11 Gestalt
Qu'avait-il fait ? Et surtout, qu'était-il devenu ?
Il n'avait agi ainsi que par pure nécessité et ils croyaient qu'ils avaient réussi à le tuer en le lardant de plomb puis en traînant son corps d'emprunt désarticulé dans les profondeurs noires. Ils l'avaient laissé là, enfermé, à même le sol, dans une cave, ou une sorte de souterrain, aux murs dégorgeant une humidité qu'il sentait l'envelopper comme un linceul. Ils s'étaient persuadés qu'il était mort, car il ne respirait plus et ce qu'ils ignoraient, aveuglés par la terreur de le voir ainsi déambuler parmi eux, c'est qu'il n'avait jamais respiré par nécessité. Il ne fonctionnait pas comme eux. Il n'était d'ailleurs pas censé se montrer comme il l'avait fait, il n'était pas censé prendre forme ; ce monde n'était pas le sien et ne le serait jamais, mais il n'avait pas eu le choix. Ça lui avait fait mal, que de se hisser ainsi dans l'extérieur palpable, ça l'avait fait encore plus souffrir que le pauvre hère qu'il avait réduit en morceaux pour pouvoir se déplacer dans cette réalité-là. Il restait un peu de lui dans ce qu'il était devenu ; il sentait ses restes de conscience flotter dans son esprit, des déchets saumâtres et confus, remplis d'horreur, de honte et d'incompréhension. Elles refusaient de le lâcher, ces bribes balbutiantes et il ignorait comment s'en débarrasser. Tel était sûrement le prix à payer quand on outrepassait sa nature-même pour en saccager une autre – mais il n'avait pas eu le choix, il n'avait pas eu le choix, c'était ça ou sombrer avec le reste du Fondamental et il n'avait pas réussi à s'y résoudre. Il savait – de la même manière qu'il savait qu'il était formellement interdit de toucher les Hommes – qu'un autre au moins avait essayé de les prévenir, en se servant d'un corps déjà froid pour apparaître. Il leur avait dit de ne pas aller à l'une des nombreuses sources du Fondamental. Il leur avait dit de ne pas la chercher, et son sacrifice avait été vain. Il était trop tard : ils l'avaient déjà amenée ici, ils avaient creusé une fosse pour la remplir des cadavres contaminés par le délitement du Fondamental. Et là-bas, loin à l'est, ils l'avaient trouvée elle et ils l'avaient ramenée ici, parce qu'ils étaient idiots, ils ne comprenaient rien, ils ignoraient que cette erreur qu'ils nommaient sorcière, strige, roussalka, portait un fragment du Fondamental en elle et qu'elle n'aurait jamais dû le posséder. Elle en avait néanmoins hérité, car le Fondamental pourrissait, il se décomposait, de plus en plus vite, et s'était mêlé à elle par accident. Cela ne devait pas arriver, cela ne devait pas être, tous le sentaient, eux comme les autres et cela devait être réparé, bien que cela soit sans grand espoir. En elle se terrait la volonté du Fondamental, enfin, ce qu'il en restait, une volonté désormais privée de conscience, aveugle et tâtonnante, tout juste bonne à les contraindre à faire toutes ces choses qu'ils ne devaient pas faire, à briser tous les tabous en plus des os. Et, inconsciente comme tous ceux de son espèce, elle retournait cette volonté contre son propriétaire et cela rendait ce qui subsistait du Fondamental fou, de douleur, de rage, et cette agonie, il la ressentait à chaque instant. Elle s'insinuait en lui au plus profond, elle ébranlait la composante essentielle de son être, elle le tordait, elle les tordait tous au point qu'il ne reconnaissait plus les siens – cette haine que le Fondamental vouait aux Hommes depuis qu'ils s'étaient tous retrouvés attachés à eux lui vrillait l'esprit, abrutissante, bourdonnante, affamée. Rien, rien, il ne restait rien du Fondamental que cette haine destructrice, cette faim idiote, depuis qu'ils avaient creusé assez profond pour blesser la trame intouchable et la contraindre à saigner puis à tomber malade. C'était cette inéluctabilité, ce désespoir, qui l'avaient poussé au surgissement. Il s'était bêtement dit que s'il massacrait la sorcière porteuse de volonté, cette dernière retournerait au Fondamental et peut-être que ça irait un peu mieux, peut-être que son existence aurait retrouvé un minimum de sens. Peut-être qu'en retrouvant une partie de sa volonté perdue, le Fondamental les aurait enfin décollés de cette race répugnante et de leurs pensées si sales. Ils les détestaient tous, quel que soit le nom qu'ils se donnaient. Ainsi, il avait vomi Jensen tout le long de leur existence commune et le plus désagréable, c'était qu'il s'était senti souillé, déformé par sa présence ; les Hommes dégageaient des choses, des énergies, des émotions qu'il avait absorbé sous la contrainte et ce lien l'avait nourri, écœurant au possible et il s'était mis à changer, à devenir comme lui. Il l'avait renforcé aussi, d'une façon malsaine, mutilant sa forme initiale pour la rendre massive, difforme, hideuse et il l'avait encore plus abhorré pour cela. Il l'avait haï pour ce qu'il était devenu, pour avoir fait de lui cette monstruosité sans même se douter de son existence comme ils écrasaient les bêtes invisibles sous leurs pieds. Il avait aimé le déchiqueter pour prendre sa place, même si ça signifiait désormais cohabiter avec ses résidus et être coincé dans ce monde de ténèbres puantes.
Maîtriser un corps physique s'était avéré plus ardu qu'il ne l'aurait cru. Cette maladresse lui avait coûté tout son plan bancal et ils avaient réussi à l'arrêter.
Leurs balles n'avaient pas réussi à le tuer car il ne pouvait pas mourir. Il n'avait nulle part où aller. La Nature n'avait tout simplement pas prévu que cela se passe ainsi ; ils étaient incapables de franchir ainsi la frontière quand ce n'était pas la volonté du Fondamental, la seule également capable de les rappeler. Et il n'y avait plus rien pour le rappeler, alors il était désormais condamné à cette parodie de vie indigne. À moins qu'il ne réussisse peut-être à s'échapper de cette cavité sordide dans laquelle ils l'avaient balancé, lui et ses membres parfois coupés à la hache, pour ensuite aller se jeter dans la fosse toute proche pour s'y dissoudre – il était prêt à creuser pour atteindre la réminiscence du Fondamental qui s'y trouvait.
Il ne sut combien de temps il passa dans cet état de léthargie. L'obscure mécanique qui l'animait finit par se remettre en marche. Serpentant en sens inverse, les fluides divers qui avaient suinté de lui rebroussèrent chemin et avec une lenteur immonde, la flaque dans laquelle il était étendu diminua jusqu'à sa disparition complète. Des filaments se tendirent à l'intérieur de ses blessures et son épaule à moitié arrachée par la lame de la hache reprit sa place initiale en une série de craquements obscènes. La mémoire du corps réanima une respiration inutile. S'il pouvait ressentir ne fut-ce que quelques bribes de ce qu'il lui arrivait, il se doutait que son état lui aurait infligé un martyre innommable.
À quatre pattes dans l'obscurité, il sonda son environnement. Il se trouvait dans une cellule close par une lourde porte en compagnie de quelques caisses vides. Quelque chose y était imprimé dans leur langue et à contre-cœur, il dut faire appeler aux miettes de l'esprit qu'il avait détruit en même temps que le corps qu'il occupait.
Société pour la recherche et l'enseignement de l'héritage ancestral, lut-il. Il connaissait cet endroit comme il connaissait ce qu'ils appelaient Pologne, à cause de son double. Il n'expérimentait leur monde qu'à travers une pellicule trouble, sans nuances, sans couleur ni textures – c'était un rêve interminable, fade, étouffant sous son propre poids. Trop occupé à essayer de se défaire du cordon inexpugnable qui le liait à l'un de ses représentants, il ne s'était jamais particulièrement intéressé à cet environnement. S'y retrouver l'avait choqué. Maintenant, il devait apprendre. Avec un dégoût de plus en plus prononcé, il se plongea plus profondément dans les souvenirs parcellaires de son ancien compagnon d'infortune.
*
Ils avaient été idiots, à s'exposer ainsi à l'influence de ce qui était devenu la Fosse. Ils n'avaient même pas monté de croix près des cadavres. Les paysans ukrainiens s'étaient montrés plus dégourdis, même si cela n'avait fait que retarder l'inévitable : ils savaient que ce qu'ils appelaient le bojeglaz craignait les signes de foi. Il leur vouait un dégoût atavique depuis les siècles sombres qui avaient vu naître l'Inquisition et les bûchers.
Cela leur avait prouvé que vivre parmi eux était impossible. Certains étaient restés, bien sûr. Ils avaient renié leur nature pour se mêler aux Hommes, clamant qu'ils n'étaient pas tous mauvais, et ils avaient fini par s'oublier complètement – ceux-là, il les méprisait tout autant qu'il les redoutait. Se détacher ainsi du Fondamental les avait ironiquement sauvés de sa dégénérescence récente. Ils restaient en permanence à la frontière, veilleurs, passeurs endormis, inconscients gardiens qui, autrefois, ne pouvaient rentrer dans une demeure que sur invitation. Ils avaient si bien adopté l'Umwelt humain qu'ils s'étaient retrouvés aux premiers rangs de la persécution : intimement liés au Fondamental, ils n'avaient nul pareil pour déceler ses créatures, insensibles à leur regard, jamais dupes de leurs cachettes ou de leurs déguisements. Combien avaient-été perdues à cause d'eux ? Combien des siens avaient été noyés, empalés, brûlés et torturés à cause de cette trahison que le Fondamental avait accepté comme partie intégrante de lui-même ? Le libre-arbitre... peut-être ne valaient-ils pas mieux que les Hommes.
Ce qui l'enrageait le plus était que ceux qui s'étaient retournés contre leur propre peuple échappaient à la terrible malédiction de la Fosse. Ils étaient exempts de toute corruption, aussi immaculés que le Fondamental devait être. Ils ne se transformeraient jamais en gestalt monstrueuse et boursouflée par la maladie de la bête, avide de sang et de massacres insensés. Ils seraient les seuls à s'en sortir. Ce n'était pas juste. Sa seule consolation était de savoir qu'ils n'étaient guère nombreux.
Pourtant, il y en avait eu un ici-même. Il avait vu sa marque sur la cheville de la sorcière. Un malheur ne venait jamais seul. Ceux-là étaient rusés. Impossible de se souvenir exactement de qui il s'agissait, parmi eux. La mémoire de Jensen avait sérieusement pâti de sa rencontre avec cette chose. Elle avait broyé son esprit avec une précision chirurgicale, lui intimant d'arrêter de boire et effaçant toute trace qui pourrait remonter jusqu'à elle. N'en restaient que des bribes floues, des souvenirs épars, des esquisses que Jensen n'arrivait à se remémorer qu'à grand peine. Des émotions plus que des images. Une haine et une tristesse liées au décès de sa sœur. Une lettre, tapée à la machine, un blanc amnésique à la place de la signature. Un drap maculé de terre et de sang séché tendu dans une grange, une chanson résonnant derrière. Cette présence se réduisait à un trou nauséeux dans sa conscience, un vide aux bords noircis et calcinés à l'instar d'une brûlure de cigarette. Il fumait des clopes en paquet de vingt, c'était la seule chose dont Jensen se souvenait avec une précision quasi-maniaque. Des Josetti Juno dans leur carton blanc immaculé liséré d'or, des pyramides et des palmiers dessinés dessus ; elles étaient fortes, malgré le filtre et l'odeur qu'elles avaient s'était imprimée dans sa cervelle comme une trace indélébile, impossible à oublier. Il avait toujours détesté cette sale puanteur grise. Cette rancune se déversa en lui à l'instar d'un seau de sable trop rempli, étouffante et il ne la repoussa qu'à grand-peine.
Sa vue étant imparfaite et défaillante, il se fia surtout à ses autres sens – tout aussi limités, malheureusement, à cause de son enveloppe. Comment faisaient-ils, au juste, quand ils ressentaient aussi peu et entendaient aussi mal ?
Un silence écrasant s'était installé depuis qu'ils l'avaient abandonné ici. Ils devaient être loin. L'Institut était composé de multiples bâtiments éparpillés sur plus de deux hectares, et grâce à la mémoire résiduelle de Jensen, il pourrait s'y orienter sans problèmes une fois à l'extérieur.
La porte était épaisse, mais malgré sa maladresse de nouveau-né, il demeurait massif et fort ; selon leurs appréciations, il mesurait plus de deux mètres trente et atteignait les cent-soixante kilos, un véritable monstre habillé de chair loqueteuse. Le bois céda en son milieu après quelques coups d'épaules acharnés et déblayant les débris et les copeaux tranchants de ses bras, il culbuta à l'extérieur de sa geôle. Y régnait une lumière d'origine électrique qui l'aveugla un court instant, car ses yeux étaient nombreux mais bien mal adaptés à la luminosité cinglante propre à leur monde. Il se réfugia dans un recoin plus sombre, près d'une réserve grillagée où planait une odeur de viande fumée et attendit un peu. Ils n'avaient laissé personne pour surveiller sa cellule. Des idiots. Il essaya de se souvenir combien d'entre eux étaient armés.
Quatre, au moins. Des fusils à verrou Karabiner 98k, fabriqués par Mauser, mis en service en 1935, avec une capacité de 5 coups – on insérait le chargeur directement dans le tronc, et c'était puissant, ça pouvait taper à plus de trois-cent mètres sans lunette ; cette information flotta dans sa tête, surgie de nulle part et il finit comprendre que c'était les restes de Jensen qui s'exprimaient. Tout ce qu'il avait été se déversait en lui, en même temps que la compréhension quasi-complète de ce qui l'entourait, depuis qu'il avait pris sa place par la force. Jensen avait été un soldat. Un Waffen-SS, un combattant, qui avait fait des choses terribles, honteuses et elles avaient fini par le ronger, par le dissoudre, aidées par l'alcool qu'il avalait et cette faiblesse lui avait permis de le revêtir comme un habit bien trop petit. Il y avait bien sûr perdu une grande partie de lui-même, et était désormais incapable de se distinguer de Jensen ; c'était un prix terrible à payer, et il n'avait pas le temps d'y penser pour l'instant. Pour l'instant, cette psyché étrangère allait lui servir. Sans Gebbert, qu'il avait décapité dans l'espoir de donner une bonne leçon à cette petite hure de sorcière, et sans le caporal Locke, se remettant toujours de sa jambe fracturée, il ne restait à l'Institut plus que quatre troufions et leurs Kar98k. S'il ne se laissait plus surprendre, s'il usait de toutes ses capacités, ils ne pourraient pas l'arrêter à nouveau.
Un bruit de pas précipités le tira de sa réflexion stratégique. Il s'était trompé : ils n'étaient pas bêtes au point de laisser le sous-sol sans surveillance et réagissaient enfin, bien qu'à retardement. Il se tassa un peu plus près de la réserve, se ramassant sur lui-même, à l'affut.
Ils étaient deux. Grands, plutôt jeunes, encore verts : eux avaient échappé à la mobilisation à l'est, ce qui ne les empêchait nullement de brandir leurs armes en aboyant sèchement dans sa direction. S'ils étaient impressionnés par sa résurrection soudaine, ils n'en laissaient rien paraître. Il l'avait remarqué auparavant : ils ne montraient que très peu leur peur. Il les effrayait, il les dégoûtait, Gebbert s'était même pissé dessus quand ils s'étaient retrouvés face à face mais il avait quand même continué à l'affronter et il trouvait ça admirable. Ils étaient des automates bien dressés, parfaitement disciplinés, pathétiques et dangereux. Comprenant qu'il ne pourrait échapper à une seconde confrontation, il se redressa complètement et l'un des deux soldats poussa un couinement surpris. Son fusil claqua, arrachant un pan de roche tout près de son épaule et il n'y échappa qu'en se jetant sur le côté. Sa réception maladroite lui tira un grognement et il s'empressa de se remettre debout. Il cligna des yeux, et dans un crépitement ténu, la trame de laquelle il était issu se délita pendant un court instant, formant une impulsion faible, ridicule, à peine un grésillement. Ce fut pourtant suffisant pour les déstabiliser : ils clignèrent des paupières, désorientés, plongés dans une vague cauchemardesque invisible à l'intérieur de laquelle il se déployait de toute sa masse tentaculaire. Malgré tout leur entraînement, leur esprit demeurait vulnérable, il n'était pas préparé à ce phénomène, et cela lui permit de bondir sur eux. La haine déferla alors. Le couloir se mit à résonner de coups assourdissants, qui le manquèrent à de nombreuses reprises. Une balle perdue fracassa la lampe murale et l'espace se remplit d'une senteur de filaments électriques brûlés.
Il en envoya un contre le mur comme s'il s'agissait d'une vulgaire marionnette avant de le broyer. Bien qu'il mourût sur le coup, les os désarticulés par la puissance du choc, il s'acharna pourtant. Il lui arracha les mains et les joues, il plongea sa nouvelle bouche répugnante dans sa chair pour en déglutir la vitalité restante et en sentant le sang couler dans ce qui restait de sa trachée, il se rendit compte qu'il pouvait les absorber comme il avait dévoré Jensen. S'il voulait sortir d'ici, cela allait lui être utile. Sous les yeux du restant, paralysé et tremblant devant ce spectacle innommable, il déchiqueta et démembra le cadavre pour s'en nourrir et son corps s'en retrouva renforcé. Cela le dégoûta, d'être devenu cette créature indigne. Une blatte, un parasite qui devait manger des viscères pour espérer avoir une chance de leur échapper. Voilà ce que le Fondamental transformé en Fosse avait fait de lui – et c'était de leur faute. Il leur ferait payer, il leur ferait regretter, c'était tout ce qui lui restait.
Quand il eut terminé et qu'il ne restait plus qu'un tas d'os et de nerfs baignant dans une mare de suc et de tissu, il se redressa, vibrant d'une énergie nouvelle. Le survivant en avait laissé tomber son fusil, incapable de parler, de crier ou même de prier, réduit à néant par ce qu'il venait de voir. Des animaux stupides. Des esprits dépourvus de la moindre complexité, qu'un rien paralysait, qu'un rien privait de la moindre volonté de fuite. Encore tout dégoulinant, essoufflé... voilà qu'il avait besoin de respirer, maintenant, de respirer véritablement, c'était étrange... il n'avait pas envie de leur ressembler... hors d'haleine, donc, il s'avança, il lui ouvrit les bras et il se mit à rire. Entre les murs humides, ce bruit d'outre-tombe sonna à l'instar d'une toux souffreteuse et l'homme se mit à murmurer, incohérent, car il voulait continuer à vivre. Il l'accula contre le mur, sans le toucher, et d'un clignement asynchrone, le condamna. Il ignorait qu'il était encore capable d'agir ainsi ; depuis le retrait du Fondamental de l'Umwelt des Hommes, cela leur avait été interdit, car cette pratique perturbait la frontière entre leurs existences simultanées mais cette limite-là s'étiolait de plus en plus depuis que la Fosse régnait. Ils ne récoltaient que ce qu'ils semaient. Il dévora celui-ci aussi, dans un acte contre-nature, et ce qui le rattachait encore au Fondamental agonisant se mit à gémir et à pleurer. Il ne devait pas agir ainsi, c'était humiliant et sale – il leur était défendu de prendre forme pour cette raison précise, d'acquérir une gestalt ; la gestalt était une condition dégradée, bestiale, et il sentit la partie qu'avait été Jensen s'agiter à cette pensée et tandis qu'il plongeait griffes et crocs dans le corps ramolli, il se dit que tant pis, à la guerre comme à la guerre – mais c'était probablement Jensen qui affirmait cela, ce n'était pas lui, lui n'existait plus de manière concrète, il était devenu un golem, une forme corrompue, par les Hommes et par la Fosse. Et ce qui restait du Fondamental continuait à se lamenter alors qu'il se nourrissait avec cette satisfaction écœurante et la pitié de lui-même finit par l'emporter. Il rejeta le cadavre tiédasse et se déchaîna contre les parois, dans le vain espoir de s'y briser l'esprit ou même les os, pour ne plus ressentir cette contradiction déchirante entre sa nature originelle et ce qu'il était devenu.
Le monstrueux raffut qu'il provoqua attira les soldats restants – il en restait trois, au lieu des deux que lui avait montré la mémoire de Jensen. Ceux-ci ne firent pas l'erreur de descendre. Un objet oblong, cylindre noir monté sur un manche en bois, dégringola les marches et l'explosion l'expulsa quinze mètres en arrière, lui ravageant la cage thoracique et soulevant une véritable brume rouge à cause des deux corps morts. Il passa au travers d'une porte, y laissant de multiples lambeaux de lui-même, étalant des traces visqueuses sur les murs et le sol et une étagère arrêta sa course en s'écroulant sur lui de tout son poids. Sonné, il n'essaya pas de remuer. Revigorée par son repas récent, son enveloppe entama sa reconstitution bien plus vite qu'auparavant. L'air s'était rempli de poussière de plâtre. Tout au fond, il les entendit descendre et les imagina épauler leurs armes.
— Ist er tot ? Hu ? Ist er tot ?
— Ich weiß nicht, répondit quelqu'un.
Il se rendit compte qu'il était encore trop choqué pour les comprendre parfaitement. Leur langue lui semblait familière, à cause de Jensen, il se souvenait même l'avoir employée pour s'adresser à la petite sorcière, mais sur l'instant, il n'en percevait qu'un charabia distant. Les murs lui renvoyèrent un staccato geignard. L'un d'eux avait probablement confondu les tas ensanglantés qu'il avait laissé à la place des deux soldats avec lui-même et venait de tirer dessus. La cadence était trop élevée pour qu'il s'agisse d'un Kar98k, et le bruit n'était pas le même, il était plus graisseux, plus aigu. Maschinepistole 38, une rareté pour une garde aussi insignifiante que celle de l'Institut. Il espérait que cela n'allait pas lui poser problème. Au bout de quelques minutes seulement, il fut à nouveau capable de bouger. Poussant les débris encombrant le couloir de leurs bottes, enjambant les décombres quand elles étaient trop volumineuses, ils progressaient lentement vers lui, toussant et retenant leurs hauts le cœur.
— Là ! s'égosilla celui qui ouvrait la marche une fois au seuil de la porte défoncée.
Le MP38 hurla à nouveau. La rafale lui trancha une partie du mollet tandis qu'il rampait pour se mettre à l'abri derrière la série d'étagères écroulées.
— Balance lui une grenade, suggéra une voix nerveuse.
— Mais ça ne va pas la tête, répliqua une autre. Si je fais ça, on va tous devenir sourds, si ce n'est pire !
Ils n'osèrent entrer à l'intérieur de sa cachette envahie d'une brume de poussière imprégnée de sang. Cela leur coûta la vie. Il les faucha en se jetant en travers de leurs jambes, brisant leurs rotules. Celui qui tenait le MP38 en pressa la détente dans un réflexe qui relevait du spasme et il s'empressa de le lui arracher des mains. Le couloir était étroit, jonché de pierraille, éventré par la détonation de la grenade à manche, leur coupant toute fuite rapide – qu'il leur avait d'ailleurs interdite en leur cassant les jambes. Au corps à corps, ils n'avaient aucune chance de s'en sortir. Il se déchaîna. Enfonça ses mains dans leurs cages thoraciques, les secoua par la gorge, lacéra leurs cuisses. Il n'arrivait plus à réfléchir, emporté par la déferlante de la faim aveugle qui se déversait en lui. Telle était la malédiction de la gestalt. Passer dans l'environnement des Hommes le condamnait à servir la Fosse pour de bon. Et la Fosse ne voulait rien d'autre que manger et détruire, elle n'avait pas d'autre but, pas de volonté à part celle de l'existence vaine ; une fois qu'elle les aurait tous dévorés, elle s'en prendrait à elle-même, elle rongerait sa propre queue pour se sustenter avant de s'écrouler. Dire qu'eux la prenaient pour la manifestation d'une pure volonté de puissance ! Ils voulaient l'exploiter, en profiter, la domestiquer, même, pour qu'elle serve leurs petits buts conquérants, leurs pathétiques idéologies, alors que ce n'était qu'une anomalie, une défaillance, une maladie à peine consciente d'elle-même qui cherchait à prospérer, quitte à tout emporter avec elle. Il sentait ce besoin impérieux de vivre le tordre peu à peu, l'écraser, le modeler à sa guise tandis qu'il ingérait leur chair fadasse, leurs tendons fragiles, et que sa musculature croissait, s'alourdissait de minute en minute, l'enveloppant d'un rempart de viande froide et morte comme d'une armure. Son esprit cédait lui aussi à cette folie. Cette démence incompréhensible, terrorisée, qu'il absorbait en même temps que leur sang et leurs consciences, une ivresse amère et euphorique que Jensen avait tant cherchée et qui avait fini par lui saccager le foie et l'estomac.
Une fois qu'il eut terminé avec les trois derniers soldats, il s'empara du fusil-mitrailleur dans un réflexe qui ne lui appartenait pas. Il ne parvenait plus réellement à établir la limite entre ce qui restait de Jensen et de lui-même ; un trouble aggravé par l'ingestion du sang, lui semblait-il. Ces créatures-là portaient le poison en elles. Il en aurait pleuré de désolation s'il en était capable. Il se traîna plus qu'il ne marcha le long de la coursive encore enfumée, trébuchant et se cramponnant aux murs. Parvenu au bas des escaliers, il se figea un court instant, persuadé que l'assourdissant raffut avait réveillé l'intégralité des occupants du domaine. En l'absence de l'expédition du département d'archéologie, il devait en rester une maigre quarantaine.
Seul le silence le guettait en haut des marches. Il les monta à quatre pattes, débouchant sur un vantail de cellier grand ouvert dont il s'extirpa, tombant à genoux dans le gravier et dans la nuit. L'épais bosquet cernant les murs et les haies mal entretenues, hirsutes dans la pénombre, lui apprirent qu'il sortait de l'annexe du manoir qui leur servait à la fois de garde-manger, de caserne et de garage. Un appentis abritait les deux camions troupiers en service à l'Institut ; ceux-là même qu'il se souvenait avoir autrefois conduit sur les sentiers – non, que Jensen avait conduit. Les véhicules disparaissaient sous des bâches individuelles en filets de camouflage. Il y avait un vide entre les deux mastodontes, un trou qu'avait auparavant occupé une grosse voiture dont il chercha douloureusement le nom pendant quelques secondes. Une Mercedes-Benz 770, la Grande, modèle 1938 décapotable, prix uniquement sur demande, ça l'avait tout de suite marqué car ce n'était pas le genre de voiture que n'importe qui pouvait se payer et sûrement pas un ancien apprenti-mécano tel que lui ; bien pour ça qu'il avait longtemps rêvé de la fracasser, cette horrible bagnole – non, non, c'était lui qui... ce n'était pas...
Pas comme ça, pensa-t-il en s'enfonçant le canon encore chaud du MP38 dans la gueule. Il refusait de vivre cette collocation confuse, cette double identité fracassée, ces réminiscences incohérentes, pas comme ça, et la rafale qu'il s'envoya en plein dans le gosier lui traversa le crâne, éparpillant ce qui lui servait de matière cérébrale sur plusieurs mètres. L'obscurité qui l'enveloppa ensuite lui fit croire qu'il avait enfin réussi à se débarrasser de Jensen mais la mémoire de ce dernier revint à la charge quelques instants plus tard, alors que son corps se reconstituait dans une succion paresseuse.
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