12 Hans

Étrangement, il ne se souvenait jamais de ce qui peuplait ses rêves et en était venu à se persuader qu'il ne rêvait tout simplement pas. Sauf cette nuit-ci ; peut-être parce que la douleur de la migraine s'était invitée entre ses tempes peu après qu'il se soit endormi, ce qui n'arrivait que rarement. Là, il s'était retrouvé à l'Institut, dans une version difforme, ravagée, illogique : les couloirs ne menaient à rien, certaines pièces étaient emmurées, le hall s'était écroulé pour révéler une fosse sous-terraine aveugle ; tout y était mort, silencieux, recouvert d'une pourriture alambiquée, laissé à l'abandon, couvé par une menace tapie dans le sol et les murs et cerné par la même odeur que semaient les incendies anciens. La forêt, surtout, y devenait omniprésente – elle avait franchi la muraille, désossant les briques, tordant le portail, emportant la guérite dans ses racines – elle s'y était déversée, incontrôlable et pétrifiée, en un amas de ronces et de mousse, se transformant en fantastique marécage aux environs de l'étendue aqueuse ; le parc, enseveli par cette nouvelle végétation parasitaire, était devenu méconnaissable. Il avait probablement oublié la plupart des détails de cette vision pesante : elle ne lui avait laissé qu'une vague impression de malaise, de noirceur crépusculaire et il fut presque heureux de se réveiller à cause de son mal de tête.

Ce cauchemar désolé lui était facile à s'expliquer : il n'avait absolument aucune envie de remettre les pieds à l'intérieur. Cet isolement, l'hostilité suintant de la Forêt Noire, le microclimat exécrable qui y régnait et le manque d'occupation lui avaient détruit le moral pendant deux années consécutives. Il n'était pas fait pour vivre dans un environnement aussi tranquille. Il lui fallait du bruit et du mouvement, des terrasses surpeuplées, des avenues fréquentées, des parcs animés et un entourage conséquent. Il avait beau ne pas en apprécier beaucoup, ses semblables avaient toujours formé un rempart rassurant autour de lui. Il ne venait certes pas d'une famille nombreuse mais très tôt – vers les douze ans peut-être, ou même avant, quand on l'avait envoyé en pensionnat car il était devenu parfaitement ingérable pour une simple gouvernante – il avait commencé à vivre en communauté, à partager son logis, ses repas, ses activités sportives, il avait acquis les bases de la solidarité et ç'avait eu le don de le canaliser quelque peu ; il s'était très vite habitué à cette promiscuité, aux douches partagées, aux casernes, et même si beaucoup de comportements l'irritaient, c'est ce qu'il lui fallait pour ne pas finir complètement asphyxié. 

C'était ça qui l'avait formé, qui avait fait de lui ce qu'il était et par reconnaissance, ou sens du devoir, ou des deux, il avait même fini par se mettre au service de cette société et de ses idées, y tirant même un prestige non-négligeable au passage. Non, s'il pouvait l'éviter, il ne réintègrerait jamais l'Ahnenerbe et sa quiétude moribonde – cette certitude l'avait maintenu éveillé pendant une heure, une heure et demie avant que la migraine ne le fatigue suffisamment pour l'inciter à replonger. À un moment donné, il était sûr d'avoir entendu la gamine se faufiler dans sa chambre, il était sûr d'avoir tendu une main incertaine vers la lumière pour ne pas qu'elle trébuche dans le noir et après, quand elle était repartie, il était persuadé de lui avoir parlé, et que lui avait-il dit au juste ? Des conneries, très certainement. Parce qu'à ce moment précis, il s'était senti terriblement seul, il avait vraiment eu envie de l'avoir contre lui, au moins pour quelques heures – de manière tout à fait chaste, triviale. L'avoir dans ses bras, juste un peu, ce n'était quand même pas trop en demander – ça faisait tellement longtemps qu'il n'avait plus dormi avec un autre être vivant, un autre corps que le sien, qu'il n'avait pas écouté une autre respiration. La dernière c'était Lorne, et encore, ça n'avait duré que quelques mois avant qu'il n'aille pieuter ailleurs dans la maison et ça remontait à des éons. Il y en avait eu d'autres dans son lit, bien sûr, mais bizarrement, il les avait toujours chassées après l'acte, il leur avait systématiquement refusé cette proximité qu'amenait le sommeil. 

Et alors qu'elle traversait la pièce, cette solitude habituelle lui avait pesé d'une manière inédite, probablement parce qu'elle aussi, elle était isolée, d'une façon bien plus crue que lui-même. Elle avait refusé, bien sûr. À quoi s'attendait-il, au juste ? À ce qu'elle vienne, peut-être, se blottir dans ses bras, à se rouler en boule tiède contre son ventre comme l'aurait fait ce satané chat, qu'il avait d'ailleurs laissé lui aussi derrière les murailles moisies de l'Institut ? Ce refus l'avait peiné bien plus qu'il ne voulait l'admettre et il s'était dit qu'une prochaine fois, peut-être, elle ne dirait pas non.

Il s'était levé alors que le jour dormait encore, affamé et déglingué par le départ de la souffrance. Il s'était précipité dans le bloc douche réservé aux fonctionnaires, n'y croisant personne car il était quatre heures à peine, puis avait englouti un petit déjeuner conséquent, ce qui ne lui arrivait jamais, tout comme les cauchemars. Et quand il était revenu, dans l'espoir de grapiller encore une heure ou deux de sommeil sans céphalée, avant de prendre son service à neuf heures, elle avait quitté le sofa pour se réfugier dans son lit, du même côté qu'il avait occupé auparavant – elle s'était pelotonnée à sa place comme si c'était la sienne – et sur le coup, il n'avait rien trouvé de pertinent à lui dire et il avait juste laissé couler.

Il avait pris son aspirine et était parti se raser, s'étonnant de ne pas s'égorger par inadvertance au vu de la faible maladresse de ses mains. Et ensuite...

Il ne savait pas très bien pour quelle raison le sang, tout particulièrement celui qui surgissait chez les filles une fois par mois environ, l'excitait à ce point. Ça lui avait toujours fait un drôle d'effet, plutôt heureux quand, par accident ou par hasard, il en sautait une qui était dans sa mauvaise période. À vrai dire, quand il s'en rendait compte, ça le faisait éjaculer beaucoup trop vite et il s'était toujours bien gardé de le montrer, ou d'en parler, même. Et à la voir ainsi, essayant pudiquement de dissimuler ses cuisses écarlates, il avait eu l'impression qu'une digue se rompait en lui avec une brutalité surprenante. Ça non plus, ça ne lui était encore jamais arrivé. Pas à ce point. La faute à la fatigue, sûrement, à cette insupportable et courte nuit qui lui avait mis les nerfs en pelote ; ou peut-être que cette gamine le rendait juste complètement et totalement cinglé, il l'avait déjà remarqué auparavant. Ce n'était pas tellement l'idée de douleur, de désagrément ou de souillure qui l'avait incité à dérailler comme ça ; un peu quand même, mais ce n'était pas le plus important. Le plus crucial, quand il l'avait vue saigner comme ça, c'était qu'elle était enfin apte, capable, et là, il avait failli tout occulter ; sur l'instant il n'avait pas très bien compris ce qu'il était en train de faire, il avait baigné dans un voile saumâtre, un cauchemar intense, et puis il avait à peu près compris et il avait continué. Il avait continué parce qu'il brûlait de la toucher, parce que sa chair était belle, ferme, et sa peau aussi, au grain fin, veloutée, pâlichonne, il avait envie de la mordre et de la griffer, toute entière, il avait envie de la faire saigner et de la faire jouir, tout en lui enfonçant les doigts dans la bouche pour qu'elle n'émette aucun bruit. Et elle l'avait laissé la toucher, elle n'avait protesté à aucun moment, elle n'avait même pas pleuré ; au contraire, sous ses mains, il avait senti son corps se dénouer et se détendre, il avait vu ses jambes se fléchir, et là, et là... elle avait dit quelque chose, sur la porte ouverte, et ça l'avait tiré à la réalité d'une manière frustrante, désagréable, horrible et il s'était enfin rendu pleinement compte de ce qu'il avait été sur le point de faire. Une énorme faute par imprudence. La chance avait voulu que cela se passe très tôt le matin, dans ses quartiers, mais il était sur son lieu de travail, tout de même. La porte de son appartement n'était jamais fermée, grâce à sa réputation, il ne craignait ni les intrusions ni les vols – n'importe qui pouvait y entrer, ça arrivait souvent, même durant son absence, les Sœurs et d'autres, pour le ménage, pour la cheminée, pour la lessive. Il avait eu peur, car s'adonner à ce genre de choses était interdit ici et il était déjà bien connu pour ses débordements et ses interventions intempestives, se soldant parfois par une casse matérielle ou physique, pour savoir qu'il n'avait nul besoin d'ajouter un manquement à l'honneur à son historique disciplinaire. Elle avait fini par s'enfermer dans les sanitaires, pas tellement terrorisée, plutôt confuse et il se rappelait lui avoir demandé d'ouvrir, un peu perdu lui aussi et enfin, il avait décidé de lui foutre la paix ; oui, ç'avait été la bonne chose à faire, la bonne décision, car il s'était senti bizarrement honteux, faible aussi, et ça ne lui ressemblait pas, ce n'était pas habituel mais rien ne l'était depuis qu'il avait rejoint l'Institut et qu'elle était revenue.

*

Il ne remonta pas dans ses appartements de la journée. Ça l'ennuyait quelque peu de la laisser livrée à elle-même de cette manière, alors à midi, il fit un crochet par l'intendance et demanda à l'un des sous-fifres y travaillant d'y envoyer la Sœur de Saint Vincent qui était venue entretenir l'âtre la veille au soir. Il lui fallut un long moment avant de retrouver son prénom.

— Anneliese, dit-il.

— Anneliese comment ? s'intéressa le préposé aux fournitures.

— Je ne sais pas, répondit-il, déjà agacé. Débrouillez-vous avec les registres.

Ne souhaitant pas l'entendre hausser la voix de manière plus dramatique, l'homme se plongea dans les listes d'affectation.

— J'ai trouvé, annonça-t-il. Il faut que j'aille demander aux jardins.

— Bah faites, dit-il sans même un aurevoir.

Le reste de l'après-midi se déroula dans un brouillard que même ses multiples pauses à l'extérieur ne parvinrent pas à dissiper. Il fut souvent en retard et ne se sentant pas assez en forme pour se coltiner le trajet jusqu'à la caserne en compagnie de médecins furibonds, puis d'examiner des files interminables de futurs SS dans leur plus simple appareil, il annula un déplacement d'évaluation physique demandé par les bureaux raciaux le matin-même. Cela tira un sifflement agacé au coordinateur sanitaire et face à sa grimace contrariée, il crut bon de commenter :

— J'ai pas envie de regarder défiler les culs de notre future élite. Ça peut attendre.

— Vous irez dire ça au major du recrutement. C'est la deuxième fois que vous annulez et à leur place, j'en aurais plus qu'assez de me déshabiller et d'attendre une heure dans la cour en me gelant les miches. On est qu'en avril, tout de même.

— Envoyez-y le SS-Untersturmführer Siegler, alors. Il sera ravi. Avec un peu de chance, il va tomber sur un exemple de fente labio-palatine particulièrement intéressant et il va nous bassiner avec toute la semaine.

Il s'en alla avant d'entendre une réponse claire. Comme ladite visite d'aptitude aurait dû lui monopoliser le restant de sa journée, il se retrouva désœuvré ; en temps normal, il aurait immédiatement filé dormir mais aujourd'hui, ça lui était impossible, alors il se perdit dans la partie civile de l'hôpital, espérant qu'on y aurait peut-être besoin d'un traumatologue militaire (non) – bon, d'un généraliste, alors ? Il en avait de solides bases, après tout – et c'est ainsi qu'il se retrouva plongé dans les soucis plébéiens, le bénin, la maladie infantile, les difficultés respiratoires. Patients et personnel le voyaient débarquer en tirant de grands yeux ronds, car concrètement, il n'avait rien à faire parmi eux ; certains en restaient même muets d'hébétude, surtout les gens les plus jeunes, ou les mères de famille, et quand quelqu'un osait enfin lui demander ce qu'il fabriquait là, il leur répondait la vérité en éclatant de rire : c'était pour la distraction. Certains, mais pas beaucoup, se recroquevillaient, mal à l'aise. Il était sûr que si on examinait leurs documents d'identité, on y aurait trouvé des noms à qui l'accès aux soins était prohibé depuis les lois de Nuremberg et que l'hôpital civil laissait entrer tout de même, car il était tenu par les Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul ; celles-là même dont les religieuses répondaient un claironnant « nein liter » au salut officiel. C'était tout de même à la limite de l'antinational, de la trahison, mais lui, ça l'avait toujours fait marrer, cette espèce de résistance passive, inoffensive, alors il ne les avait jamais vraiment brimées pour ce manquement, se contentant de leur sourire.

Les éternels problèmes de l'hôpital civil l'occupèrent bien plus qu'il ne l'avait espéré. Vers les vêpres, il se demanda même s'il ne devrait pas passer sa nuit dans la salle de garde, s'évitant ainsi la présence blessante occupant son appartement et passant en même temps pour un exemple de conscienciosité. Il n'arriva pas à déterminer ce qui le fit changer d'avis et le dirigea vers le second réfectoire, le militaire, plus petit que celui où il l'avait amenée mais plus cossu et ajouré. Si seulement le service s'y effectuait à table, le lieu aurait presque pu passer pour un restaurant. Une fois à table, il se débarrassa de son veston et de sa casquette sur la place inoccupée de ce carré pour quatre qu'il s'était attribué et faillit s'endormir dans son assiette avant d'en avaler le contenu sans grand appétit. Il eut le droit à quelques salutations distantes, mais personne ne vint le déranger ce soir-là – il ne parlait que peu lors des repas, ce qui avait le don de troubler ses collègues les plus bavards.

Peu pressé de rentrer se coucher, il traîna en fumant cigarette sur cigarette, à moitié avachi sur la banquette et lorsque le second service s'enchaîna autour de lui, un infirmier harassé aux galons de caporal entra, scruta la salle du regard et le repérant, se dirigea à pas pressés vers lui. Pour sûr, ils s'étaient déjà croisés, et plus d'une fois et comme d'habitude, il n'avait pas mémorisé son nom, ni son affectation et c'était devenu un bidasse des services de santé de la Wehrmacht comme il y en avait des dizaines et le salut réglementaire dont celui-ci le gratifia ne lui tira qu'un soupir.

Il jeta un œil vaseux à sa montre. Neuf heures. Une heure raisonnable pour aller se coucher, mais cela signifiait retourner au bâtiment commun, dans ses quartiers, y entrer, se confronter à ce qui y logeait et... tout compte fait, pour passer la nuit, la salle de garde civile lui paraissait de plus en plus adéquate.

— Herr SS-Hauptsturmführer von Falkenstein ? interrogea le nouveau venu et il se souvint tout à coup de sa présence.

— À cette heure-ci, pas complètement, répondit-il. Quoi ?

— Il y a un de vos suivis récents qui est en train de faire un scandale pour vous voir. Ça dure depuis ce matin. Impossible de vous trouver.

— Ah. C'est parce que j'étais chez les civils. Besoin de changer d'air, vous comprenez ?

L'auxiliaire garda une face neutre. Parfois, cet air impassible qu'ils arboraient tous lui donnait envie de les prendre par les épaules et les secouer, les secouer vraiment fort, afin d'au moins apercevoir une lueur d'intelligence au fond de leurs yeux glauques, et il se demanda si un jour un de ces soldats-jouets interchangeables ferait les frais de cet élan colérique.

— Vous devriez vraiment aller lui rendre visite, Herr SS-Hauptsturmführer, dit-il en conservant sa position réglementaire. Avant que ça ne tourne au vinaigre.

— J'ai vu aucun patient dans la partie militaire aujourd'hui.

— Celui-ci, il dit qu'il vous a vu. Hier. Un civil, par contre. Herr Zallmann, Bruno, une fracture ouverte de la cheville.

— Merde, fut la seule chose qui lui échappa sur le moment.

Il avait complètement oublié ce connard. Il était sorti de son esprit aussi prestement qu'un courant d'air, probablement aussitôt qu'il eut fermé la porte de sa cellule. Zallmann et ses embarras à l'Institut, Zallmann et ses sempiternelles pleurnicheries, comment avait-il fait pour les oblitérer aussi rapidement, il en avait une vague idée. Il n'y avait pas de place pour les ambitions de ce cafard dans sa tête, plus depuis qu'elle était revenue et qu'elle avait dormi dans son lit et la seule chose qu'il se demanda à l'instant, c'était si elle dormirait dans son lit cette nuit encore. Peut-être qu'il aurait dû lui briser un peu plus la cheville, hier, à Zallmann ; il avait besoin de quelques jours pour se mettre les idées au clair, s'organiser ; ce n'était pas gagné.

— Je ne vais pas aller le voir, décida-t-il. S'il insiste, vous n'avez qu'à l'amener ici.

— Mais, fit mine de commencer l'infirmier, ce n'est pas dans mes attributions, ça.

— C'est qui, l'abruti en vert grenouille qui vous sert de responsable ?

Pas de réponse. Les crapauds, comme il se plaisait à les nommer à cause de leur uniforme couleur de mousse, ne discutaient que rarement son autorité ; celui-là ne fit pas exception et après l'avoir salué avec un enthousiasme plus modéré, il tourna les talons et partit exécuter la basse besogne dont il venait de le charger.

Lorsqu'il revint, poussant à contre-cœur le fauteuil de Zallmann devant lui, il avait confisqué deux timbales, un pot de café et une boîte de sucre auprès des chargés du repas ; autant mettre Zallmann dans de bonnes dispositions.

— Je vous préviens, je n'aurais pas le temps de le ramener, lui annonça l'infirmier en arrêtant le siège roulant en bout de table.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, caporal, dit Zallmann d'un ton hargneux. Je suis certain que mon ami ici présent se fera une joie de m'escorter jusqu'à mon lit de mort.

— N'exagérez pas, monsieur, répondit poliment l'autre. Ce n'est qu'une cheville.

Il attendit qu'il ait prit congé avant de pousser la tasse tiède vers Zallmann.

— Vous puez, commenta-t-il sans préambules. L'évier de votre chambre ne fonctionne plus, ou quoi ?

— J'aimerais bien vous voir, vous, essayer de vous décrasser avec un pied dans le plâtre. Ils ont promis de m'envoyer une de ces harpies pour m'aider à prendre la douche, aujourd'hui. Vous voulez que je vous donne l'heure, pour que vous puissiez assister à cette cuisante humiliation ? cracha Zallmann en se tassant dans son col défraîchi.

— Je passe, vous avez eu votre compte.

— Ah bah, si c'est vous qui le dites, répondit-il après avoir avalé une bruyante gorgée et avoir claqué de la langue avec une satisfaction porcine. Au moins, ils m'ont donné de la morphine. Qu'est-ce que vous avez foutu, Hans ? Je ne vous ai pas vu de la journée.

— C'est un hôpital, ici, lui rappela-t-il. Et je suis médecin.

— Oui, bah ça on sait, vu que vous passez la majorité de votre temps à vous en gargariser, ironisa Zallmann. Je n'ai pas mangé, d'ailleurs, ça vous gênerait d'aller me chercher quelque chose ?

Il s'exécuta sans grande envie et revint avec un plat généreusement garni de soupe au lard qu'il posa bruyamment devant son hôte indésirable.

— Que de serviabilité, aujourd'hui, commenta Zallmann avant de s'emparer des couverts. Ça et du café, en plus ! C'est votre manière de vous excuser, je suppose ?

— Je ne m'excuse jamais de rien, trancha-t-il en se réinstallant le plus loin possible de lui. Qu'est-ce que vous voulez ?

— Savoir si vous avez pu aller au SD pour y contacter Vogt, annonça Zallmann entre deux bouchées, les deux coudes posés sur la table.

— Ça ne se fait pas comme ça.

— Je suppose que ça veut dire non, soupira-t-il. Je pense que vous avez probablement mal compris l'urgence de la situation, Hauptsturmführer. Quand je suis parti, le docteur Krauss était vraiment dans tous ses états. Paniqué, furieux. Imaginez qu'il débarque ici et qu'il essaie de l'amener, il va se passer quoi, à votre avis ?

Il prit le temps d'examiner cette éventualité. Zallmann lapait sa soupe grasse à grands renforts de glougloutements et il s'imagina lui enfoncer le museau dans le fond de l'assiette creuse jusqu'à la suffocation complète.

— Il ne le fera pas, dit-il en allant chercher une cigarette dans son étui. Aux yeux de tous, ça le ferait passer pour un vieux fou furieux venu enlever une fillette. Ce n'est pas terrible, comme première impression.

— Certes, admit Zallmann en sauçant le reste de bouillon à l'aide d'un quignon de pain. Pourtant, c'est ce que vous avez fait, vous aussi, plus ou moins. En Pologne, je veux dire. Sauf qu'en plus, vous avez fusillé ses parents il me semble ? Et son frère. Non, au temps pour moi, c'était Jensen, ça. J'imagine que ça aussi, ce n'est pas terrible, comme première impression.

Zallmann avait dû ruminer toute la journée durant, pour être d'une humeur aussi massacrante.

— Exprimez ce que vous voulez dire de façon claire, exigea-t-il. J'ai pas envie de jouer à ça, d'accord ?

Zallmann repoussa son assiette et le regarda droit dans les yeux.

— C'est que je ne vous sens pas spécialement enthousiaste, pour Vogt. Ni même à l'idée de retourner à l'Institut. À croire que vous regrettez de nous l'avoir amenée et que vous souhaitez la garder pour vous. Je ne vous blâme aucunement, attention...

Se disant, il recula prudemment son fauteuil pour ensuite le décaler sur la droite, hors de son atteinte.

— C'est vrai qu'elle est très jolie, poursuivit-il. Bien qu'un peu jeune. Elle a l'âge de mes filles. Ce qui est un peu glauque quand je le mets en perspective, d'accord, mais je ne suis pas Nina, je ne compte pas en faire tout un drame. Là où je veux en venir, c'est que je m'en fiche, d'accord ? Sauf que, Hans, comprenez... ce qu'elle peut faire...

— Mais arrêtez, un peu, le coupa-t-il en tapant sèchement sur la table du plat de la main, ce qui fit sursauter Zallmann. Vous n'en avez rien à cirer, de ce qu'elle peut faire. Pour vous, c'est juste une occasion comme une autre de prendre la place que vous pensez mériter.

— Je me soucie sincèrement du bénéfice du Reich, pourtant. Vogt serait d'accord, si seulement vous preniez la peine d'aller le rencontrer. Ne m'obligez pas à faire appel à votre patriotisme, je vous en supplie, je trouverais ça... complètement inadéquat. La seule chose qui m'incite à vous réintégrer à ce grand projet d'avenir, c'est que vous êtes apparemment la seule personne capable de l'empêcher de se trancher les veines en permanence. Mais on peut tout aussi bien la bourrer de sédatifs, si vous voulez, et vous laisser à votre petite existence tranquille. Elle finira par se tuer, c'est sûr, et c'est triste à dire ; mais je suis certain qu'elle arrivera à tenir quelques mois encore, et qu'on aura tout le temps de déterminer si on peut se passer d'elle dans cette histoire d'ombres. Vogt est un spécialiste, vous le savez, je veux dire, j'ai eu affaire à son genre... mais ça me contrarierait vraiment, oui, qu'on en arrive là, après tout...

Il y avait quelque chose de froid qui descendait dans son estomac, lentement, comme quand Muller avait débarqué dans son bureau en lui criant qu'elle l'avait perdue dans le Pivert et Zallmann se permit un mince sourire en notant son air déconcerté.

— Après tout, continua-t-il, visiblement satisfait de l'effet de sa tirade, vous nous avez bien fait comprendre que vous teniez à ce qu'on la traite comme un être humain, non ? Même si vous avez eu quelques dérapages, mais ce n'est rien ça, c'est juste un défaut de caractère, ce n'est pas grave, n'est-ce pas ? Je n'ai pas envie que ça change. Si vous tardez trop à prendre contact avec ce cher Augustus Vogt, je le ferais. Ça me prendra plus de temps que vous, c'est certain, mais croyez-moi, je suis tenace, j'y arriverais. Et même si vous l'amenez loin, ils la retrouveront, comme ils m'ont retrouvé moi. Rien ne leur échappe. Vous le savez mieux que moi, vous en faites partie, de ces gens-là. Arrêtez de faire cette tête. Je sais ce que vous allez me dire.

Il réussit à décrisper suffisamment les dents pour lui demander :

— Et j'allais vous dire quoi, à votre avis ?

— Je ne sais pas, moi, se moqua Zallmann en croisant ses mains sur son abdomen grassouillet. Que vous allez me recasser le pied. Ou m'envoyer loin, comme ils ont voulu le faire. Ou me tuer, même. Enfin, quelque chose de cet acabit-là. Frapper les problèmes, ça ne les fait pas disparaître, vous savez. Ça ne fait que d'en amener d'autres. Et vous avez déjà assez eu d'ennuis comme ça. Je ne vous comprends pas toujours, Hans, mais je sais que vous tenez énormément à votre uniforme. D'après Nina, c'est parce qu'en dehors, vous n'existez pas. Si on vous prive de votre tenue, vous allez probablement vous dissoudre dans le néant. Même cette gamine en est persuadée, c'est Nina qui me l'a appris. Vous savez, ce que vous êtes, pour elle ? Un vourdalak. Une idiotie mythologique issue de sa culture d'arriérée – une chose à peine vivante, pas vraiment tout à fait morte, qui ne sort que la nuit et qui hante les cimetières ; qui n'entre dans les maisons que si on l'y invite. D'après elle, c'est pour ça que vous n'avez pas d'ombre, parce que c'est une malédiction réservée à ceux qui vivent et pas ceux comme vous, coincés dans un perpétuel entre-deux. Elle vous l'a déjà dit ? Même une petite slave idiote a remarqué le vide qui vous sert d'existence en dehors de vos fonctions.

Il se contenta de le fixer en silence. Zallmann eut l'air déçu.

— Je ne comprends pas ce que vous lui trouvez, ajouta-t-il. Combien de gamines de son genre ont rejoint l'autre côté durant la guerre ? Combien ont été tuées, violées, enfermées dans les bordels ? Jensen m'a dit qu'ils les pourchassaient dans les champs, et qu'elles préféraient s'étrangler entre elles plutôt que de finir entre leurs mains. Alors franchement... je ne saisis pas pourquoi...

— Le problème, Herr Zallmann, l'interrompit-il, agacé, c'est que vous voulez la traiter comme du bétail et que ça va se retourner contre vous.

— Oui, vous n'arrêtez pas de nous prévenir, soupira Zallmann. Et donc, quoi ?

— Et bien on l'a aryanisée, certes. Sauf que la contrainte, ça ne fonctionne qu'un temps, je parle d'expé...

— Arrêtez vos conneries. C'est vous qui lui foutiez des claques en permanence. Sans parler de son état lors de son arrivée... ou de l'incident dans l'amphithéâtre ou même celui qui vous a valu un renvoi. Non pas que ça me dérange, mais je vous trouve bien hypocrite, quand même, sourit Zallmann.

— C'est un fait, dit-il avec un lointain mépris. La méthode coercitive, ça marche à court terme, mais si vous voulez que votre petite combine prenne forme, il va falloir l'impliquer davantage. Et de ce que je vois, c'est quand même mal parti. Je sais de quoi je parle, tout de même. L'hygiène raciale, c'est ce dont je m'occupe au quotidien. Un individu contraint ne s'intégrera jamais. Mais vous êtes un marginal, alors c'est hors de votre portée.

— Arrêtez de remuer mon passé d'encarté au mauvais parti pour justifier vos propres contradictions, le prévint Zallmann. Je n'ai plus rien à me reprocher, vous pouvez même le vérifier auprès du SD si vous avez le temps. Mais c'est bien d'être idéaliste, Hans, vraiment.

La langue sèche d'avoir parlé sans interruption et sans prendre le temps de respirer correctement, il vida son fond de café avant de conclure :

— Bref, c'est simple. Je veux que vous alliez aux bureaux du SD dans la semaine, sinon je vais devoir me passer de vous. Et ne pensez même à revenir me casser les os, j'ai bien vu qu'il y avait un autre médecin comme vous ici-bas. Le grand aux dents écartées, là, il m'a dit que vous lui avez planté une curette dans la main quand il est venu me rafistoler à nouveau. Il me croira si je lui dis pour mon pied. Il ne vous aime déjà pas beaucoup. Comment il s'appelle, déjà ? Josef quelque chose ? Je suis sûr qu'il se fera une joie de rédiger un rapport.

Comme il ne disait rien, préférant tapoter le filtre de sa cigarette contre la table, Zallmann se pencha un peu en avant.

— Vous avez vraiment cru que me faire mal allait me décourager, hein ? triompha-t-il à voix basse. Mais je ne suis pas cette petite pute de russe, Hans. Ça ne marche pas comme ça, dans le vrai monde.

— Merci pour le conseil, Herr Zallmann, ironisa-t-il. Je vais y réfléchir. Mais sachez qu'obtenir une entrevue au SD peut prendre des plombes, et quand je dis ça, je parle en semaines. Mon statut n'est pas très important, si on le rapporte à l'échelle générale.

— Je peux patienter si nécessaire, admit l'autre, magnanime. Vous m'avez dit qu'il vous arrivait d'aller dans leurs bureaux...

— Quand ils ont peur d'avoir tapé trop durement, oui. Je peux demander cette astreinte-là, la coordination sanitaire n'y verrait rien à redire, j'imagine. Ils m'ont toujours trouvé polyvalent. Je ferais ça, et en même temps, je passerais par une voie plus officielle.

— Ça me paraît bien, dit Zallmann. Je suis content qu'on arrive à des solutions correctes. Cependant, c'est dommage que je doive vous menacer pour ça. Je suppose que c'est parce que vous êtes un peu comme elle, c'est la seule langue que vous comprenez.

Il lui laissa le plaisir de l'insulter de tout son saoul. Il avait sous-estimé la capacité de nuisance de Zallmann – après tout, celui-ci avait survécu à la Gestapo sans trop y laisser de plumes – et galvanisé, il en avait profité pour le pousser dans une impasse ; enfin, à vrai dire, il s'y était fichu lui-même, dans ce cul-de-sac, depuis au moins deux ans, alors il ne lui en voulait pas vraiment. Comprenant qu'il ne pouvait plus jouer au copain du tyran de service, Zallmann avait effectué une volte-face spectaculaire. Il allait devoir composer avec.

— Est-ce que vous voulez que je vous ramène ? demanda-t-il avec une froide politesse. Je vais plus ou moins veiller, cette nuit. Votre chambre n'est pas loin de la salle de garde.

— J'apprécie le geste, dit Zallmann. Mais ne vous donnez pas cette peine. Ils m'ont dit qu'ils viendraient me chercher ici-même. Pour m'amener me laver, vous vous souvenez ?

In petto, il lui souhaita d'y connaître un malheureux accident et réussit à conserver un air tout à fait impassible – inconsciemment, il s'était préparé à ce genre de discussion houleuse et se félicita de son sang-froid. Peu dupe, Zallmann ne lui infligea cependant pas l'affront d'une conversation cordiale, même parodique. Il se contenta de boire un second café avant de bourrer sa pipe, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites furetant de droite à gauche, s'imprégnant du décor et du crépitement lointain de la pluie. Une Sœur au visage oblong finit par se présenter à leur table, les mains rongées par l'abus de savon carbolique.

Nein liter, lui dit-il.

— Elle est bonne, celle-là, approuva Zallmann sans lâcher son fumoir nauséabond.

Elle le gratifia d'une œillade apeurée avant d'amener Zallmann, le dos courbé comme si elle eut porté le poids du monde sur ses épaules. Il quitta le réfectoire peu après, renonçant à remonter dans ses quartiers – il y avait des couches dans la salle des médecins, et s'il avait de la chance, cette nuit serait moins agitée que la précédente.

*

Bien sûr, il ne put l'éviter éternellement. 

Le lendemain, elle vint le retrouver dans ce même réfectoire, accompagnée de sa fameuse Anneliese, qui disparut aussitôt en arborant un air coupable ; peut-être s'était-elle dérobée à une tâche importante pour l'amener jusque-là ou peut-être avait-elle encore chapardé dans sa bibliothèque, comme elles le faisaient toutes lorsqu'il avait le dos tourné ; quoi que ce soit, ça n'avait pas d'importance. Après s'être fait servir sa portion par un des cuisiniers perplexes, elle vint s'installer en face de lui comme si rien n'était, avec son habituel air détaché. Sa démarche un peu incertaine lui apprit qu'elle souffrait. Elle était plus pâle que de coutume, ses yeux étaient cernés, elle avait mal, ça se lisait sur son visage malgré tous ses efforts pour le dissimuler, tout comme elle essayait ne pas se palper le ventre. Il lui fallait du fer, et pas qu'un peu, il faillit le lui dire et n'en fit pourtant rien ; il repensa à sa main gauche pleine de sang qu'il avait dû récurer dans le premier lavabo venu la veille et préféra se taire. Ce silence ne la découragea pas le moins du monde. Elle marmonna un bonjour très poli et plongea la cuillère dans son plat de gruau, les yeux baissés, ses cheveux clairs réunis en une tresse épaisse et soignée, nouée par un ruban couleur marine. C'était très joli ça, d'ailleurs, c'était probablement cette Sœur qui le lui avait suggéré et ça, il faillit le lui dire aussi et heureusement, il fut distrait par l'arrivée d'un confrère ronchonnant qui l'avait accompagné durant sa garde. Il jeta un air surpris à la gamine, ne posa pas de questions, et s'installa à côté d'elle, défaisant sa cravate. Il s'appelait Till Meister, ou Krueger, portait le grade de sous-lieutenant et les écussons de la section de santé de la Wehrmacht et de ce qu'il en savait, il avait raté son incorporation à la SS pour deux malheureux centimètres. Depuis, il avait donc hérité du surnom de Meister (ou Krueger) Deux Centimètres, ce qui faisait rire tout le monde, sauf le concerné. Cela ne l'empêchait pas de lui apparaître comme compétent, voire doué d'une rare intuition professionnelle ; le jour où la SS assouplirait ses critères d'admissibilité, il y aurait sa place tout indiquée, il en était sûr. Sa présence lui donna un prétexte bienvenu pour ignorer la gamine qui ne s'en formalisa pas outre mesure. Cela fut cependant de courte durée, car aussitôt englouti son petit-déjeuner, Meister/Krueger ne s'attarda guère – il repartit au bout d'un maigre quart d'heure et quelques minutes plus tard, un officier au col noir lui remit une note de service rédigée à la main. Celle-ci était signée par le colonel administrant la partie militaire de la clinique et le sommait expressément de se rendre à l'une de ces casernes anonymes situées en périphérie de la ville afin d'y procéder à la drastique sélection imposée par les quotas de recrutement – celle-là même qu'il avait esquivée pas plus tôt que la veille. Le coordinateur sanitaire était donc allé pleurnicher auprès du SS-Standartenführer Hanke. Celui qui venait de lui remettre la note était son aide de camp, un certain Paul Meyer, à qui on avait collé les galons de Sturmbannführer afin de rendre l'individu un peu plus crédible. Ils travaillaient régulièrement ensemble, se vouant ce distant respect qu'il était coutume d'entretenir au sein du même service.

— Vous me les brisez, avec votre corvée de culs, lui déclara-t-il avec humeur.

Ton qu'il regretta aussitôt car l'envoyé se crispa visiblement.

— Langage, Hauptsturmführer. Départ à treize. Et elle, c'est qui ? demanda Meyer en indiquant la gamine d'un doigt tout à fait malpoli.

Il prit le temps de réfléchir avant de répondre.

— C'est juste un problème, se décida-t-il.

L'explication parut convenir.

— J'espère que votre problème a été correctement inscrit au registre des visiteurs, dit Meyer.

— Ah ça, aucune idée, Herr SS-Sturmbannführer, admit-il. On t'a inscrite ? demanda-t-il à l'intéressée, lui adressant la parole pour la première fois depuis son débarquement impromptu.

— Oui, répondit-elle après un court instant d'hésitation. Anneliese m'a fait signer quelque chose avant de venir, dans le hall.

— Qui ça, encore ? s'enquit l'officier dans un froncement de sourcil.

— Une Sœur, clarifia-t-il alors que la gamine remuait légèrement, mal à l'aise.

— Son nom de famille ?

Il n'en avait absolument aucune idée.

— DeWitt, répondit-elle, le sauvant ainsi de l'embarras.

— Anneliese DeWitt, répéta Meyer, un peu songeur. Un drôle de nom, vous ne trouvez pas, Hauptsturmführer ? C'est quoi ça, néerlandais ?

— Rien ne vous empêche de lui poser directement la question, je suppose, répondit-il, pressé de se débarrasser de cette nuisance en galons.

— Je le ferais. J'espère que ce n'est pas une youpine. Où sont tes parents ? reprit le major et elle fit de son mieux pour soutenir son regard.

— Je n'en ais plus, répondit-elle d'une voix neutre.

— Ah, bon, s'étonna l'officier avec un rictus froid. Tu pries pour eux tous les jours, j'espère.

— Oui, dit-elle, désormais gênée.

Pendant un pénible mais court instant, il crut que le sous-fifre allait persister dans son interrogatoire inquisiteur ; une passion partagée à l'unanimité lorsqu'il s'agissait de gradés. Lui-même s'y livrait à loisir. Mais après avoir jaugé la gamine et son bol dont le contenu refroidissait à vue d'œil, le Sturmbannführer Meyer en conclut qu'elle ne représentait probablement pas une menace à l'intégrité idéologique allemande, puis se tourna vers lui pour lui rappeler sèchement qu'il avait intérêt à être présent au rassemblement de treize heures et enfin, partit en claquant des talons. Il attendit qu'il eût franchi le seuil avant d'allumer sa cigarette, un peu à cran.

— Ces catholiques, je te jure, commenta-t-il en inspirant une profonde bouffée.

Elle repoussa son plat d'une main incertaine. Elle n'en avait même pas mangé la moitié.

— Vous n'êtes pas baptisé, vous, je suppose, dit-elle dans un murmure.

— Bah bien sûr que si, s'agaça-t-il en se rejetant en arrière. C'est obligatoire, ça, quand on veut être incorporé. Ils ne prennent pas les athées. Entre autres. C'est juste que certains prennent ça beaucoup plus au sérieux que moi.

— Ah, bon, soupira-t-elle en s'abîmant dans la contemplation de son gruau d'avoine.

— Tu n'as plus faim ?

— Ça me donne la nausée, avoua-t-elle en prenant de l'eau. Nina m'avait prévenue, mais je ne pensais pas que ça serait aussi horrible.

— Oui, bah, t'as qu'à retourner te coucher, qu'est-ce que tu veux que je te dise, dit-il en s'étirant. Ça m'arrangerait, même.

Elle encaissa sa sécheresse sans sourciller et sans lever les yeux. D'une main peu assurée, elle reprit son bol et y plongea la cuiller sans grande envie. Il l'observa manger en silence. Dans le contre-jour brumeux qui la cernait, le creux de sa clavicule dessinait une ombre exquise, dépassant à peine de son col sans fioritures. Il y avait quelque chose de fiévreux, d'un peu malade dans cette peau diaphane – le sang qu'elle perdait la rendait plus atone que d'habitude et il aurait pu contempler l'esquisse de son os pendant des heures, sans bouger ou penser à respirer, et puis il se souvint de l'air soupçonneux dont l'avait gratifié Meyer en partant et reprit la note de service afin d'en prendre pleinement connaissance.

Caserne de la 6e Panzerdivision – il les connaissait bien, ceux-là, il avait suivi cette armée de crapauds en Pologne. Soixante-douze engagés désirant se présenter à la présélection prestigieuse. Chargé de la coordination interservices pour le compte de la régulière : le major Petre Staub – dont il ne gardait pas un brillant souvenir. Il parcourut la liste dactylographiée trombonée à la note.

— Dahlke, Olrik, lut-il. Ah, bah tiens. Lui, s'il n'avait pas eu une subite envie de chocolat, je ne t'aurais jamais retrouvée. Selon toi, est-ce une raison suffisante pour l'incorporer d'office ?

Il ne sut pas si c'était un effet de son imagination, mais il crut voir passer une légère lueur mortifiée dans son regard déjà trouble. À sa plus grande déception, elle ne répondit pas, et il décida de reporter le cas de l'infirmier Dahlke à plus tard.

— Ce qui s'est passé hier matin, dit-elle alors, d'un ton très bas. Ça va encore arriver ?

Il crut avoir mal entendu, jusqu'à ce qu'elle ajoute, un peu peinée :

— Répondez-moi.

— Je n'en sais rien, avança-t-il avec prudence, en s'arrachant de la liste. Je suppose, oui. Pourquoi tu demandes ?

— Ça ne me dérange pas.

Elle ponctua cette affirmation d'un léger mouvement de la tête, d'un tressaillement un peu ambigu qui le fit inspirer trop vite, si bien qu'il crapota en toussant.

— J'ai juste déraillé. C'est rare, coupa-t-il, n'ayant aucune intention de s'étendre sur le sujet.

Elle fut sur le point d'ajouter quelque chose, se retint, préféra baisser les yeux à nouveau et agacé par cette attitude de crainte, il écrasa le mégot dans la coupelle de sa tasse vide.

— Est-ce que c'est parce que je suis jolie ? demanda-t-elle ensuite, sa voix baissant jusqu'au murmure.

Ne pouvant s'en empêcher, il éclata d'un rire si sonore que les trois ou quatre uniformes installés à une table d'écart se retournèrent à tour de rôle pour chercher la raison de cette soudaine hilarité. Humiliée, elle en laissa échapper son couvert et tandis qu'elle plongeait sur le côté pour le ramasser, il se mordit un doigt pour se contraindre à ravaler le ricanement.

— Ah bah oui, c'est exactement ça, lui affirma-t-il à travers la phalange toujours coincée entre ses dents. Oh, c'est bon, hein ! lança-t-il à l'homme qui le fusillait toujours du regard par-dessus son épaule. Vous allez vous plaindre parce que je ris un peu trop fort, maintenant ? Vous vous croyez chez les bolchéviques ?

Outré par la comparaison, le médecin de la Wehrmacht se retourna définitivement sur l'impulsion d'un de ses collègues plus raisonnables – quelqu'un qui avait probablement déjà assisté à l'un de ses accès de colère et qui ne souhaitait pas en faire les frais, même de manière indirecte. Les joues rosies, sa malheureuse cuiller serrée dans un poing palot, elle ne bougeait plus d'un pouce, souhaitant visiblement se dissoudre sur place.

— C'est à cause de ton os mandibule, ajouta-t-il, cédant à nouveau au plaisir de la moquerie. Et du philtrum. C'est la fossette entre le nez et la lèvre supérieure, si ça t'intéresse.

— Ce que vous êtes mauvais, quand même, constata-t-elle dans un soupir. Vous avez une terrible manière de vous comporter avec tous ceux qui vous entourent. C'est, comment on dit ? Teuflisch.

— Fais vraiment attention à ce que tu me dis, la prévint-il avec une froideur nouvelle. Hier, ton cher faux oncle Bruno m'a dit que si je ne m'arrangeais pas pour lui amener le docteur Vogt, il se passerait de mon service. Tu sais comment il veut te traiter, si je ne suis plus là ?

— Non, dit-elle en se faisant toute petite.

— Est-ce que tu veux que je te le dise ?

— Non, répéta-t-elle.

— Comme un animal, dit-il quand même. Même moins, je suppose. Enfermé à longueur de temps, assommé à l'anesthésique vétérinaire et réveillé à coups de talons pour qu'on l'amène exécuter ses démonstrations ésotériques. Et quand ils auront enfin compris comment ils peuvent faire la même chose sans avoir besoin de toi, ils te laisseront crever, ou ils te tireront une balle dans la tête.

Il se pencha en avant.

— Ou peut-être qu'avant ça, tu réussiras à te couper assez profondément pour ne plus avoir à subir. Si ça doit se passer ainsi, c'est la seule chose que je te souhaite. Je n'ai rien contre ce genre de méthodes. Elles sont efficaces, à court terme.

Muette de stupeur, elle noua ses mains tremblantes quelque part sur ses genoux.

— Ce n'est pas pour autant que j'estime que tu les mérites, ajouta-t-il, moins durement. Je t'apprécie, tu sais. Je te trouve même plutôt courageuse. Je t'ai autrefois dit que si tu venais, on te traiterait décemment, et je n'ai qu'une parole. Alors, sois reconnaissante, d'accord ? Et ne commente plus ma manière de me comporter, avec toi, ou avec les autres. Entendu ?

— Entendu, réussit-elle à expirer. Je suis désolée.

Il balaya ses excuses blêmes d'une main désinvolte.

— Tu peux partir, l'encouragea-t-il et elle n'en bougea pas pour autant.

— Je voulais vous parler, annonça-t-elle avec un cran certain. Hier matin...

— Ah non, ne recommence pas ou je t'en mets une, siffla-t-il en lui crochetant le poignet de manière préventive. Au moins ça leur donnera enfin un bon prétexte pour me râler dessus !

— Non, ce n'est pas ça, dit-elle dans un sursaut.

Elle ne chercha pas pour autant à se dérober à sa main, qui lui écrasait pourtant l'articulation à lui en laisser une marque.

— Ce n'est pas ça, répéta-t-elle et il finit par la relâcher.

Elle se frotta le poignet d'une paume distraite.

— Quand... quand vous êtes parti, j'ai vu quelque chose, poursuivit-elle. Dans le miroir. Comme une ombre. Pourtant, elles ne peuvent pas quitter ceux qui les possèdent. Elle m'a parlé, comme celle de Jensen, et elles ne le font jamais, enfin, jamais assez fort pour que je les comprenne. Je l'ai déjà vue, je crois. Dans un cauchemar. C'était juste avant que Jensen... enfin, ce qu'il en restait... ne vienne. Je pense que c'est ce qui m'a sauvé la vie. Ce n'était pas vraiment un cauchemar, d'ailleurs, car elle m'a laissé une trace. Sur la cheville. Je l'ai lavée depuis, mais elle était là.

Elle marqua une pause, tout en continuant de se masser le poignet, les yeux perdus dans le vague, plongée dans un souvenir qu'il peinait à se représenter.

— Je ne l'ai dit à personne, à part à vous. Vous me croyez, n'est-ce pas ?

— Bien entendu, répondit-il, un peu distrait.

— Cette chose dans le miroir, elle m'a affirmé qu'y retourner n'était pas une bonne idée, car le bojeglaz... enfin, il suinte, vous voyez ? Comme du poison. Il est dans le sol et dans les murs, à cause de la fosse. Cet endroit, il est, comment vous dites ? Comme de la peste.

— C'est contaminé, le mot que tu cherches.

— Oui c'est ça. Quand vous êtes parti, je l'ai senti, je veux dire, vraiment senti, c'était ignoble, je ne pouvais pas en dormir ni en manger, c'est pour ça que j'ai pris la... méthadone, expira-t-elle en s'arrachant à sa mémoire avec l'air qu'elle prendrait en s'extrayant d'un tas d'ordures. Il vous évite, vous vous souvenez ? Le bojeglaz. Et quand... enfin, je suppose que l'ombre-Jensen n'attendait que ça. Si l'autre... si cette chose n'avait pas été là... et maintenant, elle revient pour me prévenir. Je ne crois pas qu'elle me veuille du mal. Pas autant que les ombres, en tout cas. Vous me croyez toujours, quand je vous dis ça ?

S'accoudant au court panneau qui courrait autour des trois quarts de la tablée, il sortit une cigarette, joua avec pendant un court instant, un pouce sous le menton qu'il finit par mordiller, plongé à contre-cœur dans le souvenir de ce qu'il avait vu lorsque Jensen lui était tombé dessus à la sortie du pavillon de l'infirmerie. Elle attendit patiemment qu'il veuille ouvrir à nouveau la bouche.

— Je pense, oui. Je les ai vues, tes ombres. Enfin, une. Celle derrière Jensen. Quand celui-ci s'est mis en tête de me péter la gueule. Je l'ai vue se tenant à côté alors que j'étais en train de pisser du sang par terre.

Ses sourcils s'arquèrent de surprise.

— Enfin, je sais bien que tu sais faire des choses inexplicables, précisa-t-il. Ce n'est pas la question. En voir la cause, par contre, crois-moi, ça surprend.

— Et depuis ? s'enquit-elle, légèrement fébrile. Vous les voyez encore ?

— Non. C'était la seule fois. Quelques secondes, une minute, peut-être. Je ne tiens pas à ce que ça recommence, pour être honnête. Déjà, elle était affreuse.

— Oui, elles ne sont pas vraiment belles, admit-elle en se permettant un sourire voilé. C'est, comment on dit déjà ? Un euphémisme, voilà. Depuis que je suis arrivée, je ne les vois plus aussi bien, cela dit. C'est parce que je suis loin de la forêt, j'imagine. Ça m'a fait la même chose en Pologne. Quand on est partis de Bereznevo...

Elle eut un mouvement vaseux de la main, comme si elle voulait chasser un sentiment désagréable.

— En arrivant en gare, j'ai cru ne pas tenir. Ça s'est atténué quand nous sommes parvenus ici. Je les vois encore un peu, mais c'est flou. On dirait une fièvre, ça empire avant d'être supportable, c'est Nina qui me l'a dit.

Comme épuisée par sa confession, elle se laissa lentement avachir en arrière, fermant les paupières un court instant. Il en profita pour allumer sa cigarette, tiraillé par une question qu'il ne souhaitait pas vraiment lui poser et qui lui semblait pourtant nécessaire sur l'instant.

— Tu ne fais que les voir ? En dehors de leur ordonner, je veux dire.

— C'est déjà assez, non ? demanda-t-elle avec une certaine amertume. Je les entends murmurer, aussi. Tout doucement. Je ne crois pas qu'elles parlent l'allemand ou même le russe. Sauf celle de Jensen, ou celle dans le miroir. Celle de Jensen m'a qualifié de schlampe et de hure, qu'est-ce que ça veut dire ?

— Y a que les soudards qui parlent comme ça, et ça ne m'étonne pas de Jensen, même mort, commenta-t-il.

— Pourquoi vous me demandez ça ? Pourquoi vous me demandez si je me contente de les voir ?

— Pour savoir, soupira-t-il.

Il se rendit compte qu'il en avait complètement oublié sa cigarette, tira dessus et l'épousseta dans la même coupelle qui lui avait servi de cendrier auparavant.

— Il n'y a vraiment rien d'autre, t'es sûre ? enchaîna-t-il ensuite. Parce que... enfin, j'ai l'impression que celle de Jensen charriait... oh, comment expliquer ça ? Laisse. Ce n'est pas important.

— Essayez quand même, dit-elle avec un intérêt mal dissimulé.

— Une aura. Ou un halo, je ne sais pas.

— Comme un ange, vous voulez dire ?

— Pas du tout, non, grimaça-t-il en essayant de s'en rappeler tous les détails. Ce n'était pas visible. C'était, comment ? Émotionnel, je n'ai pas mieux. Cette chose voulait crever, et n'y arrivait pas. À la place, elle ne faisait que croître. Si un cancer pouvait s'exprimer, je pense que c'est comme ça qu'il le ferait.

— Mais c'est horrible, s'étonna-t-elle sans rien ajouter. Alors, ça veut dire qu'elles souffrent. Je ne les aime pas plus pour autant.

Elle frissonna imperceptiblement. Un silence s'installa et ayant perdu toute envie de fumer, il écrasa sa cigarette à moitié entamée.

— Autre chose, maintenant qu'on y est, se souvint-il. C'est quoi cette connerie de vourdalak ?

Elle parut désarçonnée et gênée en même temps.

— Bah, c'est... vous savez, marmonna-t-elle. Un non-mort. Qui change de forme. Ça expliquerait pourquoi vous n'ayez pas d'ombre et que le bojeglaz vous fuie. Je sais que le cancer n'aime que ce qui est vivant, alors...

— Alors, à ma connaissance, la dernière fois que j'ai passé une visite médicale de contrôle, j'étais on ne peut plus vivant et en excellente forme, d'ailleurs, ironisa-t-il, se détendant enfin. Je ne suis ni un fantôme, ni un vampire, ni une autre de tes chères créatures fantastiques, parce que le seul aspect fantastique que j'aie, c'est mon sens de l'humour. Et le fait que je suis pratiquement ambidextre, aussi.

Comme elle arborait un air perplexe, il leva les deux mains.

— C'est parce qu'on m'a forcé à me servir de la droite au lieu de la gauche, tu suis ? Du coup, techniquement, j'ai plus de côté directeur. Cela dit, quand t'es né gaucher... enfin, dans le milieu militaire, on dit que la droite est le côté honorifique et la gauche le maléfique, alors peut-être que t'as raison, au final.

Comprenant enfin qu'il ne la prenait guère au sérieux, elle se renfrogna, croisant les bras sur son torse, ce qui le fit brièvement éclater de rire.

— Le miroir de vos sanitaires est cassé, dit-elle. Je suis désolée.

— Sept ans de malheur, alors, répliqua-t-il d'un ton sinistre. Prépare-toi bien, ça ne fait que commencer.

— Je n'ai pas envie d'y retourner, murmura-t-elle et il cessa de sourire.

— Si tu le refuses clairement, on t'y amènera de force comme tu t'en doutes. Tu vas refuser ? Dis-le. Alors ?

— Ça dépend, admit-elle en remuant, mal à l'aise.

— Ça dépend, de ?

— J'irais si vous y allez aussi, répondit-elle après une longue hésitation. Le bojeglaz me laissait tranquille, quand vous étiez là.

— Bah évidemment que j'irais. C'est quoi cette question, encore ?

Elle ne parvint pas à dissimuler son soulagement.

— J'ai particulièrement apprécié mes vingt mois de service là-bas, en plus, ajouta-t-il. Un plaisir rare. J'ai tellement hâte de retrouver les canards, le docteur Hoffmann et les pannes d'eau chaude. Dommage que Jensen ait crevé entre-temps, parce qu'il était franchement amusant, ce con, à radoter sur les fosses communes entre deux cuites.

— Ce n'est pas drôle, souffla-t-elle. Comment vous pouvez rire de choses pareilles ? C'est cruel.

Elle avait déjà oublié l'avertissement qu'il lui avait livré il y a seulement quelques minutes, ou avait décidé de l'ignorer, et il n'eut pas le cœur à le répéter une nouvelle fois.

— Tu vas apprendre à en rire aussi, à force, dit-il à la place. Ça va être long, sinon, crois-moi.

Conservant un silence sceptique, elle tressaillit lorsqu'il se leva.

— Bouge de là, dit-il et elle se faufila à l'autre bout de la banquette pour quitter la table. Je n'ai pas spécialement besoin de t'avoir dans les pattes, ce matin. Elle est où, ton Anneliese DeWitt ?

— Je préfère me recoucher, je crois. J'ai mal, répondit-elle.

Il se décida à la raccompagner. Seulement sur le seuil du bâtiment communal. Il ne monterait pas avec elle. Il ne lui demanderait pas si elle comptait se recoucher dans son propre lit. Il ne reviendrait pas dans ce satané appartement avant d'être sûr de ne pas déraper encore une fois, ou qu'elle ait arrêté de saigner, ce qui revenait au même. La salle de garde ferait très bien l'affaire pendant les trois ou quatre jours à venir, si seulement il prenait la peine d'y amener du linge de corps propre – mais cela impliquait retourner dans sa chambre, et c'était exclu, alors tant pis, il demanderait à une de ses bonniches en marine d'aller le lui chercher et ça irait très bien comme ça. 

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