12 Ania

Son souffle revint à la normale quand, ayant fini de se pâmer sur les performances phénoménales de la motorisation Benz, Dahlke signala aimablement qu'ils avaient tout intérêt à trouver un trottoir assez large pour s'y mettre à cheval sans gêner personne.

— Et après, déclara-t-il de sa voix lugubre préférée, c'est les choses sérieuses. Deux abcès dentaires, une cheville foulée, et... oh, j'ai pas retenu le reste. Vu qu'il est midi passé, je suppose que c'est déjà la queue à l'officine. Au temps pour la fameuse ponctualité germanique.

— J'ai prévenu Vogt qu'on était pas dentistes, il a rien voulu entendre, commenta von Falkenstein en trouvant enfin un angle adéquat pour faufiler le large empattement de la voiture sans crever un pneu sur le trottoir. Et la ponctualité germanique a souffert de cette saloperie de ligne soixante-deux.

— N'étant pas pressé d'arracher des dents, je bénis la ligne soixante-deux, déclara Dahlke avant de s'extraire de l'habitacle et de se dégourdir les jambes. On met les vestes et les casquettes ?

— Laisse, dit-il en l'imitant. On s'en fout, je compte pas retaper des chevilles en tenue alors qu'il y a sûrement pas de ventilo dans l'officine. En plus, on les as arrosées avec ton putain de Fanta. Prends la valisette et les blouses, ça suffira.

Dahlke s'y employa avec son habituelle diligence. Ania en profita pour se hisser à son tour, sur le trottoir, du côté opposé à von Falkenstein par prudence. Bien décidé à l'ignorer pour le restant de la journée, il récupéra sa liasse de billets et son nécessaire à fumer pour les enfoncer dans les poches de son pantalon de cavalerie et en attendant qu'en bon sous-fifre, Dahlke ne se tape toute la corvée du matériel et des carnets à souche, il s'adossa à l'imposant capot en fumant une cigarette. Son chapeau dans une main et l'autre posée sur sa sacoche dans laquelle elle avait glissé une petite gourde en métal remplie de flotte et un bouquin, Ania en profita pour observer les environs. Ce patelin coincé entre l'Institut et la Forêt Noire ne devait pas compter plus de six cents âmes, un tout petit quartier de rien du tout à Stuttgart et ses gares, et si elle devait s'y promener seule, elle ne serait guère dérangée par les ombres éparses qui viendraient inévitablement croiser son chemin. À Illwickersheim, ç'allait être supportable, à condition qu'elle ne rentre pas dans un lieu plus bondé, comme au Pivert par exemple, ce dont elle n'avait nulle intention.

— J'ai tout, se manifesta Dahlke en claquant le haillon encore un peu colonisé par des pétales fanées.

— En marche alors, lui dit von Falkenstein sans faire mine d'aller l'aider à porter quoi que ce soit ou même de décoller son cul de la voiture. Je te rejoins, j'ai des consignes à donner.

Dahlke ne fit aucun commentaire, ce qui bouleversa Ania un peu plus qu'elle ne l'aurait anticipé. Elle oubliait souvent cette lâcheté ordinaire qui lui collait à la peau, à lui aussi. Lui raconter des anecdotes plus ou moins drôles, la traiter avec douceur et amitié, lui parler d'Anneliese, d'accord, mais se mettre en travers du chemin de Hansi la Terreur ? Jamais, c'était pas pour lui, c'était pas des limites à franchir, des conneries à ne pas dire. Après tout, ils étaient amis. Ce n'était pas grave, elle ne lui en voulait pas vraiment, elle n'en avait jamais voulu à quiconque, jamais plus de quelques minutes, parce que c'était comme ça, c'était pour le mieux et puis voilà. Il attendit que Dahlke soit à l'autre bout de la rue pour enfin se tourner vers elle, enfin reconnaître son existence et immédiatement, elle se retrouva piégée dans cette bizarre et réconfortante bulle remplie d'appréhension et de familiarité.

— Et bah, heureusement qu'il était là pour faire la conversation, ce crétin, commenta-t-il en jetant son mégot dans le caniveau. Sinon, tu nous aurais pas lâché un mot sur quinze kilomètres.

— C'est juste que je n'avais rien à dire, répondit-elle sans s'approcher. Désolée.

Après une courte hésitation, elle se résolut tout de même à faire le tour de la voiture pour venir se planter non loin de lui.

— Mais, à un moment, je crois que j'ai voulu vous arracher le volant des mains, dit-elle en ignorant pourquoi elle lui confiait ça. Quand ça allait très vite. Pour qu'on n'arrive jamais ici.

— Oui, moi aussi j'ai souvent envie de m'encastrer dans un sapin quand je conduis, alors je comprends. Si tu m'avais prévenu, je t'aurais laissé faire, répondit von Falkenstein, la prenant de court. Mais c'est pas grave, chat, une prochaine fois.

Désarmée par cette ironie qui avait quelque chose de triste, elle ne put qu'hausser des épaules en feignant l'indifférence. Puis elle se rendit compte qu'elle avait oublié d'évoquer son envie de faire un présent à Anneliese devant Dahlke et se demanda si elle aurait l'occasion de le faire avant qu'ils ne repartent. Peut-être que si elle suivait von Falkenstein jusqu'à la placette centrale, elle le pourrait, à condition de se glisser jusqu'à l'infirmier avant que la permanence ne sature. Elle dissimula son impatience, attendant qu'il lui dise autre chose, de plus gentil peut-être, mais il n'en fit rien, se redressant enfin.

— Viens avec moi jusqu'à là-bas, au moins, dit-il avec une intonation qui pouvait presque passer pour une proposition plutôt qu'un ordre.

De sa part, elle savait qu'il s'agissait d'un effort monumental et ce n'étaient au final que quelques centaines de mètres à parcourir, dusse-t-elle les effectuer collée à son bras ou même à lui, pour ce qu'elle en avait à faire désormais, si petite et si idiote, persuadée que faire semblant le temps d'une après-midi la sauverait de quoi que ce soit y compris de lui. Ici, ça serait tout de même plus facile qu'à l'Institut. La rue était peu fréquentée, très propre, cernée de bâtiments courtauds, zébrés de ces colombages si caractéristiques traçant un entrelacs sombre qui contrastait avec les couleurs claires des murs, de mignonnes maisons aux volets peints, rideaux coquets, toits de tuile grise sur lequel juchaient des nids de cigogne et aux devantures remplies de bacs à fleurs. Il se borna pourtant à lui entourer le bras d'une main seulement, comme pour l'inciter à marcher droit et elle chassa son angoisse montante en se forçant à reprendre la parole.

— Quand est-ce qu'il vient, le neurologue ? Pour s'occuper de Nina. Je l'entends pleurer à chaque fois que je passe devant sa porte, dit-elle. Je la déteste, mais ça me rend triste, de la voir comme ça.

— Samedi, répondit von Falkenstein.

Il n'ajouta rien d'autre. Elle repensa alors à la conversation qu'elle avait eu avec Dahlke la veille au petit matin.

— C'est vrai que c'est Olrik qui va s'en occuper, avec ce Laurentz ?

Elle l'entendit distinctement refréner un soupir de lassitude.

— Je vois que t'es bien informée, dit-il. Encore un peu, et on va te proposer un poste de secrétaire auprès de l'Obersturmbannführer Vogt.

— Non merci. Je n'aime pas beaucoup sa tête, et il boit beaucoup, répondit-elle avec un dégoût sincère. Et je vous ais entendu dire qu'il prenait même de la cocaïne, l'autre soir. C'est vrai, alors ?

Von Falkenstein lui jeta un regard en biais.

— Ne compte pas sur moi pour te parler de cocaïne, la prévint-il.

— Je m'en fiche, de ça, dit Ania en luttant contre la soudaine envie qu'elle avait de se dégager de sa prise, aussi relâchée soit-elle. Je trouve ça injuste que ce soit Olrik qui doive s'occuper de Nina avec Laurentz, alors que vous pourriez très bien le faire, vous.

— Injuste, répéta-t-il de son habituel ton moqueur et elle sentit ses doigts lui pincer un peu la chair du bras. Je suppose que cette réflexion te vient du fait que, pour ta petite cervelle de moineau, Olrik est une espèce de saint orthodoxe tandis que moi...

Il marqua une pause, cherchant l'image adéquate sans parvenir à la trouver.

— Enfin, peu importe ce que je suis pour toi, même si je suis sûr que c'est particulièrement blessant, poursuivit-il. Pour en revenir à ta chère Nina, sache que je serais également là. Au cas-où elle ne supporterait pas le traitement. L'épilepsie, naturelle ou pas, ça peut tuer. J'espère qu'on en arrivera pas là, ajouta-t-il en desserrant son emprise jusqu'à la lâcher complètement.

Encore un silence. Il avait ressorti son étui à cigarettes. Ania ralentit le pas sans s'en rendre compte.

— Je la supporte pas, Muller, c'est vrai, dit-il en mordant dans le filtre pour le coincer entre les dents. Mais crois-moi ou non, je n'ai vraiment pas envie qu'elle clamse.

Ania n'en crut pas un mot et s'empressa de le lui faire savoir.

— Ah bon, dit-elle en mimant l'étonnement. Pourtant, à Stuttgart, vous avez dit que vous vouliez vous en débarrasser et l'envoyer loin.

— Et bien, j'ai changé d'avis, répondit-il avec un sourire en coin. Quand bien même elle mérite mieux que Vogt, ça ne veut pas forcément dire qu'il faut la laisser dans cet état.

Elle médita un instant sur cette affirmation et finit par la trouver pertinente malgré la méthode coercitive. Après avoir enfin allumé sa cigarette, il lui entoura le dos du bras, posant une main sur son épaule et sentant ses doigts s'attarder sur sa clavicule à travers le fin tissu de sa robe, elle se surprit à souhaiter qu'il lui touche ensuite la nuque ou le cou.

Elle s'était attachée à lui avec une loyauté brutale, immédiate et viscérale dès qu'elle l'avait reconnu en Pologne ; une loyauté désespérée de chiot errant, qui n'avait rien d'autre à quoi se raccrocher ; ce n'était pas si mal d'être un chien, après tout, elle n'avait qu'à regarder Vadek qui ne tenait debout que grâce à la camisole chimique dont on le gavait pour se rendre compte de sa propre chance. Elle était peut-être qu'un chien de rue, mais on la nourrissait correctement en plus de lui laisser des instants de liberté en dehors de l'Institut, et même si elle prenait parfois quelques coups de pieds, il lui arrivait aussi de recevoir des gestes bien plus doux, comme avec lui, surtout avec lui, et c'était quand même pas si mal, c'était mieux que de se faire frapper à l'estomac ou se prendre des claques, oui, c'était pas si mal que d'être une sorte de compagnie pas vraiment humaine mais amusante pour lui. Pourvu qu'il ne se lasse jamais d'elle, car qui sait ce qui pourrait lui arriver alors. Mais les chiens, c'était difficile à abandonner. On s'y attachait. Surtout ceux comme elle qui avaient pour devise Mon honneur s'appelle fidélité, elle l'avait vu sur son ceinturon, tout autour de l'aigle, et ces mots lui avaient tout de suite plu.

Ils étaient presque arrivés sur la placette commerçante et il ne lui avait toujours pas touché le cou. Elle s'en trouva déçue.

— Anneliese dit que Vogt lui envoie toutes ces fleurs parce que...

— Parce qu'il veut sûrement l'enterrer en-dessous, la coupa-t-il en se retenant visiblement de rire. C'est sa définition du romantisme. Tu ne m'apprends rien. Il s'est entiché d'elle, voilà pourquoi il tient tellement à ce qu'on la soigne.

Quand Anneliese lui avait expliqué les raisons véritables qui poussaient Vogt à ensevelir sa chambre de convalescente de tout un tas de compositions florales plus affreuses les unes que les autres, Ania ne l'avait crue qu'à moitié. Cela lui avait paru à la fois effrayant et pathétique. Entendre la confirmation de cette rumeur de la bouche de von Falkenstein ne fit qu'ajouter à sa répugnance.

— Immonde, commenta-t-elle.

— J'ai eu la même réaction quand Vogt me l'a avoué, répondit-il en plissant le nez. Exprimée d'une manière plus polie, certes. Mais oui, malheureusement, quand ce genre de chose arrive, on se met à se comporter d'une manière un peu irrationnelle.

Amusé par quelque chose qui lui échappait, il ricana avant de lui lâcher l'épaule, enfonçant sa main désormais libre dans une de ses poches.

— Quand même, ajouta Ania, toujours en train de digérer la nouvelle. L'Obersturmbannführer Augustus Vogt et Nina, c'est vraiment... le truc le plus bizarre que j'ai vu à l'Institut... et pourtant...

Un peu perdue, elle se surprit à chercher ses mots en allemand, ce qui lui arrivait de moins en moins depuis quelques temps.

— Et pourtant, tu sais de quoi tu parles quand tu qualifies quelque chose de bizarre, acheva von Falkenstein à sa place, ce qui la fit rire bien malgré elle. Allez, avance plus vite, je suis déjà vraiment trop à la bourre, même pour quelqu'un qui n'a aucune envie de passer l'après-midi à parler à des gens qui ne savent pas quelle maladie ils ont.

Étrangement, elle n'avait plus tant envie que ça de se retrouver seule dans la bourgade. Elle avait très tôt pris conscience du plaisir qu'elle avait à discuter avec lui, d'autant plus que sans son uniforme, il lui avait toujours paru moins froid et menaçant, comme s'il laissait tomber une partie de lui-même en même temps que la tunique. À moins que les bouffonneries dont Dahlke l'avait gratifié durant tout le trajet l'aient assez amadoué pour qu'il fasse preuve d'une telle complaisance avec elle, au lieu de l'envoyer paître comme il le faisait habituellement.

En arrivant en vue de la pharmacie et de la dizaine de personnes, hommes comme femmes, qui formaient déjà une ligne pour y entrer, elle l'entendit lâcher quelque chose en austro-bavarois qu'elle ne comprit pas mais qui devait être très grossier.

— Je n'ai plus de savon, dit-elle soudain. Je voudrais en racheter.

— Rachètes-en trois kilos si ça te chante, tant que tu m'assures que tu ne vas pas sauter dans l'autobus numéro soixante-deux pour t'enfuir, répondit-il en lui tendant les billets, coincés entre deux doigts d'un geste désinvolte.

Ania ne fit pas mine de les prendre en se demandant s'il plaisantait. Parfois, c'était très difficile de le savoir.

— Tu ne vas t'enfuir dans ce putain d'autobus ni envisager de te jeter en dessous, j'espère ? insista-t-il en agitant la liasse quelque part en dessous de son nez. Car si tu t'enfuis, je te retrouverais, crois-moi, mais si tu...

— Aujourd'hui, j'ai pas envie, répondit-elle, comprenant enfin qu'il n'ironisait pas. Ça ferait beaucoup trop de peine à Anneliese, et je n'ai pas envie de la faire pleurer.

— Heureusement qu'elle existe, cette DeWitt, alors, cracha-t-il en lui fourrant les marks dans la main. Dégage, va ! Si t'en as marre, reviens ici et le pharmacien trouvera sûrement de quoi t'occuper le temps qu'on en termine.

— D'accord, répondit-elle en cachant l'argent à l'intérieur de sa sacoche.

Elle ne trouva ni le courage ni l'envie de le remercier. Cela n'aurait de toute manière servi à rien, car il avait tourné les talons avant qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit. Envahie par un sentiment étrange qui relevait à la fois de la honte et du défi, elle passa un court instant à observer la file d'attente massée aux portes de l'officine. Placardée sur la moitié de la vitrine, une affiche calligraphiée aux allures officielles annonçait la tenue d'une permanence hebdomadaire par les services de santé militaires, sur ou sans rendez-vous et de manière gracieuse, tout cela pour le bien-être du peuple allemand.

Peuple allemand qui n'avait pas l'air en très grande forme, à Illwickersheim en tout cas, remarqua-t-elle en avisant la patientèle geignarde dont les plus vieux s'étaient assis sur quelques chaises en paille glanés au bistrot adjacent. Peu avant de partir, elle avait entendu Dahlke et von Falkenstein parler entre eux de l'ancien et seul médecin que comptait le village, un Juif qui avait fini par être exproprié, laissant derrière lui un cabinet que personne n'avait repris depuis plus d'un an, forçant les habitants à se déplacer sur Offenbourg, probablement en s'entassant dans l'autobus grisâtre qu'ils avaient croisé en arrivant.

Le difficile accès aux soins de la communauté rurale ne la concernant en rien, elle finit par se remettre en route, à la fois excitée et inquiète de se retrouver enfin seule. Elle avait plusieurs heures devant elle avant qu'ils ne repartent à l'Institut et elle avait en poche plus d'argent qu'elle n'en saurait compter, ce qui la remplissait d'un étrange sentiment de toute puissance. Les possibilités s'ouvrant à elle paraissaient infinies. Elle pourrait s'acheter une limonade, du savon, choisir la plus jolie broche pour Anneliese dans la boutique de couture et peut-être même un livre. Elles avaient lu du Mark Twain ensemble, qui apparemment était un célèbre auteur américain, et elle avait beaucoup aimé cette escapade imaginaire qui l'avait tenue occupée durant des jours. Avec un peu de chance, elle arriverait à trouver une autre œuvre de l'auteur, en espérant qu'elle ne soit pas interdite. Poser la question à la librairie était risqué, mais elle s'en fichait. Que pourraient-ils bien lui faire de pire qu'à l'Institut ? Ça faisait bien longtemps qu'elle ne les craignait plus vraiment.

Le bouquiniste se trouvait à l'angle de la placette et prenait la forme d'une pièce étroite dont toute la devanture avait disparu sous un portrait peint d'un homme moustachu en uniforme marron. Arrêtée par cette vision peu amène, elle ne se résolut pas à y entrer, se contenant de lorgner les ouvrages présentés en-dessous de l'affiche. Il s'agissait du même livre en plusieurs exemplaires, Mon Combat, et elle avait déjà lu ce tas d'inepties rédigé d'un ton péremptoire qui l'avait assommée sans parvenir à l'exalter comme l'aurait souhaité Bruno et elle préféra s'en détourner. L'heure de midi étant déjà bien avancée, le bistrot adjacent commençait lentement à se remplir. Une petite camionnette de livraison aux armoires des abattoirs stuttgartois s'était arrêtée près de la boucherie et curieuse, elle observa le boucher et ses commis décharger les carcasses sanglantes à l'aide du chauffeur. Jamais elle n'avait vu autant de viande qu'en Allemagne. À l'Institut, elle était au menu tous les jours ou presque, un luxe qu'elle trouvait encore aussi extraordinaire qu'au premier jour. Ils mangeaient du porc, du bœuf et tout un tas d'autres animaux, de la viande rouge et bien saignante, généreuse et tendre. Le seul qu'elle n'avait jamais vu engloutir le moindre morceau de ces cadavres décongelés, c'était von Falkenstein, qui ne touchait qu'à la volaille et au poisson, et encore, seulement deux à trois fois par semaine, ce qui contribuait d'ailleurs fortement à sa réputation de détraqué, mais pas autant que sa vantardise de ne jamais avoir pris une seule goutte d'alcool de sa vie. Ce refus de s'enivrer, Ania en était plutôt admirative. Pour avoir vu ce que la vodka ou le schnaps faisait aux gens, où ça les menait, comme Jensen ou encore Hoffmann, incapable de prendre un stylo pour écrire sans en avoir les mains tremblantes, elle avait compris depuis bien longtemps qu'il s'agissait d'un poison qu'il fallait éviter à tout prix.

L'intégralité des carcasses finirent englouties dans l'arrière-boutique du marchand et elle n'eut bientôt plus rien à observer. Le soleil était désormais à son quasi-zénith, chauffant le pavé avec un enthousiasme brûlant et elle se décida à enfiler le chapeau que lui avait gentiment prêté Anneliese. La voilette en maille lui donnait un côté coquet, en plus de lui couvrir suffisamment le visage pour la rassurer. Cela faisait bien longtemps qu'elle s'était résolue à abandonner son fichu, peut-être à force d'entendre Bruno répéter que c'était une habitude de paysanne arriérée quand il était encore en vie.

Empruntant une ruelle un peu au hasard, elle se rendit compte qu'elle n'avait absolument aucune idée d'où pouvait bien se trouver la droguerie et qu'elle allait devoir demander son chemin à un passant. Malheureusement, cette rue-là était déserte, et décidant de reporter ce problème à plus tard, elle la descendit en prenant son temps, ralentissant une fois parvenue au square et s'arrêtant devant les grilles pour regarder à l'intérieur.

Une paire de vieux messieurs, dont un à qui il manquait une jambe jusqu'au genou, s'étaient attablés à l'entrée pour y jouer aux dames. Deux autres hommes, bien plus jeunes, s'attardaient également à côté d'eux pour suivre le déroulement de la partie. Ils portaient un uniforme de ce même vert de vase dégoûtant que la Liebstandarte ou même Dahlke, sauf que le bout des manches avait été réhaussé d'un tissu marron, tout comme les pattes de col, le ceinturon et le baudrier. Ils n'avaient pas de bottes, mais des grolles sur lesquelles étaient passées des guêtres et leur couvre-chef n'était pas du tout le même. Ici, pas de crâne terrifiant, seulement une banale cocarde surmontant un aigle aux ailes déployées cousu de fil clair et terne. Ce n'étaient pas des SS, pas avec cette tenue mal ajustée loin d'être aussi seyante que la sienne, ils n'étaient ni impressionnants ni même un tout petit peu effrayants, faute de moyens pour se payer les services d'un vrai tailleur. Ce n'étaient même pas des soldats de la régulière, elle n'avait rien à craindre de leur part. L'un d'eux tenait un vieux vélocipède par le guidon et elle avait déjà vu des tenues semblables en train de déambuler dans les avenues de Stuttgart, régulant la circulation quand celle-ci devenait un peu trop dense et elle essaya de se rappeler ce qu'ils étaient exactement, dans cette nébuleuse inextricable de galons, de tenues et de bruits de bottes. Ordnungspolizei, se souvint-elle enfin au prix d'un grand effort, la police d'ordre public, l'Orpo pour les gens du commun, à ne surtout pas confondre avec la Kripo, la Kriminalpolizei, qui avait un jour débarqué au Marienhospital suite à un accident de train.

Non, l'Orpo ça n'avait rien à voir, ce n'étaient que de simples policiers qui, à Illwickersheim, étaient sûrement chargés de surveiller les lignes du télégraphe et le bureau de poste – et pour l'instant, plus préoccupés par la stratégie de jeu du vieil unijambiste que par leur travail. Cela ne lui coûtait rien que de les interrompre pour solliciter leur aide, d'autant plus que leurs ombres étaient encore plus ridicules que leurs uniformes.

En s'armant d'un peu d'audace, elle pourrait même leur demander de lui prêter le vélo pour s'y rendre, en promettant de le ramener bien entendu. Si elle se montrait assez affable et souriante, ils n'y verraient aucun inconvénient. Elle ne savait pas en faire, mais tant pis, c'était l'occasion d'apprendre. Anneliese lui répétait tout le temps qu'avec un simple sourire on pouvait plier les hommes à sa volonté propre, il suffisait de savoir s'y prendre. Cela marchait à tous les coups, d'autant plus qu'elle était jeune, et vraiment jolie, oui, vraiment très jolie, même cette bête bilieuse, froide et insensible qu'était von Falkenstein le lui avait fait comprendre, c'est que ça devait avoir du vrai.

S'enhardissant de cette certitude, elle parvint à franchir les grilles et se découragea à mi-chemin. La police municipale, aussi inoffensive lui paraisse-t-elle, ne lui disait soudain rien qui vaille et elle finit par s'en aller, contournant un petit kiosque vendant tout un tas de cigarettes différentes en plus de revues et de journaux. C'était probablement chez lui que l'estafette de l'Institut allait chercher les nouvelles hebdomadaires. À l'instant, le marchand, ratatiné et petit, trop âgé et trop frêle pour le service actif, était occupé à s'houspiller avec un garçon un peu plus jeune qu'elle. Celui-ci avait un vélocipède, lui aussi, en meilleur état que celui des policiers, et il avait attaché une cagette en guise de porte-bagage à l'avant, remplie de magazines roulés en tube et de quelques provisions sous papier kraft. Vêtu d'une culotte courte noire lui arrivant aux genoux, chaussettes remontées jusqu'à la mi-mollets et chaussures lacées parfaitement cirées, il arborait également une chemisette à ceinturon et cette coupe de cheveux caractéristique aux tempes rasées qu'ils avaient à peu près tous. Le dos bien droit, ce garçon au visage pointu essayait de convaincre le marchand de lui vendre un paquet de tabac et cela n'avait pas l'air de fonctionner.

— Non, Oskar, dit le vieil homme dans un soupir pour la troisième fois en trois minutes. Je ne te vendrais pas de cigarettes. Un décret du bourgmestre interdit aux mineurs de s'en procurer depuis le début du mois, et en plus je connais ta mère, je n'ai pas envie qu'elle me tombe dessus.

— Le bourgmestre est un idiot, répondit le dénommé Oskar en levant un peu la tête. Et ses décrets avec. C'est même pas lui qui les écrit, en plus.

Ils continuèrent à se disputer ainsi encore un peu, aucun ne voulant céder à l'autre, jusqu'à ce qu'Ania se décide à s'approcher et à demander :

— Et moi, je peux vous acheter des cigarettes ?

Elle posa la question avec son ton le plus charmant en l'agrémentant de son plus charmant sourire et le marchand se contenta de s'agiter un peu à l'intérieur de son minuscule kiosque, pressé de chasser cette seconde nuisance.

— Non, dit-il d'une voix un peu plus douce.

Pour appuyer son propos, il indiqua une minuscule affichette placardée sur un de ses volets, émise par les services sanitaires et portant le cachet des autorités communales d'Illwickersheim, de l'intégralité de son conseil municipal, puis les signatures de l'Obersturmbannführer Vogt et également de l'Hauptsturmführer... bien évidemment. Ça ne pouvait venir que de lui, cette volonté de gâcher la vie de ses semblables en permanence, y compris celle de ce pauvre Oskar sur le point de pleurer de vexation.

— Ils n'ont que ça à faire, commenta-t-elle. Les imbéciles.

— Je n'ai pas le droit de vendre à des enfants, c'est écrit en toutes lettres ici, insista l'homme en tapotant la feuille jaunie à l'encre baveuse.

— J'ai quatorze ans, répondit Oskar en se gargarisant. Je ne suis plus un enfant.

— J'ai de l'argent, ajouta Ania en sortant la grosse liasse de reichsmarks pour la lui montrer. Si je vous en donne assez, ça suffira.

Le vendeur de journaux se détourna sans répondre, se plongeant dans son livret de comptes pour ne leur offrir qu'un dos courbé et ronchonnant. Ania rangea l'argent, un peu déçue du peu d'effet que cela avait provoqué.

— Merde, dit-elle. Il ne veut vraiment pas. C'est qu'ils doivent lui faire vraiment peur, cet Obersturmbannführer trucmuche et l'Hauptsturmführer machin.

— C'est surtout ma mère, répondit Oskar. Crois-moi, même les officiers se mettent à pleurer quand elle est en colère.

Il avait un nez un peu de travers et un grand front à la Vadek qui lui plut immédiatement. Renonçant à harceler le propriétaire du kiosque, il poussa son vélo bringuebalant plus loin et elle le suivit.

— Prête-moi-le, dit-elle d'une voix impérieuse. Je dois aller à la droguerie. Je te le rendrais, je te le promets.

Oskar la jaugea de haut en bas sans rien dire.

— Je ne sais pas en faire, finit-elle par admettre. Et en plus, je ne sais pas où est la droguerie.

— Ah, répondit-il. Tu viens d'arriver, toi aussi ? Tu es la petite-fille de ce vieux riche qui va ouvrir une usine ?

Cela ne disait absolument rien à Ania.

— Tu portes l'une des robes les plus chères qu'a fait ma mère, ajouta Oskar. Il n'y a pas beaucoup de bourges qui peuvent se payer ça, ici. Je ne t'ai jamais croisée, tu es donc nouvelle. Et c'est le seul qui vient à peine de s'installer chez nous. Tu es donc de sa famille.

— Je ne vois absolument pas de quoi tu parles, répondit-elle. Je ne suis personne. Et j'ai pas de famille à Illwickersheim.

— Tu as au moins mille reichsmarks dans ton sac, dit Oskar. Tu sais combien de jours il faut travailler pour avoir une somme pareille ?

— Non, dit Ania en refermant soigneusement la boucle de sa sacoche. Et je m'en fiche. Je ne travaille pas, moi. C'est juste pour acheter des trucs.

— Tu comptes racheter le Pivert, peut-être ? s'intéressa Oskar en s'accoudant au guidon usé de son engin. Personne ne se balade avec autant d'argent sur soi pour faire des courses. Où tu l'as eu, d'abord, vu que tu ne travailles pas ?

— On me l'a donné, c'est tout, coupa-t-elle, désormais agacée par cette vive curiosité. Tu me prêtes ton vélo, oui ou non ?

— Je te le prête pour une poignée de pfennigs, répondit Oskar sur le même ton. Mais il va te servir à rien, vu que tu ne sais pas en faire et que tu ne sais pas où est la droguerie, mademoiselle-personne.

— C'est pas plus compliqué que de monter sur un cheval, je suis sûre. Et pour la droguerie, je demanderais à quelqu'un de plus gentil que toi, dit-elle.

— Y a que les bourges qui savent monter à cheval, ajouta Oskar.

— C'est pas vrai du tout. J'avais un cheval, et pourtant... commença-t-elle, s'interrompant avant d'en dire beaucoup trop. Enfin, c'est pas vrai, quoi.

— D'accord, si tu le dis, répondit Oskar en remarquant sa gêne. Je t'amène à ta droguerie si tu m'aides à trouver une cigarette. Tu monteras sur le siège et je te pousserais jusqu'au magasin. Marché conclu ?

Ania prit un court instant afin de peser le pour et le contre et finit par conclure qu'il s'agissait d'une proposition équitable.

— Ça me va, dit-elle. Il y a des policiers dans le square, je peux aller leur demander pour toi, si tu veux.

Oskar leva les yeux au ciel.

— Demander un truc interdit par décret municipal à des policiers payés par le bourgmestre, répondit-il. Mille reichsmarks en poche et rien dans la caboche, que c'est triste !

— Je me fiche d'avoir des ennuis, répondit-elle en haussant des épaules.

Oskar eut l'air positivement impressionné par son attitude de défi.

— T'es un peu comme ma mère, commenta-t-il. Elle a fait un de ses scandales quand on l'a obligé à se séparer d'une de ses couturières ! Elle était Juive, précisa-t-il bien qu'elle l'eût déjà deviné. Elle ne trouve plus personne depuis. Ça lui fait des grosses journées, entre les robes et le reprisage des uniformes, vu qu'elles ne sont plus que deux.

Il se mit en marche, poussant son vélo devant lui et elle lui emboîta le pas.

— Tu t'y connais en couture, toi ? lui demanda-t-il sur le ton de la conversation. Tu pourrais peut-être l'aider.

— Pas plus qu'en mécanique automobile, répondit Ania. Et on me laissera pas faire, de toute manière. Désolée, ajouta-t-elle en avisant son air déçu.

Ils dépassèrent le square par la gauche avant de commencer à le contourner.

— Tant pis, soupira Oskar. Je demanderais à mon amoureuse. C'est la fille de la droguiste, d'ailleurs. La plus jeune des sœurs. Elle est un peu bizarre, mais je l'adore. Sa mère est blockleiter et son père dirige notre bataillon de police. C'est le numéro deux juste en-dessous du commissaire, tu te rends compte ?

— Impressionnant, dit Ania en faisant semblant de l'être. Mais je ne sais pas ce que c'est qu'un blockleiter.

— Mais tu sors d'où ? s'étonna son nouvel ami. Un blockleiter, c'est un membre du parti chargé de surveiller l'immeuble ou le quartier. Il y en a seulement deux à Illwickersheim.

— Les surveiller pourquoi ?

— Bah pour savoir s'ils suivent bien la politique, déclara Oskar avec emphase. Mais c'est pas une affaire de fille, alors je suppose que c'est pour ça que tu ne sais pas.

— Ah bon, répondit-elle. Tu viens pourtant de dire que l'un des deux blockleiter était une femme.

— C'est vrai, dit Oskar en se renfrognant un peu. Mais ce n'est pas pareil. Qui t'as appris à répondre comme ça ?

Ania le fixa sans comprendre. À l'ombre, la chaleur était un peu moins pesante. Elle commençait tout de même à avoir soif et elle n'avait pas envie d'eau, mais de limonade.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, dit-elle. Il y a une épicerie, par-là ? J'ai soif.

— C'est de l'autre côté. Juste avant la place, indiqua Oskar. Dis, la riche, tu me paies un coup à moi aussi ?

— Si tu veux, répondit Ania, magnanime.

Elle était plutôt contente de l'avoir rencontré, bien qu'il ne lui eût pas encore demandé comment elle s'appelait. Cela dit, il était particulièrement bavard, et en seulement quatre minutes, elle sut tout ou presque de sa journée. Il s'était levé très tôt pour aider sa mère et ses machines à coudre tandis que son père prenait son service sur l'unique ligne d'autobus desservant la commune. C'est vrai qu'il partageait cette expression un peu bourrue qu'avait arboré l'homme renfrogné qui était alors descendu de la cabine du soixante-deux dans l'intention de régler ses comptes. Quand Oskar lui demanda pourquoi elle était soudain prise d'un fou rire, Ania se contenta de se plaquer une main sur la bouche.

Oubliant cigarettes et droguerie pour le moment, ils avaient effectué un demi-tour près du square pour remonter vers la placette à l'église, empruntant une charmante rue qu'Ania reconnut aussitôt pour l'avoir quittée une demi-heure auparavant. Un poteau en grès portant un panneau indicateur informant que Stuttgart se trouvait à trois cent kilomètres à partir de ce point précis était posé à l'angle d'un lavoir public. Le bassin était protégé par un toit pentu de tuiles et la seule femme occupée à y frotter son linge à cette heure de la journée les regarda passer en pinçant un peu des lèvres. L'épicerie se trouvait non loin de la Mercedes noire garée à cheval sur le trottoir. Ordonnant à Oskar de l'attendre en bas des marches, Ania s'y rendit toute seule, patienta quelques instants que la femme devant elle finisse de raconter ses malheurs à la gérante, puis lui demanda poliment si elle avait quelque chose à boire au frais.

La commerçante prit le gros billet qu'elle lui tendait en écarquillant un peu des yeux et lui rendit un montant considérable en petite monnaie, sans toutefois émettre de commentaires, et elle ressortit de là armée de deux petites bouteilles de limonade de fabrication artisanale si glacées qu'elles lui brûlaient la paume.

— C'est très gentil, lui dit Oskar quand elle lui en tendit une. Tu es sûre que tu ne veux pas m'avouer que tu es la petite fille de ce richard ?

— Je ne vois toujours pas de qui tu parles, répondit Ania. Je suis la fille de personne, et la petite fille de personne.

— Et elle a un nom, au moins, la fille de personne ?

— Je m'appelle Adehlaïde, répondit-elle sans hésiter. Je viens d'Altkirch.

— Jamais entendu parler, commenta Oskar.

Ania ne savait pas du tout où était situé Altkirch, ou si c'était une ville ou un village, ni même si ce lieu existait véritablement. C'était tout simplement celui qui était indiqué sur ses papiers d'identité allemands. Oskar était sur le point de lui demander plus de précisions, qu'elle se serait retrouvée bien en peine de fournir, quand il fut distrait par la grosse berline, sa belle carrosserie d'un noir laqué étincelant, son toit décapotable en toile et sa longueur impériale atteignant les cinq mètres et quelques. Délaissant sa bicyclette ridicule contre une gouttière, il en fit le tour avec prudence, la contournant d'assez loin comme s'il craignait qu'elle ne le morde et poussant des gloussements si admiratifs qu'Ania s'en sentit très vite agacée.

— Ce n'est qu'une voiture, dit-elle.

Après avoir examiné la calandre et les phares sous tous les angles, Oskar s'était accroupi afin de lire la plaque d'immatriculation et elle dut se retenir de lui demander s'il comptait la dépoussiérer à coups de langue.

— Ce n'est pas une voiture, répondit-il en se redressant enfin, d'une voix aussi outrée que si elle venait de qualifier sa mère d'un de ses mots horribles que la Liebstandarte aimait tant. C'est la voiture. C'est exactement le même modèle que... non mais tu sais ce que ça vaut...

— Plus de mille reichsmarks, je suppose, dit Ania en se demandant quelle tête il pourrait bien tirer s'il lui prenait de verser son fond de limonade collante de sucre en plein sur le capot si soigneusement brossé par Fuchs.

— Bien plus que ça, confirma Oskar. J'espère qu'elle sera encore là quand mon père rentrera, il a toujours voulu en voir une de ses propres yeux.

Elle fut sur le point de lui raconter toute la vérité, juste pour le plaisir de l'expression qu'il aurait alors et renonça aussitôt. Aujourd'hui, elle avait décidé de faire semblant, et elle continuerait jusqu'à la fin de la journée, elle se l'était jurée.

— On doit toujours te trouver une cigarette, lui rappela-t-elle en espérant le décoller de cette immonde bagnole.

— Je pense que c'est celle du riche qui vient de s'installer. Tu sais, celui qui n'est pas ton grand-père, conclut Oskar en s'éloignant enfin pour reprendre son vélo. Est-ce que tu pourrais demander à ton non-grand-père de m'embaucher dans sa future usine ? Ça me rapporterait bien mieux que mes petites corvées. J'ai entendu qu'il va employer des déportés, mais même les polonais ont besoin d'un contre-maître, non ?

Imaginer ce petit freluquet de quatorze piges dans une tenue qu'elle imaginait semblable à celles des matons de l'Institut la fit avaler une gorgée de travers et elle parvint à tousser suffisamment fort pour que la moquerie passe inaperçue.

— Ça ne doit pas être très marrant, dit-elle après s'être débarrassée de sa quinte de toux à moitié fausse. J'ai connu quelqu'un qui avait monté des moteurs, il n'en gardait pas un très bon souvenir. Et si tu n'arrives pas à entrer dans l'usine, qu'est-ce que tu vas faire ?

— M'engager, je suppose, répondit Oskar au bout d'une courte réflexion. Aller dans les Jeunesses de Karlsruhe, puis dans l'armée. Je tenterais même la Waffen, tiens, ils prennent à partir de dix-sept ans et ils aiment beaucoup les campagnards.

C'était très vrai. De tous ceux qu'Ania connaissait, la plupart venaient de patelins insignifiants à l'image d'Illwickersheim, même des officiers comme von Falkenstein. Seul Dahlke pouvait se vanter de débarquer d'une grande ville. Avec sa figure étroite, ses cheveux clairs et sa grande taille, Oskar y aurait toutes ses chances et elle s'en sentit un peu dépitée.

— Je déteste les soldats, dit-elle seulement. Ce ne sont que des abrutis.

— Ce ne sont pas des choses à dire, s'offusqua Oskar avant d'éclater d'un rire interloqué. T'es vraiment trop bizarre.

— Peut-être, admit-elle. Mais je vais te ramener ta cigarette.

Ils étaient revenus sur la placette. La queue devant l'officine n'avait pas désempli.

— Ils ne vendent pas de cigarettes à la pharmacie, lui fit prudemment remarquer Oskar comme elle faisait mine de s'y diriger.

— Je sais, répondit Ania en tâchant de prendre l'air le plus mystérieux possible. Attends-moi et ne t'éloigne pas.

Prétextant qu'elle avait une ordonnance et qu'elle ne souhaitait nullement bénéficier du service de santé qui y était de passage, elle coupa toute la file d'attente et une fois à l'intérieur, elle fut frappée par un hurlement de douleur étranglé en provenance de l'arrière-boutique où officiait la permanence. Le pharmacien, qui l'avait aperçue à l'extérieur lorsque Dahlke et Anneliese l'avaient amenée dans le hameau, la reconnut au premier regard et lui adressa une moue désolée.

— Est-ce que c'est un abcès dentaire ? s'intéressa Ania en haussant la voix pour couvrir le gémissement continu qui filtrait de la porte pourtant close.

— Je ne crois pas, répondit le propriétaire de l'officine. Je tablerais plutôt sur Reinhart et son épaule démise. Il hurlait déjà comme ça quand on l'a amené. Il a dû passer devant tout le monde, ça a fait un sacré grabuge.

— Comment il s'est fait ça ? demanda-t-elle pour passer le temps que par intérêt réel.

— Je l'ignore. Il avait trop mal pour parler. Une glissade malencontreuse, je suppose. Il a aidé le boucher à décharger sa marchandise, alors avec toute la glace...

— Oh, dit Ania.

Elle regretta de ne pas être restée plus longtemps devant la camionnette grise pour assister à cette chute qui avait dû être spectaculaire si elle se fiait aux bruits filtrant du cabinet médical improvisé. Heureusement, le malheureux Reinhart cessa bientôt de geindre et quand la porte de la réserve s'entrouvrit, elle pria pour que ce soit Dahlke et pas l'autre.

— Maintenant qu'il a arrêté de pleurnicher, il faut que je pisse, déclara celui-ci en s'adressant à von Falkenstein à l'intérieur et qu'elle ne vit pas.

— C'est une infection urinaire, à ce stade, commenta ce dernier. Il faut boire du jus de canneberge, et par litres, Hauptscharführer.

— Il a raison, vous savez, ajouta le pharmacien tandis que Dahlke se faufilait enfin en dehors de la réserve.

— Ça serait le comble, commenta l'intéressé en refermant le panneau avec une précaution superflue.

Il s'était débarrassé de la chemise pour rester en maillot de corps, ce qui ne l'empêchait pas de transpirer dans l'atmosphère mal ventilée et étouffante qui régnait dans la pharmacie, chauffée par le soleil qui tapait directement dans le verre de la devanture malgré les paravents qu'on y avait installé. Il adressa une grimace à Ania avant de reprendre à l'adresse du pharmacien et son front également humide :

— Non, le problème c'est qu'il fait au moins trente degrés dans votre réserve à la con et quand il fait chaud, je bois au minimum trois litres de flotte par jour avec le résultat qu'on connait. La semaine prochaine, je vous ramène un ventilateur, sinon vous allez vous retrouver avec l'équipe médicale en syncope et ça serait quand même très ironique.

— J'ai un ventilateur dans l'appartement là-haut, dit alors le pharmacien en enlevant ses lunettes pour les nettoyer.

— Et ça fait une heure que vous gardez cette information pour vous, commenta Dahlke sans la moindre trace d'humour sur le visage. Bravo. Allez le chercher. Vous avez eu de la chance que je l'ai appris avant mon collègue, sinon vous pouviez dire adieu à votre fond de commerce.

Un peu perplexe, le propriétaire disparut à l'étage d'un pas lourd. Ania s'éventa du plat de la main.

— Qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu t'ennuies déjà ou quoi ? lui demanda Dahlke.

— Pas du tout. J'ai besoin d'une cigarette.

Comme il la regardait sans comprendre, elle précisa :

— Ce n'est pas pour moi, c'est promis. Juste une.

— Ça a l'air passionnant, ton histoire, répondit Dahlke en secouant la tête. Enfin, plus passionnant que cette permanence des enfers, j'imagine. Allez, tiens ! ajouta-t-il en posant une cigarette sur le comptoir ciré avant de s'éloigner pour prendre le même chemin que le pharmacien dans l'intention d'accéder aux commodités situées à l'étage. Et arrête de venir nous emmerder toutes les demi-heures !

— C'est bien compris, répondit Ania en prenant le même ton sévère que lui avant de prendre la cigarette avec un air contrit.

Ayant déjà tourné les talons, elle n'entendit pas la réponse et s'empressa de quitter l'air surchauffé qui régnait à l'intérieur. En la voyant brandir l'objet de tous ses désirs en arrivant à sa hauteur, Oskar ouvrit grand la bouche.

— Hop-là, dit-elle en reprenant l'une des expressions favorites de Bruno avant de la lui tendre.

— Comment tu as eu ça ? s'étonna-t-il en s'en emparant pour l'examiner sous tous les angles, n'en revenant visiblement pas. Une Juno, en plus !

— J'ai demandé poliment, résuma Ania. J'ai accompli ma part. Amène-moi à la droguerie, maintenant.

— Oui, madame, répondit Oskar en sortant une petite boîte d'allumettes jaunes.

Sentant une crainte joyeuse l'envahir, elle se hissa sur la selle en amazone en prenant garde à ne pas se coincer les jupons sur le cadre et posa des mains peu assurées sur le guidon tandis qu'Oskar s'assurait qu'elle ne finisse pas par terre en tenant la bicyclette par la fourche.

— On y va, dit-il en tirant le vélo et elle poussa un cri joyeux en le sentant rouler. Laisse-moi faire et arrête d'avoir peur. Tu verras, ce n'est pas si loin.

— Je n'ai peur de rien, lui affirma-t-elle avant de couiner quand la bicyclette se prit une roue dans un pavé plus irrégulier que la moyenne.

Un peu sceptique, Oskar eut néanmoins l'élégance de ne pas trop se moquer d'elle. Tout du moins jusqu'à ce qu'elle se mette à rire de sa propre frayeur stupide, lui arrachant enfin un éclat de joie.

— Je ne sais pas d'où tu sors, lui déclara-t-il en l'amenant ensuite dans une rue un peu plus pentue. Mais je t'aime bien.

— Je n'ai pas beaucoup d'amis, avoua Ania. J'ai bien Liese, mais elle est beaucoup plus vieille que moi, alors c'est parfois un peu...

— Elle a quel âge ?

— Vingt-six ans, je pense. Bientôt vingt-sept. C'est son anniversaire en juin.

— Oulalala, se moqua Oskar. C'est vrai qu'elle est vraiment vieille.

Après avoir encaissé un nouveau sursaut de la bicyclette moins saisissant que les précédents, Ania ajouta :

— Je voudrais lui acheter une broche, chez ta mère. Tu veux venir m'aider à choisir ?

— Elle va me tuer si elle voit que je sèche mes tâches pour m'amuser, répondit Oskar d'un ton plaintif. Mais une prochaine fois, si tu veux.

Ania n'était pas certaine qu'il y ait une prochaine fois et ça la rendit plus triste qu'elle ne l'aurait voulu. Elle n'en dit pourtant rien, n'ayant aucune envie d'imposer ses accès de mélancolie à son nouvel compagnon, fut-il provisoire. Le trajet dura moins longtemps qu'elle l'avait imaginé, car la droguerie se trouvait à moins de quinze minutes du centre. Située en face d'un champ laissé en friche, elle était l'une des dernières constructions de la bordure d'Illwickersheim avant que la campagne puis la forêt vallonnée ne reprennent leurs droits, engloutissant le goudron de la route sous la frondaison. Derrière le champ, on apercevait une façade de chaux blanche dissimulée sous une rangée de sapins, un ancien corps de ferme peut-être, et ç'avait l'air immense.

— C'est juste en face de celui qui n'est pas ton grand-père, en plus, dit Oskar tandis qu'elle posait les pieds à terre en s'étonnant d'être toujours en vie. Ça ne te fera pas loin pour rentrer.

— Je ne sais toujours pas de qui tu parles, répondit Ania d'un air très sérieux.

— Merci pour la cigarette, dit-il en reprenant son engin. Si tu vois Matilda à l'intérieur, passe-lui le bonjour de ma part. Mais fais attention, il faut bien articuler, sinon elle va pas te comprendre.

— Ah bon, pourquoi ?

— Elle est sourde, la pauvre, lui déclara Oskar. Allez, à la prochaine.

Il lui adressa un petit signe auquel elle répondit avec enthousiasme avant qu'il n'enfourche la bicyclette. Elle le regarda remonter la pente légère en peinant un peu et en espérant le revoir un jour ou l'autre avant de se décider à entrer dans la boutique, située au-de-chaussée d'une maisonnette esseulée de deux étages, le second servant de logement aux propriétaires. La devanture annonçait le nom de « Cygne Blanc ». Tout comme avec le Pivert, Illwickersheim avait l'air de posséder une affinité particulière avec les oiseaux, probablement à cause de la surabondance de cigognes grouillant dans le coin. Pleine d'un bonheur simple qu'elle n'aurait jamais voulu abandonner, elle poussa la porte dans un tintement de carillon. 

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