ici une population très motivée, bien qu'on compte quelques rares éléments récalcitrants et mon mari pourra en témoigner mieux que moi.

- C'est vrai qu'il est particulièrement efficace avec les éléments récalcitrants, le Wachtmeister, commenta-t-il en le jaugeant en biais. On en a eu la preuve aujourd'hui même.

- Je tenais à... dit Magda, mais il l'interrompit en balançant l'Ahnenpass sur la table.

- Pas encore, lui déclara-t-il en prenant son café. Poursuiviez sur le sujet initial, s'il vous plaît.

- C'est... je... d'accord.

Goeretz regardait son épouse s'empêtrer dans la confusion avec un air désolé qu'il ne parvenait plus à dissimuler. Un sentiment particulièrement agréable commençait à remuer en elle et Ania l'accueillit avec plaisir.

- Je disais donc, une population très motivée, reprit Magda en se maîtrisant peu à peu, les mains posées bien à plat sur ses cuisses. Très contente des décisions en place. Très enthousiaste à l'idée de pouvoir bientôt travailler pour l'industrie du Reich.

- Ah oui, l'usine, répondit von Falkenstein, indifférent à son malaise.

Il retira ses lunettes, qui finirent entre les passeports et l'expresso dilué à l'eau brûlante qu'il reprit ensuite.

- Mais ça ne vous concerne pas, je suppose, vu que vous tenez déjà un commerce. Et donc ?

- Nous avons presque le plein emploi et nous l'aurons dès que l'usine ouvrira ses portes. À titre personnel, je conduis une classe d'éducation politique à l'école élémentaire en plus de la cérémonie hebdomadaire en l'honneur de notre bien aimé Fü...

- Oh non, mais merde ! s'exclama-t-il en reposant bruyamment sa tasse à moitié vide. Putain ce que je m'en fous, en fait !

Les mains désormais contractées sur les rebords de son siège comme pour s'y ancrer, Magda se tut, menton bas, ses joues prenant une coloration désagréable sous sa peau poudrée de blanc.

- Grosse pute ! balança von Falkenstein, crachant son excès de salive en se penchant sur le côté. Encore une kapo à la con qui se croit tout permis, reprit-il. Avec ta broche de merde sur le nichon ! On te l'a donnée seulement parce que ton campagnard de mari a des entrées chez le bourgmestre !

Magda fit un évident effort pour ne pas se recroqueviller sur sa chaise, soufflée par ce soudain déchaînement que rien ne laissait présager et que personne n'avait vu venir, à part Ania bien sûr, car elle était depuis longtemps rodée à en remarquer les signes avant-coureurs.

- Tellement obsédée par la question sémite que je suis sûr que t'as quelque chose à te reprocher, salope, poursuivit-il sur le même ton glacial et boueux, de plus en plus entaché par son accent nasillard. Tu t'es sûrement dite que t'allais encore te faire mousser en attrapant une clando en fuite, comme si on les avait pas déjà tous eus. Et après, quoi ? T'as cru qu'on allait te décerner une médaille, pauvre folle ?

- Je suis... navrée, parvint à balbutier la blockleiter. Ils sont tellement... partout... et blonds, parfois... que...

- Je suis navrée, l'imita-t-il avec une cruauté inédite. Ils sont tellement partout, SS-Hauptsturmführer ! Allez, va ! Le voilà, son Ahnenpass que tu voulais tant voir !

Il lui jeta le petit carnet rouge en plein torse et si Magda n'avait pas eu le réflexe de le retenir, il aurait fini au sol.

- Ce n'est pas... entama Goeretz.

Il fut aussitôt soufflé par un reniflement plein de mépris.

- Un mot de plus, le branquignole, et t'iras pointer dans la nouvelle usine, mais avec les polaks. Vous ne voulez pas l'ouvrir, blockleiter Goeretz ? Vous ne voulez plus vous assurer de sa pureté raciale ? Pourquoi ça, vous pouvez me le dire ?

Un peu tremblante mais toujours aussi digne, Magda se contentait de serrer le passeport d'Ania entre ses doigts comme si elle souhaitait le déchirer rien qu'en le regardant.

- D'accord, dit von Falkenstein d'un ton plus raisonnable. Dans ce cas-là, vous allez lire le mien.

Le second carnet fit également un vol plané jusqu'au giron tétanisé de la blockleiter Goeretz. Son mari était en train de s'enquiller la moitié de la pinte d'une seule traite, sûrement pour se redonner du baume au cœur.

- Lisez ou je déchire le vôtre, et tous ceux de votre foyer et qui sait ce qui arrivera ensuite, ajouta von Falkenstein, ce qui fit enfin sortir l'autre de son immobilité. Mais on trouvera quelqu'un d'autre pour tenir votre classe de pureté militante, ne vous inquiétez pas.

Ania fit de son mieux pour rester tranquille et ne pas s'esclaffer bruyamment alors que cette maudite balance dépliait le document.

- Von Falkenstein, lut-elle d'une voix parfaitement égale. Hans, Maximilian.

- C'était le prénom du père de mon père, précisa-t-il, ce qui ne lui arracha qu'un air de merlan frit.

- Né le deux octobre mille-neuf cent dix, à Innsbruck, en Autriche.

- Eu-steu-reich, la corrigea-t-il en le prononçant à la manière exagérée de Dahlke.

Magda s'y employa de toute sa volonté sans parvenir à en restituer correctement la prononciation.

- J'ai connu un linguiste qui aurait mieux expliqué que moi en quoi les dialectes bavarois sont distincts de l'allemand, dit-il. Continue.

Et la blockleiter continua, pour la plus grande jubilation d'Ania, récoltant une humiliation cent fois plus grande, cent fois plus cuisante que celle d'un coup dans le ventre ou même une gifle. Le Wachtmeister termina sa bière alors qu'elle reprenait (taille : un mètre quatre-vingt-un) et qu'elle passait à la couleur des yeux.

- Arrêtez ça, dit-il en reposant sa choppe puis en s'essuyant la bouche. Ça suffit. On a compris. Nous sommes désolés.

- C'est vrai que c'est lassant, admit von Falkenstein en sortant une cigarette. Sautez le reste, blockleiter Goeretz. Lisez juste la partie affectation, ça devrait suffire, merci.

- Bureau de la Race et du Peuplement depuis mille-neuf cent trente-six, édicta Magda sans défaillir malgré sa bouche désormais tordue en une moue rance.

- Et vous savez ce qu'on fait, dans ce bureau ?

- Bien sûr, répondit-elle.

- Bien sûr que tu sais, t'as dû y passer comme tout le monde pour te faire délivrer ton certificat. Est-ce que j'ai une tête à me taper de la sous-race, blockleiter Goeretz ? Est-ce que tu crois qu'on se lève du sang dégénéré, dans mon service ? Est-ce que... enfin, elle te paraît pas parfaitement germanique, peut-être ?

Pris d'un soudain accès d'hilarité incompressible, il dut se mordre la bouche pendant quelques secondes et Ania comprit immédiatement pourquoi.

- Excusez-moi, j'ai plus l'habitude, commenta-t-il. J'ai dû me ramollir. Bref, répondez.

- Je lui ai dit, en plus, déclara Ania, goûtant avec amertume l'ironie de la situation. Que vous étiez de ce bureau-là. Elle ne m'a pas cru.

- Je suis désolée, dit Magda en reposant les documents d'une main qu'elle espérait ferme. Il s'agit de toute évidence d'une grossière erreur de jugement. Je suis désolée.

- Elle est désolée, répéta von Falkenstein.

- C'est bon ? intervint Goeretz, montrant enfin les premiers signes d'une fureur montante. Vous avez terminé votre petit manège ?

- Votre femme est désolée, mais pas autant que je le voudrais, répliqua-t-il en tapant sur la table du plat de la main. Je voulais la faire chialer pour de bon, mais je n'ai pas réussi, malheureusement.

Sur cet aveu de défaite, il se laissa aller en arrière et Ania se demanda si c'était terminé et ce qu'elle allait devoir accepter ensuite pour montrer sa gratitude. Comme il n'avait pas clairement exprimé l'envie de les voir décamper de sa vue, ni Goeretz ni son épouse ne se décollèrent de leurs chaises, aussi tassés l'un que l'autre.

- Bon, dit von Falkenstein après un court instant de réflexion. Tant pis. Qu'est-ce que tu lui as acheté, déjà, à cette blockleiter Goeretz ?

- Du savon, répondit Ania, déboussolée par cette question inattendue.

- Ah oui c'est vrai. J'avais oublié. Le savon à deux reichsmarks cinquante.

Il pianota un peu sur la table, termina son café américain en même temps que sa cigarette, le regard dans le vague, tâchant de se souvenir d'elle ne savait quoi.

- Le savon, le savon, répéta-t-il. Ça va me revenir. Ah, voilà. Blockleiter Goeretz, vous avez combien d'enfants ?

- Un seul, c'est marqué sur mon Ahnenpass.

Oskar lui avait pourtant dit que Matilda avait une sœur et Ania faillit le faire remarquer et quelque chose dans l'attitude de von Falkenstein l'en empêcha. Il n'avait plus l'air en colère, ni même amusé. Son visage n'exprimait plus rien.

- Un seul, oui, je l'ai lu. Dites-moi, blockleiter Goeretz, si vous vendez du savon dans votre commerce, vous montez sûrement un stand lors du marché d'hiver. Je me trompe ?

- C'est exact, admit-elle.

- Je me disais bien. On y a fait un tour, en décembre, avec quelques éminents collaborateurs de l'Institut de l'Ahnenerbe. Vous avez vraiment des produits de qualité. C'est rare, quand on sort de la ville.

Confuse par ce brusque changement de sujet, Magda parvint tout de même à répondre :

- Je fais de mon mieux, SS-Hauptsturmführer.

- Vous faites de votre mieux, c'est vrai et pour les produits d'hygiène, c'est plutôt réussi. Pourtant, votre Ahnenpass ne mentionne aucunement que vous nous avez pondu une saloperie d'handicapée mentale en plus d'un enfant sain, dit von Falkenstein.

Se râclant la gorge, il évacua un énième excès de salive au-delà du banc.

- Vous êtes vraiment sûre que vous n'êtes pas une dégénérée héréditaire, à gratifier notre société d'une tare de plus ? acheva-t-il ensuite.

Magda n'aurait pas eu l'air plus choquée que s'il venait de lui cracher dessus plutôt que par terre. Pour la première fois, elle en perdit tous ses moyens.

- Elle est... tout à fait... capable de travailler, réussit-elle à articuler tout de même. Personne... ne s'en est jamais plaint. C'est... juste un petit... problème d'audition... c'est... son esprit est sain...

- C'est une putain de sourde de naissance qui est sortie de ton cloaque défectueux, espèce d'incapable, la coupa-t-il avec un dégoût véritable. Pourquoi elle n'est pas sur ton Ahnenpass ? Qui l'a jugée capable de travailler au lieu de finir en institution spécialisée ? Qui ?

- C'est...

- C'est personne, répondit-il à sa place, la faisant tressaillir. Vous ne l'avez pas déclarée quand on l'a rendu obligatoire parce t'es bien à l'abri derrière ton statut de chef de quartier, que ton mari est flic et que vous vivez dans un trou perdu à trois cents bornes de Stuttgart. Sauf que pas de bol, un beau matin avant Noël, l'ancien directeur de l'Institut a décrété qu'il avait besoin de pain d'épice et je suis passé devant votre casemate. Le plus ironique, madame Goeretz, c'est que quand il s'agit de choses sans importance, je n'ai pas une très bonne mémoire. Elle est même si mauvaise que je retiens à peine les prénoms ou même les anniversaires et je suis sûr que j'ai oublié l'existence de votre petite aberration aussitôt que j'ai eu le dos tourné.

Prenant enfin conscience de l'ampleur de ce qu'il était en train de dérouler, avec cette fluidité glaciale, appliquée, totalement dépourvue de sentiment, Ania sentit son humeur enjouée lui glisser des doigts à l'instar d'un tas de cendres.

- On va la faire venir aussi, si vous voulez. Et je jugerais de son aptitude à contribuer à notre joli monde.

- Nom de Dieu, couina enfin Magda en saisissant la main de son compagnon toujours silencieux. Franz, dis quelque chose !

Goeretz garda le silence. Les doigts de son épouse s'enfonçaient dans sa paluche à lui en laisser des traces livides et il finit par les décrocher avec douceur. Von Falkenstein les observa à tour de rôle avant de plisser du nez.

- Qu'est-ce que vous voulez qu'il vous dise, votre paysan ? Il sait que j'ai raison, ça se voit à sa trogne. Il a dû vous prévenir que c'était de la connerie, tout ça, qu'il fallait mieux la déclarer. Et alors, peut-être, avec un peu de chance. Je la connais par cœur, cette histoire, reprit-il avec un mouvement de la main qui pouvait passer pour dépité. C'est toujours la même. Vous lui avez dit non. C'est votre fille. Vous n'alliez tout de même pas. Et si jamais.

Il ponctua la fin de sa sentence d'un soupir plutôt théâtral. Sa main glissa à nouveau sur son genou et Ania n'en tira qu'un profond malaise.

- Vous allez beaucoup trop loin, cracha Goeretz alors que Magda se cachait la tête entre les mains pour cacher son émotion.

- Voilà, elle chiale enfin. Et d'une, déclara von Falkenstein. Wachtmeister, je me demandais quand est-ce que vous alliez enfin réagir. Donc, j'attends.

Il écarta les mains dans une invitation ironique et ajouta :

- Est-ce qu'on fait venir votre petite handicapée ici pour l'enregistrer en bonne et due forme où je vous envoie la Liebstandarte pour venir la chercher ? Je connais un bon neurologue de l'asile de Mannheim. Il sera ravi de l'accueillir et il est de passage chez nous samedi, il pourrait l'amener avec lui. Ce qui vous éviterait de lui payer les frais de transport en ambulance.

Goeretz en perdit toute trace de couleur. Luttant contre une soudaine envie de gémir à la pensée de Matilda et son livre de philosophie incompréhensible, Ania se traita de tous les noms qu'elle connaissait. Dans un effort qui lui coûta toutes ses maigres forces restantes, elle se pencha et posa timidement le bout des doigts sur son avant bras.

- Ce n'est peut-être pas la peine, dit-elle en priant sa voix de ne pas flancher.

Von Falkenstein lui saisit la main pour lui en embrasser rapidement le dos avant de la serrer jusqu'à ce qu'elle en ait mal.

- Ne m'interromps pas quand je parle, chat, je déteste ça, la prévint-il en lui rendant sa quenotte endolorie et sans lui adresser un seul regard. Alors, Wachtmeister Goeretz ?

Celui-ci renonça à calmer le débordement larmoyant de sa femme, désormais un peu avachie sur sa chaise, elle qui avait eu le dos si droit en arrivant.

- Faites ce que vous à faire, ordure, déclara-t-il d'un ton faussement dégagé. Si vous voulez que je vous supplie, je ne le ferais pas. Comme je me borne à vous le répéter depuis trois quarts d'heure au moins, j'assume entièrement la responsabilité de tous les incidents, quelques soit leur nature.

Ania se surprit à retenir son souffle. Von Falkenstein contemplait le couple Goeretz d'un air totalement absent. Il avait eu le même genre d'expression alors qu'il avait posé les yeux sur elle la première fois, elle et son écureuil éviscéré. Elle retrouvait ce goût fadasse dans la bouche qu'elle avait alors eu en Ukraine. Une saveur tiède, familière, de terreur et d'incompréhension mêlées, qu'elle redécouvrait avec une sorte de joie bizarre, car elle l'avait oubliée depuis longtemps.

Elle avait cru l'avoir perdue de manière définitive, abusée par elle ne savait quel tour dont il était capable ; parce qu'elle s'était persuadée de ne plus avoir peur de lui, de ne plus avoir peur du tout, plus jamais, car cet effroi latent,

et bien ça ne collait pas avec sa manière de lui sourire.

Ça ne collait pas, ça ne collait pas du tout.

Il avait un si joli sourire, si lumineux, si sincère et si pointu, et ce sourire ne collait pas

il n'allait pas, il n'allait pas avec l'air qu'il avait eu en prenant le Luger là-bas à Bereznevo

pour abattre ses parents

et Youri aussi

et cet air

n'allait pas du tout avec le sourire qu'il avait eu alors que Jensen brandissait ce même maudit Luger en direction de

Vladi

à genoux en Pologne et que le correspondant de guerre faisait cliqueter son appareil photo.

Elle se rendit compte qu'il était en train de parler qu'avec un temps de retard.

- ... admets être positivement impressionné, dit-il. Vous êtes la deuxième personne à ne pas vous plier complètement devant moi, et la première est assise juste là. Mais ça ne change rien, malheureusement.

S'extrayant de son cauchemar vivide, Ania revint peu à peu la réalité et celle-ci était encore plus étouffante qu'auparavant.

- Ce n'est pas la peine, répéta-t-elle comme un automate, à peine consciente de ce qu'elle était en train de dire. S'il vous plaît, ce n'est pas la peine. Ce n'était pas si grave.

La main qui était toujours sur son genou se raidit un peu et elle se demanda depuis quand exactement elle s'était retrouvée là et pourquoi il y avait cette chevalière immonde passée sur le majeur. Elle ne voyait plus vraiment ni Goeretz ni la blockleiter.

- Ah, soupira von Falkenstein d'une voix contrariée quelque part à sa gauche, tout près. Elle recommence. C'est vrai que je vais peut-être un peu loin pour pas grand-chose. Mais ce n'est pas ce que tu voulais ?

- Non, dit Ania dans un sursaut qui la ramena entièrement à la surface, cette fois-ci. Non, pas du tout. Je l'ai vue. Elle est normale. Elle lit et elle parle bien.

- Et elle lit quoi ?

- Je ne sais plus. Heidegger ? tenta-t-elle. Elle veut aller à l'université, aussi.

À son plus grand soulagement, Goeretz et Magda étaient réapparus tout autour d'elle, tout comme l'intégralité de la terrasse de bistrot et de la place proprette, bien que son cœur cognât encore trop fort à son goût.

- Hmm. Bon, si c'est Heidegger, alors on lui enverra peut-être pas la Liebstandarte.

À cette annonce, Magda faillit glisser de son siège et l'aurait fait si le Wachtmeister ne l'avait pas retenue.

- Vous devriez lui dire merci, leur signala von Falkenstein avec un sérieux de façade. Elle, au moins, elle arrive toujours à voir du positif, même dans le pire. C'est ce qui me manque le plus. Là, en l'occurrence, c'est Heidegger.

Frissonnante et défaite, Magda ne chercha pas à se dégager de la solide étreinte de son mari, penchée en avant comme si elle n'allait pas tarder à rendre ses tripes au sol. Par prudence, von Falkenstein replia ses bottes en direction du banc pour les mettre hors de portée de tout accident malencontreux.

- Vous connaissez ? lui demanda-t-il ensuite.

- Je ne l'ai jamais lu, lâcha-t-elle d'une voix rauque et assourdie.

- Et bien c'est l'occasion de vous y mettre, lui dit-il avec amabilité. Vous en aurez tout le loisir, débarrassée de toutes vos obligations de surveillance et de cérémonies, et avec votre petite monstruosité hors de chez vous.

- Herr SS-Hauptsturmführer, dit Goeretz, de toute évidence plus peiné par l'état de sa femme que par la perspective d'être privé de Matilda. S'il vous plaît, arrêtez, vous allez la rendre malade.

- Mais qu'est-ce que j'ai dit, encore ! s'agaça von Falkenstein en croisant les jambes. J'ai pas dit qu'on allait la tuer, quand même ! Vous me prenez pour qui ? On va la mettre dans notre charmant Institut et si elle n'est pas bonne à rien, elle pourra toujours aller distribuer de la soupe à nos polonais.

Il marqua une pause. Magda étouffa un reniflement. Elle en tremblait de tous ses membres. C'était fascinant.

- Et si elle n'est pas motivée, alors là... faudra vous débrouiller avec l'Hauptsturmführer Laurentz de Mannheim et son bocal de tarentules ! s'exclama-t-il ensuite. Il la foutra peut-être dans un terrarium, elle aussi, pour tenir compagnie à ses mygales maçonnes.

Pétrifiée par cette perspective, Magda ne parvint qu'à émettre un vagissement sourd suivi d'un bref haut le cœur qu'elle parvint à ravaler tandis que Goeretz lui tapotait le dos avec douceur.

- Franz, gémissait-elle en continu. Franz, Franz, je t'en supplie, dis quelque chose.

Mais Ania savait que Franz ne dirait rien, pas plus que le serveur, ni les clients attablés de part et d'autre, ni quiconque à portée de voix, comme personne ne disait jamais rien à l'Institut devant lui, ni Dahlke, ni même Anneliese.

Personne, jamais, ne dirait rien.

- Merci d'être si compréhensif, Herr SS-Hauptsturmführer, dit le Wachtmeister. Calme-toi, Magda, ce n'est pas si pire. Il est juste à côté, cet Institut.

- Vingt minutes en voiture, à condition de ne pas rencontrer le bus de la ligne soixante-deux sur route étroite, confirma von Falkenstein sur le ton de la conversation. Croyez-moi, madame Goeretz, c'est le mieux que je puisse faire sans qu'on me soupçonne de connivence.

Elle n'eut qu'un vagissement étouffé. Goeretz la tenait toujours par les épaules pour l'empêcher de basculer de sa chaise et tomber à genoux.

- Vous devriez vous reprendre. Que je sache, personne ne vous a frappé, vous, lui signala von Falkenstein en se penchant en avant. Vous voir comme ça m'agace et me fait repenser au fait que, à la dernière du genre, j'ai signé son certificat de décès. C'était la sœur d'un lieutenant de la Liebstandarte atteinte d'un syndrome d'alcoolisation fœtale. Vous savez, celui que j'ai balancé dans les escaliers du Pivert. Lui non plus, il n'était pas très frais de naissance, mais hein, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a ! Je pense que vous vous dites ça aussi, quand vous posez les yeux sur votre rejeton inapte. Ah non, merde ! Mais tenez-vous, bon sang !

Prise d'un soubresaut plus écœurant que le précédent, Magda venait de lâcher un filet nauséeux en plein sur le sol, gémissant comme un animal pris au piège et Ania eut presque pitié d'elle. Après lui avoir caressé le dos d'une main désolée, le Wachtmeister Goeretz finit par la relever sans aucune difficulté pour la conduire à l'intérieur du bistrot, sûrement pour l'amener se débarbouiller aux toilettes. Magda se laissa entraîner en peinant à poser un pied devant l'autre, trébuchant sur ses talons.

- Que c'est usant, dit von Falkenstein en les accompagnant du regard jusqu'à la porte. Ça chiale et ça chouine dès qu'on leur met le nez dans leur propre pisse.

- Le Wachtmeister Goeretz est resté très digne, commenta Ania d'une voix blanche tandis qu'il lui piquait son verre d'eau glacée pour le terminer.

- Oui, c'est un peu une version améliorée de Vogt, dans le genre inébranlable, admit-il. Encore un qui va rejoindre la courte liste des gens que je n'ai pas réussi à dégonder.

Il lui avait pris le poignet, caressant du doigt les marques qui y subsistaient encore, un peu pensif.

- Cela dit, je payerais cher pour voir la tête qu'ils m'auraient tiré tous les deux si je leur disais que je t'ai trouvé en Ukraine avant de te coller une étiquette d'orpheline allemande, dit-il en baissant la voix jusqu'au murmure. Tu parles d'un kompromat.

Ania ne saisit pas le sens de l'expression, bien qu'elle lui parût tirée de sa langue natale. Elle n'aimait pas beaucoup le ton sombre qu'il venait d'adopter, ni sa prise de plus en plus ferme autour de son articulation.

- L'Untersturmführer Siegler a dit que mon crâne était parfaitement germanique, dit-elle. Et c'est un expert, apparemment. Qui êtes-vous pour le contredire ?

Sa stratégie fonctionna et il se dérida assez pour lui lâcher le poignet et se rejeter à nouveau en arrière. Depuis longtemps, elle avait pris conscience que le divertir lui évitait des choses bien moins drôles.

- Tu as raison. Si même le spécialiste auto-proclamé de l'aryanité a déclaré ça à ton propos, je vais certainement pas m'y opposer.

Comprenant qu'elle venait encore d'esquiver un moment désagréable, Ania dissimula son frisson d'appréhension en s'emparant de la carafe pour se resservir, tâchant de ne pas en renverser à côté sous le coup du soulagement.

- C'est vrai qu'il a des tarentules, Laurentz ? ajouta-t-elle, voulant s'assurer qu'il n'allait pas recommencer.

Accoudé à la table et une main sur le menton, il la regardait en s'attardant particulièrement sur la mince bande de peau que laissait deviner l'encolure de sa robe aux clavicules.

- Oui, répondit-il sans sourire. Et il compte même les amener. Il en a trop, d'après ce que j'ai compris. Tu les veux ? Enfin, non, ce n'est pas une très bonne idée. Te connaissant, tu risques de les manger.

- Oui, dit-elle sur le même air, rassurée qu'il soit passé à autre chose. Il vaut mieux les donner au docteur Krauss.

- C'est drôle, c'est ce que je me suis dit aussi sur le moment, fit-il en plissant le nez et ensuite, il se coula vers elle.

Sentant son bras lui entourer la taille, pinçant douloureusement ses côtes endolories, elle n'eut qu'un lointain sursaut, à peine un spasme. Elle ne broncha pas plus quand sa main libre se reposa sur sa cuisse pour s'y cramponner bien plus haut que d'habitude, remontant un peu le jupon lâche de sa robe, et ne dit rien quand il se colla si près qu'elle l'entendit distinctement déglutir dans le creux de son oreille.

- J'en ai rien à foutre de l'expertise de Siegler, ni d'où tu viens véritablement, lui susurra-t-il avant de l'embrasser rapidement dans le cou et c'était si humide et si brûlant qu'elle crut qu'il n'allait pas tarder à la mordre pour de bon. Ça ne changera rien du tout pour toi et crâne germanique ou pas, ça m'empêchera pas de te dépuceler un jour ou l'autre, vu que tu me dois à peu près tout, aujourd'hui encore plus que d'habitude.

Son intonation glaciale cadrait tellement peu avec la douceur remplie de précaution de sa main en train de se faufiler à nouveau le long de sa jambe qu'elle s'en retrouva tétanisée, l'observant comme si elle eut été une des fameuses tarentules que possédait Laurentz.

- J'aurais très bien pu laisser ces gorets de la police continuer leur malheureux manège et ils auraient fini par te désaper entièrement pour vérifier si par hasard, tu t'étais pas enfoncée ton Ahnenpass dans la culotte. Pourtant, je ne l'ai pas fait, ajouta-t-il en lui tapotant sèchement le genou pour attirer son attention. Tout simplement parce que je tiens réellement à ce qu'on ne te maltraite pas, figure-toi.

Elle parvint enfin à desserrer les mâchoires.

- Ah bon, dit-elle. Pourquoi ?

- C'est vraiment pas le bon moment pour ce genre de discussion, soupira-t-il en s'éloignant de quelques centimètres et elle put respirer plus librement. Pour l'instant, je veux juste que tu arrêtes de sursauter à chaque fois que je te touche comme si t'avais peur que je t'en foute une. Ça fait longtemps que j'en ai plus envie, chat, enfin, plus vraiment. Est-ce que tu m'écoutes ?

- Oui, répondit-elle. D'accord, j'ai compris.

Elle avait mal au ventre et cette douleur-là, plus basse, plus profonde, n'avait rien à voir avec le poing qu'y avait collé l'Anwärter Auster. Elle n'avait jamais su la nommer mais elle lui ravageait régulièrement les viscères quand il s'agissait de lui. Cette même douleur-là, s'il s'agissait bien de douleur, elle cherchait sporadiquement à la retrouver en s'immergeant dans un bain beaucoup trop chaud pour ensuite s'y caresser dans un mélange de dégoût et de luxure sans jamais parvenir à en atteindre ne fut-ce que le quart. Elle essaya de chasser ce fourmillement désagréable en se gavant d'eau froide et cela ne fonctionna pas. Décidé à la laisser tranquille pour le moment, von Falkenstein avait remis ses pieds sur la chaise abandonnée par la femme Goeretz et semblait guetter le jeune garçon de salle.

- J'ai mal, parvint-elle à dire.

C'est à peine s'il se tourna vers elle et cela lui donna envie d'éclater en sanglots.

- À ce point-là ?

- Oui.

Soupirant à nouveau, il enfonça une main dans sa poche, en tirant un tube en carton sans étiquette. Quand il prit son verre rempli de glace à moitié fondue pour y effriter un cachet avec deux doigts, Ania se maudit aussitôt d'avoir parlé. Repensant aux polonais alignés devant la grille et à Vadek, elle resta interdite devant le verre qu'il lui tendit.

- Quoi encore ? s'agaça-t-il en la regardant enfin.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. De la Pervitine ?

Il en rit tellement qu'il en renversa une grande partie avant de le poser en jurant, s'essuyant ses mains désormais mouillées sur la chemise.

- De l'aspirine, espèce de cruche, ricana-t-il en le poussant dans sa direction. Tu me prends pour quel genre de sadique, au juste ? Est-ce que tu sais dans quel état ça met, au moins ?

- Je demanderais à Vadek, répondit-elle en prenant l'eau désormais bien plus amère.

- À qui ?

- Le balayeur.

- De la Pervitine, elle a dit, gottverdammt, répéta-t-il alors qu'elle finissait le verre en s'empêchant de faire la moue. D'ailleurs, il faudrait qu'on parle du Véronal. Ça non plus, ce n'est pas bon. Tu pensais que j'avais oublié ? ajouta-t-il en avisant son air mortifié.

- Je n'en prends plus, répondit-elle en essayant de rester calme. Depuis des jours.

Ne mentant pas, elle le laissa la scruter pendant de longues secondes.

- C'est vrai que t'as l'air moins patraque que l'autre fois, admit-il à contre-cœur. C'est dangereux, le Véronal. Ça peut vraiment te fracasser et j'ai pas envie que tu deviennes comme tous ces faibles qui s'envoient des sédatifs à la moindre contrariété. Tu vaux mieux que ça, quand même. Je te laisserais pas dans le même état que cette conne de Muller qui ne sait pas résister à la pression.

- C'est Liese qui me l'a donné, avoua-t-elle. Après l'autre soir, quand... mais, s'il vous plaît, ne lui faites rien. Elle pensait bien agir. Je n'allais vraiment pas bien.

Elle avait dit cela sans inquiétude. Après avoir vu la blockleiter Goeretz vomir de terreur à l'idée qu'on lui enlève le fruit de ses propres entrailles, elle était désormais bien au-delà de ressentir des choses aussi basses et triviales et elle savait qu'il lui faudrait encore de longs jours avant que sa capacité à traiter les émotions revienne à la normale. Pour l'instant, elle n'était que vide et lassitude et elle ne parvenait même plus à s'en choquer.

- Je lui en glisserais un mot ou deux, répondit von Falkenstein. Mais gentiment, hein. Si je me mets en tête de la refaire chialer comme au Marienhospital, Olrik va probablement me faire le même coup qu'au Rottmeister, comment, déjà ?

- Baum. C'est vrai que c'était un joli coup de tête, commenta Ania, ne croyant pas qu'il fût capable de parler aimablement à quelqu'un qui n'était pas Dahlke ou l'Obersturmbannführer Vogt. Je n'aurais pas voulu être à sa place.

L'aspirine commençait à faire effet. Peu à peu, l'élancement de son ventre se calma, contrairement à l'autre sensation tout aussi dérangeante, semblable à de la faim alors qu'elle se sentait incapable d'avaler quoi que ce soit avant ce soir.

- Je te trouve un peu pâlotte, dit-il en lui effleurant la joue. Il a dû te faire un sacré bleu, ce con. Je n'aime pas savoir que t'as mal alors que je n'y suis pour rien. Tu veux aller t'allonger, peut-être ? Le pharmacien pourrait te faire monter. Bien que je n'aie aucune envie de retourner en permanence.

- Non, répondit-elle, ça va me passer.

Le Wachtmeister Goeretz, sa femme toujours appuyée sur son épaule, ressortit de l'intérieur du bistrot, détournant von Falkenstein d'elle.

- Vous en avez mis du temps, commenta-t-il d'une voix forte, ce qui les figea. Vous vous sentez mieux, on dirait, madame Goeretz.

Ce n'était pas du tout le cas. Bien qu'elle soit désormais capable de marcher sans trébucher sur ses escarpins vernis, Magda présentait un visage marqué par un maquillage aussi défait que son chignon. Son rouge à lèvres effacé lui avait laissé une vilaine marque rosâtre sur le menton.

- Ça me fait plaisir de constater que vous avez retrouvé votre contenance, ajouta-t-il. Je n'aime pas beaucoup qu'on gerbe à quelques centimètres de mes bottes alors que je me contente juste de vous parler.

Les lèvres affaissées par un tremblement, elle ne dit rien. À ses côtés, Goeretz avait retrouvé son impassibilité. Ania en tira une lointaine admiration. Elle se demanda quels trésors de perversité il faudrait déployer à von Falkenstein pour le réduire au même état pleurnichard que sa matrone.

- Parce que je vous signale qu'il y en a une ici qui a pris une trempe dans le ventre à cause de vous et personne ne l'entend chouiner, dit-il. Rendez-moi votre putain d'épingle et allez demander une serpillère à l'intérieur. Pendant que vous nettoyez vos propres dégâts non-déclarés, vous, Wachtmeister, vous revenez et vous mangez avec moi.

D'un mouvement mécanique, Magda se sépara de sa si jolie épingle et comme von Falkenstein se contentait de la fixer d'un air moqueur en croisant les bras, elle finit par la poser sur la table avant de disparaître à l'intérieur pour la seconde fois.

- Vous devriez enlever vos belles bottes de là si vous voulez que je me rassoie, dit Goeretz, toujours aussi peu émotif. Mangez si vous voulez, mais personnellement, j'ai perdu tout appétit.

- Non mais faites au moins semblant d'en avoir quelque chose à faire, Wachtmeister, rétorqua von Falkenstein en retirant quand même ses pieds. Sinon je dis à votre femme de laisser tomber la serpillère et d'y aller avec la langue. Croyez-moi, ça, ça va vraiment vous couper l'appétit.

Goeretz laissa choir sa lourde carcasse en face d'eux après y avoir traîné le siège, son calot serré entre les mains.

- Si ça fait plaisir à la Schutzstaffel, dit-il.

Von Falkenstein en siffla d'admiration.

- J'aimerais pas être à la place de ceux que vous arrêtez. Ni la femme ni la fille dégénérée, rien ne fonctionne. C'est quoi votre secret ?

- Il n'y a aucun secret.

- Oh, il me gonfle, celui-là, dit-il en la poussant légèrement du coude pour ne pas lui faire trop mal. On va l'attacher à sa chaise et le transformer en un deuxième Bodmann, qu'est-ce que t'en dis ?

Ania faillit avaler de travers et il éclata d'un rire chaleureux. Ne voulant probablement pas connaître le fond de la plaisanterie, Goeretz se détourna sur le côté quand Magda revint armée d'un seau et d'une serpillère pour récurer le contenu de son propre estomac répandu au sol. La voir réduite au niveau de Vadek alors qu'elle portait un tailleur coûteux désormais privé de son précieux insigne lui plut beaucoup, bien que Magda n'y mette pas autant de cœur que le jeune polonais.

- Il faudrait lui donner de la Pervitine, à elle aussi, s'entendit-elle dire dans un accès de méchanceté soudaine. Je ne la trouve pas très enthousiaste.

Les traits déformés par une haine véritable, Goeretz la regarda en crispant un de ses énormes poings poilus.

- C'est vrai, dit von Falkenstein. Elle était peut-être plus enthousiaste à l'idée de lâcher le Wachtmeister pour attraper du clandestin. Peut-être qu'elle sera plus vive si je l'envoie avec sa fille à la distribution de soupe. Je suis sûre qu'elle connait le Horst Wessel Lied, en plus. Vous connaissez le Horst Wessel Lied, ex-blockleiter Goeretz ?

- Comme tout le monde, marmonna-t-elle, luttant contre la faiblesse et le dégoût qui n'auraient pas manqué de l'avachir contre le manche.

- C'est bon, s'exclama Goeretz avant qu'il ne lui demande d'entonner l'hymne devant toute la terrasse. Elle a en eu assez et c'est propre. Laissez-là partir.

- Je ne pense pas pouvoir rentrer toute seule, Franz, dit Magda d'un ton suppliant.

- Franz reste avec moi, répondit von Falkenstein à la place de Goeretz. Il faut encore que je lui explique quand et comment il va nous amener votre fille défectueuse, vu qu'il est le seul en état de m'écouter, apparemment. Quoi ? ajouta-t-il alors qu'elle s'effondrait en larmes, seulement soutenue par la serpillère, aussi silencieuse que possible. Vous pensiez que je n'étais pas sérieux parce que je passe mon temps à sourire ?

Les épaules voûtées, elle finit par renvoyer la serpillère dans le seau en métal. Après s'être essuyée les yeux et les joues, elle se retourna et c'est Ania qu'elle regarda, les mains posées sur les hanches dans une pitoyable imitation du panache dont elle l'avait gratifiée à l'intérieur de son magasin.

- T'es contente de toi, j'espère, espèce de...

- Un mot de plus et je change d'avis, la prévint von Falkenstein et elle ne termina pas sa phrase, bien qu'elle en brulât d'envie, si Ania se fiait à la lueur démente dans son regard. Pas de soupe, mais un camion direction Mannheim en compagnie de la Liebstandarte. Ceux-là n'ont rien à faire qu'elle soit sourde pour lui passer dessus si on le leur demande, et Mannheim, c'est loin, alors je suppose que ça arrivera pas qu'une fois mais plutôt...

- La ferme ! La ferme ! tonna Goeretz, se levant brusquement.

- Ah quand même ! triompha von Falkenstein en écartant les bras. Allez, viens me refaire le portrait, le poulet ! Promis, je ne me lèverais même pas !

Goeretz n'en fit rien, préférant secouer Magda par le bras pour essayer de l'éloigner.

- On fera nettoyer la flaque de sang à ta mégère et puis toi, on t'enverra dans un strafbataillon avec un joli triangle rouge ! poursuivit-il sur le même ton provocateur. Qu'est-ce que vous en pensez, madame Goeretz ?

- Magda, ne lui réponds pas ! Va. Rentre.

Il essaya de la chasser d'un bras impérieux et elle faillit basculer au sol.

- Laissez, laissez, Herr Wachtmeister, intervint alors le vieux au chapeau en quittant sa propre table. Je vais la raccompagner, ne vous en faites pas. J'en ai assez entendu, moi aussi.

Il prit l'ancienne blockleiter par le bras avec une délicatesse exquise et elle se laissa entraîner. Von Falkenstein fixa l'homme de haut en bas en levant le menton sans bouger d'un pouce.

- Et vous êtes qui, encore ?

- Personne, répondit le vieux avec un sourire tâché de jaune qui jurait avec sa barbe d'un sel de poivre impeccable. Vous souhaitez voir mon Ahnenpass ?

- Hors de ma vue, l'illuminé, lui déclara von Falkenstein en le chassant de la main.

- Merci, dit simplement Goeretz à l'adresse du vieux.

L'homme souleva son chapeau comme il l'avait fait avec Ania avant de partir en compagnie d'une Magda encore un peu sonnée. Le Wachtmeister se rassit après qu'on l'eut sommé d'aller chercher le garçon de service. Lassé de suer pour rien dans sa chemise, von Falkenstein finit par la déboutonner et en retrousser les manches. Les mains toujours serrées sur son calot et évitant de s'appuyer sur le dossier de peur de faire grincer la chaise, Goeretz le regarda dévorer sa salade de pommes de terre à la mayonnaise en silence. L'estomac encore trop barbouillé malgré l'aspirine, Ania n'avait rien pris, ce qui lui avait valu un regard ennuyé.

- Quand est-ce que vous souhaitez que je vous ramène Matilda à l'Institut ? finit par grincer Goeretz, lassé de se faire aussi royalement ignorer.

- Oh, vous êtes encore là, répondit von Falkenstein, la bouche à moitié pleine. Je vous avais oublié. Qui ça, vous dites ?

Goeretz le fixa avec la volonté évidente de le traiter de taré et Ania se demanda s'il allait oser le faire. N'importe qui confronté à von Falkenstein en train de jouer au petit tyran de service tout en usant de sa capacité terrifiante à balancer des atrocités sur le ton de la conversation finissait par craquer à un moment ou à un autre. De toute évidence, Goeretz n'en était pas loin.

- Vous avez donc donné un prénom à votre tare congénitale, mais je ne vais pas le retenir, ajouta-t-il en terminant de mâcher. Tant pis. Au pire, on lui fera un médaillon.

- Quand ? se borna à répéter Goeretz.

- Demain matin, répondit von Falkenstein en se résignant à arrêter de le chercher. Vous vous présenterez au portique de ma part et vous demanderez le, euh... comment il s'appelle, celui qui a remplacé Lutz ? dit-il en claquant des doigts dans sa direction.

- Le SS-Sturmann Katzer, se souvint Ania. Il est infirmier, comme Olrik, c'est pour ça que je m'en rappelle.

- Vous demandez donc le SS-Sturmann Katzer, reprit-t-il à l'adresse de Goeretz après l'avoir remerciée d'un mince sourire. Il lui trouvera une place dans nos cuisines.

- Je ne veux pas qu'on la touche, ajouta Goeretz avec une rare pointe d'émotion dans la voix. Ma femme ne va pas s'en remettre, sinon. S'il vous plaît, Herr SS-Hauptsturmführer.

- Ah tiens, je suis redevenu Herr SS-Hauptsturmführer, tout à coup, constata von Falkenstein, satisfait, repoussant son plat vide avant de s'essuyer la bouche avec une serviette en tissu, qu'il jeta dans l'assiette. Personne ne va monter sur votre branque, je vous le garantis. Ce genre d'anomalies, ça peut être héréditaire et on veut pas d'une sourde en gestation.

- Il faudrait la faire stériliser, se souvint alors Ania, réfléchissant à voix haute. Comme la Tsigane, à l'hôpital. Vous en dites quoi, Wachtmeister Goeretz ?

- J'en dis que tu devrais fermer ta gueule, petite connasse ! lui aboya-t-il en se penchant. T'es fière de toi, j'espère ! Détruire des familles pour une broutille !

- Vous voulez que je vous raconte ce qu'on fait dans un strafbataillon ? lui demanda von Falkenstein sans hausser le ton.

La masse de Goeretz pivota vers lui.

- Je sais très bien ce qu'on y fait, grinça-t-il.

- Tant mieux. J'ai demandé à l'Ostubaf Vogt d'envoyer le second médecin de l'Institut au front français pour bien moins que ça, Wachtmeister, répondit von Falkenstein. Demain, disons onze heures. Pas la peine de lui faire une grosse valise. Et soyez à l'heure, surtout, sinon, camion, Liebstandarte, Mannheim, vous vous souvenez ?

- C'est bien compris, Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Goeretz en détachant soigneusement chaque syllabe, une lueur mauvaise dans le regard.

- Vous pouvez disposer, lui dit von Falkenstein, magnanime. J'espère que vous chopperez au moins une vraie sémite, aujourd'hui. Mes hommages à madame.

Goeretz se leva, pesant et nerveux, masquant le soleil de toute sa large carrure.

- Au fait, une dernière chose, l'apostropha von Falkenstein avant qu'il ne puisse tourner les talons. Ce vieux au chapeau blanc, là, vous savez qui c'est, je suppose ? Il s'est ramené en même temps que vous, alors je suppose qu'il vous a suivi.

- Oui, confirma Ania en étouffant un bâillement épuisé.

Goeretz l'ignora, fixant von Falkenstein en fronçant ses sourcils épais, se demandant visiblement s'il n'était pas encore victime d'une autre de ses sinistres plaisanteries.

- C'est Nicholas von Lindstradt, répondit-il enfin. Le ponte de BMW qui va ouvrir une usine ici. Il a une ligne directe avec votre Obersturmbannführer Vogt, de ce que j'ai entendu dire.

- Ah mince, commenta von Falkenstein avec un rictus. Encore un von à la con, hein Wachtmeister ? Lui aussi, il a dû me prendre pour un cinglé. Ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude. À demain, enfin si j'ai pas la flemme de venir regarder vos adieux aux portes, même si je suis sûr qu'ils seront déchirants.

Ania, elle, se promitde se faufiler à l'extérieur à l'heure nommée pour y assister, poussée par lamême curiosité morbide qui l'avait incitée à lui demander d'aller voir lespolonais creuser. Cette fois-ci encore, elle était étrangement persuadée quelire le malheur sur leurs visages la rendrait heureuse.

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