12 Ania

La semaine suivante, l'Institut fut déserté par la plupart de ses occupants et elle se sentit mieux en croisant moins d'ombres. Krauss, Bruno et Nina restèrent, ainsi que les soldats dont Jensen et Gebbert ; le docteur au canard aussi, et puis deux secrétaires, dont celle qui collait le lieutenant blond en permanence sur son temps libre en gloussant et qu'Ania n'aimait pas à cause de sa voix trop aigue et des cils qu'elle battait beaucoup. Lui aussi était resté, hantant les lieux et traînant un mince filet de fumée dans son sillage, ce qui incitait Nina à se montrer particulièrement virulente lorsqu'il se trouvait trop loin pour l'entendre.

« Qu'il retourne dans ses Alpes », disait-elle en baissant la voix. Ania ignorait où se trouvaient les Alpes, alors elle n'avait jamais répondu. Son bras guérissait bien. Elle ne lui avait pas rendu le flacon sans nom qu'il lui avait donné à l'infirmerie et il n'était jamais revenu le lui réclamer. Parfois, elle était tentée d'en reprendre et ne s'y était jamais résolue, glissant à chaque fois la fiole sous son coussin. À son plus grand regret, ce fut le deuxième médecin qui se chargea de changer ses pansements au quotidien. En plus de puer la pomme de terre frelatée, il avait les mains beaucoup plus rêches et tremblantes, même s'il lui faisait moins mal.

Un matin, Nina la tira du lit de bonne heure pour l'entraîner voir quelque chose dans la cour. Aux aurores, un groupe de soldats présidé par Gebbert s'en était allé dans la forêt proche pour y couper un imposant sapin et s'était débrouillé pour le traîner jusqu'à la cour pavée en l'attachant à un traîneau improvisé, lui-même attelé au camion. Assises sur les marches du perron, elles assistèrent à la levée de l'arbre de plus de trois mètres, qu'ils s'échinèrent à faire entrer dans un foyer de pierre et de terre soigneusement préparé auparavant. Même Krauss daigna pointer son nez, se fendant même d'un de ses rares airs ravis, ce qui gargarisa Gebbert au plus haut point. Cette fierté s'éteignit quelque peu lorsque von Falkenstein lui fit remarquer de son habituel ton acerbe qu'il n'était pas mis droit.

Gebbert était très vite devenu un des préférés d'Ania. Il lui avait appris plein de choses sur les chiens, la manière de sucrer correctement les confitures ou encore, comment tenir sa fourchette de la bonne manière. Quelque part, il lui rappelait un peu Vladi, sauf qu'il parlait. Et Nina n'avait rien contre le fait qu'elle passe du temps avec lui ; au contraire, ç'avait plutôt l'air de la rendre sincèrement heureuse. Elle accepta même qu'elle l'aidât à découper des guirlandes dans du papier de couleur pour les suspendre dans le bureau de Krauss. Quand il était passé à l'infirmerie, avec la complicité avinée du docteur Hoffmann, von Falkenstein leur était tombé dessus, obligeant Gebbert à enlever toutes les fanfreluches en forme de flocons de neige qui décoraient le couloir et à se les enrouler autour du torse avec l'interdiction de s'en débarrasser. Même Nina en avait ri. Gebbert avait déambulé dans les bâtiments en traînant des farandoles de papier à sa suite pendant deux jours pleins.

Le manteau de neige finit par devenir si épais que tous les matins à l'aube, le lieutenant Jensen et d'autres volontaires (qu'il désignait d'office) s'armaient de pelles et de sacs de sel pour rendre les sentiers plus praticables. Gebbert, qui, au plus grand plaisir d'Ania, avait une tout autre idée d'occupation, bricola une luge artisanale qui ravit la plupart de ses compatriotes jusqu'à ce que Kristoph Locke ne se casse une jambe. Cela arriva devant trois hommes inconnus qui étaient venus dans une voiture semblable à celle de von Falkenstein le matin-même. Ils portaient le même uniforme noir, sauf que leurs cols étaient différents, marqués par des feuilles plutôt que des clous. Le premier était vieux, le visage plissé et incapable de sourire, suivi des deux autres sous-fifres et Ania les évita avec soin. Les choses qui se traînaient dans leur sillage ne lui plurent pas du tout. Quand elle demanda à Nina pourquoi ils étaient là, elle lui avait répondu « pour des médailles » d'un air aigre. Le lieutenant Jensen arbora la sienne, une drôle de croix empattée marquée d'une autre, sur sa poche, en bombant le torse de fierté les jours suivants. Von Falkenstein s'en débarrassa aussitôt les trois autres partis. Ania n'eut pas l'occasion de lui demander pourquoi.

Depuis les quelques phrases qu'elle avait échangées avec lui lors de son passage au pavillon médical, puis, un peu plus tard, au sein du village, il semblait à peine la remarquer. Elle s'en trouva étrangement peinée. Très souvent, elle eut envie de se servir des ombres pour casser des choses, ou même des gens, afin d'attirer son attention. Elle ne le fit jamais, retenue par le souvenir atroce des lapins endormis et de la sensation de l'opinel planté dans sa chair. Elle pensa également à se faire à nouveau mal pour retourner dormir dans son pavillon. Cela non plus, elle ne le fit pas, car Nina ne l'aurait pas supporté. Elle continua donc à manger et à apprendre l'allemand. Chaque nuit, en s'endormant dans le confort inimaginable de sa couette rembourrée à la plume, elle se sentait de moins en moins peinée en repensant à Bereznevo. Ici, ce n'était pas si mal, si elle évitait la fosse invisible près d'un des murs. Étouffée par le froid et la neige, celle-ci ne marmonnait presque plus dans les ténèbres.

Quand elle ne s'amusait pas avec Gebbert, Ania avait peur qu'ils ne l'obligent à nouveau à tuer. Cela n'arriva pas. Le docteur Krauss l'ignorait, tout comme von Falkenstein.

Elle n'avait pas osé ouvrir le savon qu'il lui avait offert, le laissant sur le rebord de la baignoire de Nina sans toucher à l'emballage en papier. Elle ne se servait presque pas de la douche dans sa propre chambre, préférant prendre des bains chez son amie. S'immerger dans une telle quantité d'eau chaude et propre lui paraissait d'un luxe indécent, presque plus fou que la crème fouettée que Nina versait parfois dans les chocolats épais qu'elle lui préparait. Ania n'avait jamais autant mangé. Elle sentait désormais bien moins ses côtes en y plaquant la paume. Pendant des heures, elle pouvait rester recroquevillée dans la baignoire fumante, passant les doigts sur sa propre chair, essayant d'y déceler les os. Ceux-ci y pointaient encore parfois, mais la plupart du temps, elle ne rencontrait qu'une élasticité nouvelle, ferme, saine, bien nourrie ; jamais elle ne s'était sentie aussi bien qu'ici ; ici, elle pouvait avoir toute la nourriture qu'elle voulait à condition de la demander poliment ; ici, elle arrivait à dormir sans se faire réveiller par la plainte de son estomac, elle arrivait à marcher durant longtemps sans se sentir mal, elle n'avait plus à se bourrer d'eau jusqu'à en vomir afin d'oublier le vide. Ici, elle était bien, vraiment, malgré leur langue terrible et les lapins.

Ce soir-là, lassée de s'examiner sous toutes les coutures, elle se décida enfin à déballer le petit pain de savon toujours abandonné sur le coin en émail. Comme son bras lui faisait toujours un peu mal, il lui fallut un certain temps avant de défaire la ficelle grossière qui retenait le papier imbibé d'eau et d'exsudations huileuses. L'odeur qui s'en dégageait lui fit presque tourner la tête. C'était doux, velouté, surgras, sentant bien meilleur que celui à la lavande que lui avait donné Nina et pendant un moment, elle le renifla en fermant les yeux. Lorsqu'elle finit d'en enduire sa tignasse, elle en recracha une mèche rebelle, dégoûtée par l'amertume. Se mettant debout, elle s'en frictionna des pieds à la tête, longtemps, avant de se rasseoir pour laisser le savon se dissoudre et troubler l'eau.

La vapeur qui montait autour d'elle en prit la senteur, puis la consistance, et elle en oublia le tiraillement spectral qui lui lancinait encore parfois le bras. Sous la surface, elle se passa une main sur le ventre, puis plus bas encore et le frisson qui monta le long de son dos lui rappela celui qu'elle avait ressenti alors que l'ombre déchiquetait le lapin. Elle songea au bruit qu'avait émis sa carcasse en se déchirant. Au sourire qu'il lui avait adressé juste après. À la lointaine puanteur de fumée et de sang frais, qu'elle croyait deviner sous la lourdeur aromatique qui imbibait désormais sa peau. À la longue main posée sur son épaule à ce moment-là. Ania imagina cette main-là à la place de la sienne, en train de lui enserrer la nuque avant de se glisser entre ses cuisses. Oh, elle ne pensait pas à lui, pas vraiment ; c'était plutôt des fragments, des détails abstraits, si fugaces qu'elle n'avait guère le temps de s'y attarder. Elle se rappelait le contact d'un tissu vert et rêche, imprégné d'une odeur de charogne, tandis qu'elle s'évanouissait après la douleur des coups et qu'il la portait. Elle repensait au chocolat sucré qui avait dégouliné dans sa gorge nouée quand elle s'était réveillée, et qui avait empli sa bouche à lui juste avant que Vladi ne meure ; à sa voix coagulée par la fatigue, cet allemand traînant qu'il employait, sifflant et pâteux, aussi écœurant que le Scho-Ka-Kola, à ses mains, encore ; à ses mains, toujours, lui maintenant le poignet pour la recoudre, si douces, si chaudes, si habiles à faire tournoyer le stylo tandis qu'il lui parlait ; ses mains nues qu'elle avait senti sur ses côtes et qu'elle rêvait désormais d'avoir entre les jambes, sur son cou et en travers de la bouche, pour mordre ses doigts jusqu'au sang, pour les déchirer, pour qu'ils la déchirent elle. Ce n'était pas bien, c'était déplacé, honteux et soyeux comme le plaisir tiédasse qui lui crispait les genoux par vagues et Ania finit par arracher sa main tremblante de l'eau pour la poser sur le rebord. Sa sensation d'aise se transforma en un court et laid gémissement.

Malgré le savon, elle se sentait sale, sale de penser des choses pareilles ; sale de se dire qu'elle aurait mieux fait de le suivre sans s'enfuir ; révulsée de se demander quel effet ça lui ferait de sentir ces mains-là sur sa chair nouvellement acquise, d'être persuadée que ça lui plairait, ça lui plairait forcément ; ces mains-là l'avaient traînée en dehors de la misère, l'amputant d'une petite partie d'elle-même au passage, et cette partie-là ne lui manquait plus. Elle ne lui manquait plus du tout.

*

Lentement, doucement, leur harcèlement reprit. Ce ne furent d'abord que quelques questions posées avec plus d'insistance que d'habitude par Nina au moment de leur repas. Quelques remarques innocentes de Bruno ensuite. Le soir suivant, elle se retrouvait dans l'amphithéâtre, duquel la caméra noire n'avait pas bougé. À son plus grand soulagement, le docteur Krauss avait renoncé aux lapins. Il l'autorisa à s'emmitoufler dans son fichu. Ania n'aimait pas beaucoup l'œilleton translucide que l'appareil massif dardait sur elle, aussi mort et déterminé que leurs yeux à eux. Ils ne lui expliquèrent rien. Elle n'avait plus l'opinel. Il était tombé dans l'infirmerie et elle avait oublié de le récupérer.

Pour leur faire plaisir, elle cassa la table maculée de sang à l'aide de l'ombre de Bruno. L'obligea à fracasser la chaise contre le mur, puis contre le tableau, qu'elle dégonda en partie. Ravie, Nina l'applaudit à lui en donner mal au crâne. Krauss poussa un grognement de triomphe. Bruno lui sourit sans la regarder. Elle demanda de nouvelles chaussures en cuir. Ils les lui donnèrent.

Le soir d'après, Nina vint frapper à la porte de sa chambre, qu'elle ne déverrouilla qu'à contre-cœur, pour lui offrir le beau gilet couleur moutarde qu'elle avait enfin achevé de tricoter.

— On a presque assez de matière, lui annonça-t-elle avec un rire sincère avant de lui prendre les deux mains. Sur la pellicule.

Ania la laissa esquisser quelques pas de danse avant de se dégager.

— Ah, dit-elle en s'emparant du gilet, plus dans l'intention de s'occuper les doigts que par intérêt réel. Et c'est bien ?

— C'est très bien, lui assura Nina. Viktor va envoyer ça à des gens. Des gens très importants. Mais il ne faudra surtout pas leur dire que tu es ukrainienne, d'accord ? Et quand ils viendront, il faudra que tu enlèves ton foulard.

— Pourquoi ça ? se renfrogna immédiatement Ania en jetant le nouvel habit sur son lit défait. Et quand est-ce qu'ils vont venir ?

— Dans très longtemps, dit seulement Nina sans faire attention à son mouvement d'humeur.

— Dans très longtemps quand ? insista Ania.

— L'année prochaine, répondit-elle. Quand il fera chaud.

Cette nuit-là, Ania cassa la carafe d'eau à demi-pleine contre le sol et se servit d'un éclat plus tranchant que les autres pour se lacérer le poignet gauche. Elle s'entailla plus profondément qu'elle ne l'aurait cru et réussit à en endiguer le saignement en y nouant la taie de son oreiller. Le lendemain, inquiète de ne pas l'entendre se lever à son heure habituelle, Nina la trouva évanouie dans son lit, car elle avait oublié de refermer la porte.

*

Elle ne retourna pourtant pas à l'infirmerie. Ce fut von Falkenstein, serré dans sa gabardine d'hiver, qui débarqua dans sa piaule étouffante, en chassant une Nina accablée d'un seul geste agacé. Il ouvrit la fenêtre, laissant l'humidité glaciale envahir la petite pièce, puis la sortit du lit plein de sang malgré ses protestations vaseuses. Ania culbuta plus qu'elle ne marcha jusqu'au lavabo, entraînée par sa poigne d'acier, la taie d'oreiller poisseuse toujours collée à son poignet. Passer les entailles sous l'eau aussi froide que les courants d'air qui s'engouffraient désormais dans sa chambre la fit sangloter, si fort qu'elle termina à genoux, n'en pouvant plus de se cramponner à la céramique glissante, mais il la contraignit à se remettre debout et à continuer sans prononcer le moindre mot. Quand ce fut enfin propre, elle put enfin s'asseoir, les genoux flageolants de honte et de faiblesse. Elle encaissa la paire de claques puis le bandage douloureux sans desserrer les dents. Il ne lui demanda pas pourquoi elle avait fait ça. Il ne dit d'ailleurs rien du tout, à aucun moment, ni en entrant, ni en l'obligeant à rincer les plaies, ni même après, quand elle s'était assise pour qu'il puisse désinfecter et panser – ce qu'il fit dans le plus complet et glacial silence. Ania le détesta pour cela. Bien plus que pour sa famille ou que pour Vladi – et cela l'horrifia en plus de la peiner. Quand il eut terminé, elle se recroquevilla à l'autre bout du matelas souillé de rouge, essayant d'échapper à la fois au souffle gelé qui s'infiltrait par la fenêtre ouverte et sa présence toute proche.

— Vas-y, lâcha-t-il en se levant pour refermer les carreaux dans un claquement. Tu peux, maintenant. Chiale autant que tu veux. Ce n'est pas grave.

Soulagée d'entendre enfin le son de sa voix, Ania étouffa ses sanglots en lui tournant le dos, puis en se bâillonnant avec la couverture.


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