13 Bruno


Quelle horreur, dit-il avec une pointe d'admiration perçant à travers la répulsion.

Le cadavre humain ayant rejoint ses tristes congénères dans la fosse brûlante, l'infirmerie n'était désormais hantée que par la présence immobile de la créature couleur goudron. Interdit, Jensen resta sur le seuil. C'était le seul qui avait accepté de l'accompagner pour examiner la chose. Les deux soldats sous les ordres du caporal Locke postés près de la porte s'étaient empressés de filer ailleurs dès le moment où ils s'étaient montrés dans la coursive. Bruno n'avait osé demander aux gars de la 6e, de peur que l'information se répande. Il avait d'abord besoin de réfléchir. D'en parler à Krauss, dès que celui-ci daignerait revenir. Il aviserait ensuite. Il était plus de quatorze heures. Le véhicule de la brigade du génie venait à peine de franchir le portail pour repartir que Bruno s'était précipité vers le pavillon médical.

La créature était bel et bien morte. Abattue avec une précision militaire et baignant désormais dans son propre sang étrange. Ses membres tétanisés et tordus formaient un sac d'aiguilles à tricoter autour de l'abdomen maigre. Un pitoyable rebut. Ses dizaines d'yeux étaient soit voilés par une pellicule malsaine, soit définitivement fermés. Bruno s'accroupit afin de mieux l'examiner, son appareil photo à la main.

D'où est-ce que ça pouvait bien sortir ? Comment cela survivait-il à l'intérieur d'un organisme décomposé ? S'en nourrissait-elle, se gavant de chair pourrie afin d'assurer sa subsistance ? Était-ce doué d'un intellect comparable à l'être humain ou bien était-ce une version plus évoluée d'un crabe ? Une multitude de questions se bousculait dans son esprit et aucune n'avait de réponse concrète. Il n'était même pas sûr que ce soit hostile.

— Qu'est-ce que vous voulez en faire ? demanda Jensen, qui n'entrait toujours pas.

Bruno prit le soin d'immortaliser la créature à l'aide de son Leica. Si jamais la preuve matérielle de son existence venait à disparaître, il lui resterait au moins la pellicule.

— Le mettre au frais, décida-t-il ensuite. Nous avons un compartiment réfrigéré dans les caves. Faudra juste faire attention à ce que ça ne soit pas trop près de la nourriture, par précaution.

Se redressant, il glissa la bandoulière de son Leica dans son dos et commença à vider la première caisse qui lui tombait sous la main. Il balança les compresses de gaze et les rouleaux sans regarder où ils atterrissaient, puis entreprit de vider le fond. Si on le pliait un peu, le spécimen rentrerait sans problèmes dans un de ses cubes standard de l'Ahnenerbe, car il dépassait de peu le mètre soixante.

— Venez m'aider, dit Bruno en enfilant une paire de moufles en laine.

À contre cœur, Jensen mit ses propres gants et vint s'emparer de la créature par les jambes tandis que Bruno la soulevait par ce qui lui servait d'épaules. Elle ne pesait que peu. Quarante kilos tout au plus. Inanimée, elle paraissait diaphane, d'une fragilité de fil, mais son épiderme était dur comme fer. Bruno regrettait de ne pas l'avoir vu en mouvement. À quoi pouvaient bien lui servir tous ces yeux ? Qu'est-ce que la Nature avait en tête en accouchant de pareille monstruosité ? Ils tassèrent la carcasse à l'intérieur de son nouveau cercueil en bois et Jensen y posa le couvercle avec un soulagement non dissimulé.

— Allez donc emprunter un diable à Gebbert, lui somma Bruno.

Une fois la caisse chargée sur le chariot à deux roues, ils s'escrimèrent à la descendre dans les profondeurs de l'Institut. Malgré les installations électriques modernes, les caves conservaient des allures de crypte asséchée, avec leurs murs de pierre brute et les champignons racornis qui poussaient dans la moindre fêlure. Tout leur garde-manger s'y trouvait, prisonnier de cellules de bunkers aux portes blindées et grises. Il y avait de quoi tenir plusieurs années sans ravitaillement. Jensen poussa des exclamations admiratives devant les nombreuses rangées de bocaux, de boîtes de conserves et de sacs de féculents.

— C'est là, signala Bruno en indiquant un sas d'acier semblable à tous les autres.

Celui-ci donnait accès à un minuscule réduit réfrigéré, isolé par du liège et un pare-vapeur en bitume. L'installation datait de la grande guerre, mais fonctionnait parfaitement. De la viande rouge et des saucisses y pendaient, auréolées de givre. Bruno n'était guère enthousiaste à l'idée de mettre la créature morte avec les knacks, mais à moins de la laisser pourrir à l'air libre, il n'avait pas le choix. Ils hissèrent tant bien que mal la grosse caisse à l'intérieur. Bruno se promit de lui trouver une sépulture plus digne. Et un nom, aussi.

Le reste de son après-midi se déroula dans le brouillard, semblable à celui qui avait envahi les sous-bois depuis des semaines. Après la mise en route de la chaufferie, il supervisa le raccord électrique des bâtiments restants. Grâce au matériel laissé par la 6e, Locke et ses hommes purent s'en charger sans trop d'accrocs. En fin de journée, tout l'Institut jouissait enfin d'un courant qui n'était pas généré par des groupes électrogènes bien trop gourmands en essence. La lumière et la chaleur dissipèrent un peu cette pesante sensation d'isolement qu'il ressentait depuis son arrivée. Malgré l'agitation, ses pensées se tournaient régulièrement vers la chambre froide et son contenu. Il maudissait Krauss pour son absence. Avec Nina qui dormait à poings fermés, il ne lui restait plus personne avec qui partager son excitation, car ce n'étaient pas Jensen et ses consorts qui allaient manifester un quelconque enthousiasme devant cette découverte extraordinaire. Les soldats souffraient d'un singulier manque d'imagination. Il n'avait qu'à repenser à la réaction totalement dénuée de curiosité de von Falkenstein pour comprendre qu'il ne fallait pas compter sur ceux de son espèce.

Après avoir avalé un repas rapide sans même prêter attention à ce qu'il mangeait, il s'enferma dans son bureau et se consacra à ses cartons, laissant Locke et les siens jouer aux cartes dans leur atelier nouvellement éclairé. À l'intérieur de ce garage, la Mercedes avait été privée d'une roue, « définitivement foutue », selon les mots de Gebbert. Von Falkenstein n'était pas près de repartir d'ici, à moins de vouloir traverser la moitié de la Forêt Noire à pied. Bruno ne l'avait d'ailleurs plus revu de la journée et il n'était pas assez fou pour aller aux nouvelles.

Sa bibliothèque se remplit de livres jusqu'à onze heures du soir. Son environnement lui devint plus familier. Il posa un petit drapeau du NSDAP à côté de sa lampe de bureau de style Bauhaus au bulbe blanc. Ces deux objets résumaient à eux seuls la contradiction qui parcourait son existence*. Déballer ses maigres possessions lui prit moins de temps que prévu et il se retrouva à tourner en rond alors que minuit sonnait à peine. Une nuit transpercée par la lumière des lampadaires récemment allumés était tombée. Pour des yeux extérieurs, le domaine devait ressembler à un ilot de brume orange au milieu d'arbres sombres. Il se servit deux doigts de cognac et alluma sa pipe, savourant la chaleur et la quiétude.

Bercé par le ronflement aqueux du radiateur, il dut s'endormir car il fut soudain propulsé dans la noirceur des bois. Une odeur de chair brûlée se mêlait à la brume et à travers les troncs tordus et serrés, il devinait les murailles rouillées de l'Institut. La fosse continuait à crépiter, déchirure sanglante dans les ténèbres. Gorgée d'essence, la terre pourrissait sous ses pieds. Il lui fallait rentrer. Il n'était pas en sécurité à l'extérieur. Dans le limon de l'obscurité, des créatures à la tête enflée de dizaines d'yeux rodaient, nageant dans les abysses et se glissant sous les roues du camion stationné au bord du trou. Confus, il se mit à longer les rebords, mais la fosse paraissait interminable, ceignant l'Institut à l'instar d'une douve médiévale. Un enchevêtrement de corps noircis par la morsure des flammes se débattait au fond, exhalant cris et fumée toxique. Collés les uns aux autres par leur peau fondue, ils lui évoquèrent un affreux nourrisson. Les créatures malingres le suivaient à la trace. Le grésillement qu'elles émettaient se mêlait au tressautement de la graisse en train de griller en éclatant.

sautesautesautesaute

Et Bruno sauta. Ses genoux s'enfoncèrent dans le tas de cadavres, pulvérisant os et chair craquelée. Sentant l'un d'eux s'agripper à son épaule, il hurla, mais seulement dans sa tête.

— Désolé si je vous ai fait peur, dit Viktor Krauss en reculant.

S'étirant dans son fauteuil, Bruno se frotta les yeux avant de repêcher ses lunettes qui étaient tombées sur ses genoux.

— C'était une longue journée, bailla-t-il.

— Ah, dit Krauss.

Il était encore vêtu d'un pardessus de voyage passablement froissé. Son écharpe et ses cheveux étaient défaits. Il n'avait pas enlevé ses gants. Dans la lumière mordorée, il paraissait avoir quinze ans de plus. Sous son aisselle gauche, il serrait un attaché-case au cuir rayé et sa main droite s'agrippait à la poignée d'une caisse grillagée en plaskon. Krauss posa cette dernière sur le bureau en face de Bruno et deux petits yeux jaunes le fixèrent d'un air interrogateur.

— C'est quoi ça ? demanda-t-il.

— C'est le chat de Gustav Rip Merken, répondit Krauss. Il l'avait confié à un cousin, mais il n'en voulait plus parce qu'il est noir. Ils portent malheur, à ce qu'il paraît. Je n'allais quand même pas l'abandonner. Il s'appelle Gustav.

— Le chat de Gustav s'appelle Gustav, répéta Bruno, hébété.

— C'est moi qui l'ais appelé comme ça, précisa Krauss en se laissant tomber sur la première chaise à sa portée. Laissez-le sortir, voulez-vous ? La pauvre bête s'impatiente depuis des heures.

Bruno s'exécuta. Le petit chat noir bondit de sa boîte tel un diable, courant se réfugier sous la bibliothèque. Krauss l'accompagna d'un regard épuisé. C'était un homme pâle à la quarantaine bien entamée, maigre et sec comme un clou, prématurément racorni. Son large front ainsi que sa bouche étaient crevassés par des rides d'expression. Cheveux châtain clair, yeux de pierre brune, il se déplaçait d'une démarche leste, bondissante, comme marchant au son d'une fanfare qu'il était le seul à entendre, ce qui contrastait avec le sérieux qu'il s'efforçait de se donner en permanence. Malgré tout le respect qu'il lui portait, Bruno n'avait jamais réussi à l'apprécier. Car Viktor Krauss s'était retrouvé à la tête de l'Ahnenerbe pour son infraction présumée au paragraphe 175 du code pénal allemand. Il ne s'était jamais fait arrêter, bien entendu, grâce à ses liens solides au sein du parti, mais ce seul soupçon avait suffi à l'envoyer loin de la civilisation. Bruno se considérait comme tolérant, mais les pédés, avérés ou pas, il n'avait jamais pu les supporter. Krauss avait beau s'être marié depuis, cela ne voulait rien dire. Le sujet était tabou, bien entendu, mais il n'arrivait pas à se débarrasser de sa conviction première : Krauss était une tantine. Bruno était au moins d'accord avec le national-socialisme sur la nécessité d'éradiquer toutes les relations allant contre le bon sens de la nature. C'était un point qu'ils partageaient avec le communisme. Mais ce soir n'était pas un bon moment pour laisser transparaître son aversion. Déjà, Krauss était son supérieur direct et ensuite, il fallait le mettre au courant de toute urgence.

— Vous avez reçu les macchabées de Bereznevo ? demandait justement celui-ci, se débarrassant de ses gants avant de les fourrer dans son long manteau. Je voulais rentrer ce matin, mais j'ai dû passer récupérer ce foutu chat. Et est-ce que le médecin que j'ai demandé à Stuttgart est arrivé ? J'ai vu la fosse en arrivant, alors j'en conclus que le rapport d'autopsie est déjà rédigé ? Incroyable. Je pensais pas que la SS était aussi efficace.

— Il est bien arrivé, oui, dit Bruno, qui ne savait pas par quoi commencer. Mais, docteur, l'examen du premier corps ne s'est pas passé comme prévu.

Il se tut, incapable de formuler ce qu'il voulait dire d'une manière cohérente. Les sourcils clairs de Krauss s'élevèrent dans une mimique attentive.

— Soyez plus précis, dit-il.

— Vaut mieux que je vous montre, décida Bruno en se levant dans un craquement de dos.

— Ça ne peut pas attendre demain matin ? s'enquit Krauss en le suivant tout de même dans le couloir.

Il plaquait toujours sa mallette souple contre lui comme s'il avait peur qu'elle ne lui saute des mains.

— Non, dit Bruno.

Ravalant ses protestations devant son air préoccupé, Krauss se laissa mener jusqu'au pavillon occupé par le contingent de Locke. Au plus grand soulagement de Bruno, il ne posa pas de questions alors qu'ils descendaient dans les réserves, lui laissant le temps de réunir ses pensées. Le temps qu'ils franchissent les marches raides et qu'ils traversèrent le couloir aux murs perclus d'une humidité sournoise, il avait réussi à résumer la situation d'une manière convenable. Pour seule réponse, Krauss se contenta de bercer son attaché-case et d'hausser encore un peu plus des sourcils.

Quand Bruno ouvrit la caisse planquée dans le minuscule réduit réfrigéré, Krauss ouvrit la bouche pour la refermer aussitôt. Il observa une minute entière d'un silence religieux, son visage réduit à un trognon plissé, comme si un rayon solaire particulièrement soutenu venait de l'aveugler. Ses doigts tambourinèrent un rythme saccadé sur son petit bagage.

— Je veux tout le monde dans mon bureau dans dix minutes, dit-il enfin d'une voix égale.

— C'est minuit passé, quand même, répondit Bruno.

— Dix minutes, répéta Krauss avant de tourner les talons.


* Le Bauhaus était considéré comme « art dégénéré » 

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