11 von Falkenstein
Deux heures plus tard, il ressortit enfin à l'air libre, complètement harassé mais laissant la blouse au bloc. Il aurait bien dormi, au moins un peu, mais les explications vaseuses du lieutenant Jensen l'avaient mis sur le qui-vive. Celui-ci s'était assis près du lazaret de fortune, froissant sa casquette d'assaut entre les mains sans s'en rendre compte. L'ignorant pour l'instant, von Falkenstein se dirigea vers le tonneau plein d'eau de pluie qui n'allait pas tarder à croupir, en retira le couvercle et y plongea la tête. Il ne se releva que lorsqu'il fut au bord de l'asphyxie et entreprit de se décrasser les mains puis la face. L'eau glacée ne le réveilla pas suffisamment. S'il n'était pas autant crevé, il aurait volontiers balancé son uniforme pour aller nager dans la rivière, en dépit des cadavres qui devaient encore s'y baigner en amont. Au moins, il se serait débarrassé de cette tenue qu'il n'avait guère le temps de laver.
— Bon, dit-il à Jensen en revenant vers lui, encore tout dégoulinant. C'est quoi cette histoire ?
Il s'épongea les cheveux avec les paumes, tentant tant bien que mal de les plaquer en arrière et de les inciter à rester tranquilles.
— Quelle histoire ? demanda Jensen en clignant bêtement les yeux.
— Votre gars, là, dit von Falkenstein en renonçant à arranger sa coupe réglementaire. C'est l'un de chez nous. Pourquoi il s'est retrouvé dans cet état ? Et ne me ressortez pas votre justification foireuse de tout à l'heure.
Jensen se contenta de fixer obstinément ses bottes.
— Mon temps est précieux, lui rappela von Falkenstein.
Il n'avait guère la patience pour s'engager dans les palabres. Jensen inspira profondément.
— J'ai un problème, mais je ne pense pas que je devrais vous en parler, dit-il enfin.
Récupérant son képi, soit la pièce la moins sale de son uniforme, von Falkenstein l'enfonça jusqu'au ras des sourcils et se laissa tomber sur le banc de fortune non loin de lui.
— Je vous écoute quand même, répondit-il en allumant une cigarette.
— La méthadone, dit Jensen sans le regarder. Elle calme aussi, comment dire...
Il s'interrompit en attrapant son air inquisiteur.
— C'est pas pour moi, c'est pour Lutz.
— Lutz ? s'enquit von Falkenstein. L'énergumène qui a voulu se gratter l'œil avec son couteau ? Il se l'est planté volontairement, n'est-ce pas ?
Le silence de Jensen lui apprit qu'il avait tapé juste. Celui-ci hésitait visiblement à formuler sa pensée exacte.
— Vous êtes perspicace, dit-il enfin.
— Et alors quoi, lieutenant ? Comment vous voulez que je résolve votre problème si vous ne me le racontez pas ? Quoi, la méthadone ?
Tergiversant toujours, Jensen laissa passer un long silence. Affalé contre le mur de toile tendue, von Falkenstein se sentit glisser dans l'espèce de léthargie comateuse qui avait remplacé son sommeil depuis sa mobilisation.
— Je commande un peloton spécial, avoua enfin Jensen, avant de tirer sur sa casquette pour essayer de lui redonner forme.
— C'est un peu vague, marmonna von Falkenstein.
— Dites, vous êtes en train de vous endormir, ou quoi ? demanda l'autre avec une pointe de colère. Oh et puis merde ! On exécute des polaks, d'accord ?
Descellant les paupières avec difficulté, von Falkenstein bailla, en oubliant sa cigarette sous le coup de l'épuisement. Celle-ci s'échappa et il la rattrapa d'une main incertaine avant qu'elle ne fasse un trou supplémentaire dans sa vareuse.
— Fascinant, commenta-t-il en tirant une longue latte. Quel rapport avec la méthadone et votre engagé qui s'amuse à s'enfoncer des dagues dans les zygomatiques ?
— Lutz ne le vit pas très bien, souffla Jensen, à la fois honteux et soulagé. Comme vous êtes médecin, j'ai pensé que...
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Désormais parfaitement réveillé, von Falkenstein ricana avec une telle force qu'il s'en étouffa avec sa propre fumée.
— Entre nous, je ne le vis pas très bien non plus, hein, dit-il après s'être repris et avoir au passage craché la moitié de ses poumons. Mais je fais avec.
Jensen serrait sa casquette avec une telle force qu'il crut qu'il allait la déchirer.
— D'un point de vue purement médical, reprit von Falkenstein en évacuant son excès de salive sur le côté, je n'y peux rien si vous commandez des trouillards. La méthadone, c'est pour soulager la douleur, ça rend pas courageux. Si fusiller des animaux le fait pleurer, il n'a rien à faire ici.
Il alluma une deuxième cigarette sur le mégot de la première.
— Vous non plus, et pourtant, ajouta-t-il.
Jensen encaissa l'allusion à l'Ukraine sans rien dire.
— Lutz a juste déraillé, répondit-il. Soyez un peu compréhensif.
— Il a déraillé ? s'écria von Falkenstein en ponctuant le mot d'un large geste incrédule. Lieutenant, moi quand je déraille, je tape dans quelque chose en attendant que ça passe, je vais pas me poignarder à coups de dague de parade !
— Arrêtez de brailler, le prévint Jensen avec un mouvement de recul. Vous allez rameuter toute la compagnie.
— Je ne braille pas ! lui hurla von Falkenstein.
— D'accord, d'accord, dit Jensen en levant deux mains apaisantes, craignant sûrement qu'il ne lui enfonce sa cigarette en plein dans la narine. Arrêtez de parler aussi fort, alors.
— De toute façon, qu'est-ce que ça change si je braille ou pas ? reprit-il en baissant quand même la voix. C'est mon bloc, j'y fais donc ce que je veux ! Je peux y hurler, y chanter, ou même balancer des grenades à l'intérieur si j'en ai envie !
À l'expression de Jensen, il comprit qu'il commençait à regretter de l'avoir dérangé. Tant mieux, c'était le but. Il était quand même en train de sacrifier une de ses précieuses siestes pour l'entendre geindre sur ses problèmes de commandement.
— Ça fait longtemps qu'il déraille comme ça, votre Lutz ? demanda-t-il.
— Dix jours, je dirais. Notre infirmier lui a donné de la méthadone. Ça l'a calmé, jusqu'à aujourd'hui.
Von Falkenstein crut avoir mal entendu. Il ne sut s'il devait en rire ou s'en horrifier. Il ne fit aucun des deux, blasé par tout ce qu'il avait vu depuis septembre. Des hommes qui se vautraient sur des femmes que d'autres tenaient. Des nourrissons balancés contre des murs. L'artillerie qui se trompe de cible et fauche une de ses propres compagnies. Un sergent-chef qui avait marché deux bornes en retenant ses propres intestins jusqu'à l'hosto. Alors, un escadron qui droguait l'un des leurs pour essayer d'étouffer toute cette folie, ça ne l'étonnait que peu.
— Donc, en résumé, vous avez étourdi votre cinglé à coups d'opium en espérant que ça lui passe, dit-il sans aucune trace d'humour dans la voix. Vous savez que ce qu'il a ne se soigne pas ?
— J'ai cru... j'ai cru que... fit mine de commencer Jensen.
— Et avec un esprit aussi brillant que le vôtre, on vous a confié tout un peloton ? Bah dites-donc, l'interrompit von Falkenstein en lui soufflant la fumée en plein visage, ce qui le fit tousser. Il va finir dans un asile, votre Lutz. Un peu comme votre sœur. Qui sait, ils se retrouveront peut-être dans le même camion, quand on se décidera enfin à les gazer.
Un silence de plomb accueillit sa dernière déclaration. Jensen en était si étonné qu'il en cessa de tripoter sa casquette déjà bien amochée. Cet idiot ne s'était jamais douté qu'il savait tout ; et qu'un rapport disciplinaire lui était destiné, à l'Institut, sagement rangé dans un tiroir de son bureau. Von Falkenstein attendait le bon moment pour l'envoyer. Il n'arrivait juste pas à se décider quel jour ça serait exactement.
— Qu'est-ce que vous avez dit ?
Von Falkenstein se contenta d'un geste agacé et n'ajouta rien, son attention attirée par ce qui se passait plus loin. Une clameur confuse montait des ruines du village qu'ils occupaient. Durant les dernières minutes, Jensen et lui avaient presque oublié que c'était encore la guerre. Bien plus prompt à réagir que lui, le premier se redressa pour saisir l'identité des intrus sur le territoire de la 6e.
— C'est de chez nous, constata-t-il.
Au loin, près des restes calcifiés d'une maison en bois, la Wehrmacht escortait un groupe d'une soixantaine de prisonniers. Le camp provisoire était situé bien plus à l'est. Ils en avaient encore pour des heures de marche.
— Oh, merde, dit Jensen. J'ai une liste pour ceux-là. Je pensais qu'ils allaient arriver plus tard. Faut que j'aille chercher les miens.
— Essayez de pas trébucher sur votre dague en y allant, lui lança von Falkenstein en guise d'aurevoir.
Rester seul lui fit du bien. Il se laissa aller en arrière, distendant le mur de tissu jusqu'à s'y avachir à moitié. Il avait faim et était épuisé. La fatigue finit par l'emporter sur son estomac, et il somnola à nouveau. À force, il en était venu à ne plus distinguer la nuit du jour. L'avantage c'est qu'il réussissait désormais à s'endormir à peu près partout, tant que cela lui permettait de grapiller quelques instants de repos. Quand il rentrerait, quand il retrouverait enfin un vrai lit, fut-ce celui de l'Institut, il y passerait au moins trois jours entiers, même s'il devait y sacrifier une précieuse partie de sa permission.
— Ohé, l'apostropha une voix familière. Y a quelqu'un là-dedans ?
Il rouvrit les yeux et se retrouva face à Dahlke et son uniforme tout aussi dégoûtant que le sien, à la différence que ce dernier servait dans la régulière. C'était sans conteste devenu son infirmier préféré, ou celui qu'il détestait le moins, plutôt, malgré sa tendance à se montrer parfois négligent. Leur humour médical était le même, en tout cas et en ce moment, von Falkenstein s'accrochait au moindre prétexte pour ne pas devenir complètement cinglé alors Dahlke était devenu une sorte d'ami occasionnel.
— Je vais là-bas, annonça ce dernier en indiquant le groupe de prisonniers et leur escorte, arrêtés en une pause commune. La compagnie est toute fraîche. Ils ont sûrement du chocolat. Celui à la caféine, là.
— C'est Scho-Ka-Kola, dit von Falkenstein, encore étourdi. Deux cent milligrammes de caféine pour cent grammes de chocolat.
C'était suffisant pour lui permettre de tenir debout une nuit entière. Ou de faire un malaise cardiaque, c'était selon. Il s'étira.
— J'arrive, dit-il à Dahlke.
*
Du haut du ciel de fer forgé venait une brise poussiéreuse, soulevant d'épaisses volutes de terre sèche. Colorant la végétation aux alentours d'un ocre boueux, le vent froid se collait avidement à ses épaules tandis qu'il s'efforçait de lever un pied après l'autre. Avancer sur cette route qui reliait le campement de la 6e aux restes du hameau lui paraissait interminable. Dahlke n'en menait pas large non plus. Soulevée par des dizaines de jambes et de bottes, une mince fumée rosâtre s'étirait encore au-dessus du chemin, traînant dans l'air paresseux à l'instar d'un cerf-volant couleur corail. Ils se firent dépasser en grande trombe par le peloton que commandait Jensen et durent se pousser sur le talus pour laisser la place à leur camion, qui roulait au pas derrière eux. Depuis le début, la Liebstandarte faisait ce que bon lui semblait. Tous avaient les bras et des visages brûlés, hâlés par le soleil, des plaies d'hameçon en guise d'yeux. Ils leur laissèrent une avance confortable avant de reprendre la route.
— Non mais, râla Dahlke en s'étouffant dans les gaz d'échappement. Des animaux !
En entendant quelqu'un les héler, von Falkenstein se retourna sans grande envie.
— C'est qui ce crétin ? demanda-t-il à voix haute.
— Signal, diagnostiqua Dahlke.
Le correspondant de guerre, un jeunot tout frais encore, jubilait littéralement en trottinant derrière l'escadron SS. Malgré la brise, des rigoles de transpiration marbraient son visage gris de crasse comme autant de veinules sur du marbre sale. Dans ses paluches potelées, il tenait un Zeiss Ikon à s'en blêmir les ongles.
— Quel sale pays, leur lança-t-il. Quelles sales gueules ! Mais on a gagné quand même !
— Vous avez du chocolat ? lui cria Dahlke, mais le correspondant ne l'entendait plus. Mais quel enfer ! reprit-il à l'adresse de von Falkenstein. Oh ! Vous savez, j'ai entendu Petre considérer très sérieusement votre candidature pour une Croix de Fer de premier ordre. C'est pas-t-il une bonne nouvelle ça ?
Von Falkenstein se contenta de grogner et Dahlke jugea sa réponse suffisante.
— Bon, c'était par rapport à l'épidémie de dysenterie, mais quand même. Vous les avez vraiment sortis de la merde. Sans mauvais jeux de mots.
— Je ne veux pas en reparler, dit von Falkenstein.
— Il essaye de vous valoriser, répondit Dahlke. Ce bon vieux Staub.
Von Falkenstein n'avait jamais tenu l'officier de la 6e en haute estime et ce n'était pas cette affaire de médaille qui allait y changer quoi que ce soit. À peine plus âgé que lui – dont les trente ans sonnaient aujourd'hui – le major de la Wehrmacht se révélait d'une compétence indiscutable en matière bassement militaire, mais dès qu'il s'agissait de s'aventurer sur le terrain idéologique, il se montrait tendu et étrangement méfiant. Ce que prônait la SS, Staub en avait une vague idée et n'y adhérait pas ; de toute évidence, il concevait mal le fait que les allemands puissent réellement être une race à part. Faute à une formation politique incomplète, négligée, voire totalement inexistante au sein de la régulière.
— Et donc, il veut qu'on me refile une Croix de Fer pour avoir dit à la 6e de désinfecter son eau, résuma-t-il.
— Il serait plus juste de parler de services exceptionnels rendus à la patrie, corrigea Dahlke en tentant de garder son sérieux. Mais enfin, ça vous fera une anecdote douteuse de plus à raconter plus tard. Disons que c'est maladroit dans le fond, mais bien essayé tout de même.
— Il peut essayer ce qu'il veut, répliqua von Falkenstein. Ils répondront par la négative. Je ne peux recevoir ni décoration, ni promotion, parce que je manque à mon premier devoir, qui est l'obligation familiale.
Contrairement à son habitude, Dahlke ne trouva rien de pertinent à répliquer.
Ils déambulèrent entre les rangs de civils débraillés assis sur l'accotement et la pierre. Tous portaient des frusques déchirées. Certains étaient même dépourvus de chaussures ou de baluchon. Les femmes se cachaient dans leurs cheveux et leurs foulards. Les hommes baissaient la tête devant les fusils. Il n'y avait pas d'enfants. Leurs surveillants débarquaient tout juste d'Allemagne. La relève portait le menton haut et exhibait des uniformes repassés. Dans ces rangs bien alignés, le correspondant de guerre se faufilait en piaillant d'enthousiasme, Zeiss brandi comme une parodie d'arme.
— Du chocolat, quelqu'un ? Du chocolat pour les services sanitaires ? cria Dahlke en se dispersant à son tour.
Von Falkenstein le laissa vaquer à sa quête. Il ignorait ce qu'il faisait véritablement là. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, traînant ses bottes crottées dans la poussière, il dépassa les entassements humains grelottants sans leur prêter la moindre attention. Le brassard des services sanitaires lui valut quelques saluts respectueux. Probablement impressionné par son képi à tête de mort, un lieutenant d'escadrille lui légua sa ration de chocolat dopé à la caféine. Il s'empressa de dégoupiller le couvercle rond et de casser un bout de la galette sombre que contenait la boîte pour l'engloutir.
Sa fatigue reflua, chassée par un début de tachycardie si violent qu'il l'étourdit. Il s'arrêta non loin du peloton de Jensen. Le monde flottait dans un bruit blanc. Sa casquette fripée perchée sur le haut de son crâne d'une manière comique, Jensen avait sorti une liste tout aussi chiffonnée que son uniforme d'une de ses poches et faisait l'appel des prisonniers. Entouré de ses cerbères aussi silencieux que des tombes, il pointait les noms du doigt, articulant difficilement les patronymes. Von Falkenstein n'aurait su dire si c'était dû à son illettrisme ou à la flasque cabossée qui dépassait de sa poche de poitrine.
— Vladislav Kupchenko, lut alors Jensen.
Von Falkenstein cessa de mâcher. Faillit avaler de travers. Jensen répéta, ne manifestant absolument aucune réaction. Une silhouette aux épaules massives bouscula le rang d'hommes miséreux en se relevant. Il reconnut la barbe blonde, les allures de garde forestier, la douce sauvagerie de son expression. Sa sœur possédait la même. Le dernier descendant mâle des Kupchenko arborait le regard d'une bête acculée. L'attention Jensen glissa sur lui sans le remettre. Cet idiot l'avait complètement oublié.
— Bah merde, dit simplement Jensen quand l'interpellé prit la fuite.
Il n'alla cependant pas bien loin. Ravivé par la caféine concentrée, von Falkenstein lui fit un croche pied magistral qui lui attira les hululements approbateurs de tout le peloton. Il se serait cru dans une cour de récréation particulièrement lugubre. Kupchenko s'étala de tout son long, s'écorchant les avant-bras pour tenter de se protéger de la chute. Sa tête avait durement heurté le sol, l'assommant un peu. Il en avait perdu sa chapka et une partie de sa vivacité.
Toujours sans lâcher sa boîte en fer blanc, von Falkenstein lui décocha un solide coup de semelle dans les côtes. Kupchenko tressaillit à peine.
— Elle est où, ta sœur ? lui demanda-t-il dans un russe empâté par le sucre qu'il avait encore dans la bouche.
Le peloton de Jensen avait abaissé ses armes après avoir constaté sa parfaite maîtrise de la situation. Ce dernier confia la liste à un de ses troufions et vint le rejoindre, observant Kupchenko comme s'il s'agissait d'un ours.
— Oh, c'est pas vrai, ça, Herr SS-Hauptsturmführer, dit-il, prenant tout juste conscience de l'énormité qu'il avait devant les yeux. Depuis tout ce temps, il était dans ma poche ! Enfin, sur la liste dans ma poche !
— Espèce de taré congénital, répondit von Falkenstein.
À son air, il sut que Jensen n'arrivait pas à déterminer s'il s'adressait à lui ou à Kupchenko. Celui-ci s'escrima à se relever à l'aide de ses coudes, récoltant un second coup de pied, que von Falkenstein lui balança de toutes ses forces.
— Je répète, dit-il. Où elle est ?
Malgré la douleur, le jeune homme parvint à se mettre à genoux. Essoufflé, il posa les mains sur ses cuisses, adoptant une posture étrangement méditative ; le défiant du regard, il ouvrit la bouche et tira le moignon qui lui servait de langue.
— Et après, c'est nous les muets, commenta von Falkenstein avec dégoût.
Il rangea la boîte de chocolat à l'intérieur de sa vareuse. Il fallait qu'il aille remercier Dahlke pour cette merveilleuse idée. Sans son envie subite de Scho-Ka-Kola, il n'aurait jamais retrouvé les survivants de son passage en Ukraine. L'un d'eux, tout du moins. Mais si Vladi était là, sa sœurette ne devait pas se trouver loin.
— Votre arme, ordonna-t-il à Jensen.
— Je peux le faire, répondit celui-ci. Je vous assure, Herr SS-Hauptsturmführer.
Von Falkenstein décida de le croire. Effectivement, Jensen appuya le canon du Luger contre la nuque de Kupchenko fils sans défaillir.
— Attendez un peu, dit von Falkenstein.
Ce qui l'entourait s'immergea dans le silence. Peureux et déboussolés, les polonais contemplaient leur compatriote. Personne parmi eux n'osait bouger, de crainte d'être le suivant. Le caporal du peloton avait interrompu son appel, attendant la suite des évènements.
Contrairement à sa mère, Vladislav ne se pissa pas dessus.
Il ne voyait sa sœur nulle part. Il regarda sa montre.
— Encore deux minutes, dit-il à Jensen.
Le correspondant de guerre choisit ce moment-là pour débarquer. Tout frétillant à la vue de la scène. Il sautilla tout autour d'eux, balançant son Zeiss sur sa dragonne.
— Vous là ! s'exclama-t-il en s'arrêtant enfin. Eh, vous ! Le pitou des services de santé !
Jensen fronça des sourcils, sans pour autant enlever son arme.
— Je crois que c'est à vous qu'il parle, dit-il à von Falkenstein.
— S'il vous plaît, dit le nouveau venu en brandissant son appareil comme un petit bouclier.
Il se planta en face de lui et continua :
— Mettez pas vos mains derrière le dos, dit-il en le pointant de l'index. Sur le ceinturon, plutôt. Pas de garde à vous. Détendez-vous. Faut pas que vous ayez l'air trop austère, vous comprenez ? Mais sinon, globalement, la posture, ça va !
— Il nous veut quoi, ce bouffon ? se demanda von Falkenstein à haute voix et Jensen haussa des épaules. Vous ne voyez pas qu'on est occupés ? reprit-il à l'adresse de l'autre. Gottverdammt de kriegsberichter inutile ! Ça vous sert à quoi de venir nous emmerder ?
Le correspondant de guerre se figea, surpris par son accent, puis éclata d'un rire féroce.
— Gottverdom de kriegsberichtaaaaa, répéta-t-il. Marrant ! Pas commode, hein ? C'est les yeux, pitaine, rarement vu des comme ça ! Jamais, même, alors faites plaisir au bouffon, s'il vous plaît.
Abasourdi, von Falkenstein en oublia momentanément Vladislav et le canon que Jensen enfonçait dans sa nuque. L'autre continua à le haranguer, indifférent à son air éberlué.
— Et arrangez votre col, qu'on voie bien le SS... je vais développer en couleur, c'est dommage que votre uniforme soit pas un peu plus propre...
Reprenant sa contenance, von Falkenstein regarda de nouveau sa montre.
— Vous pensez que j'ai le temps pour les lessives, dans mon hôpital de campagne ? répondit-il. Une minute, lieutenant.
— Arrêtez de faire la gueule, c'est pas flatteur, s'écria l'envoyé de Signal, collant son œil au viseur du Zeiss.
Il dut reculer pour compenser le faible angle de l'objectif 35mm.
Essayant de dissimuler son irritation et son impatience, von Falkenstein tira un peu sur son encolure pour avoir l'air plus présentable.
— Souriez, bon sang ! Faites honneur à la victoire, gottverdom !
— Il a l'air extrêmement chiant, alors faites ce qu'il demande, dit Jensen en reportant son attention sur le pauvre hère toujours à genoux devant eux. Mais par pitié, ne vous mettez pas à chanter.
À cette dernière remarque, von Falkenstein éclata de rire.
— C'est parfait, se félicita le correspondant. C'était ma dernière. Excellent.
Le Zeiss émit un déclic puis le bourdonnement caractéristique d'une pellicule qui se termine.
— Casse-toi avant que je te pète le nez avec ton appareil, lui conseilla aimablement von Falkenstein.
L'autre fila comme il était venu.
— Hallucinant, commenta-t-il. C'est la guerre, et ils n'ont rien trouvé de mieux que de prendre des photos.
— Si vous terminez en couverture, vous pourrez toujours envoyer Signal à votre mère, répondit Jensen. Vous auriez dû en profiter pour passer une annonce à l'intérieur. Pour votre problème d'obligation familiale.
Il se mit à rire de nouveau. Comme s'il avait saisi leur échange, Kupchenko se mit lui aussi à ricaner bruyamment. Sans la langue, cela ressemblait à un halètement de chien. Hilare, il aboyait, tapant dans ses paumes, ouvrant largement ses mâchoires et dévoilant de parfaites et grosses dents blanches. Sa sœur ne s'était toujours pas manifestée.
Von Falkenstein se dit qu'il lui restait tout de même une dernière chance. Un attroupement commençait à se former autour de lui, restant à bonne distance.
— Abattez-le, dit-il en reprenant son sérieux.
Jensen appuya sur la détente. Le coup tonna avec sécheresse. Le grand Vladi s'écroula pour de bon, son rire d'asthmatique en travers de la gorge. Von Falkenstein attendit. Rien ne se passa. Il attendit encore. La foule de soldats commença à se disperser, probablement déçue par le spectacle. Jensen rangea son arme.
— Je crois que c'est encore raté, Herr SS-Hauptsturmführer, dit-il.
— Je refuse d'y croire, rétorqua von Falkenstein.
Comme pour lui donner raison, un hurlement aigu s'éleva de la masse de prisonniers tassée au sol. Il avait eu raison. Elle avait mis du temps, mais elle réagissait enfin. La gamine bondit entre deux soldats éberlués, faisant voltiger ses jupons. Elle portait son sempiternel foulard en guise de coiffe.
— C'est pas trop tôt, lâcha-t-il.
Elle se précipita vers son frère allongé pour le secouer. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle criait, prostrée sur le cadavre, désormais privée de l'intégralité de sa famille.
— Vladi, Vladi, Vladi...
Rien de très original, en somme. Il la laissa chialer une bonne minute. Ses sanglots étaient encore meilleurs que le cacao compacté dans la boîte en fer.
*
Quand les hommes du peloton reprirent enfin leurs esprits, cela donna naissance à une lamentable confusion. L'un d'eux essaya d'écarter la gamine du cadavre. Elle ne se laissa pas faire, se débattant et gesticulant dans tous les sens alors que le pauvre bidasse tentait de l'amener à l'écart pour l'inciter à rejoindre le troupeau.
— Lâche moi-ça ! s'exclama von Falkenstein alors que la gamine ruait de grands coups de pieds dans les jambes du soldat. C'est bon, je m'en occupe !
L'engagé fit la grimace et la laissa partir. Elle retourna se jeter sur le corps inerte de Vladi. Apparemment, plus personne dans l'assemblée disparate n'avait envie de se coltiner une morveuse hystérique, si bien que von Falkenstein ne rencontra aucune contestation.
— Herr SS-Hauptsturmführer, commença Jensen.
— Vous avez rien à faire ? le coupa-t-il. Retournez-y. Et éloignez-les, c'est bon, on est pas au théâtre.
Jensen s'éloigna un peu sans cesser d'observer la scène. Sous ses ordres, le peloton ramassa ses prisonniers aux bouches figées et les fit marcher plus loin. Aucun des civils n'osa se retourner. Ici, un regard de travers signifiait parfois une balle.
Von Falkenstein se pencha sur la gamine en pleurs. Elle ne releva pas la tête. Pour elle, plus rien n'existait. Seul le chagrin, la douleur et les larmes remplissaient son univers, l'enfermant dans une bulle remplie de verre pilé.
— Allez, debout, lui dit-il en russe.
Elle leva enfin ses grands yeux bleus. Malgré le brouillard des larmes, elle l'avait reconnu, s'il se fiait à la lueur à la fois mortifiée et incrédule qui y passa. Elle le fixa pendant une fraction de seconde, puis replongea tête la première sur la poitrine de son frère.
— Vladi, Vladi, gémit-elle d'une voix faible.
En ayant plus qu'assez de l'entendre, von Falkenstein lui crocheta le poignet et tenta de la relever de force. Elle se tortilla avec violence, hurlant alors qu'il lui tordait la main à l'en faire craquer. Elle cracha et griffa comme une furie, lui décochant sa galoche dans les chevilles. Excédé, il finit par lui mettre un revers. À cause de sa chevalière, le coup lui fendit la lèvre inférieure. Elle s'écroula, trébuchant sur le corps de son frère. Essaya de se défendre alors qu'il lui prenait le bras pour la contraindre à se redresser à nouveau, d'une prise encore plus ferme. Rugissant d'angoisse, elle enfonça ses deux grolles en caoutchouc dans le sol, tirant sur son bras en sens inverse.
— Schwein, dit-elle alors, usant certainement du seul mot en allemand qu'elle connaissait.
— Quoi ? Je vais t'apprendre à me traiter de porc, tu vas voir, cracha von Falkenstein.
Il lui décocha une deuxième gifle, puis une troisième, jusqu'à la faire tomber à nouveau. Son menton heurta la terre avec violence, la laissant hébétée par le choc. Il lui asséna un premier coup de botte dans les côtes, puis deux autres en plein dans l'estomac, s'arrangeant pour taper avec la lourde semelle et les clous. Au quatrième, la gamine se recroquevilla, toussa et vomit dans la poussière. Un filet de salive lui coulait au coin de la bouche. Elle hoquetait, incapable de reprendre sa respiration à cause de la douleur. Faible, frêle. Une pauvre sotte terrorisée.
Il jugea que c'en était assez pour l'instant, et pivota en direction du peloton. Parmi les visages fermés, qui en avaient vu d'autres, et des pires, celui de Jensen détonnait par l'incrédulité et le dégoût qu'on y lisait. Il le fixait comme s'il venait de le voir pour la première fois et qu'il se rendait compte qu'il était en fait une espèce d'infection particulièrement abominable et purulente.
— Venez la relever, ordonna von Falkenstein d'un ton qu'il s'efforça de maintenir égal. Allez, bougez-vous. On l'amène.
Il avait fallu une poignée de secondes à Jensen pour masquer son aversion mais ç'avait suffi pour le mettre dans une colère encore plus noire. Il s'avança sans grande envie, sa main plaquée sur la flasque qui bombait sa poche dans un réflexe de soudard. Il ne ramassa pas la gamine, devenue aussi molle qu'un sac de farine vide, retenu par une répulsion superstitieuse. Après tout, la dernière fois qu'il s'en était approché, elle l'avait envoyé contre un mur.
— C'est bon, elle va rien vous faire, je l'ai à moitié crevée, dit von Falkenstein. Elle en a pour un bon moment.
— Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Jensen. Sauf votre respect, c'était vraiment pas bien.
— Vous avez quelque chose à me dire, peut-être ? demanda von Falkenstein en croisant les mains dans le dos.
Courageux, Jensen ouvrit la bouche.
— Une gifle, d'accord, dit-il. Mais là. Enfin tout de même, c'est une petite.
Il n'avait vraiment pas l'envie de se coltiner une de ses énièmes leçons de morale.
— Écoute, espèce de déchet, répondit von Falkenstein, passant au tutoiement sans s'en rendre compte.
Jensen se figea dans une position à mi-chemin entre l'incrédulité et le garde à vous.
— Encore une sortie de ce genre, et en avant le bataillon disciplinaire, lui asséna von Falkenstein en le poussant par les épaules pour le réveiller. Tu vas passer le reste de ton service à ramasser les cadavres dans les champs de patates de ce foutu pays, et crois-moi, y en a plein. Alors, je répète : quelque chose à me dire, oui ou non ?
Jensen sortit sa flasque et en prit une rapide gorgée, rouge de fureur mais se rappelant enfin qu'ils ne portaient pas les mêmes galons.
— Non, rien, Herr SS-Hauptsturmführer, prononça-t-il, appuyant volontairement sur son grade comme sur une insulte. J'ai rien à dire.
— Et que ça continue comme ça, surtout, dit von Falkenstein.
Comme Jensen ne manifestait aucune volonté pour ramasser la gamine, il s'en chargea. Elle n'émit qu'une vague protestation, assommée. Les bras ballants, incapable de tenir sa tête droite, elle lui arrivait à grand-peine à hauteur d'aisselle.
— Va falloir marcher, la prévint-il.
Il la poussa un peu. Elle vacilla, puis partit en arrière, s'avachissant contre lui.
— Je crois qu'elle s'est évanouie, précisa Jensen. Faut la porter.
C'est ce qu'il fit. Elle ne pesait presque rien. Elle possédait probablement plus de couches de vêtements que de chair. Il allait devoir remonter jusqu'au campement avec ce fardeau sur les bras. Peut-être qu'il aurait dû frapper moins fort, en fin de compte. Alors qu'ils s'apprêtaient à quitter les ruines pour prendre la route, un officier de la Wehrmacht les arrêta d'un geste impatient.
— J'amène celle-là, dit simplement von Falkenstein sans ralentir.
— Mais, pour quoi faire ? demanda le commandant.
— Services sanitaires. Un cas de rage. Des questions ?
Il était évident que son uniforme tâché de sang coagulé lui inspirait une répulsion toute viscérale, alors le commandant décida qu'il n'avait pas de questions.
— Circulez, s'agaça-t-il.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top