13 Ania
L'intérieur de la quincaillerie était bien mieux aéré que la pharmacie. Un énorme ventilateur tournait paresseusement au plafond dans un bruit étouffé, agitant parfois un courant d'air sur ses cheveux et elle préféra retirer son chapeau aussitôt le seuil franchi. Petite mais bien agencée, la boutique était remplie à ras-bord de bric-à-brac de première nécessité, allant de la coutellerie à la lessive en poudre, offrant un tel choix qu'elle se demanda pendant un moment si toutes ces histoires de pénurie dont Anneliese lui rabâchait les oreilles n'étaient au final qu'une vaste mystification. Les étagères derrière le comptoir croulaient littéralement sous des savons de formes diverses et toujours en papillote, des bas en nylon au prix exorbitant, des miroirs de poche, des boîtes de cirage ou encore des paquets de cartes à jouer enrobés d'une jolie dorure. Assise au comptoir avec l'air ennuyé de ceux qui n'ont rien d'intéressant à faire de leurs journées, une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, aux cheveux bruns et courts, affabulée d'une paire de lunettes, était plongée dans un livre et Ania se demanda si c'était un Mark Twain.
— Bonjour, s'exclama-t-elle d'un ton joyeux en s'avançant.
Elle n'eut aucune réponse et se souvint qu'Oskar lui avait dit qu'elle était sourde. Effectivement, Matilda ne leva la tête que lorsqu'elle fut au comptoir.
— Bonjour, répéta-t-elle en prenant soin d'articuler.
— Oh, bonjour, répondit l'intéressée en lui rendant son sourire.
Elle parlait certes d'un ton lent et peu naturel, mais elle lui parut à peu près normale.
— Qu'est-ce que tu lis ? lui demanda Ania.
— Heidegger, répondit Matilda en rosissant un peu avant de lui montrer la couverture du pesant ouvrage.
— Connais pas, dit Ania. C'est bien ?
— C'est complexe, admit Matilda de sa voix étrange. Mais j'aime beaucoup la philosophie. Je voudrais aller à l'université, plus tard, pour l'étudier.
— L'université, répéta Ania, pensive. On m'a dit que c'était compliqué, et pas pour les filles.
— C'est faux, dit Matilda. L'université, c'est pour tout le monde. Que je sache, on étudie pas la philosophie ou la médecine avec sa bite.
Interloquée par son franc-parler si semblable à celui d'Anneliese, Ania éclata d'un rire si bruyant que l'instant d'après, des pas lourds retentirent dans les escaliers, livrant le passage à celle qui devait être la propriétaire des lieux.
Oskar lui avait dit que c'était une blockleiter, une espèce de gardienne chargée de surveiller la bonne morale politique de tout un quartier et elle le portait sur son visage oblong. Pas vraiment grande, engoncée dans une coûteuse robe en lin marronnasse refermée par une large ceinture qui soulignait sa jolie silhouette, elle portait ses cheveux faussement blonds en un chignon revêche comme les infirmières de l'Institut. Tout comme Nina, elle recourait au peroxyde pour faire croire que sa chevelure était jaune de naissance. Elle n'avait pas l'air très souriante. Une épingle rouge et noire décorait sa poitrine à l'endroit du cœur. La broche était plus imposante que la moyenne, sûrement pour souligner son rôle d'importance. Matilda cessa aussitôt de ricaner en l'apercevant, bien qu'il s'agisse de sa propre mère, avec qui elle partageait les mêmes joues arrondies et une bouche assez large.
Ania tarda un peu à l'imiter, peu dérangée par cette apparition qui n'était pas aussi frappante que la femme semblait le croire.
— Matilda, dit-elle. Remonte.
— Oskar te passe le bonjour, lui dit Ania mais ayant le dos tourné, Matilda ne put voir qu'elle était en train de lui parler.
Elle s'empressa de disparaître en serrant l'ouvrage contre elle. Sa mère attendit que ses pas se soient tus dans les escaliers avant de s'avancer derrière le comptoir. Ses moindres gestes et son attitude trahissaient une méfiance latente envers les étrangers.
— En voilà un joli brin de fille. Je peux t'aider peut-être ? s'intéressa-t-elle avec une amabilité inexistante.
— Oui, s'il vous plaît, répondit Ania en décidant de faire impasse sur cet accueil dépourvu de chaleur. Je cherche un savon que j'avais et que j'ai terminé. Il sentait très bon.
— Il va falloir être plus précise que ça, jeune fille, et t'exprimer correctement, coupa la femme. Alors ?
— Il sentait l'amande, se souvint-elle. Et il était blanc.
— Tous les savons que j'ai sont de cette couleur, répondit la blockleiter sans esquisser un seul geste pour vérifier sur le rayonnage dans son dos. Mais je n'ai plus celui que tu cherches.
Refroidie par cette façon de se comporter qui manquait d'une politesse élémentaire, Ania n'en démordit pas pour autant. Surveillant politique ou pas, elle n'en avait rien à faire. Voilà près d'un an qu'elle vivait entourée de personnes bien plus redoutables que cette morue et son épingle rouge sang enfoncée dans le sein.
— Si vous ne l'avez plus, vous auriez peut-être quelque chose qui y ressemble, dit-elle sans se départir de son aplomb.
Sortant enfin de son agaçante immobilité, la femme au chignon se tourna enfin vers les étagères pour y prendre un bloc rectangulaire de papier gras à l'intérieur d'un sac en toile de jute. Elle le posa bruyamment sur le comptoir, trop loin pour qu'Ania songe à y poser les doigts sans se prendre une claque sur la main.
— Il me reste celui-ci, expliqua-t-elle avec une mauvaise volonté évidente. Je le faisais importer de Marseille, mais ce n'est plus possible, maintenant. De toute façon, je suis sûre qu'il est bien trop cher pour toi. Tu peux partir.
— J'ai de quoi le payer, répondit Ania.
Sous l'air médusé de la femme, elle sortit la liasse retenue par la pince de sa sacoche et en décrocha un billet avant de le tendre dans sa direction.
— D'où tu sors tout ça ? demanda-t-elle en fronçant des sourcils et sans faire mine de le prendre.
— Ça ne vous regarde pas, répondit Ania en rangeant les marks à leur place initiale. Je suis juste venue vous acheter du savon, alors vendez-le moi et je repars.
Comme la femme ne semblait toujours pas vouloir de son billet, elle finit par abaisser le bras.
— Bien sûr que ça me regarde, répondit la blockleiter en s'appuyant des deux mains sur le comptoir, comme si elle avait l'intention de lui sauter dessus. Je ne t'ai jamais vue dans le coin et voilà que tu débarques avec plus d'un an de salaire en poche alors que t'as pas l'air d'avoir seize ans. Tu sais qui je suis, ma petite ?
— Non, dit Ania en toute innocence. Mais je devrais ?
L'autre ne parut pas goûter pleinement la question.
— Je suis blockleiter, annonça-t-elle avec un triomphe ridicule. Et mon mari est dans la police. Tout ce qui se passe ici me regarde. Où est-ce que tu as eu tout cet argent ? Tu l'as volé peut-être ? Tu as tes papiers sur toi ?
— Je ne l'ai pas volé, on me l'a donné, répondit Ania. Et non, je n'ai pas mon Ahnenpass sur moi, et puis, de toute façon, je suis pas sûre que vous avez le droit de me le demander. Je sais même pas ce que c'est exactement qu'un blockleiter, ni où se trouve Marseille. Je peux avoir mon savon, maintenant ?
La femme ne bougea pas d'un centimètre, dardant sur elle un regard mauvais qu'elle soutint sans grande difficulté.
— Vous ne faites peur à personne, lui dit Ania. Vous n'êtes qu'une concierge dans un village, même si vous avez une jolie épingle. Je connais un chien plus terrifiant, et c'est un dobermann qui s'appelle Mercedes.
— Insolente, cracha-t-elle. Tu n'as pas de papiers et tu oses l'ouvrir ? Je te rappelle que mon mari travaille pour...
— Oui, la police, la coupa Ania, qui regrettait déjà d'avoir eu l'idée d'aller acheter du savon toute seule. J'ai bien compris. C'est très impressionnant.
La voyant inspirer avant de se redresser, elle sentit un triomphe puéril l'envahir. Quand elle ouvrit la paume devant elle, Ania y posa enfin le billet et la femme poussa le savon vers elle. Elle crut qu'elle avait gagné cette piteuse confrontation jusqu'à ce qu'elle se rende compte que la blockleiter n'avait aucune intention de lui rendre la monnaie.
— Je vais m'en prendre une si le compte n'est pas bon, dit-elle. Vous devez me rendre le reste.
— Je ne pense pas, répondit la femme.
— Vous êtes une voleuse, dit Ania. En plus d'être une crétine.
L'autre ouvrit la bouche, ébahie.
— T'es complètement folle de me parler comme ça alors que mon mari est...
— Oui, madame, j'ai bien compris que votre mari était policier, la coupa encore Ania en s'étonnant de sa propre hardiesse. C'est vraiment te-rri-fiant, dit-elle en détachant soigneusement les syllabes. Et moi, on va sûrement me marier à un officier du bureau de la race et est-ce que je suis en train d'en faire tout un plat ?
— De quoi tu me parles ?
— Et puis, même, qui vous a dit que j'en avais quelque chose à faire de votre péquenaud en uniforme, je peux savoir ?
Enfournant le billet dans son tiroir-caisse avant de le claquer avec rage, la femme contourna ensuite le comptoir pour se planter en face d'elle, essayant de toute évidence de la dominer de toute sa taille et Ania dut se retenir pour ne pas lui éclater de rire au visage.
— Tu vas rester ici, lui déclara-t-elle en croisant les bras, gonflée de sa propre importance. Tu ne vas pas plus bouger avant que je ne l'appelle et qu'il n'arrive, et si je dois t'enfermer dans mon cellier en attendant, je le ferais. Si tu n'as pas de papiers, c'est un gros problème. Tu es peut-être une clandestine ou une voleuse, voire même les deux. On a eu notre lot de vermine, ici, crois-moi, je la détecte à des kilomètres à la ronde, et Franz aussi.
Cette fois-ci, Ania eut un gloussement interloqué, sentant tout de même son cœur s'emballer un instant plus tard.
— D'accord, dit-elle en rangeant son nouveau savon dans la sacoche et en renonçant à récupérer sa monnaie. Appelez votre Franz si vous voulez. Mais ne comptez pas sur moi pour l'attendre avec vous.
Elle recula prudemment pour se mettre hors de sa portée avant d'ajouter :
— Tu passes sûrement ton temps à espionner vos voisins pour savoir s'ils connaissent le Horst Wessel Lied par cœur. Espèce de grosse connasse que t'es, avec ta robe de pécore !
Éclatant d'un rire dément, elle échappa de justesse à la femme alors qu'elle se jetait dans sa direction en éructant de rage. Elle s'enfuit dans un claquement de porte, dérangeant le carillon dans un son bien moins mélodieux, la même hilarité coincée dans les poumons tandis qu'elle se mettait à courir sur le trottoir, loin, plus loin encore jusqu'en avoir un point de côté.
Ne souhaitant sûrement pas laisser sa boutique sans surveillance, la blockleiter ne la suivit pas à l'extérieur, se contenant de l'invectiver du seuil. Ses menaces devinrent inaudibles alors qu'Ania s'engouffrait dans la première rue sur son chemin, cessant de courir dès lors que la douleur dans son flanc fut trop vive. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi vivante, partagée entre la terreur et une exultation macabre, un peu comme quand il la touchait.
Si elle n'avait pas de chance, cette greluche de blockleiter allait vraiment appeler son flic de mari et si c'était le cas, elle avait tout intérêt à se réfugier à l'officine avant que les choses ne se gâtent véritablement pour elle.
Et puis, même, si ce Franz débarquait soudain de sous un porche pour l'arrêter, que pourrait-il bien lui arriver ? Ils l'amèneraient à l'Obersturmbannführer Vogt, peut-être ? Bien sûr, sa disparition momentanée allait inquiéter von Falkenstein (du moins, l'espérait-elle) mais après, quoi ? Elle se sentait invincible. Ils ne pourraient vraiment rien lui faire d'alarmant, pas après l'Institut, pas après les cellules hideuses et les lapins.
À moins que... à moins qu'elle ne disparaisse définitivement, tout comme tous ces Juifs d'Illwickersheim ou de Stuttgart, envoyés elle ne savait où par elle ne savait quel moyen, mais c'était probablement des trains ou même l'autobus de la ligne soixante-deux et dans ce cas-là... tant pis, tant mieux, elle n'en avait rien à faire, et alors bonne chance pour la retrouver, tandis qu'elle se ferait avaler par le même monstre qui l'avait traînée en Allemagne ; et si elle se mettait à insulter les policiers en russe alors là, c'en était fait d'elle et peut-être devrait-elle le faire, c'était sûrement mieux que de finir par se tuer au Véronal ; un flacon entier pour y passer ; et si elle leur facilitait le travail en se rendant de ce pas au commissariat et tant pis pour la broche d'Anneliese ? Orpo et blockleiter de pécores certes, mais ils feraient le nécessaire, elle en était sûre.
Distraite par ses pensées exaltantes, tourbillonnantes, elle ne regardait plus où elle mettait les pieds, ne se rendant pas compte qu'elle était revenue non loin du square et emportée par son élan, elle se heurta à un homme qui allait dans la rue en sens inverse. La collision, peu douloureuse, la ramena à la réalité et elle se répandit en excuses, car il en avait perdu sa canne, bâton décoratif plus qu'outil d'aide à la marche.
— Ce n'est rien du tout, petit cœur, lui dit le vieux en ramassant l'objet.
Il était fait d'un joli bois poli et surmonté d'un pommeau rond entièrement fait d'une matière orange et translucide qu'elle reconnut comme de l'ambre. Une canne qui seyait à merveille à son allure générale. D'une soixantaine d'années, il cachait le gris blanchissant de ses cheveux et de sa barbe sous un panama bordé d'une fine bande en soie noire, tranchant élégamment avec son costume tout aussi clair et ses chaussures apprêtées. Probablement le richard qui venait de s'installer dans le coin dont lui avait parlé Oskar et qui occupait le corps de ferme situé en face de la maudite quincaillerie.
— Je te souhaite une bonne journée, lui déclara l'homme en enlevant son couvre-chef dans une galanterie désuète.
Figée sur place, le cœur se calmant peu à peu, elle le regarda s'éloigner dans la direction opposée, tapotant le trottoir de son bâton dans un rythme régulier.
Elle ne bougea pas plus quand il croisa un homme imposant, en uniforme verdâtre et aux manches marron, la vareuse ouverte, qui remontait vers elle d'un pas décidé, essoufflé d'avoir couru à ses trousses sur plusieurs blocs sans qu'elle ne s'en rende compte. Le visage rougi par le soleil et la sueur, il faillit donner un coup d'épaule au vieil homme et l'aurait fait si celui-ci ne s'était pas détourné, attrapant par la même occasion l'air affolé qu'elle arborait en voyant le policier foncer sur elle. Elle bondit en avant dans l'espoir de couper par le square, mais d'un cri féroce, le fameux Franz rameuta ses deux collègues toujours plantés devant la partie de dame. Ceux-ci lui coupèrent toute retraite, envoyant valdinguer leur malheureux vélocipède contre la grille dans la cohue.
Saisie désormais par une peur véritable, Ania ne chercha pas à les éviter. Elle ne se déroba pas plus lorsque le mari de la blockleiter la saisit par le bras pour la secouer si fort qu'elle en perdit son chapeau.
— C'est que ça court vite, un petit rat, commenta-t-il entre deux expirations rauques de quelqu'un guère habitué à l'exercice physique intense.
Avoisinant la centaine de kilos, il possédait une figure carrée et patibulaire d'une brute qui n'aurait pas été déplacée dans les rangs de la soldatesque, des yeux enfoncés et perçants et un début de barbe clairsemée qui n'avait pas pris la peine de raser. Quarante ans, dont seulement dix passés à fréquenter les bancs scolaires. Elle les connaissait bien, ceux-là, la Liebstandarte en était remplie.
— Prenez-lui son sac et regardez ce qu'il y a dedans, aboya-t-il à l'adresse des deux autres.
Ania ne chercha pas vraiment à les en empêcher, même quand la lanière lui cisailla l'épaule dans un éclair douloureux tandis qu'on lui arrachait son sac.
— Je suis le Wachtmeister Goeretz, s'annonça-t-il en lui soufflant une mauvaise haleine en pleine figure.
— Vous courrez pas très vite, Wachtmeister Goeretz ! Il faudrait vous mettre au sport, dit Ania avec une rage surprenante en essayant de reculer pour échapper à la puanteur.
— Le petit rat a de la gueule, répondit l'intéressé sans s'énerver autant qu'elle.
— Herr Wachtmeister, s'exclama un des deux policiers du square en brandissant la liasse de reichsmarks à la vue générale. Regardez-moi ça !
Goeretz se détourna d'elle sans la lâcher. Ania en profita pour mieux retenir les visages de ses compatriotes. Deux hommes plus vraiment jeunes, un peu trop gras et un peu trop petits pour rentrer dans un autre uniforme que celui-là, sûrement désœuvrés des journées durant et frétillant à la moindre anicroche dont ils étaient témoins. Elle les méprisa aussitôt. L'un d'entre eux, celui qui lui avait pris la sacoche et doté d'un nez aquilin assez impressionnant était en train d'examiner la pince à billets.
— C'est gravé, annonça-t-il. Ça ressemble à de l'allemand, mais je n'arrive pas à comprendre.
— C'est parce que c'est écrit en bairisch du sud, s'exclama Ania alors qu'on ne lui avait rien demandé. Rendez-le-moi !
— Le petit rat parle beaucoup trop, lui signala Goeretz, ce qui la fit expirer de rage. Elle a raison, Magda, qu'est-ce qu'une petite fille comme toi ferait avec autant d'argent ? Il y a un document d'identité, dans sa besace ?
— Négatif, Herr Wachtmeister, déclara le compatriote du nez busqué, qui avait hérité de la jolie sacoche en peau couleur tabac. Il y a le pognon, un livre et une gourde, et c'est tout.
— C'est vraiment embêtant, ça, constata le Wachtmeister Goeretz. Comment tu t'appelles ?
— Adehlaïde Brieg, répondit-elle sans défaillir, levant le menton bien haut.
— Brieg, Brieg, répéta le Wachtmeister Goeretz. C'est sémite, ça, à votre avis, Rottmeister Baum ?
— Pas que je sache, répondit l'intéressé. Mais il faudrait vérifier auprès des autorités compétentes.
— Les noms, ça ne veut rien dire, ajouta l'autre, toujours occupé à regarder dans sa sacoche pourtant bien peu remplie. Le médecin, il n'avait pas un nom sémite, pas plus que la couturière de Julia, et pourtant...
L'angoisse la frappa avec une puissance renouvelée, balayant toutes ses velléités d'en finir précédentes. Elle était terrifiée par leurs insinuations, balancées avec une désinvolture procédurière qui lui donnaient envie de crier d'horreur. Jamais elle n'aurait dû jouer à la plus finaude avec cette blockleiter juste pour se prouver que, si elle était capable de tenir tête à von Falkenstein, elle pouvait le faire avec n'importe qui d'autre. Saisie par un accès de panique incontrôlable, elle se mit à crier et à se débattre, si bien que le Wachtmeister Goeretz dut faire appel au compère de Baum pour la maîtriser. Elle réussit à griffer celui-ci au visage et récolta un coup de poing dans l'estomac qui la plia en deux, lui coupant le souffle en plus de toute tentative de résistance.
— Qu'est-ce que vous faites, messieurs de la police ? s'intéressa alors une voix qu'elle avait entendu l'instant d'auparavant.
Le vieux au panama blanc avait fait demi-tour pour se poster à leur hauteur. Assommée par la douleur qui se répandait dans son abdomen, Ania poussa un mugissement qui pouvait passer pour un appel à l'aide. Elle connaissait bien cet état de désespoir. Elle dut réunir toute sa volonté pour ne pas retourner leurs propres ombres contre eux dans un déchaînement qui aurait pourtant été si satisfaisant. Dans la bouillie qui lui mangeait la tête, elle entendit le Wachtmeister Goeretz et l'homme au chapeau échanger des phrases incompréhensibles.
Il lui fallut un effort supplémentaire pour se concentrer sur ce qu'ils se disaient au lieu de s'évanouir, pantelante dans la poigne de son bourreau, qui finit par la relâcher.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, tonnait le Wachtmeister Goeretz. Vous vous prenez pour qui pour intervenir dans les affaires de la police municipale ?
— C'est ma petite fille, dit le vieux.
Cette affirmation mensongère la noya sous un nouvel torrent de haine, lui faisant oublier la douleur atroce du coup qu'elle s'était prise en plein nombril.
— Je suis pas votre petite fille ! s'entendit-elle hurler d'une voix cassée. Arrêtez tous de vous prétendre de ma famille alors que j'en ai plus ! Bâtards que vous êtes !
Elle essaya de décocher un coup de pied au Wachtmeister Goeretz mais celui-ci l'envoya sur Baum, qui lui crocheta les mains dans le dos, lui tordant douloureusement l'épaule, si fort qu'elle sentit une couture de sa robe craquer et elle se mit à rire, complètement hystérique.
— Elle n'est vraiment pas bien, celle-là, constata le troisième policier, dont elle ne connaissait toujours pas le nom. Et elle n'a pas de papiers sur elle. Il faudrait l'amener au commissariat.
Les mains désormais libres, le Wachtmeister se détourna du vieil homme au chapeau blanc et son visage tendu apprit à Ania qu'il réfléchissait désormais à quoi faire d'elle.
— Elle a insulté ma femme, dit-il. Et a tenu des propos antipatriotiques, apparemment.
— Votre bonne femme est aigrie. Elle se croit tout permis à cause de son épingle, confirma Ania dans un sursaut de rage inattendu. Je vous emmerde, vous et vos uniformes !
Elle cracha en direction du Wachtmeister car elle ne pouvait faire que ça, ratant ses croquenots usés de quelques centimètres.
— Alors là, commenta le Rottmeister Baum dans son dos, ce ne sont vraiment pas des manières de jeune fille ! C'est très malpoli, de cracher sur la police.
— Il vaudrait mieux la trimballer directement au Sicherheitsdienst, c'est de leur ressort, poursuivit Goeretz en la jaugeant comme si elle était un fauve échappé d'un cirque qu'on aurait affublé d'une robe. Il y a une antenne locale, dans le coin, bien que je n'y jamais été. Ça ne doit pas être aussi difficile à trouver.
— C'est juste, répondit Baum. Il y a un type du SD qui s'est installé dans l'Institut de l'héritage ancestral, dans les bois. Me souviens plus de son nom, par contre.
Ania fut prise d'un deuxième assaut d'un rire macabre qui empira la douleur de son estomac. Ignorant le policier qui essayait de la maintenir et l'empêchait de trop gigoter, elle lutta contre l'hilarité et la souffrance dans un mélange écœurant de colère et d'ébahissement.
— Obersturmbannführer Augustus Vogt, réussit-elle à expirer entre deux hoquets. C'est mon... oncle, oui. Allons-y... Herr Wachtmeister... Franz Goeretz... ce n'est pas si loin.
— Ton oncle, c'est ça, dit Baum. Et moi je suis le cousin au premier degré du SS-Reichsführer Himmler.
Pour seule réponse, Ania se contenta d'hululer quelque chose qui ressemblait vaguement au cri d'un hibou qu'elle avait déjà entendu dans la forêt jouxtant l'Institut.
— Je ne suis pas sûr de vouloir m'enquiller le SD, admit Goeretz, un peu perplexe devant son attitude inadéquate. Tu es sûre que tu n'as pas tes papiers quelque part ? Auster, palpez-là pour voir.
Elle supporta les grosses pattes lubriques du troisième qui s'attardaient un peu trop en-dessous de ses seins et sur ses cuisses en se sentant irrémédiablement salie, ravalant ses larmes de rage en serrant les dents, se retenant de leur vociférer des insultes au visage, craignant de ne pas supporter un second coup dans le ventre sans vomir.
— Elle n'a rien, constata Auster avec une déception certaine. Mais on peut tout lui enlever pour vérifier.
— Bonne idée, dit Baum et elle crut devenir folle. Bien qu'elle risque ensuite de se plaindre à son tonton du SD, apparemment.
Debout à une distance raisonnable, le vieil homme s'était appuyé sur sa canne et observait la scène d'un œil un peu triste et Ania eut envie de l'insulter encore, à la fois pour sa piètre tentative de sauvetage et la passivité attentiste qu'il avait adopté ensuite.
— Ça ne sera pas nécessaire, déclara Goeretz après un épisode de réflexion intense, ce qui la remplit d'un soulagement qui faillit la rendre malade.
— Si je vous disais où est mon Ahnenpass, vous ne me croiriez pas, de toute façon, balbutia-t-elle en arrêtant de se débattre.
— Et il est où ? demanda Goeretz en pivotant vers elle.
— Dans une Grosse Mercedes, cracha-t-elle.
— Elle dit qu'il est dans la voiture du Führer, Herr Wachtmeister, traduisit Baum, se croyant éminemment drôle.
Auster le lui confirma d'un gloussement approbateur.
— Pas celle-là, imbécile ! s'écria-t-elle. Une autre ! Dans la rue à côté !
— Oui, et moi je suis Winston Churchill, déclara Goeretz, visiblement lassé de l'entendre s'égosiller pour rien.
— Je sais pas qui c'est, répondit Ania. Avant, je vivais dans un marais, et puis on a fini par m'attraper.
Insensible à ses provocations, Goeretz se borna à dire :
— Allez, marre, on l'embarque au comico. S'ils veulent la refiler au SD, libre à eux, mais j'en ai plein le cul des questions sémites.
Ils se mirent enfin en mouvement, Baum l'emportant à sa suite. Elle traîna des pieds de mauvaise grâce sur les pavés, tête baissée, ruminant sa colère et martelant leurs noms dans son esprit. Réussissant à échapper à la prise du policier pendant une fraction de seconde, elle parvint à se retourner et vit que le vieil homme en blanc les suivait à une dizaine de mètres, son propre chapeau à voilette entre les doigts avant qu'on la remette dans le droit chemin.
— C'est qui ce type ? demanda Auster, posant la question qui trottait dans un coin de sa tête depuis un moment.
— Un imbécile, lâcha Goeretz, qui marchait à sa gauche. Et un qui a de l'argent, en plus, alors il se croit tout permis.
Ania s'empressa de noter qu'il avait l'air passablement mal à l'aise à cause de cette présence inopportune. Elle avait aperçu la devanture austère du commissariat de l'Orpo et son drapeau pompeux au fond de la place centrale et avec beaucoup de chance, ils passeraient assez près de l'officine de la pharmacie pour que quelqu'un l'entende hurler au secours à plein poumons. Et alors là... elle ne donnait pas très cher de leurs trois têtes de crétins congénitaux.
— Ce n'est pas à vous, dit-elle à Auster, qui venait d'empocher la liasse dans sa propre vareuse.
— Maintenant, c'est à moi, lui répondit-il d'un ton tranquille.
— On partagera, renchérit Baum dans son dos, la collant de bien trop près. C'est qu'on est mal payés, à l'Orpo.
— C'est notre prime pour avoir choppé un petit rat de plus, ajouta Auster, tout fier.
Goeretz, quant à lui, ne dit rien. Il devait encore réfléchir. De ce qu'elle avait compris, ils n'étaient pas vraiment rapides à la détente.
— Je ne suis pas une clandestine, précisa-t-elle. Et vous, vous êtes des idiots.
— Ce n'est plus de mon ressort, lâcha Goeretz. Tais-toi, maintenant.
Ils arrivaient vers la placette et son animation mollassonne. Il y eut quelques chuchotements inaudibles sur leur passage. Absolument personne n'intervint, les regardant passer avec des yeux morts. Derrière eux résonnait toujours le claquement de la canne.
— Dites, Herr Wachtmeister, dit alors Baum en ralentissant un peu. Si c'est vraiment une sémite, c'est pas le bureau de la race et du peuplement qui gère la question ?
— Je crois qu'il a raison, Herr Wachtmeister, intervint Auster, fidèle à son rôle d'acolyte. C'est le RSHA.
— C'est le RuSHA, crétin, rétorqua Baum. Ça n'a rien à voir. Le RSHA, c'est nous.
— Je croyais que c'était la même chose, admit Auster. Maudits acronymes. De toute façon, je suis sûr que tout le monde fait juste semblant d'y comprendre quelque chose alors qu'ils ont fait les administrations au hasard.
— Ça suffit, coupa Goeretz avant que Baum ne se lance dans une dissertation orale sur les ramifications des organes du parti.
Ils s'étaient arrêtés. L'officine était encore trop loin au goût d'Ania. Le claquement du bois avait également cessé et elle ne voyait plus le vieil homme. Aucune foule curieuse ne se massait autour d'eux. Cela devait être une scène qu'Illwickersheim avait déjà connu. Elle se mit à haïr ce village de carte postale de toute son âme, encore plus que sa police municipale à la compétence discutable.
— Je pense que le Rottmeister Baum a raison, ajouta Goeretz. C'est le bureau de la race qui s'occupe des problèmes sémites.
Ania faillit dire qu'il était dans le faux, que ce problème-là relevait plutôt du SD comme ils l'avaient suggéré au tout début.
— Il y a une permanence médicale dans la pharmacie. Elle est tenue par ce fameux service, c'est marqué sur l'affichette, renchérit Baum, se gargarisant que son chefaillon caricatural lui donne raison. Ils sont là jusqu'à ce soir.
Ania n'en crut pas ses oreilles jusqu'à ce que Goeretz ne réponde :
— C'est une excellente suggestion, Rottmeister Baum. Allons-y.
Alors ce fut plus fort qu'elle et elle explosa littéralement, elle en pleura de rire, étourdie par l'absurdité de la situation, transie par la douleur, emportée par une vague de jubilation qui lui mit le cœur en morceaux, qui lui coupa le souffle. Ils durent la traîner car elle tapait des pieds au sol dans un déchaînement libérateur.
— Qu'est-ce qui lui arrive, encore ? Elle est complètement dérangée, constata Baum en la secouant assez pour qu'elle se remette à marcher mais pas à arrêter de sangloter doucement.
— Débiles... dit-elle en ravalant un peu ses larmes de confusion. Je n'aimerais... pas être à votre... place...
— Qu'est-ce que tu as dit ? aboya Goeretz. De quoi tu nous as traités ?
— Sale porc, couina Ania. Trou du cul !
— Claquez-là, dit Goeretz à Auster.
Auster lui colla une gifle qui la fit hurler et cracher à nouveau. Sa joue se mit à la brûler. Elle en avait l'habitude. Cela ne leur donnait pas autant la liberté de le faire. Ce droit-là, elle ne l'avait cédé qu'à une seule personne, bien malgré elle. Les bras toujours maintenus fermement par Baum, elle ne put se toucher le visage pour essayer d'en effacer cette nouvelle humiliation.
— Une très bonne idée, Herr Rottmeister Baum, lâcha-t-elle dans une nouvelle provocation.
Elle ne réussit pas à faire mouche. Ce n'était pas grave. Il lui restait encore quelques mètres pour leur faire comprendre la bourde monumentale qu'ils étaient sur le point de commettre, juste pour le plaisir de voir leurs faces lunaires se décomposer devant l'étendue de leur propre bêtise.
— C'est bien le bureau de la race qui gère les questions, euh, sémites, ajouta-t-elle, un peu désespérée de leur absence de réaction. Et l'officier qui en est responsable est une vraie terreur. Le pire, c'est qu'il a vraiment un nom à la con.
— Oui, lui confirma Baum avec une évidente satisfaction. On en as tous entendu parler ici, t'inquiète. Tu ne vas pas passer un bon moment, ma petite.
— Oh non, fit-elle semblant de s'en terroriser. Oh non, non, non ! Il va me jeter dans les escaliers, comme avec ce lieutenant au Pivert au Nouvel An, vous pensez ?
— Attendez, dit Auster, qui comprenait un peu plus vite que les veaux stupides qui lui servaient de collègues. Comment elle peut savoir tout ça ? L'Obersturmbannführer Vogt, d'accord, ça passe si elle se cache depuis longtemps, mais...
— Il y a les noms sur le décret d'interdiction de la vente du tabac aux mineurs, répondit Goeretz, capotant tous ses plans narquois. Et depuis l'incident du Pivert, tout le monde le connaît, celui-là.
— Laissez tomber, déclara Ania avec humeur. Trop cons, ma parole !
Goeretz ne demanda à personne de la claquer cette fois-ci.
Elle fut prise d'une nouvelle crise de fou rire alors qu'ils arrivaient à la pharmacie. Une fois encadré par ses deux compagnons, Baum prit assez la confiance pour lui lâcher les bras et elle n'essaya pas de s'enfuir, se frottant les bras pour en chasser les fourmillements avant de se plaquer une main sur le ventre dans l'espoir d'en oublier la souffrance. Les policiers tergiversèrent. Du coin de l'œil, elle aperçut le vieil homme au panama se diriger d'un pas tranquille vers le bistrot adjacent pour prendre place sur la terrasse, sûrement dans l'espoir de savourer l'intégralité de la scène burlesque qu'ils lui jouaient là. Elle le détesta pour cette attitude de voyeur et imagina son ombre se faufiler par ses narines pour lui faire exploser le crâne de l'intérieur dans une gerbe répugnante. Des six ou sept malades encore présents à l'extérieur, l'intégralité se poussa plus loin sans broncher, craignant Goeretz et ses sbires plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Attrapant le visage effaré du pharmacien derrière la façade vitrée, elle réussit à lui tordre un sourire.
Comprenant immédiatement que les ennuis n'allaient pas tarder à envahir son officine, celui-ci se rua en direction de la réserve et elle fut la seule à le remarquer car les trois autres s'étaient plongés dans un rapide conciliabule en bas de la volée de marches.
— Allez me chercher l'Hauptsturmführer von machin, finit par ordonner le Wachtmeister Goeretz à Baum.
Ania dut se mordre la lèvre pour ne pas lâcher un ricanement qui n'aurait pas manqué de les alerter. Goeretz et Auster se postèrent près d'elle, pour l'empêcher de s'enfuir en courant alors qu'elle en était incapable. Obéissant, Baum grimpa les trois degrés menant à l'entrée de la pharmacie et faillit se prendre la porte en pleine figure.
— Kurwa, et ça c'est qui ? s'exclama Dahlke alors qu'il reculait en vacillant, déséquilibré par la surprise.
— C'est la police, répondit Baum après avoir repris ses appuis.
— Aussi vite ? s'étonna Dahlke. Quelqu'un s'est déjà plaint, c'est ça ?
C'est alors que son regard tomba sur Ania, sa robe désormais toute chiffonnée, sa lèvre qui saignait un peu après la claque, sa posture ramassée sur elle-même à cause de la douleur cuisante qui lui rongeait les viscères, et les deux abrutis en tenue qui l'entouraient d'une part et d'autre. Son sourire disparut à une vitesse phénoménale. Il en oublia d'allumer sa cigarette, qu'il avait sûrement volé dans le paquet de von Falkenstein si elle se fiait au liseré du filtre.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il d'un ton beaucoup plus froid en descendant les marches, passant devant Baum sans désormais lui prêter la moindre attention.
Lassé de suer dans le cuir des bottes et dans son épaisse chemise brune, il avait enfilé ses Birkenstock et le pantalon feldgrau lui tombait bien au-delà des chevilles. Avec son débardeur à moitié sorti de la ceinture et ses chaussettes dépareillées, il avait l'air de tout sauf d'un redoutable individu mais Ania fut quand même ravie de le revoir.
Goeretz, lui, jaugea sa tenue vestimentaire avec une grimace méprisante.
— Qui est ce branlos ? demanda-t-il.
— Vu le pantalon, je dirais que c'est un milouf, Herr Wachtmeister, dit Baum, qui avait suivi Dahlke à la trace. Ils ont jamais su s'habiller, à la régulière.
— Rien à faire des miloufs, dit Goeretz en ponctuant son affirmation d'un geste de dédain somptueux. Circulez, Herr Birkenstock, et que ça saute ! ordonna-t-il à un Dahlke impassible. On a une affaire qui urge.
— Si vous le dites, mon brave, répondit-il. Il a l'air dur, votre travail.
— On ne se plaint pas, dit Baum. Mais il y a des jours sans.
Dahlke était en train de remonter les marches à reculons sans se prendre les pieds dans ses propres sandales, un exploit qui laissa Ania béate d'admiration et qui lui fit presque oublier la douleur des coups.
— C'est vrai que ça a l'air difficile, reprit Dahlke en cherchant la porte à tâtons dans son dos. Attraper et puis taper des petites filles, aïe, aïe.
— Bougez de là si vous voulez pas qu'on vous embarque aussi, ordonna Goeretz que son manège commençait à faire sortir de ses gonds. On vous donnera des chaussettes de la même couleur par la même occasion.
— À l'aide ! hurla Dahlke en ouvrant le battant à la volée. La police veut m'embarquer et me faire changer de chaussettes !
Un hurlement étouffé lui répondit et il n'avait rien d'articulé. Dahlke lâcha un soupir théâtral.
— Les chaussettes, ce n'est pas pour tout de suite, déclara-t-il en direction d'un Goeretz de plus en plus perplexe. Il va falloir patienter.
— T'es un vrai guignol, toi, dit Baum en le poussant du plat de la main après l'avoir suivi au seuil.
— La ferme ! répondit Dahlke en lui plaquant une main sur la bouche.
Baum eut un mouvement de recul si violent qu'il serait tombé à la renverse si l'autre ne l'avait pas retenu par le col, l'étranglant à moitié.
— C'est lui ? aboya-t-il en direction d'Ania. Qui t'en a collé une ?
— Je ne sais plus, répondit-elle.
— Lâchez-le, fit mine d'intervenir Goeretz, un peu trop tard.
Prenant un élan brutal, Dahlke se servit de son front en guise de bélier, percutant Baum en plein visage sans lui lâcher le cou, et celui-ci se mit à vaciller, se plaquant les deux mains sur son nez réduit en bouillie. Trop choqués par cette violence inattendue, ni Goeretz ni Auster ne bougèrent, et Baum finit par dégringoler sur son séant.
— Kurwa, répéta Dahlke en se frottant le front. Heureusement que j'ai rien dans la caboche.
— MAIS QU'EST-CE QUI VOUS PREND ESPECE DE TARÉ ! s'égosilla Goeretz avec un temps de latence impressionnant.
Son collègue se précipita vers Baum pour essayer de le relever. Sans succès. Pour le plus grand plaisir d'Ania, trop groggy pour se remettre debout, Baum resta assis au sol, gémissant sur son nez fracturé comme un enfant.
— Qu'est-ce qu'on fait, Herr Wachtmeister ? s'enquit Auster avec diligence. Il lui a cassé le pif.
— Il est pas cassé, bougre d'idiot, lui dit Dahlke. Et je sais de quoi je parle, je suis infirmier.
À ce dernier mot, Goeretz, qui s'était enfin décidé à aller lui régler son compte et l'amener au commissariat, lui aussi, s'arrêta à mi-chemin et Dahlke pinça la bouche devant son air d'incompréhension.
— Oui, Wachtmeister, dit-il. Infirmier, comme dans infirmier de permanence hebdomadaire de ce bon vieux service de santé de la Schutzstaffel, lui-même attaché au bureau de la...
— Je ne crois pas que c'était lui qui m'en a collé une, au final, l'interrompit Ania en réussissant à se remettre à peu près droite. C'était l'autre.
Elle indiqua Auster.
— Je n'ai rien fait du tout, se défendit ce dernier en allant tout de même se planquer derrière son collègue assis au sol.
— Pour ce que ça change, maintenant, commenta Dahlke.
Il se palpa le front, se sachant quitte pour une grosse bosse. Baum continuait de pleurnicher malgré tous les efforts déployés par Auster à ses côtés.
— Attendez, dit Goeretz, désormais interdit. Schutzstaffel, vous avez dit ?
— Oui, le branlos en chaussettes est de la Schutz, tout à fait, répondit Dahlke en enlevant la main de son arcade endolorie. Et vous, pauvres fous, vous nous avez attrapé la chère et tendre de mon supérieur pour la rosser, apparemment.
Goeretz jeta un œil furtif à Ania par-dessus son épaule avant de répondre :
— Je pense qu'il y a un malentendu.
— Un tout petit, admit Dahlke en repoussant la porte une nouvelle fois. Gottverdammt, Hans, tu rates un de ces cirques !
Pour seule réponse, ils eurent le droit à un autre hurlement, poussé sur une tonalité différente mais tout aussi inhumain.
— La molaire résiste, commenta Dahlke, ce qui fit sourire Ania. Je vais aller prendre le relais et vous laisser régler ça entre adultes raisonnables. Oh non putain, qu'est-ce que je raconte ! ajouta-t-il en se tapant le front, s'arrachant une nouvelle grimace de douleur. Il est encore pire, l'autre !
— Attendez, dit Goeretz en s'avançant et Dahlke l'arrêta d'une main tendue. Je suis sûr qu'on peut s'arranger.
— Ah mais, vous allez vous arranger, c'est sûr ! Mais à quel prix ! Allez, bon courage, les imbéciles ! déclara-t-il en disparaissant à l'intérieur.
Ni le Wachtmeister Goeretz ni Auster n'osèrent s'approcher d'elle. D'une main distraite, Ania s'essuya la bouche et remarqua une trace ensanglantée sur ses doigts. Elle avait besoin de glace si elle ne voulait pas se retrouver avec un hématome gonflé et disgracieux plus tard. On avait laissé Baum, toujours assis par terre, à son sort. Une discussion inquiète et conduite à voix basse animait Auster et son supérieur.
— De toute évidence, on a fait une bourde. Je vais gérer ça, déclara le Wachtmeister avec une assurance qui faillit lui arracher un nouvel accès de fou rire incontrôlable. Je suis sûr que ça ne peut pas être pire que cet abruti en sandalettes.
— Oui, enfin, celui-là, il a quand même jeté un bestiau de cent kilos dans les escaliers du Pivert, à ce qu'on m'a dit, répondit Auster, bien plus inquiet. Ils sont hauts, les escaliers du Pivert, et l'autre était de la Liebstandarte.
— Et alors ? demanda Goeretz, guère impressionné.
— Personne ne jette les gars de cette division-là dans des escaliers, Herr Wachtmeister. Surtout quand ils font cent kilos.
— Vous avez de la chance qu'on soit pas au Pivert, alors, dit Goeretz. Quelle idée d'y aller avec le poing, aussi, Anwärter.
— Mais, c'est... fit mine de se justifier l'intéressé.
Au comble de la jubilation, Ania l'interrompit d'une voix assurée :
— Et je vais dire que j'ai eu très mal.
Pour seule réponse, les deux énergumènes s'éloignèrent encore de quelques pas.
Même à travers deux portes closes et à cette distance, les cris atroces continuaient à résonner. Décidant que son problème ne valait probablement pas la peine de s'infliger tout ça, un homme quitta la file d'attente et Ania se décala un peu pour le laisser passer, se rapprochant des policiers qui n'en remarquèrent rien.
— Une sacrée bourde, c'est sûr, entendit-elle Auster répondre. Mais ça m'arrangerait que l'autre arrête de brailler comme un porc, ça me fout l'estomac en vrac. Ils ne les anesthésient pas, ou quoi ?
— Non, répondit-elle. S'il peut marcher, c'est du gâchis. Je voudrais bien de la glace, pour mon ventre et ma joue.
— T'iras te la chercher toi-même, dit Goeretz sans parvenir à dissimuler sa nervosité. Espèce de sale petite peste. T'es contente de nous avoir fait tourner en bourrique pour rien, je suppose ?
— J'ai essayé de vous le dire, déclara Ania. Vous avez pas écouté. Tant pis pour vous.
— Partons, suggéra Auster, se révélant comme le moins courageux du trio en plus d'être le plus intelligent.
— Auster, Rottmeister Baum, Wachtmeister Franz Goeretz, récita Ania et personne ne bougea.
Le silence était revenu à l'intérieur de l'officine. Dahlke devait être en train de lui livrer un résumé succinct et des explications quant à son front blessé.
— Au moins, ça ne crie plus, déclara Auster, fataliste. Ça va, ton pif ?
— Gnon, gémit Baum en conservant sa position assise.
À sa plus grande déception, personne ne lui présenta des excuses, bien que chacun soit désormais conscient d'avoir commis une erreur qui allait lui coûter cher. La file de patients se tenant à une distance prudente du petit groupe de policiers l'ayant traînée jusqu'ici, elle se retrouvait à mi-chemin entre les deux et elle profita de ce court instant de répit afin de reprendre la maîtrise de sa respiration erratique, oscillant encore entre la colère et la satisfaction devant ce qui attendait Goeretz.
Von Falkenstein finit par débarquer sans se presser, son maillot de corps tâché d'une projection de sang récente, enfonçant son masque stérile dans la poche de son pantalon noir, sans même un regard dans sa direction. Si elle se fiait à l'auréole de sueur qui lui descendait du col jusqu'à la poitrine et à l'orientation de la traînée sanglante, il avait dû s'appuyer d'un pied sur le fauteuil pour venir à bout de la molaire récalcitrante, ce qui aurait mis n'importe qui dans de mauvaises dispositions.
— Je vous prie de m'écouter attentivement, Herr SS-Hauptsturmführer, commença Goeretz en croisant les mains dans le dos pour se donner une contenance.
— Mais je suis toute ouïe, Wachtmeister, répondit von Falkenstein en retirant ses gants en caoutchouc dans un claquement visqueux avant de les fourrer dans la même poche que le masque. Il est lui arrivé quoi, à lui ?
Il pointa un index peu amène sur Baum, toujours prostré sur séant et les mains en coupe sur le bas de son visage. Auster, posté juste à côté, avait renoncé à hisser sa lourde carcasse sur ses deux pieds.
— Il a rencontré votre infirmier, dit Goeretz. Qui lui a cassé le nez. Ce que je trouve inadmissible.
— Il est un peu caractériel en plus d'ignorer constamment le règlement vestimentaire, mais c'est un excellent élément.
Goeretz n'avait pas l'air tout à fait d'accord mais ne fut pas assez inconscient pour oser le formuler à voix haute.
— Cassé, vous dites ? demanda ensuite von Falkenstein avec une sincérité contrefaite. Vraiment ? Vous permettez de vérifier ?
— Boui, expira Baum.
Pendant un court instant, Ania eut véritablement pitié de lui.
Il enleva les mains de son visage, livrant une vision assez piteuse d'un amas ensanglanté jusqu'à la lèvre supérieure. Traînant son enfant par la main, une femme quitta la queue en lui plaquant une main sur les yeux. Se penchant jusqu'à Baum, manipulant son menton avec une délicatesse dangereuse, von Falkenstein examina le désastre avant de se redresser en claquant de la langue.
— Ce n'est pas cassé, déclara-t-il. Vous avez eu de la chance.
— Bous êtes zûr ? marmonna Baum.
Pour seule réponse, von Falkenstein lui décocha un coup de talon ferré en pleine trogne. Baum bascula en arrière, assommé pour de bon. Ni Goeretz ni Auster ne tressaillirent, faisant preuve d'une maîtrise qui laissa Ania plutôt rêveuse. Les patients restants s'égaillèrent dans les secondes suivantes, naturellement inquiets de voir le médecin de permanence tabasser un représentant de leur propre police municipale. Von Falkenstein assista à l'exode provisoire avec une expression qui criait bon débarras bien qu'il n'en dise rien.
— Maintenant, ça m'a l'air d'être cassé, déclara-t-il à Goeretz et Auster. Le cabinet est juste là. On va pas vous le laisser comme ça.
— Il peut attendre encore un peu, déclara Goeretz avec un courage qu'elle jugea extraordinaire. Au moins le temps qu'on puisse s'expliquer sur ce regrettable incident.
Pour la première fois, von Falkenstein la regarda en face, seulement le temps d'évaluer le degré d'importance de ce qu'elle avait visiblement subi.
— Un regrettable incident, répéta-t-il en revenant aux policiers. C'est comme ça que vous l'appelez. D'accord, il y a du vrai, alors pourquoi pas. Résumez en trois mots.
— Elle n'avait pas ses papiers sur elle, répondit Auster, devançant son supérieur en se croyant probablement plus malin que lui. Et franchement, Herr SS-Hauptsturmführer, au bureau de la race, vous devez être bien placé pour savoir que parfois, même la vermine la plus basse nait blonde. Nous avons eu pas mal d'ennuis avec la question sémite, dans le coin, et...
— Ça fait beaucoup plus que trois mots, le coupa von Falkenstein avec une voix qui commençait à dégringoler dangereusement vers le terrain accidenté de l'austro-bavarois. On ne vous apprend pas à compter, à l'Orpo ?
Brisé dans son élan aussi vaillant que passionné, Auster se tut.
— Pas de passeport, dit Goeretz.
— Voilà, là, ça fait trois, commenta von Falkenstein à l'adresse d'un Auster de plus en plus mal à l'aise. C'est ce que je voulais entendre. J'ai oublié de le lui rendre, figurez-vous. Et comme elle n'avait pas d'Ahnenpass sur elle, dans votre génie irréfutable, vous vous êtes dit que c'était sûrement une clandestine en fuite, ou je ne sais quelle connerie encore.
— Exactement, répondit Goeretz, visiblement soulagé de ne pas se prendre une déferlante de hurlements à la figure. Comme vient de vous dire mon subordonné, nous sommes extrêmement vigilants sur le problème des sans-papiers.
Mimant la détente avec maestria, von Falkenstein s'était allumé une cigarette et les jaugeait tous deux en levant un peu le menton. Comme il était en nage, il s'épongea ensuite la face à l'aide de son maillot de corps avant de grimacer de dégoût.
— Mais c'est une erreur, l'aida-t-il un peu en se pinçant l'arête du nez avant de se mordre la tranche de la main comme pour s'empêcher de rire. Un excès de zèle. Ça arrive à tout le monde. Faut vraiment être une pauvre idiote pour se balader sans Ahnenpass, par les temps qui courent, n'est-ce pas ? Surtout avec une police aussi alerte que celle d'Illwickersheim.
Ne sachant pas quoi répliquer sans se compromettre, Goeretz préféra garder ce qu'il estimait un silence plein de dignité. Ania décida donc de le briser à sa manière.
— Ils m'ont tabassée, dit-elle en haussant un peu le ton, fière qu'il ne soit pas vraiment plaintif. Lui, il m'a palpée comme un gros porc de pervers, dénonça-t-elle en pointant Auster. Et il m'a mis un coup de poing dans l'estomac et une claque, aussi. Sur ordre du Wachtmeister Goeretz.
— Et lui ? demanda simplement von Falkenstein avec un vague geste vers Baum, qui se réveillait peu à peu du choc initial.
— Je sais plus, répondit-elle en se frottant les tempes. Il m'a juste tenu, je pense. Sur ordre du Wachtmeister Goeretz, encore.
— Nous avons cerné le principal responsable. Vous n'êtes pas d'accord, Wachtmeister ?
Goeretz se contenta d'une vague dénégation du menton. À côté de lui, Auster paraissait bien moins serein.
— Bon, on va voir ça en détail, dit von Falkenstein en sortant le jeu de clés de la Mercedes de sa poche pour les lui tendre. Vous, vous allez chercher ma veste dans la voiture.
— Ça ne sera pas nécessaire, déclara Goeretz alors que son sous-fifre prenait les clés de mauvaise grâce.
— Je ne vous ais pas encore sonné, Wachtmeister, répliqua-t-il. Veste. Voiture, reprit-il à l'adresse d'Auster, figé dans l'expectative. Deuxième rue à gauche. Puisque vous êtes si impatients de voir des Ahnenpass, vous allez être servis. Mercedes. Grosse. Je vous épèle l'immatriculation ou ça va aller ?
Auster n'eut pas l'audace de répondre et se contenta de prendre la direction indiquée d'un pas pressé, à la fois soulagé de s'éloigner de cette catastrophe diplomatique et peu serein d'y revenir dans quelques minutes.
— Amenez votre pauvre hère à l'intérieur pour qu'on le soigne, dit-il à Goeretz. Le pharmacien pourra vous aider pour le transport, si vous voulez.
— Il va s'en remettre, Herr SS-Hauptsturmführer, déclara l'intéressé.
— Oui, et je suppose qu'on va le laisser par terre en attendant qu'il pleuve. Je veux dire, on est plus à ça près. Installez-le au café, au moins, Wachtmeister Goeretz ! C'est quoi cette attitude ? Laisser ses propres hommes pisser du sang au sol, c'est indigne !
Il avait balancé tout ça avec une véhémence à peine prononcée et Goeretz finit par hisser un Baum encore un peu assommé en le maintenant par les aisselles et il l'aurait traîné jusqu'au bistrot à la seule force de ses bras si le vieil homme en blanc ne s'était pas levé pour lui donner un coup de main. Il n'avait de toute évidence pas perdu une seule miette de ce qui venait de se passer et comptait se gargariser du pittoresque spectacle jusqu'à son terme.
Ania se décida de l'ignorer car, profitant de l'absence momentanée des pitoyables forces de l'ordre locales, von Falkenstein se dirigeait désormais vers elle.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé exactement, tu peux me le dire ? dit-il en s'arrêtant un peu trop près.
Luttant contre un mouvement de recul instinctif devant la tache de sang qui maculait son débardeur, Ania faillit lui demander si elle aussi, elle devait s'expliquer en trois mots et n'en fit rien. Faire la maline devant une blockleiter et son mari patibulaire était bien plus simple que devant lui, d'autant plus qu'à l'instant, il n'avait pas vraiment l'air particulièrement patient. Elle se sentit encore plus idiote qu'auparavant. Après tout, elle n'avait agi ainsi que pour attirer son attention plus longtemps que d'habitude et elle commençait déjà à le regretter.
— J'ai insulté la gérante d'un magasin parce qu'elle voulait voir mes papiers et c'était une blockleiter en plus d'être la femme du Wachtmeister Goeretz, dit-elle. Lui et les autres me sont tombés dessus.
Il croisa les bras dans une attitude fermée et fixa le sol entre ses bottes pendant un court instant avant de relever la tête.
— Ce n'est pas très malin, même de ta part, commenta-t-il. Enfin, j'y suis pour quelque chose. J'ai oublié de te redonner tes documents en arrivant alors qu'ils passent leurs temps à contrôler n'importe qui pour n'importe quoi. C'est de ma faute, je suppose.
Ania était sur le point de l'admettre quand il lui prit le menton pour le tirer vers lui et examiner la meurtrissure qui était en train de s'épanouir au coin de sa bouche.
— Tu saignes, constata-t-il en y passant le pouce avant de l'appuyer sur la lésion, lui arrachant une moue.
— Le Rottmeister Baum aussi, répondit-elle. Alors que c'est le seul qui n'a rien fait.
Von Falkenstein ricana avant de se lécher le pouce désormais rougi avec une délectation qui la laissa à la fois perplexe et rebutée.
— Ils t'ont frappé dans l'estomac, de ce que tu m'as dit. Tu devrais aller t'asseoir, tu tiens à peine sur tes pattes.
— Ça va. J'ai connu pire, dit-elle dans un accès bravache bien que son ventre lui fasse encore un mal de chien.
— Oui, admit von Falkenstein en la prenant par le bras pour l'entraîner quand même vers le café. Mais ce n'est pas du tout la même chose. Je n'accepterais pas que quelqu'un d'autre que moi se permette de te lever la main dessus, et crois-moi sur parole, j'aimerais vraiment que ça reste comme ça.
Abasourdie de l'entendre formuler cette vérité immonde avec un tel détachement, Ania en perdit les mots, qu'ils soient russes ou allemands, et se laissa escorter jusqu'à la terrasse.
— Je me demande quand même ce que je vais bien pouvoir faire de toi, soupira-t-il, si tu profites de la moindre occasion pour foutre ce genre de boxon.
Il la fit asseoir à une distance raisonnable du Rottmeister Baum, avachi sur le dossier de son siège, une serviette remplie de glace pilée plaquée contre son groin fracassé. L'intégralité de son col était désormais imbibée d'hémoglobine mais il n'avait pas l'air de le vivre si mal que ça. Lui tapotant l'épaule par intermittence et avec gentillesse, le vieil homme au chapeau blanc était en train de lui parler à voix basse.
— Je ne sais pas, répondit Ania, cachant au mieux sa consolation d'être enfin sur son séant. Qu'est-ce qu'on fait de ceux comme moi, Hauptsturmführer ?
Elle n'avait que partiellement masqué la moquerie contenue dans la question et pourtant, planté près de sa chaise, von Falkenstein eut l'air de la prendre très au sérieux.
— Et bien, je suppose qu'on finit par leur coller un képi à Totenkopf sur le crâne, dit-il en posant sa main sur le dossier et en se penchant vers sa gauche à elle. En tout cas, c'est ce qui m'est arrivé.
Ania se contenta de se frotter distraitement la commissure de ses lèvres endolories et il se détourna enfin pour réclamer un autre paquet bourré de glace. Une fois qu'un garçon de salle craintif le lui ait remis, elle se le plaqua sur la joue, l'y pressant si fort que sa peau se transit d'un picotement désagréable. Guettant le retour imminent d'Auster, von Falkenstein s'était à moitié assis sur la table rondelette à ses côtés, bras croisés et ignorant ostensiblement le Wachtmeister Goeretz qui s'était planté non loin comme s'il attendait des instructions.
— J'ai absolument rien à voir avec vous, dit-elle alors à voix très basse sans oser le regarder ni même tourner la tête dans sa direction. Vous savez, quand l'Obersturmbannführer Vogt a dit qu'il voulait me donner votre place, je pense qu'il plaisantait.
— Rien à voir, c'est vrai, répondit von Falkenstein en décochant un coup de talon négligent dans un pied de sa chaise, évitant de justesse son mollet nu, ce qui la fit tressaillir. À part une tendance à répondre quand il ne faut pas et à se foutre les mauvaises personnes à dos, aucun point commun du tout.
Refroidie par ce qu'elle savait être une vérité difficile à admettre de plus, Ania préféra garder le silence. Bien que la position assise forçât moins sur la ceinture abdominale, son ventre continuait à l'élancer par intermittence et y porter la serviette glacée faillit la plier en deux à cause de l'apaisement. Non loin, la queue était en train de se reformer au ralenti, longeant le mur de la pharmacie sur de longs mètres. Elle plaignit Dahlke tout en se demandant si von Falkenstein comptait y retourner ou s'il allait sécher cette nouvelle obligation, comme il avait coutume de le faire quand il la jugeait trop contraignante, quitte à obliger son infirmier à se démener seul jusque tard dans la nuit.
— Il en met du temps, ce con, commenta-t-il en jetant un œil rapide à sa montre. Wachtmeister Goeretz, vous pensez que votre subordonné s'est perdu dans son propre patelin ?
Goeretz ne répondit pas. Les mains toujours croisées dans le dos, lui aussi parcourait la placette d'un regard circulaire à la recherche d'Auster, sûrement pressé d'en finir avec ce règlement de comptes interminable.
— Ou alors, je suppose qu'il a confondu la clé de démarrage avec l'autre. Vous ne devez pas voir ce genre de véhicule souvent, vous et votre commissariat de pouilleux. Qu'est-ce que vous en pensez, Wachtmeister ?
Si Goeretz en pensait quelque chose, il le garda pour lui, ce qui tira une expiration agacée à von Falkenstein, qui finit par allumer une cigarette.
— C'est un vrai de vrai, lui, dit-il à l'adresse d'Ania. Je les pensais éteints. Il va être difficile à faire pleurer.
Il avait balancé cette affirmation sans aucune trace de second degré et elle se surprit à espérer que ç'allait vraiment arriver. L'humiliation qu'elle avait subie et la colère venue ensuite lui faisaient encore plus mal que les coups. Il y avait quelque chose de très satisfaisant et aussi d'étrangement rabaissant, à le voir la défendre ainsi, armé de son redoutable aplomb et son sens de la réplique qui en faisait grimacer plus d'un à l'Institut, y compris ceux dotés d'un répondant plus élevé que la moyenne comme Anneliese.
— Ah, quand même ! Le retour triomphal d'un brave ayant accompli son devoir ! s'exclama-t-il sans pour autant se redresser.
Comme Auster avait gardé la sacoche qu'ils lui avaient arraché par la force et que ses mains étaient encombrées par la lourde tunique noire, il avait accroché la lanière à son épaule et le sac de femme lui battait le flanc au rythme de ses pas, lui conférant une allure si ridicule qu'elle ne put s'empêcher de s'esclaffer. Auster était essoufflé. Il avait dû courir. Concentrée sur la besace, Ania se demanda si elle allait finir par la récupérer et puis se souvint soudain d'un détail d'une importance non-négligeable.
— C'est lui qui a pris l'argent, dit-elle en posant la serviette désormais détrempée sur la table. Ils ont dit qu'ils allaient partager.
Auster était encore trop loin pour entendre ce qu'elle venait de dire, au contraire du Wachtmeister Goeretz, qui eut un tressaillement minuscule.
— Vache, commenta von Falkenstein avec une certaine indifférence. Ça commence à faire beaucoup, là, non, Wachtmeister Goeretz ? Vous êtes si mal payés que ça, dans votre Orpo de blédards, pour dépouiller des gamines qui ne peuvent pas se défendre ?
Auster se figea, extrêmement mal à l'aise, la vareuse toujours serrée contre son torse. Goeretz se tourna enfin vers eux d'un bloc, se servant de tout son corps imposant pour pivoter dans une manœuvre martiale qu'ils apprenaient tous en instruction.
— Elle ment, lâcha-t-il avec une tranquillité de fonctionnaire tout en carrant ses bras trapus et d'une lourdeur de plomb. Nous comptions le consigner dans le procès-verbal et rendre les liquidités à qui de droit.
Il avait beau être épais, large d'épaules et peser plus de vingt kilos que lui, von Falkenstein ne parut nullement affecté par son assurance et son attitude de coq de combat. Peut-être parce que même à moitié assis sur une table de bistrot au plateau en mosaïque, il dépassait encore le Wachtmeister et ses malheureux sbires de quelques centimètres.
— Elle ment, répéta-t-il, sa voix basculant à nouveau vers le marécage inarticulé de son patois natal. Voyez-vous ça.
— C'est vrai, renchérit Auster, comprenant qu'ils étaient désormais empêtrés dans une situation autrement plus délicate qu'une simple bavure. C'est la procédure.
Se raclant bruyamment la gorge, von Falkenstein cracha entre ses pieds avec une lenteur délibérée et de plus en plus inquiet, Auster suivit la dégringolade du filet de salive en se demandant visiblement si à la fois suivante il n'allait pas se prendre un glaviot en plein visage.
— Et bien, si c'est la procédure, vous n'êtes pas tombé sur un de mes bons jours, dit von Falkenstein en relevant enfin la tête pour le fixer en face. Si vous voulez faire les choses correctement, et dans un cadre procédural, on va y aller. J'imagine que vous avez compté combien elle avait sur elle.
— Oui, évidemment, dit Auster.
— Non, ajouta Ania.
— Wachtmeister Goeretz ? aboya von Falkenstein avant de se mordre la bouche pour conserver son sérieux.
— Nous avons compté, affirma celui-ci.
— La procédure a été respectée, alors. Mais on va vérifier, juste pour que ce je sois sûr. Allez, donnez-moi ça, reprit von Falkenstein en tendant une main en direction d'un Auster de plus en plus tétanisé pour récupérer sa veste et les clés de la voiture.
Après en avoir fouillé les poches intérieures pour y récupérer deux carnets écarlates, il l'accrocha au dossier du siège qu'elle occupait, quittant enfin sa position décontractée. Se réveillant enfin, Auster se débarrassa du sac et le tendit à Ania sans la regarder. Comme elle n'esquissait pas un seul geste pour le reprendre, il finit par le poser au sol non loin de ses pieds.
— Alors, il y avait combien, dans la pince à billets, monsieur le policier municipal ? reprit von Falkenstein.
Auster ne dit rien.
— Écoutez, fit mine d'intervenir Goeretz. Il se trouve que...
— Vous ne parlez que lorsque je vous dis de le faire, Wachtmeister Goeretz, on ne vous a jamais appris ça ? Alors ? Combien ?
— Il n'a rien compté du tout, dit Ania.
— Bien sûr que si. Je ne sais plus, c'est tout, répondit Auster.
— Il ne sait plus, commenta von Falkenstein en lui montrant les deux Ahnenpass avant de les balancer sur la tablette d'un petit geste agacé. Il ne sait peut-être pas compter, qui sait. Vous savez compter, Anwärter, euh... ?
— Auster, répondit Auster.
— Peu importe. Prouvez-le.
Il indiqua la surface composée d'éclats de céramique de couleurs diverses d'un index moqueur. Commençant à rosir d'une manière qui manquait d'élégance, Auster enfonça la main dans sa propre waffenrock pour en extraire les reichsmarks toujours coincés dans leur pince sérigraphiée et les posa près des Ahnenpass.
— Maintenant que j'y pense, dit von Falkenstein comme en passant. C'est pas votre supérieur qui doit garder les liquidités que vous confisquez ? C'est pas dans votre manuel de poulets de campagne, ça ?
Auster garda les lèvres serrées, sur le point de craquer.
— C'est bon, souffla Goeretz. Dites-lui, Anwärter Auster.
— Me dire quoi exactement, Wachtmeister Goeretz ? s'intéressa von Falkenstein alors qu'Auster continuait à fixer les reichsmarks d'un air peiné. Que votre subordonné ne sait pas compter ? Ça je l'avais déjà remarqué quand je lui ai demandé de m'expliquer la situation en trois mois. Et comme il ne sait pas compter, il ne l'a pas fait, et par conséquent, il y a eu encore un petit couac dans la procédure, c'est ça ? C'est ça, votre explication, Wachtmeister Goeretz ?
— Et j'en assume l'entière responsabilité, répondit celui-ci.
— On verra, dit von Falkenstein en revenant à Auster, qui était visiblement plus facilement perturbable que son supérieur. Comptez.
— Faites ce qu'il vous dit, Anwärter, ajouta Goeretz, croyant qu'aller dans sans son sens allait leur épargner quoi que ce soit.
Désormais d'un rose de jambon jusqu'au cou, Auster se pencha sur la table en mosaïque joyeuse et sous l'un des parasols en tissu qui protégeaient la terrasse de la morsure impitoyable du soleil, il défit la pince et se mit consciencieusement à trier les marks. En oubliant le fourmillement désagréable de son ventre, Ania profita du moindre instant. Elle le regarda répartir les coupures par couleur et les pièces par taille, puis additionner les montants comme s'il s'agissait de la tâche la plus importante qu'on lui ait confié aujourd'hui, sous le regard impassible du Wachtmeister Goeretz et celui, bien plus narquois, de von Falkenstein, debout juste derrière lui en fumant une cigarette.
— Je sais que ce n'est pas très avisé de ma part de me balader avec une somme pareille, commenta-t-il à l'adresse de Goeretz alors qu'Auster arrivait péniblement à sept-cents. Mais vous admettrez qu'en uniforme, je suis bien moins facile à racketter qu'une pauvre fille de quarante kilos à peine.
— J'assume pleinement la responsabilité de ce fâcheux incident, dit Goeretz pour la seconde fois en cinq minutes.
— Pour l'instant, vous n'assumez rien du tout, Wachtmeister. Vous assumerez quelque chose quand je vous dirais de l'assumer et on y est pas encore, le coupa-t-il. Alors, qu'est-ce que ça donne, Anwärter peu-importe ?
Auster en avait effectivement terminé avec ses comptes et Ania regretta qu'ils ne durent pas un peu plus. Il annonça la somme d'une voix chevrotante qu'il s'empressa d'éclaircir.
— C'est pas ce qu'il y avait, dit von Falkenstein.
— J'ai acheté deux limonades et un savon, répondit Ania en se détournant légèrement de la table désormais remplie de coupures bien ordonnées. Pour le savon, la blockleiter ne m'a pas rendue la monnaie. Je lui donné un billet de dix reichsmarks et il en coûtait deux et demi.
— Sacré bénéfice pour l'économie locale, vous ne pensez pas, Wachtmeister Goeretz ? demanda von Falkenstein d'un ton détaché. Et c'est votre femme, en plus, si je ne me trompe pas ?
— C'est exact, répondit Goeretz.
À la plus grande joie d'Ania, il y avait désormais une minuscule pointe d'inquiétude dans son intonation pourtant si respectueuse et mesurée.
— Rangez moi tout ça, si vous le voulez bien, Anwärter, dit von Falkenstein avec un vague geste en direction de la table et Auster s'empressa de s'exécuter.
— Je ferais en sorte que ça vous soit rendu, Herr SS-Hauptsturmführer, déclara Goeretz alors qu'il s'appuyait à nouveau à la tablette en croisant les bras.
— Mais j'en ai rien à faire des sept reichsmarks et demi qui manquent à l'appel, Wachtmeister, répondit-il en réprimant un sourire. Vous ne l'avez pas encore compris ou quoi ?
Déboussolé, Goeretz se renfrogna. Désormais planté à côté de lui après avoir rangé l'argent dans la pince avec le même soin qu'il avait mis à le compter, Auster regardait ailleurs en se rongeant un ongle sans s'en rendre compte.
— Anwärter, dit von Falkenstein et il cessa aussitôt. Auriez-vous l'extrême obligeance d'aller chercher l'épouse de votre Wachtmeister ici présent ? Je n'ai encore jamais eu l'occasion de rencontrer un blockleiter féminin. Demandez-lui de prendre ma putain de monnaie et les carnets de toute la famille et ensuite, dites-lui de se rendre à l'antenne locale du bureau de la race et du peuplement.
— Qui se trouve où, exactement, Herr SS-Hauptsturmführer ? s'enquit Auster, soulagé qu'on lui donne un prétexte tout indiqué pour s'enfuir à nouveau.
— Qui se trouve partout où je suis. Moi, d'accord ? répondit von Falkenstein sur le même ton qu'il aurait pris pour s'adresser à un enfant mal éveillé tout en pointant un doigt sur son propre torse. Actuellement, je me situe ici.
Il montra ses propres bottes avant de préciser :
— À savoir, sur une terrasse de bistrot. C'est bien compris ou il faut vous le noter quelque part ?
— C'est bien compris, dit Auster, et il partit.
— Vous n'êtes pas obligé d'en arriver là, dit Goeretz une fois que l'autre eut disparu derrière l'imposante fontaine. Blockleiter ou pas, ma femme reste sous ma responsabilité, et vous n'avez pas besoin de la convoquer pour lui faire la morale, à elle aussi.
— C'est reçu, Wachtmeister, répondit-il. Sauf que, premièrement je fais ce que je veux, et deuxièmement, au lieu de me parler de vos devoirs conjugaux, vous devriez plutôt me remercier de pas vous envoyer directement chez l'Ostubaf Vogt du SD parce que vous avez fait l'erreur de vous montrer trop zélés avec une pisseuse qui relève de ma responsabilité personnelle. Vous n'avez même pas eu la décence de vous excuser, d'ailleurs.
Goeretz fit mine d'ouvrir la bouche pour demander pardon et von Falkenstein éclata de rire, le décourageant aussitôt.
— C'est trop tard, lui expliqua-t-il. J'espère que votre Anwärter va faire vite, je commence à avoir la dalle.
Il se redressa, tirant un peu sur son pantalon pour l'arranger. Goeretz semblait s'être figé dans une position qui aurait pu passer pour un garde à vous si seulement il ne se passait pas régulièrement une main sur ses joues mal rasées. Ania se demanda combien de temps il allait tenir avant de craquer complètement sous la pression.
— En attendant, je vais enfiler la chemise, parce qu'un minimum de formalité est de rigueur, annonça von Falkenstein en écrasant son mégot dans le cendrier près du tas de reichsmarks. N'hésitez pas à vous installer et à commander, surtout, Wachtmeister, ça risque de prendre un moment et il fait chaud.
Il s'arrêta un instant devant elle pour lui tapoter la joue et elle ne parvint pas à se dérober.
— Sois sage, chat, la prévint-il. Ne va pas me l'énerver un peu plus, il est déjà assez dans la merde comme ça, vu ? Et bois, hein ? Pas envie que tu me fasses un malaise dans la foulée.
— Oui, dit Ania et satisfait, il prit la direction de l'officine.
Pendant un étrange moment de flottement, le Wachtmeister Goeretz resta simplement debout près de la table, guettant parfois les gémissements occasionnels du Rottmeister Baum toujours installé à six mètres derrière eux en compagnie du vieux en costume, qui avait sorti un journal en attendant. Quand le garçon de café, à peine plus âgé qu'Oskar, vint enfin s'enquérir si elle avait besoin de quelque chose, elle se rendit compte qu'elle mourrait de soif depuis plusieurs minutes, la bouche aussi sèche que du coton et lui demanda s'ils avaient de l'eau gazeuse. Après en avoir eu la confirmation, elle ajouta :
— Et une pour le Wachtmeister Goeretz, aussi, s'il vous plaît. Il doit préférer la bière, mais ça ne sera pas très bien vu s'il est en service.
Ne voulant pas se mêler de cette délicate affaire plus que nécessaire, le serveur repartit aussitôt à l'intérieur dans un froissement de tablier impeccable.
— Vous pouvez vous asseoir, signala Ania au gros policier dans un énorme effort de conciliation. Ce n'est pas interdit.
Animé par une mauvaise grâce évidente, Goeretz finit par traîner une chaise en paille tressée jusqu'à la table en mosaïque et s'installa à une bonne cinquantaine de centimètres du bord. Les deux bouteilles arrivèrent dans leur bac rempli de glace et elle en profita pour y vider le contenu à moitié fondu de la serviette alors que le serveur ne dégoupillait que la sienne pour la lui servir dans un verre très propre. Goeretz, quant à lui, ne toucha pas au contenu du saladier, probablement répugné par cette invitation.
— Me coltiner une dulcinée d'un con de SS un putain de mercredi, lâcha-t-il en prenant enfin sa bouteille dégoulinante. On peut dire que j'ai pas de bol.
— Oui, dit Ania sans le regarder et il dégoupilla la bouteille pour l'enfourner directement au goulot. Oui, on peut dire ça, Herr Goeretz.
— Je n'ai pas envie de gérer ce genre de conneries-là, déclara-t-il en retenant un rot répugnant. Tu m'entends, petite ? J'ai un travail à faire. Il a déjà massacré le pif de ce pauvre Baum, ça devrait suffire. Alors ramène-le à la raison, qu'il nous laisse tranquilles. Ça fait vraiment mauvais genre, que d'orchestrer ce genre de cirque, ici. T'as l'air d'être quelqu'un de sensé, essaya-t-il de l'amadouer ensuite. Je m'excuse pour ce qu'on t'a fait, d'accord ? Ça te va ? Alors dis-lui de nous lâcher la grappe.
Le fait qu'il lui prêtait ce genre de pouvoir la fit s'esclaffer sans joie aucune, un rire qui s'éteignit bien vite à cause de la cisaille douloureuse qui se planta dans son estomac, lui humidifiant les yeux.
— Non, Herr Goeretz, je ne lui dirais rien du tout, répondit-elle en s'essuyant du plat de la main avant de boire une gorgée. Déjà parce qu'il n'écoute personne et aussi parce que ça m'amuse beaucoup, tout ça. Et puis, contrairement à moi, vous êtes une grande personne, je suis sûre que vous n'en avez pas tant peur que ça, des cons de SS.
Sa provocation n'eut pas du tout l'effet escompté. Au lieu de ronchonner ou de s'énerver, Goeretz se contenta de se débarrasser de son calot mou pour s'en éponger le front avant de le jeter sur la table et la fixer avec quelque chose qui ressemblait à de la pitié.
— Pauvre gosse, dit-il en se passant une main sur son visage poilu une nouvelle fois. T'as même pas seize ans que tu dois déjà t'en coltiner un, et celui du bureau de la race, en plus. La réputation qu'il se traîne, ce taré ! On a eu un formidable aperçu au Pivert, et merci le bourgmestre de faire venir cette foutue permanence !
Il balança le cadavre en verre dans son seau sans y vraiment mettre toute sa force.
— D'accord, mes gars t'ont un peu malmenée, reprit-il en posant une de ses grosses paluches sur la surface en céramique. Mais c'est le travail qui veut ça, ça n'a rien de personnel. Et vu la tête que t'as tiré quand il t'a touché tout à l'heure, à mon avis, il tape un peu plus fort que ce pauvre âne d'Auster, ton Hauptstuf aux beaux yeux bleus ! Allez, dis-moi que je me trompe !
Estomaquée qu'il ait deviné si vite, Ania ne dit rien, préférant se consacrer à la sensation bienfaisante du verre glacé entre ses mains pour les empêcher de trembler.
— Pour qui tu me prends ! ajouta Goeretz en repartant en arrière dans un craquement de siège. Ça fait vingt ans que je fais les rues, je sais quelles tronches vous faites quand c'est comme ça ! Mais c'est bien la première fois que j'en vois une qui soit aussi jeune et frêle que toi ! Putain, ça me débecte ! Il a quoi, trente et toi pas plus de quinze ? Ça aime la chair encore verte, là-bas, dans le bureau de la race, à ce que je vois. Pauvre gosse. Pauvre, pauvre gosse que tu es. Et dire que je vais peut-être y perdre ma carrière ! Non pas qu'elle soit spécialement brillante, comme tu l'as vu, mais quand même !
Entendre cette triste réalité formulée avec un tel dégoût par le Wachtmeister Goeretz, qui ne lui avait tiré que mépris et haine dès les premières minutes lui donna envie de fracasser le verre au sol ou même sur sa tronche patibulaire.
Pendant un court instant, elle s'était persuadée qu'elle allait pouvoir arriver à ne plus lui en vouloir, comme elle en voulait parfois à Dahlke de l'appeler par un mignon surnom tout en traitant Vadek de vermine, et ç'aurait fonctionné si seulement Goeretz n'avait pas énoncé cette vérité qu'elle refuserait toujours d'admettre.
Parce que tout ça, c'était vrai, von Falkenstein ne la traitait pas comme il faut, depuis le début et il ne le ferait probablement jamais, et alors, en quoi était-ce si grave ? Pourquoi ça lui faisait si mal de l'entendre, encore plus mal que les coups qu'elle pouvait se prendre d'ailleurs ? C'était tout ce qu'elle avait et qu'elle n'aurait jamais. À quoi ça servait d'en espérer mieux si c'était tout ce qu'elle méritait, idiote, idiote, idiote et chien stupide fidèle et loyal qu'elle était, à croire, à faire semblant, ne fut-ce que le temps d'un mercredi après-midi, c'était stupide, naïf, c'était gottverdammt de niais mais qu'est-ce qu'elle pouvait faire d'autre elle n'avait que quinze ans elle n'y connaissait rien elle ne voulait plus vivre et elle continuait quand même parce qu'il était là il était là depuis le début et il serait toujours là et c'était triste et idiot mais quoiqu'en dise le Wachtmeister Goeretz j'aimerais que ça reste comme ça chat.
Il revenait d'ailleurs, en bras de chemise brune à peu près enfoncée dans le pantalon et manches retroussées jusqu'aux coudes et Goeretz s'empressa de se lever dans un raclement insupportable de métal frottant contre les pavés sous le poids de sa carcasse.
— C'est un peu trop exposé, décida von Falkenstein en avisant le seau rempli de glace pilée. La lumière va pas tarder à tourner et j'ai pas envie de me coltiner une migraine en plus d'une discussion désagréable avec vous et votre blockleiter. On va aller au fond.
Après avoir récupéré sa vareuse, il lui intima de se lever d'un signe et Ania les suivit tous deux jusqu'à une tablée un peu plus large près du mur lézardé de lierre et bien plus à l'ombre à cause du paravent. Jetant son veston sur le banc de pierraille, il s'y laissa ensuite tomber et posa ses bottes sur une chaise adjacente. Ni Goeretz ni elle ne bougèrent.
— Toi tu viens à côté de moi, lui signala von Falkenstein en l'appelant de la main. C'est pas possible, ça, faut tout te dire à toi aussi, maintenant ? Elle a une nouvelle recrue, la police municipale ? Allez, hop-là, comme qui dirait l'autre, ajouta-t-il en tapant la place qu'il lui attitrait de cette même main. Et vous, Wachtmeister, vous allez en face. Surtout, n'oubliez pas de garder un siège pour votre blockleiter d'épouse.
Elle aurait dû se douter que rien de tout cela n'était gratuit. Depuis cette histoire de médaillon dans le bureau de Vogt, elle avait compris que la moindre de ses interventions en sa faveur n'étaient faites que par intérêt. Ce n'était pas grave, comme le reste. Contrairement à ce que croyait le Wachtmeister Goeretz, elle n'était pas si répugnée que ça quand il la touchait, d'autant plus que ces gestes-là demeuraient pour l'instant bien plus chastes que les obscénités qu'il pouvait lui balancer. Elle s'assit donc à côté de lui sans protester, ni même montrer la moindre contrariété, tout comme elle le laissa poser la main sur le haut de sa cuisse et la glisser lentement jusqu'à son genou, s'étonnant de sa souplesse et sa chaleur même à travers le tissu amidonné. Goeretz n'avait pas fait mine de s'asseoir.
— Où est-ce que vous allez, encore ? lui demanda von Falkenstein alors qu'il leur tournait le dos.
— Vous avez laissé la moitié de vos affaires sur l'autre table, grogna le Wachtmeister avant de s'éloigner.
— Sacré personnage, commenta-t-il. Va falloir que je m'acharne avant qu'il ne craque. Les poulets, c'est quand même une autre histoire, surtout quand ils sont à l'ancienne. Maintenant que vous êtes revenu, ajouta-t-il comme Goeretz posait leurs Ahnenpass, les reichsmarks et la sacoche en cuir sur la table. Vous pouvez repartir au comptoir. Pour moi, ça sera un café américain.
— Mais encore ? répondit Goeretz sans desserrer les dents ou presque.
— De l'eau, juste, dit Ania en s'apercevant qu'il attendait qu'elle ajoute quelque chose. Avec de la glace et du citron. S'il vous plaît, Wachtmeister Goeretz.
— Prenez-vous une bière, tant que vous y êtes, ça vous déridera un peu, dit von Falkenstein alors que le policier tournait à nouveau les talons. Vous m'amènerez l'addition, je la mettrais sur ma note de frais.
Goeretz disparut dans les profondeurs du bistrot.
— Même pas une toute petite moue contrariée, constata-t-il, un peu déçu. Impossible à émouvoir et pourtant, je fais appel à toutes mes ressources. Même l'Ostubaf Vogt aurait poussé un juron, à ce stade.
Ania haussa des épaules et se laissa un peu aller contre la fraîcheur bienvenue du mur en pierre. Malgré l'eau pétillante, sa gorge demeurait nouée par la soif. Von Falkenstein finit par lâcher sa jambe pour s'allumer une cigarette. Elle en profita pour remuer un peu, gênée par sa proximité et la chaleur de plus en plus pesante que les pavés surchauffés par le soleil faisaient couler jusqu'à elle, ce qui ne lui échappa évidemment pas.
— Si je ne me trompe pas, c'est ton premier été ici, dit-il. Je te ferais installer un ventilo dans la piaule, si tu veux, sinon tu peux dire adieu à ton sommeil.
— Ça serait bien, se força-t-elle à acquiescer. Anneliese m'a parlé de se baigner aussi. Elle m'a même trouvé un maillot.
— Insupportable mais pleine de ressources, cette DeWitt. C'est une bonne idée, pour une fois. Je pense que j'aurais fini en flaque depuis longtemps s'il y avait pas cet étang en plein milieu.
Il se cala un peu plus confortablement avant de reprendre :
— En Autriche, il ne fait pas aussi chaud qu'ici. Je t'y amènerais si tu me le demandes. Tu verras, ce n'est pas si mal. Ce n'est pas la place qui manque chez mes parents, en plus.
Étirant son bras libre jusqu'à elle, il la prit par la taille pour coller un peu plus sa jambe contre la sienne et Ania garda les mains soigneusement nouées contre son ventre, n'osant toutefois pas le repousser de son coude.
— On ira en train. Qu'est-ce que tu en dis ? lui demanda-t-il.
— Je n'aime pas tellement les trains, répondit-elle en se prenant à espérer que Goeretz ne tarde pas trop à revenir. Quand ?
— Dès que je peux, dit von Falkenstein en soufflant une mince volute de fumée vers le haut. Si Herr Ostubaf veut bien et si Dahlke et moi on se retrouve pas envoyés on ne sait où avec ce qui se passe en ce moment. Ce qui fait beaucoup de si, évidemment.
Saisie d'une mince frayeur à la perspective de le voir à nouveau disparaître de l'Institut pour un temps indéterminé, elle en oublia complètement ses doigts qui lui parcouraient paresseusement le dos.
— C'est les temps de conquête qui veulent ça, je suppose. Même si, à titre personnel, ils me cassent les couilles depuis longtemps avec leurs histoires d'espace vital.
— D'accord, répondit Ania, qui n'avait jamais réellement eu d'opinion sur ce genre de sujet. On peut prendre le train pour y aller. Mais vous allez leur dire quoi, à vos parents ? Que vous m'avez trouvé dans une vieille datcha à Bereznevo avec un écureuil mort dans la main ?
Elle marqua une courte pause avant d'ajouter :
— Il était dégueulasse, en plus. Mais j'avais vraiment très faim.
Cela le fit tellement rire qu'il faillit s'en étouffer avec sa propre cigarette, dont il finit par se séparer en la posant dans le cendrier.
— Je leur dirais même que t'es une ondine que j'ai trouvé dans un marais si ça te fait plaisir, répondit-il après s'être repris. À condition qu'ils me posent la question, ce qui m'étonnerait quand même pas mal. Je pense qu'ils seront juste contents de me voir enfin en ramener une après tout ce temps. Bien que, dans l'idéal, j'aurais préféré que tu sois déjà gravide à terme avant qu'on s'y ramène.
— Ce qui veut dire ? demanda Ania tout en se doutant bien qu'elle ne voulait pas vraiment connaître la réponse.
— Grosse, chat, dit-il en tendant la main pour reprendre la cigarette. Comme Renate. Mais tant pis, la vie n'est que chaos, ce n'est pas grave.
Elle eut un peu plus froid, ses mains se crispèrent un peu plus sur son propre abdomen, et elle résista à ce nouvel assaut d'angoisse avec vaillance en priant pour qu'il n'en remarque rien. Peine perdue. Il était beaucoup trop près.
— Arrête ça tout de suite, reprit-il en la poussant d'un coup d'épaule. J'ai dit que c'était pas grave, d'accord ? Pour l'instant. Alors, arrête.
Elle parvint à arrêter. Ce fut plus simple que d'habitude. Peut-être parce que sa main avait remonté le long de son dos pour lui toucher la nuque. Ses doigts étaient aussi souples et solides qu'un fil barbelé tout en étant beaucoup plus doux.
— Tu vois que c'est pas compliqué, constata-t-il en retirant sa main pour s'appuyer des deux coudes sur la table. En parlant de Renate, ça ne va pas tarder. Tu veux qu'on y aille, peut-être ? Stuttgart, c'est plus près que l'Autriche et ça leur fera très plaisir. Il m'a demandé de t'amener à leur mariage, d'ailleurs.
Tout en regrettant qu'il n'ait pas laissé ses doigts sur son cou, Ania était sur le point de répondre que c'était très aimable de la part de Dahlke quand le Wachtmeister Goeretz revint enfin, chargé de leurs boissons comme un vulgaire garçon de service. Il avait fini par céder et s'était armé d'une pinte remplie à ras-bord d'une bière pisseuse à la mousse épaisse. Il revint d'ailleurs en même temps que l'Anwärter Auster et la femme au chignon blond, qui suivait le policier dans un claquement de talons agacés. Goeretz s'empressa de se débarrasser de la tasse, du verre et de sa pinte pour l'accueillir.
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