10 Wolff

Tu sais, le problème, c'est pas tellement les polonais, disait Lutz. C'est les renseignements. On m'a dit que pas loin, une voiture est tombée en embuscade. Ils se planquent dans les arbres parce que c'est des bûcherons, des chasseurs ou des trappeurs. C'était un tacot du renseignement. Alors, sans eux, l'état-major interarmées, il fait quoi ?

— J'sais pas, répondit Wolff. Il fait quoi, l'état-major interarmées ?

— Bah il agit en aveugle, voyons. Il sait pas comment employer son infanterie, son artillerie, ses tanks et ses avions. C'est comme un gosse un peu attardé qui joue aux échecs. Les généraux se demandent ce qu'ils doivent faire avec leurs trop nombreuses pièces. Du coup, la piétaille part gaillardement en avant, en chantant Heidi Haido et tout, les chars vont en arrière, histoire de labourer un peu les champs de patates, l'artillerie pilonne les deux et les avions bombardent l'artillerie. T'as cru être un héros, bah t'es qu'un putain de dommage collatéral encore vivant. La mort ici, c'est juste un effet de désordre.

Lutz n'avait pas parlé pendant aussi longtemps depuis plusieurs jours et Wolff crut à un signe d'amélioration.

Octobre n'avait pas encore commencé. La campagne de Pologne tirait à sa fin. Le trentième jour, Varsovie était déjà assiégée, au bord de la rupture. L'automne refroidissait les matins d'un givre brutal. Le plus gênant était la gangue de glace, envahissant les ruisseaux et les lacs très tôt pour la saison, les contraignant à s'acharner à coups de pelles et de pioches pour craquer la gelure et atteindre l'eau saumâtre. Celle-ci était imbuvable, bien sûr et même les plus astucieux systèmes de filtrage à moteur ne la rendaient que moins brune, la teintant d'un goût d'essence brûlée. Mais même cette pisse glaciale aux relents de colique et les renseignements défaillants ne les avaient pas empêchés de couper le pays en deux. Selon Lutz, le plus stratège du groupe de l'avis général, ce marasme serait bientôt terminé.

Mais Lutz n'alignait pas plus deux phrases à la suite, en ce moment.

Tout avait débuté non loin de Pabjanice. Dans cette ville coquette, ils avaient réussi à réunir une vingtaine de ressortissants jugés dangereux. Principalement des universitaires, deux ou trois nationalistes avérés et des membres du clergé. Et des Juifs, aussi, ainsi que leur famille.

Une fumée lointaine se mêlait au rideau de bruine, s'y dissolvant dans une effervescence humide de gouache diluée. Ce matin-là, l'air avait une saveur boueuse, comme si la mouise qu'ils foulaient avait commencé à s'évaporer. Le ciel, le sol, tout baignait dans une teinte terreuse et seuls les troncs des arbres y traçaient des lignes grises, aussi droites que des barreaux de prison. Le vert-de-gris de leurs uniformes s'y détachait en tâches de moisissure. Wolff avait suivi le conseil qu'il avait reçu en Ukraine. Il s'était endurci depuis sa remobilisation par la Liebstandarte. Désormais, presser la détente ne lui posait absolument aucun problème. Souvent, il en était même très fier. La guerre l'avait révélé. L'alcool aidait aussi.

Tenant en respect toute cette petite foule en larmes, les membres tremblants, ils les avaient amenés à la lisière de ce petit bois quelconque, assez loin du chemin tout de même. Wolff les avait fait creuser. Ç'avait duré assez longtemps, car les civils ne savaient pas manier les pelles aussi bien que lui et ses hommes, et que les enfants s'accrochaient aux adultes, empêchant ces derniers de s'activer comme il faut. Cela leur avait pris deux ou trois heures peut-être. Ils étaient épuisés et en sueur, quand ils eurent terminé de creuser la fosse.

La minuscule pluie avait cessé.

Alors Wolff avait ordonné à Lutz et aux autres d'aligner les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, à genoux, le dos tourné et le visage face au trou, les mains le long du corps. Il repensait souvent aux Kupchenko quand ils faisaient ça. Cela ne provoquait désormais plus rien en lui, à part une envie de boire, et encore, pas tout le temps.

Puis il avait levé une main et ils avaient fait feu.

Mais Lutz avait hésité, tout comme lui en Ukraine. Ses mains avaient tressauté quand il avait appuyé sur la détente et ce n'était pas à cause du recul, mais de la crainte. Peut-être qu'il s'était rendu compte qu'il n'était pas assez solide.

Quoi qu'il en soit, quand il avait fallu passer aux enfants, des nourrissons parfois, Lutz s'était figé et lui avait jeté un regard perdu et suppliant. Wolff n'avait pas du tout aimé ça. Les petits, c'était plus dur, alors il n'éprouvait pas vraiment de la colère à son encontre. Bien sûr, pour tenir son rôle, il l'avait rabroué devant les autres. Au fond, cela l'inquiétait et le peinait plus qu'autre chose. Alors que la campagne avançait, l'attitude de Lutz devenait de plus en plus erratique. En plein milieu de la nuit, il l'avait surpris à sangloter à plusieurs reprises.

À Pabjanice, donc, alors qu'ils venaient tous de jeter la dernière pelletée de caillasse boueuse pour dissimuler les corps, son meilleur ami... enfin, le sergent Lutz, avait affirmé que cette terre gelée bougeait.

Que ceux qu'ils venaient d'ensevelir étaient encore vivants et qu'ils remuaient.

— Mais je te jure, Wolff, ils sont encore en vie, là-dessous... tu les entends pas gratter, toi, dans la fosse ? Leurs mains blanches... qui grattent... on dirait des rats dans un seau.

Puis il avait éclaté d'un rire si sonore que Wolff avait dû l'amener à l'écart pour le calmer. Hoquetant, secoué par une hilarité déplacée, Lutz s'était plié en deux sous son regard consterné. Il lui avait fallu plus de dix minutes pour reprendre ses esprits et redevenir lui-même.

— J'sais pas ce qu'il m'a pris, avait-il avoué.

Le plus gros problème avec lui, c'était que ses sautes d'humeur nuisaient à tout le monde. Wolff s'était obligé à crier plus que d'habitude pour qu'ils obéissent. Troublés par l'évident embarras de Lutz, certains en devenaient maussades. Pire encore, d'autres commençaient à se poser des questions.

Et c'était à lui de leur expliquer que s'ils étaient ici, ce n'était pas pour se poser des « questions » mais faire leur devoir. Celui-ci passait par l'obligation d'éliminer la vermine qui parasitait leur espace vital nouvellement acquis. Pas de place pour la complaisance. Ni les sursauts de dégoût. Un point c'est tout. Ce discours marcha quelque temps et tout le monde s'était repris. Même Lutz.

Mais voilà, il avait piqué sa crise et énoncé son délire à haute et intelligible voix et les plus endurcis avaient regardé la fosse tout juste colmatée avec de la frayeur dans les yeux. Alors Wolff s'était dit que ça suffisait et qu'il laissait les choses suivre leur cours, Lutz allait devenir parfaitement intenable.

Il lui fallait donc trouver une solution dans l'urgence.

Quand il tomba sur un camion allemand rempli de ras bord de médicaments épargné par le saccage, il sut que le ciel lui donnait un signe. Sur le chemin qu'ils prirent pour le ramener à l'hôpital de campagne de la compagnie, le caporal-chef Katzer, l'infirmier de l'escadron, avait farfouillé à l'intérieur. La méthadone eut un effet miracle. Lutz se calma, devint aussi docile qu'à ses débuts et Wolff en soupira de soulagement. Lutz ne broncha plus. Il ne disait d'ailleurs plus grand-chose, enfermé dans un sombre mutisme, mais il préférait ce subit silence à ses débordements. Suivant l'avancée de la 6e comme un fantôme, ils plantèrent leur campement non loin d'une deuxième fosse.

Le peloton spécial que commandait Wolff attirait la méfiance de la régulière. C'était à peine si, en dehors du groupe, on lui adressait la parole. Petre Staub, le major de la division de la Wehrmacht, voyait leurs attributions d'un mauvais œil. Staub faisait partie des soldats qui avaient encore un peu d'honneur ; ceux qui considéraient qu'en temps de guerre, on n'éliminait pas les prisonniers. Leurs rapports étaient glaciaux, à l'extrême limite du mépris. Pour l'armée, la Waffen-SS n'était qu'une bande de sales gosses. Le seul membre qu'ils arrivaient à tolérer était le Hauptsturmführer von Falkenstein, parce qu'il était le meilleur toubib à quinze kilomètres à la ronde.

En ce début de journée, Wolff avait accordé un peu de répit à la dizaine de soldats de son escadron. Tous étaient épuisés par ce mois intense.

Sous leur grande tente en toile, élevée à l'écart de celles de la 6e, les conversations allaient bon train mais les rires étaient rares. Chacun s'occupait comme il pouvait : certains avaient choisi de repriser leurs tenues parfois trouées, d'autres en profitaient pour écrire à leur famille ou leur fiancée. Il aurait bien écrit à Liz, mais elle n'avait jamais su lire. Il avait donc choisi les cartes avec Katzer.

Ce dernier était en train de mener le jeu quand un engagé volontaire fit irruption sous l'abri de toile, haletant d'avoir trop couru. Wolff leva les yeux, casquette de travers et se rendit compte que l'homme qui était entré dans son fief n'était pas de l'escadron. Il portait au contraire la veste et le béret noir des conducteurs de la machinerie blindée de la 6e.

— Caporal Armansche, Herr SS-Obersturmführer, s'écria-t-il sans pour autant se mettre au garde-à-vous. Urgence. Vous devriez venir.

Wolff ne se leva pas, se contenant de toiser le nouveau venu avec méfiance. Les relations entre son groupe et la 6e étaient tendues. Des rumeurs avaient commencé à se répandre au sujet des fosses et le comportement de Lutz ne les arrangeait en rien. La 6e parlait et il sentait leurs regards inquisiteurs dès qu'il tournait le dos. Ils évitaient leur campement avec soin, habituellement, comme s'ils étaient contagieux.

— Et pourquoi ça, caporal Armansche ?

À part lui, plus personne ne prêtait attention à l'intrus en uniforme des divisions blindées. Les instants de loisir étaient trop rares pour que ses gars n'en sacrifiaient de précieuses minutes à regarder un quelconque troufion de la 6e.

— Un incident d'ordre personnel, dit Armansche. Je préférerais vous l'expliquer dehors.

Intrigué par cet aplomb, Wolff proclama à Katzer qu'il se couchait, rejeta les cartes sur la table bricolée avec des planches et sortit de la tente. Il se retrouva dans le froid et la boue du campement provisoire.

Dans le ciel d'anthracite sifflaient parfois les Stukas et autres Messerschmitt de la Luftwaffe et dès qu'il en entendait un, il ne pouvait s'empêcher de lever la tête.

— Bon, il s'agit de quoi, euh ? dit-il en rajustant sa casquette afin d'avoir l'air plus sérieux.

— Caporal Armansche, répéta l'autre. C'est-à-dire que j'étais pas sensé vous prévenir. Mais vous avez ramené le camion de médocs à notre hosto. J'ai pensé qu'on vous devait bien ça. Mais comme dit, on m'a interdit d'aller vous voir d'abord...

— Possibilité d'abréger ? râla Wolff.

— Oui, d'accord, pardon. Écoutez, on était en train de tirer l'eau à la rivière quand on a entendu des drôles de bruits qui venaient d'à côté de la grange, dit Armansche, soudain gêné. Je pense qu'il s'agit d'un des vôtres. Vous devriez aller voir.

Avec un très mauvais pressentiment, Wolff écarta la bâche qui masquait l'entrée de la grosse tente de toile et scruta l'intérieur. Des soldats étaient assis ou allongés sur leurs lits de camps, d'autres discutaient, lisaient ou continuaient de jouer aux dés.

— Quelqu'un a vu le sergent Lutz ? demanda-t-il.

— Nan, dit Katzer. Il arrête pas de traîner dehors.

Wolff le remercia d'un signe de tête et relâcha la bâche, qui claqua en reprenant sa place initiale.

— Qu'est-ce qu'il peut bien foutre, celui-là ? se demanda Wolff à haute voix en se mettant en route.

Armansche le suivit.

— Bah il est pas vraiment dans la grange, mais à côté. Je crois qu'il creuse. Le major nous a dit de laisser faire. J'ai préféré venir vous voir pour que vous alliez le chercher. Avant que toute la 6e ne déboule pour se moquer, je veux dire.

— Ah, bon, dit Wolff, perplexe.

— Franchement, si j'étais dans cet état, j'préférerais me faire griller par mon lieutenant plutôt que par des gars d'une autre division, ajouta Armansche. Enfin, quitte à choisir, vous savez.

— Quelle belle journée pour creuser, ironisa Wolff, se renfrognant quelque peu.

Quittant l'agitation amorphe des troupes alors que sonnait l'heure de la gamelle, ils étaient sortis du camp, installé sur un plateau aux flancs piqués d'herbe sèche. Quelques conifères égayaient la platitude désolante caractéristique de ce coin du pays. À leur droite se trouvait la cicatrice brûlée d'un champ noirci et retourné par les bombardements et à gauche pourrissait un village dévasté.

— Vous êtes dans les blindés, c'est ça, caporal ?

— Ouais. Je veux dire, oui, Herr SS-Obersturmführer, se reprit Armansche. Hâte de rentrer.

Il soupira alors qu'ils s'engageaient sur une piste étroite qui menait à la rivière, où toute la 6e venait puiser son eau, se décrasser ou faire sa lessive. Plusieurs bouleaux défraîchis, comme écaillés, ornaient la rive piétinée et boueuse.

— J'ai des petits qui m'attendent. Le dernier vient d'avoir quatre ans et j'ai pas pu assister à son anniversaire.

— Oui bah c'est bientôt fini, tout ça, dit Wolff. Vous, moi, les autres, on va tous rentrer avant la fin de la semaine.

La grange au toit de paille ne se trouvait plus qu'à une centaine de mètres. Avant leur arrivée, elle servait au kolkhoze local, qui y entreposait leur foin et leurs récoltes, mais depuis, l'envahisseur l'avait vidée de tout ce qui était comestible et laissée à l'abandon.

— Merci, dit Armansche.

— Merci de quoi ? demanda Wolff.

Le caporal haussa des épaules.

— De pas m'engueuler, parce que je suis, comment on dit ? Nostalgique, oui.

— Y a pas de mal à ça. On a tous envie de rentrer. Moi le premier.

— Ben, dites donc, lieutenant, c'est surprenant. Moi qui pensais que vous les esse-esse...

Il n'alla pas plus loin. Ils longeaient la rive en direction de l'entrepôt désormais tout proche.

— Et bien quoi ? dit Wolff. Quoi, les SS ?

Armansche grimaça. Il se demandait visiblement s'il avait bien fait d'aborder le sujet.

— C'est trop tard pour reculer, ajouta Wolff.

— Et bah... vous savez, dit Armansche en raidissant les bras le long du corps.

Il marcha ainsi sur deux mètres d'un pas de l'oie parfaitement exécuté, quoiqu'un peu trop lent.

— Vous voyez ce que je veux dire, poursuivit-il en levant le bras dans une parodie mutine du salut officiel.

Il revint vers Wolff d'une démarche tellement raide qu'elle le fit éclater de rire.

— Enfin, l'Hauptsturmführer von Falkenstein, quoi, expliqua Armansche, les bras à moitié pliés et collés le long du torse comme une marionnette.

Il les leva et les abaissa tel un soldat mécanique tout en psalmodiant :

Gottverdaaaaammt, je suis le seul chirurgien compétent ici, alors fermez tous vos gueules et arrêtez de m'emmerder à longueur de temps parce que j'ai tellement de travail et plus de kétamine, dit-il dans une imitation cruelle mais juste de son ton cassant. Merci de mourir en silence !

Wolff le fixa durant quelques secondes d'un air incrédule. Puis il éclata d'un rire sonore, secoué à un tel point qu'il dut s'arrêter pour reprendre son souffle.

— Ne faites jamais ça devant lui, haleta-t-il, sentant un point de côté naître dans son abdomen.

Il était agréable de rire. Les occasions étaient si rares, ici.

— Le gottverdammt ou l'accent ? s'enquit Armansche.

— Les deux.

Ils reprirent leur chemin en direction du sellier délaissé, le caporal se répandant en commentaires hargneux sur le médecin de la 6e.

— Pourquoi ces gens-là deviennent docteurs ? L'autre jour, il est sorti du bloc, Seigneur ! Du jus jusqu'aux coudes ! Il a dit quoi, cet enfoiré ? La gangrène gazeuse du lit trois a lâché, qu'il a dit ! C'était le première classe Franz ! Tout le monde le connaissait. Mais non ! Une gangrène gazeuse...

Ce ne fut pas tellement le terme impersonnel qui choqua Wolff dans l'anecdote. Lui évitait von Falkenstein parce que son attitude détachée le renvoyait face à sa propre crainte de la mort, devenue quotidienne. Personne ne voulait finir au bloc, sous le scalpel de ce charognard féroce. Chaque soir, il priait pour ne pas terminer dans l'antichambre de l'enfer qu'était l'hôpital de campagne. Il évitait de se dire que lui aussi, il pourrait peut-être un jour se retrouver là-bas, sous la tente où l'on agonisait. Il préférait encore crever sous les balles. Ou dans une fosse. Tout plutôt que de devenir une énième « gangrène du lit trois ». N'importe quoi, sauf se transformer en un des diagnostics pessimistes prononcés par cette bouche aux canines pointues et surmontée d'yeux morts.

— C'est un bon chirurgien, dit-il. D'après l'état-major, ses statistiques sont au-dessus de la moyenne.

— Oui, bon, les statistiques, répondit Armansche. Allez dire ça à Franz, tiens. Enfin la gangrène numéro douze ou je sais pas quoi.

Il se tut alors qu'ils s'arrêtaient près de la grange. Wolff guetta le moindre bruit. Mais il n'y avait que le silence.

Les deux grands vantaux de bois étaient largement ouverts, cassés, comme si un grand souffle d'air les avait défoncés de l'intérieur. Les gonds étaient tordus et démis, broyés. Plongé dans les ténèbres grisâtres et humides, l'antre laissait deviner un sol jonché de paille pourrie et puante. Un tonneau d'engrais à base de crottin de cheval s'était renversé près du large portail, répandant son contenu peu ragoûtant au sol. Cela sentait la bouse humide à plein nez.

— Il est où ? demanda Wolff. Lutz ? T'es où ?

Ils firent le tour. À l'arrière, une partie de la toiture s'était affaissée jusqu'au sol. Tout près d'un tas de bois et de gravats, leur tournant le dos, le sergent Lutz s'était mis à genoux devant un trou peu profond qu'il avait creusé. La pelle qu'il avait abandonnée était plantée dans la terre, et il avait mis sa casquette en toile dessus. On aurait dit qu'il préparait sa propre tombe.

— Allons lui faire peur, dit Wolff à voix basse.

Armansche eut l'air très amusé par cette perspective et acquiesça en silence. Doucement, ils s'approchèrent, Wolff préparant déjà le discours sarcastique qu'il allait servir à Lutz. Celui-ci sifflait des paroles incompréhensibles en se grattant le visage. Armansche se mordit le poing pour ne pas exploser de rire.

— Alors, Volker ! claironna Wolff.

Ce dernier sursauta avec violence. Sa dague de combat tomba au sol.

— À ce que je vois, tu t'amuses bi...

Wolff s'étrangla. Lutz n'était pas en train de se gratter la joue. Ramassant la dague d'une main rougie, il la porta à nouveau à son visage et entreprit de se cureter l'orbite avec la lame. Des pans entiers de chair manquaient. À travers cette plaie immonde perçait l'os de son crâne.

— Oh, putain, souffla Armansche.

Avec une lenteur stupide, Lutz se retourna, labourant la terre avec ses genoux. Son œil restant était cave, triste, inexpressif.

— Je peux plus, dit-il en découpant un pan de peau qui pendait sur son nez d'un geste distrait. Je peux plus voir ça.

Quelque part derrière lui, Wolff entendit le caporal lutter contre un haut-le-cœur bruyant. Lui-même se sentait défaillir. La nausée lui tordait l'estomac comme en Ukraine. Il ne pouvait détacher son regard de Lutz et le couteau qu'il serrait dans ses doigts poisseux.

— Il faut venir avec moi, réussit-il à prononcer d'une voix qui ne lui appartenait pas. On va aller à l'hôpital, d'accord ?

Lutz leva vers lui son œil unique, brillant d'envie.

— Il leur reste de la méthadone ?

— Oui, mentit Wolff. Autant que tu veux, mon vieux. Allez, lève-toi et pose ce couteau.

Lutz obéit au premier ordre mais pas au second. Wolff attendit qu'il lui ait tourné le dos pour lui pointer le canon du Luger à l'arrière du cou. Mais son mal-être et son chagrin étaient trop intenses et sa main se mit à trembler. Il était de retour en Ukraine. Lutz se retourna.

— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il, nullement affecté par son geste, trop profondément pris par sa démence.

Wolff essaya d'inspirer et de se calmer. En vain. Son corps entier était comme paralysé. Lutz le fixait d'un air de chien battu, son visage lacéré suintant de rouge. C'était l'un des siens, un bon soldat, un bon SS. Il ne pouvait pas.

— Rien du tout, expira Wolff en abaissant l'arme. Passe devant.

Lutz ne bougea pas. Livide, Armansche était en train de partir à reculons, terrifié par cette folie.

— J'ai plus envie, dit Lutz. J'ai plus envie de regarder tout ça, ni de l'entendre. Elles parlent, tu sais. Les fosses.

D'un geste franc, il s'enfonça la dague effilée dans le ravage de son orbite. Arrêtée par l'os de l'arcade, la lame crissa et Wolff crut s'évanouir.

Ils le traînèrent jusqu'au campement, le caporal Armansche s'épongeant la bouche avec la manche de sa tenue de tankiste. Le manche de la dague de parade oscillait parfois, planté de travers et coincé dans la plaie. Lutz beugla tout le long.

Il ne se tut qu'au seuil de l'hôpital de campagne.

*

Devant lui, à sa gauche et à sa droite, partout, il y avait des rangées de lit de camps posés au ras du sol équarri en vitesse. Tous étaient occupés par des silhouettes plus ou moins immobiles. Ça puait la mort et le sommeil. De toutes parts, des membres et des têtes pansées, des êtres dissimulés par des couvertures miteuses, des doigts manquants, des mains ou des pieds, parfois ; des plâtres et des bandages, souvent grisâtres de crasse. Les corps amorphes étaient surmontés de visages cireux et perclus d'une respiration saccadée ou le coma. Régnait ici un silence d'église que même Lutz n'osa troubler.

Parmi ces cadavres encore vivants, allongés dans leurs cercueils de toile et d'acier, allaient et venaient les nécromanciens en tenue feldgrau, croix rouge sur fond blanc accrochée au bras. Quand ils se penchaient sur les autels à même la terre, Wolff les entendait murmurer leurs obscures incantations.

— C'est en passe de s'infecter. Il faut faire quelque chose.

Ou encore :

— Trois milligrammes. Faut pas bouger.

Au front, il les avait vus tracer des croix sur les têtes des blessés les plus importants pour signifier qu'ils étaient irrécupérables. Bons à jeter. Qu'il n'était même pas la peine d'essayer de les sauver.

— Je vous laisse là, décida Armansche, sortant enfin de son silence. Hors de question que je m'approche du bloc.

Lui laissant le poids pesant de Lutz, il s'enfuit sans demander son reste.

— À l'aide, dit Wolff en haussant la voix.

Personne ne lui prêta attention. Il réitéra, encore plus fort. Un infirmier finit par s'avancer vers lui, quittant le chevet d'un des blessés. Il jaugea la dague plantée dans l'orbite ensanglantée de Lutz avec une grimace.

— Quoi ? demanda-t-il.

— Mais ça se voit pas ? répondit Wolff. Qu'on lui donne un chir, et vite !

— Il travaille, dit l'infirmier en retournant à ses affaires. Attendez. Vous pouvez vous installer près du bloc.

D'un vague geste, il indiqua la partie de la tente que délimitait un grand drap opaque tendu aux pinces à linge. Le tissu était si sale de terre et de poussière qu'il laissait à peine passer la lumière des scialytiques installées de l'autre côté. Le sol était mouillé. Des seaux cabossés s'entassaient près des batteries volées aux camions cassés pour alimenter la lumière. Wolff faillit se prendre les chevilles dans les câbles en installant Lutz sur la planche à tréteaux qui servait de salle d'attente. À moitié évanoui, son ami s'affaissa et il dut le maintenir assis.

Le lessivage sommaire qui se répandait devant ses bottes ne réussissait pas à faire oublier les odeurs de viscères ouvertes qui imprégnaient les lieux. Une conversation indistincte filtrait de derrière la teinture.

— Où sont les filles ? demanda Wolff à la volée, se préparant à prendre son mal en patience.

— Très bonne question, lui répondit un médecin sans se retourner. En Allemagne, je suppose.

— Oh bordel, claironna la voix de von Falkenstein en provenance du bloc, donnant la désagréable impression qu'il venait de voir une bestiole particulièrement répugnante. Gangrène ! Encore ! J'ai coupé trop court, je pensais que ça allait passer. Va falloir amputer de nouveau.

Son ton était si pragmatique que Wolff crut délirer. À côté de lui, Lutz s'était mis à sourire, d'un seul côté du visage, l'autre étant comme mort. Le sang gouttait à chaque fois qu'il se penchait et que Wolff l'empêchait de basculer en avant.

— J'attends trois minutes et je détache la jonction de l'humérus. L'avez piqué avec quoi déjà ? poursuivit von Falkenstein.

— Chlorhydrate de kétamine, répondit un autre.

— Vous avez entendu ça, gangrène numéro six ? On vous a injecté de l'anesthésiant pour cheval. Ça fait quel effet ?

La réponse se perdit dans un vague vagissement en provenance d'un des lits qui se trouvaient devant Wolff. Il nageait en plein cauchemar.

— Ça gratte, gémit Lutz en faisant mine de toucher la dague plantée dans son visage.

— Touche pas ça, s'effraya Wolff en lui retenant la main. Herr SS-Hauptsturmführer! C'est urgent !

— Il respire encore ? s'enquit von Falkenstein. Il est conscient ?

— Oui, répondit Wolff à contre cœur.

— C'est que c'est pas urgent.

— Herr SS-Hauptsturmführer, insista-t-il.

Von Falkenstein ne l'écoutait plus. Il s'était mis à chanter. Wolff reconnut Des Geyers Schwarzer Haufen, l'hymne anticlérical que le parti avait repris à son compte.

— Faites-le taire, souffla Lutz. Ce que ça gratte, putain !

Wolff lui immobilisa les mains de toutes ses forces. Il entendait parfaitement le bruit d'un instrument à os racler quelques mètres plus loin. Même la voix de von Falkenstein, qui venait de terminer le premier couplet, ne parvenait pas couvrir ce son assourdi. Wolff sentit la bouillie floconneuse qu'il avait ingéré un peu plus tôt lui remonter dans la glotte.

— Ta gueule ! Mais ta gueule ! se mit soudain à vociférer un convalescent en se redressant à la perpendiculaire dans sa couche, comme poussé par un ressort. Il s'arrête jamais, ce connard ! Faites-le taire où je vous jure que je me lève et que je vais lui arracher la langue ! Putain de taré que tu es !

— Mais ça va pas bien ? lui intima un des infirmiers en accourant aussitôt. Recouchez-vous.

Wolff se dit qu'il venait de découvrir un enfer à l'intérieur d'un autre, un peu comme dans les poupées gigognes que les slaves aimaient tant. Tenant à grand-peine sur le banc, Lutz se balançait doucement d'avant en arrière, s'enfonçant à nouveau dans son délire de fosses parlantes et de mains blanches perdues au fond. Il lui souhaita de tout cœur de s'évanouir avant de passer sur le billard.

— Ah, il a pas clamsé, commenta von Falkenstein derrière le rideau. Étonnant. À croire que je suis pas si nul que ça. Pourquoi tu chiales, enfoiré ?

Au moins, il avait arrêté de chanter. Non pas que sa voix sonnait faux, mais tout de même, l'air était beaucoup trop joyeux compte tenu des circonstances.

— Herr SS-Hauptsturmführer, tenta à nouveau Wolff.

— Dis merci au lieu de pleurer. Au ciel. Ou à moi. Merde, Dahlke, vous êtes au courant que c'est mon anniversaire ?

— Bah bon anniversaire, docteur von Frankenstein, cingla le dénommé Dahlke. Vous voulez que je demande à notre ami ici présent de vous tenir une bougie ? Vous croyez qu'il va y arriver, avec son bras sectionné jusqu'au coude ?

— Herr SS-Haupt... commença Wolff.

Des pas se précipitèrent derrière le drap maculé de crasse et l'instant d'après, celui-ci s'écartait pour livrer passage au faciès de von Falkenstein. Enfin, la moitié plutôt, car toute la partie inférieure, du nez au menton, disparaissait sous le couvert recourbé d'un masque en tissu. Ce museau infâme, tâché du brun d'un sang qui avait coagulé, était suivi par un regard poché par le manque de sommeil et l'épuisement, les pupilles anormalement dilatées. Le tout était surplombé par une coupe noire autrefois soigneusement arrangée, mais qui n'était désormais qu'un hideux tas de copeaux, gras de crasse et de sueur. En-dessous, il portait une blouse qu'on ne pouvait plus qualifier de blanche, cradingue de projections, jetée par-dessus un uniforme vert-de-gris froissé, sale, col ouvert sur une chemise humide de transpiration. Cette vision était si cauchemardesque que Wolff en oublia ce qu'il voulait dire.

Wa ? demanda von Falkenstein dans son austro-bavarois immonde. Quoi ?

Quand il parlait, Wolff voyait le groin de tissu bouger imperceptiblement. Cette créature ouvrait la gueule, mais elle n'avait pas de bouche, juste un carré de tissu dégueulasse à la place des dents. Le regard spectral de von Falkenstein dévia sur Lutz. Répugné, il en abaissa son masque, révélant un rictus crispé par la tension nerveuse.

— C'est quoi ça encore ? C'est dégueulasse. C'est quoi qu'il a dans l'œil ? Une dague ? Dahlke, appela-t-il par-dessus son épaule. Venez voir ça.

Trop occupé à remettre Lutz debout, Wolff n'entendit pas le commentaire acerbe de l'assistant-chirurgien. Ce dernier, un jeune homme à peine plus âgé que lui, vint l'épauler pour conduire Lutz à l'intérieur. Von Falkenstein, qui ne se donna pas la peine de les aider, laissa retomber le drap isolant.

— Il lui est arrivé quoi, à lui ? s'enquit-il tandis que Wolff et l'infirmier installaient le malheureux sur la seconde table à leur disposition.

Sur la première gisait un soldat évanoui. L'odeur de pourriture qui l'entourait était intenable. Wolff s'efforça de respirer par la bouche.

— Incident, dit-il.

— Mais de quel genre ? demanda von Falkenstein sans s'approcher et en remettant correctement son masque. Il courrait avec un couteau à la main et hop, il est tombé pile dessus ?

— Exactement ça, Herr SS-Hauptsturmführer, répondit Wolff, qui n'avait plus qu'une envie, sortir de là.

— Mais bien sûr.

— Ça gratte, geignit Lutz. Enlevez-moi ça.

Von Falkenstein se pencha sur lui.

— Olala, mais quel merdier, constata-t-il en examinant la dague sans la toucher. Va falloir exciser tout ça. C'est plus un œil qu'il a, c'est...

— Une omelette, suggéra poliment Dahlke, tout aussi curieux.

Von Falkenstein soupira, retirant à nouveau son masque, entièrement cette fois-ci, et sous la lumière artificielle, il parut encore plus blême. Après s'être redressé, il alluma une cigarette tordue en triple zigzag, tirant nerveusement dessus. Wolff sentit qu'il éclatait de rire, les nerfs battants et se déliant comme autant de pâtes trop cuites qu'on aurait tiré d'une casserole.

— Il vous arrive quoi, l'abruti ? demanda von Falkenstein en crachant un filet de fumée qui se transforma en un cercle parfait.

— Il est en train de crever, expira Wolff. Et vous... vous faites des ronds...

La cigarette coincée entre les dents, von Falkenstein tendit sa main en caoutchouc noir et Dahlke lui passa un scalpel à la propreté plus que douteuse.

— Va falloir le tenir, prévint-il.

— Mais, vous n'allez pas l'anesthésier ? s'effraya Wolff.

— Qu'en dernier recours, dit von Falkenstein. Mais si vous avez pas les couilles, cassez-vous de mon bloc. On en reparlera plus tard.

Wolff ne se fit pas prier. Il s'empêtra dans le drap, en arrachant plusieurs pinces, avant de parvenir à se faufiler à l'extérieur.

— C'est bien ce que je pensais, lui lança von Falkenstein. 

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