10 Nina


Elle nageait en plein cauchemar. De ce qui se passa ensuite, elle n'en saisit que des bribes éparses. Le froid la rongeait jusqu'aux os, s'insinuant sous son manteau, ses vêtements et puis sa peau. Elle fut soulevée, avec force mais sans brutalité, remise debout et chancelante, elle fut conduite à l'intérieur. Reconnaissant l'atrium sombre du manoir, elle sentit ses genoux se dérober sous elle, mais celui qui la soutenait ne la laissa pas tomber.

— Elle est où, votre chambre, Nina ?

Elle ne parvint qu'à éructer. Sa gorge était étrangement prise. Tout en elle était tendu, noué, rigide, comme un mécanisme non lubrifié mais qui essaie tout de même de fonctionner, dans un craquement d'articulations insoutenable. Sa vision était tâchée d'huile. Des choses furtives filaient dans son champ périphérique. Elle avait failli y rester, elle le savait. Si cette abomination avait réussi à la toucher, elle en serait morte. Elle avait déjà fait l'erreur de la regarder. Ses jambes montaient les marches menant à l'étage, mais elle, elle était toujours coincée dans cette infirmerie. Comment avait-elle réussi à s'échapper ? Sa mémoire immédiate baignait dans un flou artistique. Von Falkenstein. La table en inox. Il avait réussi à déstabiliser la créature, assez pour qu'elle relâche l'inexplicable emprise sur son esprit, lui permettant de s'enfuir. Elle le détestait, mais elle devait le reconnaître : il était bien plus courageux qu'elle.

Grincement du parquet. Elle faillit se prendre les pieds dans le tapis. Une fois de plus, celui qui l'accompagnait lui évita la chute.

— C'est cette chambre-là ? lui demanda-t-il.

Jensen. Elle ne parvint qu'à esquisser un mouvement erratique du menton. Il la fit asseoir dans un fauteuil. Son corps se plia comme un ressort rouillé, les bras le long des flancs. Au tiraillement dans ses joues, elle comprit que son visage lui aussi s'était figé dans une grimace de stupeur. Malgré ses yeux grands ouverts, elle ne voyait rien de familier.

— Va falloir vous changer, dit Jensen. Vous pouvez pas rester comme ça.

Nina n'eut aucune réaction. Elle s'en fichait. Ses pensées tournaient dans le vide, revenant à l'infirmerie avec un acharnement obsessionnel. Une douce traction la remit debout comme une marionnette.

— Je m'en occupe, poursuivit Jensen en lui déboutonnant le pantalon. Ça va aller, j'ai l'habitude. Ma sœur... bref, j'ai l'habitude.

Se retrouver à moitié nue devant un homme qu'elle ne connaissait pratiquement pas aurait dû lui faire honte, mais Nina était désormais bien au-delà de ça. Elle voulut demander plus de détails sur sa sœur, mais n'y parvint pas. S'aidant d'un gant et d'eau froide, il était en train de lui frictionner les jambes pour les débarrasser de l'urine tout en continuant de lui parler.

— Liz, elle s'appelle. Tout allait bien quand elle était petite. Mais depuis... enfin, on a pas de parents, quoi. Je pouvais pas servir et m'occuper d'elle, alors j'ai dû l'envoyer à l'hospice. La majorité de ma solde y passe. Je sais ce qu'ils disent sur ceux comme elle, mais...

Nina le savait aussi. Elle avait entendu leur discours des dizaines de fois alors qu'elle travaillait à l'asile, même parmi les psychiatres qu'elle respectait le plus, même parmi ceux pour qui le soin passait avant toute considération politique. Des patients inaptes. Improductifs. Impossibles à rattraper. Même ceux qui avaient donné leur sanité d'esprit durant la grande guerre. Ceux-là, il fallait aussi les achever. Elle s'était souvent disputée avec Krauss à ce sujet.

— Mais je peux pas. C'est quand même ma sœur, dit Jensen en lui enfilant des dessous propres. On peut pas nous demander... enfin, merde, c'est ma famille.

Nina voulut le prévenir de ne surtout pas aborder ce sujet-là devant von Falkenstein, mais ne put que soupirer. Enfin changée, elle retrouva un semblant d'autonomie. Elle se laissa tomber dans le fauteuil, les lèvres serrées. En face d'elle, Jensen s'était assis sur le bord de son propre lit. Au milieu de ce décor compassé, tout en boiseries, meubles de prestige et pots-pourris divers, son uniforme paraissait déplacé et triste.

— Ça va mieux ? lui demanda-t-il avec prévenance.

Nina déglutit et parvint à former une affirmation timide du bout des lèvres. La boule d'angoisse qui lui obstruait la gorge était descendue un peu plus bas. Elle se demanda si elle finirait par disparaître définitivement ou si elle était désormais condamnée à vivre avec.

— Je veux bien de l'eau, dit-elle, articulant avec difficulté.

Après avoir vidé la moitié de la carafe que lui avait apporté Jensen, elle se rejeta en arrière, se sentant molle et vide. La fatigue s'abattit sur elle tel un couperet. Au moment où elle laissait une somnolence agitée s'emparer d'elle, la porte de sa chambre s'ouvrit avec fracas. Jensen bondit du lit, sur le qui-vive.

— Comment tu te sens ? demanda Bruno en s'approchant d'elle.

Devant son inquiétude sincère, Nina parvint à esquisser un faible sourire, qui s'effaça aussitôt que von Falkenstein franchit le seuil d'un pas traînant.

— Je vais bien, dit-elle en s'efforçant de l'ignorer.

Bruno fit mine de poser une main paternelle sur son front mais elle l'en chassa d'un coup de coussin, qu'elle plaqua ensuite contre son torse en guise de bouclier. Elle avait conscience de se comporter comme la dernière des gamines, mais voir von Falkenstein déambuler à l'intérieur de sa chambre, de son intimité, lui donnait envie de vomir.

— On m'a demandé de vous examiner, dit-il sans s'approcher.

— Sortez d'ici, répondit Nina entre ses dents. J'ai pas besoin de médecin.

— Vous aviez l'air rudement secouée, intervint Jensen, qui s'était rassis, froissant le couvre-lit auquel elle tenait tant.

Nina garda le silence. Sans gêne, von Falkenstein s'était emparé du diplôme de psychiatrie qu'elle avait obtenu à l'université catholique d'Offenbourg et qu'elle gardait précieusement sur sa commode pour l'examiner.

— Nina, insista Bruno en la secouant doucement par l'épaule. T'es toute blanche. S'il te plaît.

Elle savait qu'il ne la laisserait pas tranquille tant qu'elle n'accepterait pas. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu'elle détestait passer pour faible. Il n'ignorait pas non plus qu'elle ne supportait pas être touchée peau contre peau.

Muette de fureur, elle eut un court hochement de tête.

— Juste le pouls, dit-elle.

Von Falkenstein ne fit pas de commentaires. Elle lui tendit son poignet à contre-cœur. Hors de question qu'il pose ses pattes sur son cou, c'était trop sale, trop intime. Nina savait qu'elle avait un problème avec le moindre contact épidermique, mais n'avait jamais rien fait pour s'en débarrasser. Par réflexe, elle détourna la tête lorsqu'il posa deux doigts sur son poignet afin qu'il ne surprenne pas son dégoût. Sa main était douce, dépourvue de la moindre callosité, propre, aux ongles soignés ; une main souple de pianiste, ou plutôt de chirurgien, dont la chaleur contrastait étrangement avec son regard clair et immobile. Ce contact allait la hanter durant les nuits suivantes, elle le savait. Cela l'écœura. Trop concentré à suivre la trotteuse de sa montre de prestige, il n'en remarqua rien.

— Mangez du sucre, dit-il en la relâchant enfin. C'est un peu bas.

Nina dut se retenir de frotter son poignet contre sa cuisse pour se débarrasser de cette démangeaison fantôme qu'elle ressentait à chaque fois.

— Elle va s'en remettre, ajouta von Falkenstein à l'adresse de Bruno.

Celui-ci était en train de bourrer sa pipe tout en étant parfaitement au courant qu'il avait l'absolue interdiction de fumer ici.

— Je vais bien, dit Nina en le jaugeant d'un regard sévère.

Penaud, il rempocha sa blague à tabac.

— Vraiment, insista-t-elle. Je me sens juste fatiguée. T'as d'autres choses à gérer.

— Je vais quand même demander à Gebbert de veiller devant ta porte, dit Bruno. Essaie de dormir un peu.

Nina se laissa aller dans le fauteuil. La pièce lui semblait bien trop bondée.

— Laissez-moi tranquille, soupira-t-elle.

Jensen fut le dernier à sortir, non lui sans lui avoir adressé un regard d'une inquiétude appuyée. Nina s'empressa de verrouiller sa porte à double tour. Puis elle courut rendre tripes et boyaux dans ses sanitaires en tentant d'émettre le moins de bruit possible. Retenant ses larmes, elle se pelotonna toute habillée sous les couvertures.

Ce qui la secouait n'avait plus grand-chose à voir avec l'apparition du lazaret, même si le choc y était pour beaucoup dans la marée sombre qui remontait désormais en elle. Elle avait toujours vécu avec, mais aujourd'hui, c'en en était trop. Nina savait qu'elle ne s'adapterait jamais à ce monde dégoûtant. Elle n'irait plus jamais avec un homme, elle n'aurait jamais d'enfants. Comment le pourrait-elle, elle qui ne supportait pas qu'on lui prenne le pouls sans vomir ? Frigide, tel était son diagnostic. Hystérique. Irrécupérable. Bonne à être stérilisée, comme tous les autres de son espèce, puis enfermée en attendant la fin. Elle portait ce stigmate depuis la fin de son enfance, quand elle avait découvert que le corps, le sien comme ceux des autres, ne provoquait rien en elle. Elle ne s'était jamais touchée. Cela ne lui avait jamais posé de problème jusqu'à ce que le monde lui fasse comprendre que c'en était un. Alors, elle s'était forcée à coucher. L'un des pires souvenirs de sa vie, désormais concurrencé par ce qu'elle avait vu dans l'infirmerie. Le viol qu'elle s'était elle-même imposée l'avait répugnée de la chair qui la laissait indifférente auparavant. Elle avait voulu se corriger mais n'avait fait que se mutiler en profondeur. Depuis, elle avait fait tout pour s'isoler, quittant son prestigieux poste pour l'Ahnenerbe. Elle espérait que von Falkenstein ne s'était aperçu de rien.

Le sommeil finit par venir, noir et boueux. Couchée dans un cercueil en bitume, elle regardait un ciel dans lequel les yeux avaient remplacé les étoiles. La masse coincée dans son œsophage se frayait un chemin douloureux jusqu'à son palais. Le sang se déversa sous sa langue. Elle se réveilla, un hurlement coincé dans les poumons.

Quelque chose lui obstruait réellement la glotte. Elle expectora, toussa, s'éclaboussant de liquide chaud et faillit s'évanouir à la vue du coussin plein de mucus rougeâtre. Son estomac protesta, se tordit et elle eut un haut le cœur. Contre la porte verrouillée, Gebbert tambourinait en l'appelant. Elle fut incapable de lui répondre. S'empêtrant dans ses draps en voulant se lever, elle s'écrasa par terre. À quatre pattes, elle se fit penser à un chat tentant de cracher une boule de poils particulièrement volumineuse. Quelque chose sinua dans sa glotte, se pressant contre son palais et elle éructa. La masse sortit enfin, éraflant ses dents et dégoulinant au sol dans un infâme bruit de succion. Elle ferma les yeux, reprenant sa respiration. Quand elle réouvrit les paupières, elle se mit à sangloter en voyant ce qu'elle avait vomi.

Dans la mare huileuse d'un bordeaux de tourbe baignait un globe oculaire blanc attaché à son nerf en queue de rat.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top