12 Ania
N'y connaissant rien en matière de calendriers, elle n'aurait su dire son âge exact ni combien de temps elle passa dans la grande ferme communale de ce village Polonais. Bien trop peu, c'était sûr. Depuis son départ de Bereznevo, elle savait que rien ne durait.
Du jour au lendemain, ils avaient débarqué.
Ils étaient venus, avec leurs uniformes d'un vert de mouise ou d'un gris de cendre, leurs bottes et leur langue incompréhensible. Ils aboyaient plus qu'ils ne parlaient. Ils étaient suivis de chiens aussi hargneux qu'eux, de choses volantes et d'autres roulantes, à pneus ou à chenilles ; une horde métallique, puant l'essence et la sueur, piétinant et dévastant tout ce qu'elle avait le malheur de traverser. De l'acier en mouvement. Et tout ce bruit... qui broie, retourne et viole. Elle avait beau eu se boucher les oreilles à leur arrivée, il ne la quittait plus. Elle avait hurlé à s'en rendre sourde et le vacarme n'avait pas cessé. Ouvrant le passage, leurs chars avaient tout démoli sur leur passage, les gens et les murs, ouvrant le chemin. Ils toussaient, ils beuglaient, ils s'étouffaient. Leur tôle craquait à chaque imperfection qu'elle franchissait. Comme la ferme était située bien loin du village, elle, Vladi et les autres avaient cru que cette tourmente allait les épargner. Si seulement ils se terraient. Si seulement ils pleuraient en silence. Ils les avaient trouvés quand même. Attirés par les greniers et le bétail comme des loups au printemps, ils avaient fracassé les portes et les avaient capturés en même temps que les agneaux.
L'un d'eux, le visage rougi par la traque, avait voulu l'entraîner à l'écart, une main dans ses cheveux et l'autre sur son propre ceinturon. Peut-être même qu'ils étaient plusieurs, Ania ne s'en souvenait plus. Vladi leur avait sauté dessus, l'arrachant de leurs mains en ahanant. Ils l'avaient frappé, lui qui osait la défendre de son corps, mais ne l'avaient plus touchée. Elle ne savait pas très bien ce qu'ils avaient voulu lui faire. Au fond d'elle, elle avait conscience d'avoir échappé à quelque chose qu'elle ne pouvait décrire avec des mots mais qui devait être grave. Depuis, Vladi la serrait contre elle comme s'il avait peur qu'elle s'échappe. Elle n'avait nulle part où s'enfuir, alors elle l'avait laissée faire. Ils ne réussirent pas à les séparer.
Sous leur menace, ils marchèrent une nuit entière. Dans les ténèbres, leurs voix la terrifiaient presque autant que leurs armes.
« Schneller, Schweine », leur hurlaient-ils. Ania avait demandé ce que ça voulait dire au propriétaire de la ferme, qui avait une grand-mère parlant allemand.
— Ils veulent que les porcs avancent plus vite, avait-il répondu d'une voix triste.
Ania lui avait fait remarquer qu'ils ne possédaient pas de cochons. Des chèvres, des vaches et des chevaux, oui, mais pas de cochons. Il avait réussi à lui adresser un faible sourire. Bien plus tard, quand ils avaient pris les enfants et qu'elle les avait entendus glapir dans la nuit, puis se taire subitement, elle avait compris.
Sans les plus petits, ils purent avancer plus vite. Ceux qui traînaient trop en arrière à leur goût ou ne pouvaient plus mettre un pied devant l'autre, blessés ou choqués, étaient fusillés et abandonnés dans les talus. Durant toute cette marche forcée, elle ne lâcha pas Vladi. Elle se disait qu'elle avait de la chance d'être assez âgée pour continuer avec les autres.
Bien sûr, même dans la nuit la plus noire, elle percevait leurs ombres. Elles les suivaient à la trace, plus compactes et hideuses que celles de sa famille ou même des gens de la ferme. Elles accompagnaient le moindre de leurs mouvements et souvent au cours de cette nuit terrible, Ania fut tentée d'utiliser ce que lui avait offert la fosse. Elle eut cependant trop peur, à la fois de ce dont elle était capable et de ce qu'ils pourraient lui faire, si jamais ils s'en apercevaient. La voix disparue de Vladi, tapie dans la viscosité sombre, l'en avait autrefois avertie. À la maison, jamais elle n'aurait dû pousser ce grand allemand blond et elle ne referait pas cette erreur. Mieux valait mourir.
Se cacher, Ania savait faire. Aucun d'eux ne découvrirait son anormalité. À part Vladi, le grand blond et l'homme à l'épingle en serpent, personne n'était au courant de son existence. Elle se demanda si les deux allemands participaient à ce massacre. C'était probable. Ils étaient si nombreux. Elle espérait ne plus jamais croiser leur route. Bien sûr, se disait-elle, cela n'arriverait pas. La Pologne était vaste et elle, encore si petite. La main crispée sur sa croix, la seule chose de valeur qu'elle n'eut jamais possédé, elle pria pour qu'ils ne la retrouvent jamais. Surtout celui en noir avec ses bottes cirées et son odeur de cigarette froide. Elle se disait que Dieu n'était quand même pas aussi cruel. Dieu ne l'écouta pas. Il avait arrêté depuis longtemps.
*
Quand Ania reconnut le grand blond, elle se recroquevilla sur elle-même et se cacha derrière Vladi du mieux qu'elle le pouvait. Cela ne suffit pas, car il fut appelé par son nom. Les autres le forcèrent à se mettre debout. Mieux valait sacrifier l'un des leurs qu'y aller soi-même. Malgré tous ses efforts, Ania ne parvint pas à leur en vouloir. Ce n'étaient que des cochons. Le grand blond vacillait un peu sur ses pieds. Elle connaissait cette posture. Son père avait eu parfois la même, quand il ramenait de la vodka de Krasnoye Selo.
— Va-t'en, avait-elle dit à Vladi alors qu'il se levait. Laisse-moi. Ils vont te tuer, comme les enfants.
Vladi le savait lui aussi, alors il s'était enfui. Il n'avait couru que sur quelques pas, arrêté par le pied tendu de l'un d'entre eux. Quand Ania l'avait reconnu, lui aussi, elle en était restée muette de terreur. Oh, il avait maigri, bien sûr et son uniforme n'était plus le même, vert-de-gris au lieu de noir, tâché de trop sang, mais c'était bien lui. Lui et son képi profondément enfoncé sur les sourcils, afin de dissimuler au maximum son regard translucide. Un brassard blanc sale, marqué d'une croix d'un rouge coagulé, barrait l'un de ses bras. Ania connaissait ce signe. Ainsi, il était docteur.
Il tenait une boîte en fer blanc pleine de chocolat dans une main et elle en avait eu l'eau à la bouche. Se mordant la lèvre, elle s'était faite la plus petite et la plus insignifiante possible derrière le dos courbé des autres, mais il ne regardait pas dans sa direction. Quand elle avait fermé les yeux pour échapper à l'inévitable, elle l'avait entendu rire avec le grand blond. Celui-ci tenait Vladi en joue, son pistolet collé à sa nuque. Elle avait enfoui la tête entre ses bras, luttant contre le désespoir qui montait dans sa poitrine. Dans la marée humaine morose qui l'avait engloutie, aucun de ses voisins ne pipait mot. En bon bétail, ils n'attendaient plus que l'abattoir.
L'allemand au brassard avait continué à rire en fixant sa belle montre. Il attendait qu'elle sorte. Il se fit même photographier, avec un sourire amusé qui ne parvenait pas à faire oublier la froideur de son regard, perpétuellement à l'affut. Il scrutait les alentours, la cherchant. Tout ça n'était qu'un jeu pour lui. Cette cruauté imprima en elle une marque indélébile, étouffant un peu plus ce qui restait de son envie de vivre.
Le grand blond tua Vladi. Son frère bascula à terre et une partie précieuse d'elle mourut en même temps que lui. Ce qui lui comprimait les poumons fut alors plus fort que tout et elle le laissa sortir, espérant que cette chose qui lui déchirait les poumons et la gorge allait finir par la déchiqueter dans son intégralité ; qu'il ne subsisterait d'elle plus que des lambeaux, incapables de parler, de penser ou de s'enfuir.
Ils vont te vider. Ils vont te dévorer. Des porcs, Ania, voilà ce qu'ils sont, lui avait dit le goudron. Dans une étrange épiphanie, Ania sut que ses parents lui avaient interdit d'écouter la fosse parce que, contrairement à eux, celle-ci ne mentait pas.
*
Ce fut la douleur qui la réveilla. On l'avait abandonnée à même la paille et le sol, les mains attachées par une mince ficelle aussi solide que du fil de fer, passée dans un anneau qui servait autrefois à maintenir les animaux en place. La corde possédait à peine assez de jeu pour lui permettre de mouvoir les poignets. Elle resta immobile, le ventre perclus par la souffrance qui montait par vagues, lui nouant tout le corps jusqu'à l'œsophage. Le pire, c'est qu'en dessous de ses côtes meurtries, son estomac continuait à réclamer, lui tordant les tripes. La faim était un fauve qui ne la lâchait que rarement. Ici, elle avait mieux mangé qu'à Bereznevo, bien sûr, elle ne tombait presque plus dans les pommes, mais cette sensation de vide ne la quittait jamais. S'efforçant de ne pas trop remuer, elle ouvrit les yeux, les plissant comme si une lumière trop vive lui frappait le visage. Sans le voir, elle savait que sa lèvre fendue saignait encore, enflée et douloureuse. Elle avait soif alors elle avala son propre sang. Les roustes avaient autrefois fait partie de son quotidien. Habituellement, pourtant, cela se limitait à une ou deux baffes. Plus rarement un coup de ceinture en bas des cuisses. Ça, c'était autre chose. Ce n'était ni une punition, ni une correction plus sévère que la moyenne ; non, pour le seul mot de travers qu'elle avait eu le malheur de lâcher, il avait délibérément cherché à la détruire. Si elle l'avait écouté à Bereznevo, si elle était partie avec lui, Ania savait que rien de tout cela ne serait arrivé. Il ne se serait pas acharné sur sa famille, puis sur Vladi. Sa vie valait-elle plus que la leur ? Elle avait été si égoïste. Incapable de se sacrifier pour préserver les siens, elle s'était enfuie alors qu'elle aurait pu obéir. Il allait le lui faire payer au centuple. Elle voulut pleurer, mais elle avait beaucoup trop mal aux flancs.
Ignorant depuis combien de temps elle s'était évanouie, elle resta ainsi durant un long moment, sa conscience s'éteignant parfois pendant plusieurs secondes. Elle écouta le silence seulement troublé par de rares grondements qui lui parvenaient de loin. Un moteur ou un orage, peut-être. Au bout d'un temps, une fine pluie se dessina entre les portes grandes ouvertes de l'entrepôt. Son tambourinement souleva une odeur pestilentielle de terre froide et de végétation mourante. Entre les panneaux entrebâillés pointait un horizon informe, les cimes des arbres s'enfonçant dans un ciel crayeux.
Quand trois silhouettes émergèrent du rideau de crachin, elle se recroquevilla. C'était eux, accompagnés d'un troisième homme qu'elle ne connaissait pas. Le grand blond à la casquette de travers vint se poster aux portes de la grange, s'adossant au chambranle afin de garder un œil à l'intérieur et sur elle. Son expression, oscillant entre le désarroi et la méfiance, lui apparaissait étrangement vide. Lorsqu'il avait abattu Vladi, son visage n'avait rien trahi et Ania le détestait pour cela. Elle pouvait comprendre la haine, la frustration et la colère du médecin. Aussi terribles soient-ils, ils restaient des sentiments humains. Donner la mort sans tressaillir, sans être motivé par autre chose que les ordres, par contre, cela ne rimait à rien.
L'autre discutait avec l'inconnu. Celui-ci portait le même brassard que lui et était bien moins grand. Plus jeune aussi, du même âge que Vladi, qui avait – aurait eu – vingt-deux ou vingt-trois ans bientôt. Ses cheveux étaient clairs, plus châtains que blonds. Comme tous ses semblables, il avait le visage tiré, hargneux et une gestuelle nerveuse. Leur conversation, portée par la bruine, lui était hermétique. Leur langue n'en était pas une. Même le russe qu'employait le médecin lorsqu'il s'adressait à elle était entaché par un accent traînant et paresseux. Celui qu'elle ne connaissait pas finit par repartir.
L'autre convergea vers la grange, dépassant le grand blond sans lui adresser le moindre regard ni la moindre parole. Quand il franchit le seuil, Ania s'assit tant bien que mal, avec l'impression qu'un couteau lui fourrageait le ventre, et se tassa contre le mur afin d'offrir le moins de chair possible contre les coups. Ce pitoyable réflexe lui arracha un ricanement incrédule. Il se contenta de la fixer en croisant les bras. Même à cette distance, elle sentait les remugles de sang suri qui imprégnaient son uniforme. L'humidité environnante ne les rendait que pires. Tout en lui puait la mort, la pourriture et les nuits blanches.
Ania sursauta en le voyant bouger, mais il se contenta de s'accroupir pour mieux l'observer. Ses joues creusées par les privations et la fatigue, dessinant des lignes dures sous ses pommettes, aiguisaient son visage au charme inquiétant ; à l'instant, elle n'y voyait qu'une copie de la tête de mort épinglée sur son képi.
— Et donc, dit-il dans son russe exagérément lent, tu vas me suivre, cette fois-ci ?
— Non, répondit Ania sans réfléchir. Jamais.
Elle n'était guère en position de refuser. Il fit quand même semblant d'être déçu.
— Je suppose qu'on va te laisser là, alors. Avec un peu de chance, tu crèveras de faim dans cette grange, mais ça m'étonnerait. Tu as vu ce qui se passe dehors ? Avec la guerre... je pense que tu as remarqué que ce n'était pas des tendres. Tu as beau être maigre et crasseuse, ça ne va pas les arrêter. Tu vas finir...
Il s'interrompit, cherchant ses mots.
— Tu veux que je te raconte ce qu'ils font à celles de ton espèce ?
— Non, dit Ania.
— Crois-moi, j'en ai vu, reprit-il. Ça va très loin. Jusqu'au sang dans la plupart des cas et parfois... elles crèvent, d'épuisement, incapables d'en supporter plus de dix... vingt, trente, ça dépend. T'es loin d'être solide, tu ne tiendras pas longtemps. Quelques heures peut-être, une nuit, pas plus. Combien, à ton avis ? Cinq, quinze ? Je pourrais rester compter, si tu veux.
Ania ne voulait pas y penser. Les images qu'il évoquait étaient atroces sans qu'elle comprenne tout à fait ce qu'il cherchait à lui expliquer. Il avait balancé tout cela d'une traite et d'un ton dépourvu d'affect véritable. Fatigué de tenir à croupetons, il posa un genou à terre. Il la regardait désormais sans sourire, la bouche figée en une ligne aussi immobile que ses yeux.
— T'as de la chance d'être tombée sur moi, tu sais, ajouta-t-il. Je ne fais pas partie de ces dégénérés. Si tu te tiens tranquille, je te promets qu'on te traitera décemment. Tu vas te tenir tranquille ?
Ania garda le silence. Le souvenir des coups lui cuisait encore trop la bouche.
— Si tu ne réponds pas, je te casse une côte, dit-il. Ça fait très mal, on devra te traîner. Tu vas en hurler pendant des jours. Alors ?
— D'accord, murmura-t-elle. Je viendrais, et je me tiendrais tranquille.
— Voilà qui est enfin raisonnable, répondit-il. Tu peux marcher ?
— Je ne sais pas.
C'était vrai. Tout son abdomen l'élançait. Un tiraillement nauséeux lui foudroyait le plexus à chaque fois qu'elle respirait un peu trop fort.
— Réfléchis, dit-il avec un mince sourire. Si tu ne peux pas, je demande au lieutenant Jensen de te porter.
Instinctivement, Ania comprit qu'il parlait du grand blond. Cette seule idée lui donna envie de hurler.
— Je peux marcher, décida-t-elle.
Elle ne se leva pas pour autant. Elle espérait qu'il lui laisserait encore quelques minutes de repos. La douleur dans son ventre était atroce. Celle qui ravageait son cœur était mille fois pire, lui mouillant les yeux. Alors qu'elle luttait contre ses larmes, elle l'entendit soupirer de lassitude. Il l'autorisa à pleurer un peu et elle s'efforça d'étouffer son chagrin dans le silence, ce qui la fit hoqueter. Elle s'arrêta quand il sortit la boîte en fer blanc de sa vareuse pour en dévisser le couvercle rond avant d'en piocher le contenu. L'envie qui s'empara d'elle la dégoûta. Son dernier repas remontait à plus de deux jours. La boîte était jolie, argent et rouge.
— T'as faim ? demanda-t-il en remarquant son air intéressé.
Ania ne dit rien. Plutôt manger sa propre langue que de lui demander quoi que ce soit.
— C'est du chocolat, confirma-t-il ce qu'elle savait déjà. Mais à la caféine. Ça tient éveillé. T'en as déjà mangé ?
Elle n'avait jamais goûté au moindre aliment à base de cacao. Cela valait trop cher. On lui avait dit que c'était encore meilleur que du miel. Avec un temps de retard, elle se rendit compte qu'elle niait de la tête, bien malgré elle.
— Ah oui quand même, s'étonna-t-il.
Il en rompit un morceau triangulaire avant de le lui tendre de la main droite. Il portait une chevalière au majeur. Le plateau carré de celle-ci était encore tâché de sang, le sien. Ania fixa sa main, interdite devant cette obscénité. Tirant sur la cordelette jusqu'à s'en écorcher les poignets, elle céda néanmoins. Le goût de sucre était si prononcé qu'il l'écœura. Elle faillit vomir mais l'avala quand même. Déglutir la fit pleurer à nouveau. Le plus affreux était qu'elle aurait pu bâfrer la boîte entière malgré son estomac crispé. Après s'être frottée les paupières, elle se lécha les doigts. Il n'avait plus l'air amusé du tout ; effaré, plutôt, et cela lui donna envie de crier de rage sans qu'elle sache pourquoi. Il jeta la boîte entre ses chevilles et elle s'empressa de la ramasser pour la serrer contre elle.
— Garde-le. Faut y aller, maintenant, se contenta-t-il de dire en se redressant avec souplesse.
Il défit la cordelette sans grand effort. Le contact rêche cessa de cisailler sa peau. Ania se remit sur ses pieds en tremblant, à moitié pliée en deux par son thorax ankylosé. Elle ne lâcha pas la boîte.
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