10 Hans
Il n'y avait nulle trace de l'atroce Obersturmbannführer dans ses quartiers, si bien qu'il repartit bredouille aussitôt, et à force de poser des questions à droite et à gauche avec une insistance croissante, le remplaçant de Lutz (dont il n'avait pas retenu le nom, pour changer) finit par lui lâcher à contre-cœur que l'intéressé devait se trouver à proximité du second chantier. N'ayant jamais eu vent de celui-ci, il garda son étonnement pour lui. Il se rendit à l'endroit indiqué, bien plus à l'ouest, près d'une remise laissée à la déréliction pour y découvrir un petit groupe de détenus ruisselants de sueur en train de creuser les fondations d'une cuve carrée qui présentait de troublantes similitudes avec une future piscine. Sa surprise laissa place à la moquerie puis à la désolation. Il faisait tellement doux que sa courte course à travers tout le domaine lui avait à nouveau fait abandonner la veste, qu'il gardait pliée sur un bras sans pour autant se sentir déplacé ; tout autour du trou ressemblant à la fois à une énième fosse commune et à un bassin d'agrément, chaque garde s'était également débarrassé de sa vareuse, Vogt y compris, livrant au monde un maillot de corps tâché de la graisse de son repas précédent et d'imposants bras velus.
Onze heures sonnaient à peine mais la chaleur exceptionnelle pour la mi-mai continuait à monter, et sûrement à l'œuvre depuis l'aube, certains polonais, déjà épuisés par les travaux au camp, commençaient à trahir des signes de fatigue que Vogt scrutait d'un œil attentif.
— Herr Obersturmbannführer, s'annonça-t-il en grimpant le talus pour s'arrêter à sa hauteur, étourdi par cette soudaine canicule et le soleil hargneux.
— Donnez lui de l'eau, dit Vogt sans le regarder. Je l'entends haleter d'ici.
Un de ses hommes fit mine de sauter dans la trouée avec une gourde et il l'arrêta d'un geste.
— Mais pas à eux, bougre d'imbécile, s'agaça-t-il. À lui ! ajouta-t-il en le pointant du doigt. Il va nous tomber dans les pattes, sinon et comment je justifie la mort de notre délégué du RuSHA au milieu de ma future piscine ?
Il se tourna enfin vers lui alors qu'il vidait une grande gorgée de la gourde métallique que le soldat venait de lui remettre. Il n'avait jamais très bien supporté la période chaude s'étendant dans la région de mai à septembre. Le moindre effort le laissait brûlant et poisseux de sueur, ce qui n'échappa guère à Vogt.
— En voilà un qui ne supporte pas les bons jours comme tout le monde, constata-t-il. Comment vous avez fait, l'été dernier ?
— À vrai dire, Herr Obersturmbannführer, j'ai dû le passer dans l'étang, répondit Hans en s'essuyant la bouche.
— M'étonne pas de la part d'un reptile de votre genre, dit Vogt en se détournant. Qu'est-ce que vous voulez ? Ça doit important, si vous prenez la peine de courir partout à ma recherche.
— Relativement important, oui, admit-il. Mannheim nous a accordé leur Hauptsturmführer Laurentz, qui sera là en temps et en heure.
— Parfait. Cela dit, vous auriez pu vous contenter d'une note de service, lui fit remarquer Vogt. J'en conclus qu'il y a autre chose.
— Tout à fait. Il s'agit de... commença-t-il, s'interrompant aussitôt.
Plus bas, un des polonais venait de trébucher, s'étalant de tout son long, incapable de manier son outil une minute de plus, ce qui arracha un sifflement contrarié à Vogt. Un de ses congénères essaya de l'encourager à se relever en le secouant par l'épaule et n'insista pas plus de quelques secondes, vite chassé par sa propre peur.
— Donnez moi ça, dit Vogt à l'adresse de l'engagé le plus proche, fusil en berne.
Celui-ci lui tendit le Kar98, un fusil à verrou de dotation standard commun à beaucoup de troupes à pied, bien devant le Maschinenpistole, et une version modernisée du Gewehr 98, utilisé dans le conflit précédent par la cavalerie ; ça, Hans le savait parce qu'il avait utilisé un G98 appartenant à son père pour autrefois abattre le cabot de son petit frère. Ce bout de bois et de métal chambré en 7.92 x 57 mm était désormais l'arme la plus produite dans le pays et Vogt s'empara de ces quatre kilos d'efficacité allemande d'une seule main avant d'épauler, de viser l'homme peinant à se remettre debout et puis de presser la détente. Il fit de son mieux pour ne pas sursauter à la détonation sèche et regarda le corps tressauter avec une répugnance lointaine, détournant les yeux quand la terre commença à s'imbiber de sang.
— Vous devriez leur administrer de la Pervitine au lieu de les gaspiller comme ça, Herr Obersturmbannführer, dit-il, quelque peu assourdi par ce soudain déchaînement.
— C'est que ce n'est pas bête du tout ! Ça nous change ! s'exclama Vogt en rendant l'arme à son propriétaire qui retourna en faction. On commencera dès demain.
Il manqua d'ajouter que ça lui éviterait également de s'habituer à une séance de tir aux pigeons en tenue rayée à toute heure de la journée et se contenta d'un faible sourire. Quelque part, Hoffmann et Dahlke avaient raison de protester. Vogt et toute sa clique étaient des tortionnaires que leur propension au meurtre gratuit rendait aussi ridicules que terrifiants.
— Vous vouliez me parler d'autre chose, reprit Vogt. Je vous écoute.
— J'ai eu le capitaine Hoffmann en entretien disciplinaire, dit-il, se tenant à la promesse qu'il s'était faite à lui-même. Je n'ai pas beaucoup aimé son attitude. Complètement réfractaire à l'ordre établi. Il m'a traité de petit con de SS.
— Enfin, pour ça, on ne peut guère l'en blâmer, commenta Vogt avec une note glaciale. Moi aussi, si je ne me surprends pas à vous traiter de petit con de SS au moins quatre fois dans la même journée, c'est qu'il y a un problème. Néanmoins, moi, je peux me le permettre. Réfractaire, vous dites ?
— Complètement, répéta-t-il en ayant conscience qu'il ne pourrait plus jamais revenir en arrière. Il a fait preuve d'un esprit antipatriotique très prononcé. Affirmant que nous n'étions pas son Allemagne, que ce qui se passait ici était criminel.
À cette dernière sentence, Vogt prit le même air qu'il avait eu en fixant Max Bodmann ligoté sur sa chaise, abandonnant son observation pointue des prisonniers pour se consacrer pleinement à cette conversation, torse bombé et bras croisés pour se faire plus impressionnant. Comme il n'y avait aucun siège pour le faire assoir à proximité et que par conséquent, il le dépassait d'une bonne dizaine de centimètres, Vogt devait lever le menton plus que d'habitude et ç'avait l'air de l'agacer encore plus que la révélation de l'esprit rebelle d'Hoffmann.
— C'est extrêmement grave, ce que vous dites, dit-il. Si ce comportement est avéré, et en présence d'un membre de la SS, en plus, c'est passible de la peine de mort.
Ces trois mots remuèrent en lui un début de culpabilité qu'il s'empressa de chasser.
— Je n'irais pas jusque-là, Herr Obersturmbannführer, répondit-il avec une certaine prudence. Je pense qu'il suffirait de l'envoyer au front pour lui remettre les idées en place de manière efficace. Ça reste un médecin compétent.
Vogt prit un long instant pour peser le pour et le contre, pivotant à nouveau vers le trou et le cadavre ballant que s'escrimaient à évacuer deux polonais en patinant sur la terre meuble, sûrement à l'affut du moindre signe qui pourrait trahir un abandon proche, le moindre prétexte qui lui permettrait de reprendre le Kar98 pour leur faire payer leur faiblesse ; sur l'instant, il fut soulagé de ne pas subir cette scrutation-là, car il n'était pas certain de ce que Vogt verrait vraiment en lui. Un médecin de la SS un peu trop soucieux d'épargner l'exécution à son subordonné, peut-être, ou juste un pragmatique pur et dur répugnant à sacrifier quelqu'un qui pourrait être utile ailleurs ; après tout Hoffmann restait un allemand, et un héros de guerre.
— Ce n'est pas ce que j'aurais décidé, lâcha enfin Vogt. Mais c'est votre dispensaire, c'est à vous de voir. Je suis content que vous m'en ayez fait part, cela dit. Quand vous vous êtes mis en travers entre lui et moi, je me suis demandé si vous n'étiez pas un de ces putains de laxistes insupportables. Vous venez de remonter dans mon estime.
Le fait avéré que depuis son arrivée dans la SS, chacun s'accordait à le qualifier d'extrêmement sévère quant à sa fonction d'un côté et que de l'autre, Vogt venait tout juste de le traiter de mollasson lui parut d'une si absurde contradiction qu'il dut lutter contre un fou rire qui n'avait rien d'amusé.
— Tant mieux, Herr Obersturmbannführer, réussit-il à prononcer d'un ton égal. Je profite donc pour vous demander d'accorder une permission exceptionnelle au nom de l'Hauptscharführer Dahlke, dans le cadre d'une visite familiale.
— Oui, oui, j'ai été très content d'apprendre la nouvelle, moi aussi, répondit Vogt en tordant un de ses légendaires sourires de travers. Il n'a pas arrêté de bassiner tout le monde avec ça dès qu'il est arrivé à Stuttgart. Mademoiselle Muller a même réussi à me convaincre à lui faire une enveloppe, avant son accident, bien sûr. Vous voulez participer, d'ailleurs ?
Sur un signe de sa part, un des gardes renvoya les prisonniers ayant tracté le cadavre jusqu'au bord du trou au travail. Le mort resta prostré, la moitié de son corps pendant au-dessus des survivants, comme un rappel sinistre. Ses os et ses tendons pointaient sous une peau tendue et sèche, en un fouillis rachitique assez répugnant.
— Bien entendu, dit-il, désormais pressé de quitter cette fosse glauque.
— Bah vous n'aurez qu'à vous adresser à l'infirmière DeWitt, c'est elle qui a repris l'idée depuis que mademoiselle Muller est... en incapacité temporaire, lui suggéra Vogt d'un ton presque aimable. Il vient quand, cet Hauptsturmführer Laurentz, déjà ?
— Samedi, comme vous l'avez demandé. Mais il vient seul, et il a demandé à être accompagné d'un infirmier. J'ai pensé à l'Hauptscharführer Dahlke. J'espère que ça ne vous pose aucun problème.
— Absolument aucun. C'est un excellent élément, il a toute ma confiance.
Pendant un court instant, il se surprit à imaginer la réaction de Vogt si jamais il lui prenait l'idée de lui balancer que Dahlke aussi avait chouiné sur les exécutions, et bien plus qu'Hoffmann d'ailleurs ; puis la grimace qui envahirait sa trogne difforme quand il comprendrait qu'il avait bénéficié de l'indulgence de son précieux chargé d'hygiène raciale et cela lui enleva tout désir de trahison.
— Il faudra que je vous parle plus sérieusement d'un sujet d'importance, mais pas ici, était en train de poursuivre Vogt. Je commence moi aussi à suer comme pas possible. Il n'y a plus de saisons, vous pouvez me croire.
— Faites construire une seconde piscine, lui suggéra Hans.
— Si seulement, répondit-il après avoir ravalé un ricanement à peine amusé. Mangez, prenez une douche, et revenez me voir dans mon bureau.
— Si c'est si urgent que ça, vous pouvez me l'expliquer ici, dit-il, n'ayant aucune envie de se le coltiner plus que nécessaire et surtout pas deux fois dans la même journée.
— D'accord, céda Vogt, qui devait partager le même sentiment. La guerre tombe vraiment mal, vous savez. Enfin, pas en général, mais dans le cas particulier de l'Institut. Ça me force à remettre les choses en perspective, sachant qu'on risque de me priver de la plupart de mon personnel, vous y compris. Je voudrais commencer à mettre mes théories en pratique le plus tôt possible avant que ça n'arrive. Avec votre idée de Pervitine, ça peut marcher et le camp sera prêt à temps, mais je préfère qu'on essaye sur un ou deux avant. Si cela fonctionne comme je l'espère, ça découragera peut-être le siphonnage qu'ils prévoient, vu qu'on passera d'un simple institut de recherches raciales à un centre d'armement expérimental, si vous me suivez.
— Je vous suis parfaitement jusque-là, Herr Obersturmbannführer, répondit Hans en prenant conscience que toute cette horreur n'en était qu'à ses débuts.
— Et en plus, ça vous épargnera un séjour trop prolongé au front si ça leur prend de vous y envoyer, ajouta Vogt. Si jamais elle arrive à faire marcher un ou deux polaks sans les transformer en bouillie, je vous garantis que ce coin paumé fera bientôt passer Kaiser Wilhelm pour les pinailleurs sans ambition qu'ils sont. Ne le prenez pas pour vous.
— Je ne garde pas un très bon souvenir du KWI, admit Hans. Mais pas autant que des cours sur le gaz moutarde, sans vouloir vous offenser, bien sûr, Herr Obersturmbannführer, mais vous avez toujours été nul pour les cours magistraux.
De bonne humeur et galvanisé par la glorieuse perspective qu'il venait d'évoquer, Vogt lui laissa passer cette remarque en dehors des clous.
— Inge, paix à son âme, me l'a toujours dit, admit-il d'un air magnanime, lui apprenant par la même occasion que lui aussi avait été marié. Désolé de vous avoir fait dormir durant bien trop d'heures, vous et les autres.
Il était prêt à lui pardonner tout ce qu'il souhaitait si seulement il l'autorisait à partir dans l'immédiat. Entre la chaleur et la morsure impitoyable de la lumière du soleil sur sa rétine, il était bon pour souffrir d'une solide migraine le soir même et il n'avait aucune envie de la faire passer à coups de méthadone ou même de péthidine, cette fois-ci, car il avait besoin d'avoir l'esprit suffisamment clair pour digérer tout ce que Vogt venait de lui dire. Notamment cette histoire d'expérimentation. Ç'allait arriver, il le savait depuis les caves, mais il avait espéré que cela ne se produise pas aussi tôt ; et avec l'arrivée de ce nouveau front tout proche, il s'était pris à souhaiter que Vogt abandonne son projet pour quelques mois encore, quelques mois qui lui auraient peut-être permis... il n'avait aucune idée de ce que quelques mois lui auraient permis de faire, à part s'enfoncer plus loin dans le déni devant l'inéluctable.
En face de lui, le soleil tapait si fort qu'il commençait à en être complètement ébloui, ce qui avait au moins l'avantage d'effacer les détails les plus crus du cadavre toujours avachi au-dessus du trou dans un flou artistique bienvenu. Remarquant qu'il essuyait une larme d'irritation, Vogt eut un toussotement amusé.
— Je peux demander à un contact de la Luftwaffe de vous fournir une excellente paire de lunettes de soleil, si vous voulez, commenta-t-il alors qu'il se résignait à se protéger de la lumière en mettant sa main en visière. Une dernière chose. Vous vous souvenez de la réquisition de médicaments ?
— Oui, dit-il en se rappelant avoir balancé ladite réquisition à Dahlke sans prendre le temps de la lire.
— J'ai dû négocier, reprit Vogt, un peu ennuyé. Le bourgmestre d'Illwickersheim déplore l'absence d'un dispensaire dans sa commune. Pour eux, le médecin le plus proche se trouve à Offenbourg, ce qui fait une trotte, vous admettrez. Je lui ais promis qu'on y tiendrait une permanence tous les mercredis en échange. Le pharmacien nous cède gracieusement son arrière-boutique.
— Ah, répondit-il sans parvenir à simuler ne fut-ce qu'une once d'enthousiasme. Et qu'est-ce qu'on y gagne exactement, à aller soigner les bobos des civils ?
— Le respect et la reconnaissance de nos concitoyens, tout simplement, dit Vogt d'un ton froid. Je peux pas vraiment dire que vous êtes tous débordés, dans votre infirmerie. Ça vous fera un peu de travail en plus de vous faire sortir.
— Vous avez qu'à leur demander de venir ici, plutôt, suggéra-t-il, guère enchanté à l'idée de voir des villageois perclus de rhumatismes ou aux dents cariées défiler dans l'infirmerie. Affrétez un autobus. Mais je vous préviens, je ne suis pas dentiste.
— C'est hors de question, répondit Vogt en faisant impasse sur son dernier commentaire. Pour des raisons de sécurité, le domaine restera fermé en permanence. Ce n'est pas discutable, ajouta-t-il comme il s'apprêtait à protester. Franchement, je serais très content de passer du temps ailleurs qu'ici au moins une fois par semaine, à votre place. Vous ne vous ennuyez pas, à force ?
— Ma seule ambition est de servir, dit-il.
L'affirmation tira une lourde inspiration à Vogt, qui finit par jeter sa vareuse d'un geste négligent à travers son épaule avant d'entamer une lente descente du petit talus. Il le suivit en se gardant d'y perdre une cheville.
— Brûlez-le et enterrez-le avant qu'il se mette à puer, lança Vogt aux gardes en indiquant le corps au dos brisé du menton. Seigneur, c'est vrai qu'on crève de chaud.
Tourner enfin le dos à cette scène de meurtre lui permit de respirer plus librement. Il se doutait depuis le début que Vogt n'hésiterait pas à se débarrasser des éléments inutiles sans aucun état d'âme, mais tout de même, la façon de procéder manquait d'élégance. Il espérait que la distribution de Pervitine rendrait les polonais plus efficaces, lui épargnant le désolant spectacle d'une exécution sauvage au moment où il s'y attendait le moins.
Vogt prenant la même direction que lui, il s'efforça de ne pas marcher trop vite, réglant son pas sur le sien, se résignant à supporter sa compagnie et sa conversation durant aussi longtemps que l'autre le jugerait nécessaire. Durant tout leur trajet commun sous les peupliers, Vogt se mit à le bassiner avec l'installation prochaine de la succursale d'un fleuron de l'industrie allemande dans les anciens bâtiments d'une usine textile autrefois située à Illwickersheim, avant d'être chassée par la grande dépression. Il ne l'écouta qu'à moitié. Que le Bayerische Motoren Werke décide de s'exporter bien en dehors de Munich pour se lancer dans la manufacture de pièces détachées destinées à la Luftwaffe ou à la Wehrmacht le laissait froidement indifférent, tout comme le fait que le groupe était le premier fournisseur de batteries du Reich ou que la troisième femme de l'industriel avait divorcé pour se mettre en ménage avec le Ministre de la Propagande en personne. Fidèle à sa réputation de poulpe qui avait un tentacule dans chaque chambre d'importance au pouvoir, Vogt avait néanmoins l'air de tutoyer le propriétaire de BMW ainsi que son sous-fifre envoyé retaper les locaux abandonnés, un certain von Lindstradt, autrefois passé par l'administration de Daimler-Benz à Stuttgart.
— Il s'est installé dans le village il y a quinze jours à peine, poursuivit Vogt en se disant probablement qu'il était passionné par la discussion. Je suis sûr qu'on pourrait lui demander de vous retaper la Mercedes. Ça vous éviterait de la faire remorquer jusqu'à la ville.
— C'est une excellente idée, Herr Obersturmbannführer, commenta-t-il.
Il préférait cent fois passer des heures les mains pleines de cambouis plutôt que d'aller pleurer à la porte d'un civil pour récupérer un véhicule en état de fonctionner, mais Vogt n'avait pas à le savoir.
— C'est un homme plein de sens pratique, dit Vogt. Son usine permettra d'envoyer le matériel à moindres frais en direction de la France, car sa main d'œuvre est gratuite. Nous allons d'ailleurs en récupérer régulièrement le surplus.
Il faillit lui demander si ce fameux von Lindstradt comptait lui aussi gaver ses polonais de Pervitine pour les faire travailler vingt heures par jour et se retint. Il était fatigué et n'avait aucune envie de se prendre la tête avec un supérieur hiérarchique aussi redoutable que Vogt.
— Est-ce qu'il fabrique des machines d'épuration d'eau, votre von Lindstradt ? demanda-t-il à la place alors qu'ils arrivaient enfin au bout de l'interminable allée centrale.
— Pas que je sache, admit Vogt, un peu surpris par la question. Pourquoi ?
— C'est qu'au front, la sixième a eu quelques problèmes avec, dit-il.
— Cela dit, vous pourrez toujours lui poser la question en personne, répondit l'autre. Ils ont accepté de nous financer. La guerre coûtant extrêmement cher, j'estime que nous avons une chance immense de compter sur le soutien de l'industrie du Reich. Je comptais les inviter ici, peut-être en même temps que le Reichsführer.
Cette visite d'inauguration, Hans en entendait parler depuis plus de deux ans. C'était Krauss qui avait commencé à le bassiner avec et voilà que Vogt reprenait ce leitmotiv en y ajoutant une pincée d'industriels allemands. Il ne put s'empêcher d'ironiser :
— Vous comptez vraiment organiser une réception champêtre ici-même, Herr Obersturmbannführer ? Qu'est-ce que vous allez faire, planter des petites tables et des pergolas en face du camp et demander à nos cuisines de nous fournir leurs meilleurs amuse-gueules pour l'occasion ? Donnez-moi la date, que je m'arrange pour me faire porter pâle.
À son plus grand étonnement, Vogt lui laissa passer cette tirade agacée sans le remettre à sa place.
— Oui, vous avez raison, je suppose, dit-il. Ce n'est pas une très bonne idée. Il vaut mieux peut-être que j'aille manger chez von Lindstradt avant de songer à l'inviter ici. Vous le croiserez peut-être en allant à votre permanence, continua-t-il. Je préfère vous prévenir, il s'agit d'un original.
— C'est-à-dire ? demanda-t-il. Un original de quelle sorte ? Le genre à posséder un canard domestique, à parler de sacrifices humains ou plutôt à sortir d'un asile, Herr Obersturmbannführer ? Que je m'y prépare.
— Rien d'aussi tragique, je vous rassure, répondit Vogt en se renfrognant tout de même à la mention déguisée de Lutz. Il est juste persuadé que d'ici vingt ans, nous serons capables de coloniser d'autres mondes que le nôtre grâce aux progrès de l'ingénierie aéronautique. Mars et Vénus, par exemple. Ou encore, que nous ne sommes pas seuls dans l'univers.
— Ah bah si c'est que ça, dit-il en retenant un soupir, ce que Vogt remarqua aussitôt.
— C'est grâce à ce genre de rêveurs irréalistes que nous gagnons des guerres, ajouta-t-il avec une conviction inébranlable. Même si en tant que simples exécutants, nous avons beaucoup de mal avec ça.
— Tant qu'on me demande pas d'ouvrir un dispensaire sur Vénus pour y soigner des extraterrestres, je ne me permettrais pas de critiquer les ambitions de conquête spatiale germanique devant votre von Lindstradt, je vous le promets, Herr Obersturmbannführer, répondit Hans sans sourire.
Vogt eut un bref rire, ce qui constituait un immense pas en avant dans leur relationnel. Ils étaient parvenus à proximité du manoir de maître et de sa cour pavée, ouvrant son U architectural sur trois étages, ce qui en faisait le plus haut bâtiment du domaine. Vogt sortit une cigarette et il décida de le suivre, à la fois amusé et perplexe devant ce torrent de nouvelles informations quant à l'avenir de l'Ahnenerbe.
— Je ne comprends cependant pas très bien l'intérêt qu'un industriel de BMW aurait à investir des fonds ici, dit-il.
— L'armement, répondit Vogt dans une bouffée puante. Imaginez qu'on trouve le moyen d'usiner des centaines de créatures à l'image de ce Gestalt numéro un, à une échelle industrielle. Si à lui seul, il a réussi à vaincre des soldats allemands, je peine à imaginer ce qui se passerait si on en envoyait une dizaine en appui de nos troupes.
Il se retint de demander s'il comptait aussi leur foutre un casque sur la trogne et un Kar98 entre les mains.
— Je vois, dit-il. Mais vous avez un gros problème, Herr Obersturmbannführer. Le cas de Jensen est une exception qui ne s'est encore jamais reproduite. D'après ce que j'ai compris, ce surgissement requiert une ombre particulièrement hargneuse et le second cas connu était celui de Zallmann.
Il marqua une pause avant d'ajouter :
— Que vous fait pendre dans mon ancien hôpital.
— C'était une erreur, reconnut Vogt avec une mauvaise grâce évidente. J'aurais dû le garder pour produire un Gestalt numéro deux, bien que j'ignore encore comment m'y prendre.
Il retint une exclamation de dégoût mal avisée en imaginant ce pauvre Zallmann enfermé dans une cellule identique à celle de la créature noirâtre, subissant il ne savait quels protocoles expérimentaux inventés par Vogt dans l'espoir que son enveloppe charnelle ne craque pour livrer passage au même genre de monstruosité cadavérique qu'il avait rencontré lors de la terrible autopsie de 1938.
— Mais je suis certain qu'avec le concours volontaire de cette petite russe, on trouvera le bon protocole à appliquer, continua l'autre. Ce ne sont pas les sujets qui vont nous manquer. Si elle peut commander à ces fameuses ombres pour les inciter à casser des os, je suis sûr qu'elle peut faire en sorte de reproduire le processus qui a conduit à Gestalt. Mais ce n'est que le début du problème. Ce sont des créatures autonomes, avec une volonté propre et Gestalt nous est plutôt hostile. Il nous faut trouver le moyen de le rendre, lui et les potentiels autres, assez dociles avant de songer à les envoyer au combat.
— Vous n'avez qu'à demander à l'Hauptsturmführer Laurentz de le soumettre à la sismographie, lui aussi, répondit-il sans parvenir à cacher son ton désabusé. Comme ça, vous aurez votre petite armée de petits Lutz, bien qu'ils aient beaucoup plus d'yeux que lui. À condition que ces choses possèdent un cerveau au bon endroit, ce dont je doute. Enfin, je suppose qu'il vous suffit de passer votre Gestalt à la radio pour vérifier.
Son ironie cinglante n'eut pas l'effet escompté sur Vogt. Au lieu de le rabrouer pour cet énième manquement au sérieux de rigueur, celui-ci le fixa comme s'il venait de lui apporter la solution à tous ses problèmes sur un plateau.
— C'est une idée brillante, dit-il avec une admiration qui n'avait rien de feint. Encore meilleure que de doper nos prisonniers à la Pervitine. Je ne sais pas pourquoi j'y ais pas pensé plus tôt. Si cette entreprise réussit, elle vous devra beaucoup. Vous devriez reconsidérer ma proposition initiale. Bien que je ne vous apprécie pas particulièrement sur le plan personnel, je dois reconnaître en toute objectivité que vous feriez un adjoint exceptionnel.
Il regretta aussitôt le moindre de ses mots. Voilà qui lui apprendrait à bavasser sans réfléchir, si Vogt en était au point de considérer la moindre de ses saillies sarcastiques au premier degré.
— Venez donc à ma table ce midi-même, acheva Vogt, d'un ton qui ne souffrait aucune réplique. Ça vous changera de la tambouille de votre dispensaire.
— Ils se débrouillent pas trop mal, répondit-il en étant persuadé qu'il ne supporterait pas de voir Vogt bâfrer devant lui une seconde fois. Mais oui, si ça vous fait plaisir, Herr Obersturmbannführer, ajouta-t-il comme l'autre attendait qu'il acceptât vraiment.
— Voilà qui est parfait, dit Vogt en balançant sa cigarette consumée. Ce n'est pas formel, alors vous pouvez délaisser la veste.
— Entendu, répondit Hans en se promettant d'y aller en tenue complète juste pour lui montrer qu'il n'accepterait jamais la moindre familiarité de sa part.
Satisfait, Vogt prit la direction du manoir et il se rendit compte que pour une fois, il ne s'était pas déplacé avec son escorte habituelle. Une marque de confiance dont il se serait volontiers passé. Depuis leur rencontre, il avait toujours trouvé ses ambitions encore plus délirantes que celles de Krauss.
Sauf que Krauss n'avait jamais vraiment poussé le vice au point de vouloir l'impliquer plus que nécessaire, au contraire de son successeur. Et avec Muller hors-jeu pour un temps indéterminé, c'est ce que Vogt envisageait, il l'avait pressenti de tout son être avant que celui-ci ne l'évoque encore. Il ne pouvait pas vraiment l'en blâmer. La démarche était logique. L'Ahnenerbe lui devait tout, ou presque. S'il ne lui avait pas ramené la gamine, Vogt continuerait à interroger de la vermine rouge ou sémite dans les bas-fonds de la ville au lieu d'envisager des diners mondains avec la crème du Reich. Sans mentionner le fait qu'il savait s'exprimer correctement en plus d'avoir une excellente présentation alors qu'avec sa gueule cassée, Vogt préférait certainement rester dans l'ombre pour tirer les ficelles. Ce qu'il souhaitait lui offrir, il n'en voulait pas et il devrait une fois encore trouver une parade pour s'esquiver. Il espérait que Muller se rétablisse le plus vite possible car il était hors de question pour lui de rentrer dans le cercle privilégié de Vogt pour se coltiner tout ce fatras de serrage de mains et de courbettes. S'il voulait fabriquer une légion d'ombres au service du Reich dans une usine BMW, grand bien lui en fasse, mais ça serait sans lui. Oh, bien sûr, il n'était pas inconscient au point de s'enfuir devant ses obligations ; il resterait simplement en retrait le reste du temps, car les volontés de Vogt le gonflaient encore plus que celles de Krauss, et que la seule chose dont il se souciait véritablement, et bien c'était elle, même si ça le forçait à marcher en silence et en marge d'un sillon qu'il ne pouvait de toute manière pas contrôler.
*
En quittant le dispensaire après avoir retrouvé une apparence plus présentable, il croisa un Dahlke qui avait recouvré ses bottes entre-temps et quand celui-ci apprit qu'il allait s'asseoir à la même tablée que Vogt, il lui souhaita un bon courage avec une sincérité déchirante.
Les cuisiniers personnels de l'Obersturmbannführer avaient préparé de la carpe grillée au four tout droit sortie d'un élevage non loin d'Illwickersheim et que Vogt révéla avoir fait livrer le matin-même. En s'installant à une distance respectable de son hôte, il se demanda si ce poisson n'était pas une tentative subtile de lisser leurs rapports orageux ; fidèle à sa fonction de membre haut placé du renseignement, Vogt n'était pas sans ignorer que son régime alimentaire excluait la viande rouge. D'ailleurs, il devait sans doute tout savoir de lui et de sa famille, et dans les moindres détails, ce qu'il trouvait encore plus pesant que le décorum imposé par cette large salle à manger et sa table massive. Au moins, Vogt eut la politesse élémentaire d'attendre qu'il eut le ventre plein avant de relancer leur conversation précédente.
— Vous avez réfléchi à ce que je vous ai dit ? demanda-t-il une fois la vaisselle volatilisée et la table récurée pour céder place aux digestifs.
Il ne lui en proposa pas, bien entendu.
— Oui, répondit Hans. Sans vouloir vous offenser, Herr Obersturmbannführer, je ne pense pas convenir. Contrairement à mademoiselle Muller, j'ai une capacité de sociabilisation absolument exécrable.
Il n'en revenait pas de devoir complimenter cette horrible mégère mais si ça pouvait lui éviter de seconder Vogt tous les jours que le bon Dieu faisait, il était prêt à s'y contraindre autant que nécessaire.
— C'est vrai que vous êtes complètement nul quand il s'agit d'interagir avec vos semblables, dit Vogt, qui ne s'était pas embarrassé de manger en uniforme, et dont la vareuse était négligemment pendue au haut dossier de son siège. C'est la principale récrimination de l'Hauptscharführer Dahlke à votre encontre.
— Vous vous trompez, Herr Obersturmbannführer. La principale récrimination de l'Hauptscharführer Dahlke à mon encontre est que je ne le laisse pas fourrer le nez entre les jambes de l'intégralité de notre personnel féminin et que je veille à ce qu'il porte une tenue correcte en service, dit-il en sortant une cigarette.
— Oh, si ce n'est que ça, commenta Vogt avec une désinvolture qui allait à l'encontre de sa personnalité encore plus stricte que la sienne. C'est un jeune, il faut bien qu'il s'amuse.
Contrairement à lui, Dahlke avait toujours été dans les bonnes grâces de l'officier, car Dahlke était une bonne pâte toujours appréciée à l'unanimité, serviable, disciplinée et ne se permettant aucun commentaire déplacé quelque soient les circonstances.
— Enfin, il a le même âge que vous ou presque, et pourtant, vous n'êtes pas ce que j'appelle un parangon de l'amusement, ajouta Vogt. Disons que si je devais faire venir des filles de petite vertu pour remonter le moral général, ce n'est pas à vous que je ferais appel.
— Encore heureux, Herr Obersturmbannführer, répondit-il. Je risquerais de vous gratifier d'un cours magistral sur les infections syphilitiques.
Surpris par sa propension à dénigrer sa propre manière d'être sans en tirer la moindre gêne, Vogt eut un gloussement avant de le saluer en levant son verre rempli de gnôle.
— Le Stubaf Meyer possède tout un album photo rempli de clichés d'affections génitales graves, poursuivit-il. Il l'amène régulièrement lors de ses visites de contrôle sanitaire. Croyez-moi, ça fait toujours son petit effet préventif.
— Seigneur, Hauptsturmführer, évitez de parler de ça alors qu'on vient à peine de terminer de bouffer, soupira Vogt en grimaçant de dégoût. Au moins ça vous donne raison. Si c'est pour que vous sortiez ce genre d'horreur au Reichsführer Himmler, vaut mieux vous en tenir le plus éloigné possible.
— Oui, oui, nous sommes d'accord sur ce point, Herr Obersturmbannführer, dit-il en se détendant un peu. Quand mademoiselle Muller sera parfaitement rétablie, ce dont je ne doute pas un seul instant, elle sera ravie de vous accompagner à toutes les mondanités imaginables sans balancer autre chose que les politesses d'usage. Tandis que moi, je risque d'insulter par mégarde le neveu d'un ministre, ou de glisser une remarque malvenue sur le pied bot de Goebbels et alors... kurwa l'Ahnenerbe, ajouta-t-il après avoir cherché une expression adéquate et ponctuant la fin de sa phrase d'un revers de main fataliste.
À en juger par son air, Vogt prenait son affirmation avec tout le sérieux du monde et cela le rassura. Une fois n'est pas coutume, sa réputation sulfureuse de grande gueule était en train de le servir d'une manière plus positive ; Vogt n'avait aucun intérêt à mettre en avant un élément aussi insolent que lui et il s'en rendait compte. Après tout, entre une folle suicidaire bientôt traitée par sismographie et un SS qui n'avait qu'une vague idée de ce qu'il était admis de dire en présence de grands pontes, il était moins risqué de présenter la première option. Au moins Muller savait se tenir en public, enfin, quand elle n'était pas trop occupée à se découper la bidoche avec un coutelas de cuisine, bien entendu.
— J'espère que cette nouvelle thérapie est aussi efficace que l'affirme le Sturmführer Lutz, dit Vogt en se resservant un autre fond de gin, de schnaps, ou d'il ne savait quelle horreur encore. D'après lui, il est devenu un autre homme en sortant de Mannheim. Et son cas était très lourd, de ce que j'ai pu lire des rapports de l'infirmier de la Liebstandarte.
— Je confirme, répondit Hans, qui se souvenait vaguement avoir contresigné le compte-rendu de la division en Pologne. On me l'a amené avec une dague de parade plantée dans l'orbite. C'était un sacré merdier à récupérer, vous pourrez demander confirmation à l'Hauptscharführer Dahlke.
— Toute pulsion de ce genre a disparu, les psychiatres qui l'ont suivi sont formels là-dessus.
— Extraordinaire, admit-il. Mais d'après elle, son ombre est toujours présente.
— Certes, dit Vogt, un peu refroidi. Peut-être que la sismographie n'a fait que la neutraliser. Mademoiselle Muller bénéficiera d'un suivi assidu, ne vous inquiétez pas.
— Je ne suis pas inquiet, répondit Hans.
Il espérait cependant que ledit suivi serait à la charge de quelqu'un d'autre que lui et que Vogt ne ferait pas l'erreur de confier ce genre d'épineux et obscur problème à un simple chirurgien plutôt qu'à un neurologue de la trempe de Laurentz, par exemple. De ce qu'il en avait à faire, il pourrait même la refiler à Siegler, tiens. Il n'osa pas aborder le sujet pour le moment. Tout cela relevait d'un futur hypothétique qu'il n'était pas pressé de vivre.
— On en saura plus une fois que l'Hauptsturmführer Laurentz aura accompli ce qu'il à faire, je suppose. C'est dans quelques jours, dit Vogt avec une inquiétude répugnante. J'ai pensé que vous pourriez l'épauler à la place de l'Hauptscharführer Dahlke. Il a beau être un bon élément, il n'est pas encore un médecin d'expérience, contrairement à vous.
Se taper un protocole psychiatrique expérimental en pleine nuit sur cette chiffe molle de Muller, et puis quoi encore ? C'était au-delà de ses forces, surtout en ce moment. Il cacha son trouble montant avec panache et Vogt ne décela rien.
— L'Hauptscharführer Dahlke fera les choses aussi bien que moi-même, je vous le garantis, dit-il et c'était la stricte vérité.
— Je voudrais quand même que vous soyez présent, au cas où, répliqua Vogt avec un air intransigeant.
Comprenant qu'il ne pourrait pas plus échapper à cette fastidieuse corvée qu'aux permanences à Illwickersheim, il renonça à parlementer.
— Je suppose que vous serez également là, dit-il.
— Non, justement, répondit Vogt, le prenant de court. Je n'en aurais pas le cœur et j'ai autre chose de prévu ce soir-là.
L'irruption du garçon de cuisine armé d'un plateau contenant café véritable et l'attirail qui allait avec constitua une distraction suffisante pour Vogt, qui ne remarqua pas l'expression méprisante qui s'attardait sur son visage et qu'il s'efforça de dissimuler une fois encore.
Quel genre d'homme fallait-il être pour décider d'infliger un traitement aussi extrême à Muller, qu'il disait pourtant apprécier énormément, et d'une manière qui n'avait rien d'amical, pour ensuite se défiler et laisser les autres accomplir cette basse besogne ? Probablement le même genre d'homme détestable que celui qui avait un jour descendu père et mère d'une pauvre gamine avant de la traîner ici sans lui demander son avis, et ensuite la refiler à DeWitt dès qu'il n'avait plus la patience de gérer les dégâts qu'il provoquait en toute conscience, en conclut-il après une courte mais désagréable réflexion.
Au moins, elle n'était pas aussi fragile que Muller et il avait bon espoir qu'elle ne tombe jamais aussi bas que cette dernière. Elle, elle était difficile à démoraliser, elle était d'une résilience extraordinaire, un vrai exemple nietzschéen de chaos intérieur parfaitement maîtrisé, un peu comme lui d'ailleurs ; un réseau de pulsions multiples et contradictoires qu'elle essayait encore tant bien que mal de refouler alors qu'il fallait simplement le laisser s'épanouir pour s'en libérer. Il devrait peut-être l'amener assister à cette séance de sismographie nocturne, d'ailleurs, histoire de lui remettre les idées un peu en place. Pour qu'elle comprenne ce qui l'attendait si jamais elle rechignait encore à son contact ou qu'il la surprenait avec la pupille dilatée par il ne savait quel barbiturique. C'était une idée mauvaise et cruelle qu'il repoussa aussitôt. Il espérait ne jamais en arriver là. Malgré tout, il considérait valoir tout de même mieux que Vogt.
Ce dernier, se rendant compte qu'il venait de jeter un certain froid, s'était figé dans la contemplation de son verre, les coudes posés sur la table, aussi avachi et imposant que le tas de suif déglingué qu'il était. Il repensa alors à leur dernière entrevue et au spectre qu'il avait cru apercevoir derrière lui, un spectre qui n'avait rien d'une ombre et qu'il avait ensuite revu dans son propre miroir. Cela, il ne l'évoquerait jamais en présence de quiconque, à part de la gamine, se doutant que Vogt s'empresserait alors d'en découvrir la cause et il n'avait vraiment pas envie de la connaître, rebuté d'avance par ce qui pourrait en ressortir. Connaissant Vogt, il était sûr qu'il avait déjà commencé à fouiner dans cette direction-là, aiguillé par Muller, ou même Krauss et quand il sortit de son court instant de mutisme, se redressant dans son siège et qu'il tourna la tête pour le fixer dans les yeux, il sut qu'il avait vu juste, encore une fois.
— Je voulais vous en parler depuis longtemps, commença-t-il, mais avec tout ce qu'il y a à faire ici, je n'en ai guère trouvé le temps. Mademoiselle Muller m'a affirmé que chacun d'entre nous avait une de ses créatures de fumée à nos côtés en permanence, attachées par on ne sait quel lien psychique impossible à supprimer. Sauf vous.
— Selon le docteur Krauss, c'est à cause de mon sens de l'humour, répondit-il en se souvenant soudain de son café refroidissant. Et selon la petite russe, c'est parce que je suis une sorte de vampire, et ceux-là ne possédant pas d'âme, ils sont donc épargnés par ce genre d'inconvénients, résuma-t-il avec une approximation volontaire. Libre à vous de choisir l'explication qui vous convient, Herr Obersturmbannführer.
Aucune des deux suggestions ne parut convenir tout à fait à Vogt et il se sut quitte à avoir une de ces discussions surréalistes propres à l'Institut de l'Ahnenerbe, sauf qu'elle le concernait directement au lieu de s'attarder sur une expédition polaire ou la théorie des races de l'esprit empruntée à un ésotériste italien que lui avait un jour servie Krauss, ce qui l'avait fait ricaner pendant une bonne demi-heure ensuite.
— Vous avez déjà lu Julius Evola ? lui demanda alors Vogt, confirmant ses pires craintes. Son essai sur la race de l'esprit, plus précisément.
— Je ne suis jamais véritablement intéressé à toute cette tambouille völkisch, dit-il avec toute la politesse dont il était capable, reposant sa tasse à moitié vide par la même occasion. Je pense que vous êtes très bien placé pour savoir que l'Ahnenerbe ne correspond pas tout à fait l'idée que je me fais de ma fonction.
— Et c'est fort dommage, commenta Vogt. Le but de l'expédition orchestrée par Krauss n'était pas si fantaisiste que ça, même moi je dois le reconnaître. Il y a des sources solides attestant que la contrée primordiale se trouve au nord. S'il n'y avait pas eu le christianisme et la juiverie, on serait encore la civilisation forte et pure qu'on était censés être.
Il reconnaissait là le bordel théorique qui servait de base même aux institutions bien plus crédibles que l'Institut, dont le RuSHA. Les explications avaient beau différer d'un courant à un autre, on en revenait toujours à la même chose et il y croyait de moins en moins. Depuis qu'il avait apposé sa propre signature sur l'Ahnenpass de la gamine, il en avait conclu que leur fameuse race aryenne n'était qu'un prétexte, une excuse inventée pour justifier toute cette mascarade, partant peut-être d'un postulat théorique valable, mais qui aboutissait au piètre résultat qu'il connaissait : des alcooliques, des illettrés, des amateurs de douche à la pisse, des Sturmführer de la Liebstandarte traités à coups d'électrochoc et des chargés d'hygiène raciale importés de Tchécoslovaquie sans une aucune trace de blondeur, même minimale.
— Et donc, Herr Obersturmbannführer ? le relança-t-il avec un semblant d'intérêt assez convainquant. Quel rapport entre moi et l'expédition au Groenland ?
— Il y en a aucun pour l'instant, admit Vogt. Seulement une théorie qui voudrait que la véritable race aryenne se manifeste non seulement sous des traits raciaux bien caractéristiques mais aussi spirituels. Notre espèce est corrompue par le métissage, notre esprit est malade à un niveau collectif, d'où la présence de ces ombres, et nous devons nous en débarrasser sous peine de péricliter définitivement. Si nous arrivons à nous en servir comme outils d'attaque, c'est très bien, mais si non... et bien, tout est foutu, je suppose. Sauf que certains sont épargnés.
Il comprit enfin où il voulait en venir et dut se retenir d'éclater de rire.
— C'est le bon air alpin, ça, dit-il sans parvenir à masquer son sourire. Ça préserve d'à peu près tout.
Comme d'habitude, Vogt resta insensible à son impertinence, se contentant de froncer des sourcils. Il ne l'aurait jamais à l'humour, malheureusement.
— Pour le coup, l'explication occulte fournie par cette fille me paraît beaucoup plus pertinente que les bienfaits de la montagne, poursuivit-il d'un ton très sérieux. D'autant plus que je me suis permis de creuser un peu dans votre historique familial.
— Oh, dit-il en feignant l'étonnement devant la nouvelle. Et vous avez découvert quoi, Herr Obersturmbannführer ?
Cette question, il la posa avec une véritable curiosité, cette fois-ci. Il n'avait jamais pris la peine de s'intéresser à ses propres racines. Il n'en connaissait que l'essentiel, des morceaux transmis par son entourage sous forme d'anecdotes parcellaires. Comme en témoignait son nom de famille, il venait d'une haute qui avait fini par se ruiner, reléguée au rang de simples petits bourgeois, autrefois propriétaires de multiples exploitations minières qui avaient fermé les unes après les autres. La dernière avait rendu l'âme avant sa naissance, contraignant ses parents à prendre un emploi bien plus trivial et s'il ne les aidait pas financièrement de temps en temps, cela ferait bien longtemps qu'ils auraient dû se séparer du jardinier et de la gouvernante qui leur restaient. Rétrospectivement, il était celui qui avait le mieux réussi de cette génération-là, devenant médecin, alors que sa mère était enseignante, son père se contentant d'un obscur poste de conseiller municipal (consistant principalement à résoudre les problèmes de loups avec les gardes forestiers) et son frère qui finirait probablement par devenir un bon petit soldat, lui qui s'était lancé à corps perdu dans les Jeunesses d'après les lettres qu'il recevait. Des ploucs de campagne un peu plus aisés que la moyenne mais des ploucs quand même. Le pavillon un peu trop grand qu'ils avaient conservé d'une fortune passée portait encore les traces d'un faste ancien, y compris l'argenterie et un vieil héraldique relégué dans une remise que plus personne ne souhaitait dépoussiérer.
— ... quinzième siècle, était en train de déblatérer Vogt et il se rendit compte que son attention avait complètement décroché, pour ne pas changer de ses pénibles habitudes. Marieke von Falkenstejn, ça vous dit quelque chose ?
— Du tout, répondit-il en revenant à la réalité immédiate. Mais vu le nom, je suppose qu'il s'agit de quelqu'un du même sang que moi. J'en ai jamais entendu parler, par contre. De ce que j'ai compris, on est plus vraiment très nombreux. Des cousins un peu éloignés qui sont restés à Prague lors de notre exode massif il y a trois générations, mais c'est tout.
Si Vogt s'attendait à ce qu'il lui déroule l'intégralité de son arbre généalogique sous le nez, il allait être déçu ; il ne le connaissait tout simplement pas, pas plus que ses parents, ni les leurs. Tout cela s'était perdu dans un quelconque château désormais devenu ruine et personne ne s'était jamais donné la peine d'en restituer le patrimoine, car celui-ci ne constituait aucune sorte d'importance pour une famille dont le trait commun était le manque de curiosité quant à son propre passé. De plus, aurait dit son père, ce n'était pas la paperasse moyenâgeuse qui allait nourrir qui que ce soit, contrairement aux études de médecine.
— C'était une noble sans grande importance du margraviat de Moravie, quand c'était encore la couronne de Bohème, sous les Habsbourg, reprit Vogt et il le pria silencieusement de lui épargner l'intégralité de l'Histoire du vieux continent. Une baronne qui avait hérité de son titre et d'un petit château suite à un veuvage prématuré aux circonstances troubles.
— Oui, elle l'a empoisonné à la belladone, quoi. Comment vous avez déniché ça, Herr Obersturmbannführer ?
— J'ai mes sources, clarifia Vogt avec un certain dédain. Et l'incorporation de nos cousins autrichiens nous a permis d'avoir accès à un grand nombre d'archives passionnantes.
— Je ferais donc ajouter la mention « noble sans importance » sur mon permis de conduire, commenta-t-il. Mais c'est pas comme si la particule avant mon nom de famille le renseignait déjà. Je ne comprends pas pourquoi vous me racontez tout ça.
— C'est parce que vous ne me laissez pas en placer une, lui fit remarquer Vogt en tendant enfin la main pour attraper la cafetière italienne en train de tiédir. Cette Marieke, là, on l'a longtemps soupçonné de sorcellerie. Entre le mari mort d'une manière inexpliquée et le fait qu'elle restait cloîtrée dans son nid d'aigle, il y avait de quoi. D'après moi, et pour un regard moderne plus généralement, elle faisait plutôt partie d'une loge secrète.
De mieux en mieux. Il lui épargna tout commentaire éclairé à ce sujet. S'adonner au sarcasme avec les illuminés de l'Institut revenait à cracher contre le vent en espérant que par miracle le glaviot ne lui revienne pas dans la figure. Son café, aussi excellent soit-il, ne lui disait plus rien qui vaille, désormais.
— Quoi qu'il en soit, continua Vogt, nullement perturbé par son silence, on sait de source sûre que peu de temps après être tombée enceinte d'un inconnu, elle a réuni tous ses domestiques dans les caves de son château et a ensuite demandé à ses gardes de les égorger un par un.
Il avait prononcé cela avec une intonation sinistre lui rappelant beaucoup trop les récentes simagrées de Krauss sur les sacrifices humains qu'il faillit craquer.
— Ah merde, dit-il en s'efforçant de se maîtriser. Au moins, je comprends de qui j'ai hérité une certaine propension aux débordements caractériels.
Trop emporté par son propre enthousiasme pour le reprendre, Vogt vida un bouchon d'alcool dans son café, une habitude qu'il avait toujours jugée répugnante, Zallmann s'y adonnant régulièrement quand il était encore en vie.
— Et pourquoi elle a fait ça, Herr Obersturmbannführer ? demanda-t-il, car c'était ce que l'autre attendait visiblement de lui.
— Ce n'est pas indiqué, malheureusement. D'après les sources, et elles sont assez rares, bien qu'excellement préservées, elle faisait partie d'un cercle restreint qui se faisait appeler la Tradition. Ce qui est drôle, c'est qu'on utilise encore plus ou moins leurs symboles, comme cette roue solaire que vous portez au doigt, dit Vogt en indiquant sa chevalière d'un geste. On le retrouve même sur le sol de Wewelsburg, vous avez dû le remarquer en vous y rendant.
— Je n'ai jamais mis les pieds à Wewelsburg, répondit-il. Et cette chevalière appartenait à mon père, et à son père avant lui. Elle a été faite dans l'argent que ma famille exploitait auparavant, mais si vous dites qu'elle relève d'un quelconque folklore païen, vous avez probablement raison. Mais je ne comprends toujours pas quel rapport a l'histoire de cette Marieke avec le fait que je n'aie pas d'ombre.
Vogt eut un grognement satisfait, sûrement ravi de l'entendre enfin abandonner sa sempiternelle nonchalance pour lui poser les bonnes questions.
— Il y avait une sombre rumeur de répudiation qui planait sur elle. On la disait stérile, incapable de concevoir. Avant de mourir, le baron von Falkenstejn projetait d'en épouser une autre. Vous ne voyez toujours pas ?
— Pas du tout, non, admit-il, dissimulant son aversion pour ce jeu des devinettes. Vous avez dit qu'elle était enceinte.
— D'après ce que j'ai pu lire, je pense que l'enfant à naître n'a pas été conçu d'une manière très naturelle, mais ça serait verser dans un occultisme qui me dépasse. Quoi qu'il en soit, ma théorie est qu'elle a ensuite voulu le protéger, de la loge de la Tradition, ou même du père, et que versée dans ce que le commun des mortels qualifie de sorcellerie, elle a souhaité s'attirer les faveurs de l'autre monde. Cela est mentionné d'une manière assez obscure dans ce que j'ai trouvé de sa chronique. Sauf qu'il s'avère évidemment que l'autre monde est très gourmand de sang humain, un peu comme les services sanitaires, et qu'il exige un lourd tribut en échange. D'où les domestiques égorgés en masse.
Perplexe devant ce ramassis douteux de suppositions et de conte effrayant qui lui ferait probablement une anecdote hilarante supplémentaire à placer entre une histoire de dysenterie et de pyramide à l'avenir, il dit :
— J'ai déjà entendu quelque chose du même genre. Sauf qu'avec du sang, il y avait du lait.
— Je vous demande pardon ? s'étonna Vogt, un peu surpris par la remarque.
Hans eut un geste signifiant que ça n'avait aucune sorte d'importance et l'autre poursuivit sur le même ton :
— Je suppose que le processus a réussi et que Marieke a réussi à neutraliser l'ombre dans la manœuvre, épargnant cette malédiction à ses descendants. J'ignore quelle entité elle a invoqué, par contre, si toutefois tout cela est vrai. Cela dit, il y a une archive d'église qui mentionne un chat noir apparu peu après le massacre, mais je me méfie un peu de cette affirmation, dit Vogt avec une certaine dérision. À l'époque, il suffisait pour une femme de s'y connaître un peu trop dans les herbes médicinales ou de posséder un animal de compagnie pour se faire accuser de pacte diabolique, alors tout cela est à prendre avec des pincettes.
— Alors qu'aujourd'hui, il leur suffit juste de porter une jupe un peu trop courte et je considère que c'est un sacré progrès, répliqua-t-il, lui arrachant un rire peu amusé. Et vous avez trouvé tout ça, en quoi, quelques semaines ? C'est impressionnant, Herr Obersturmbannführer.
— Le savoir, c'est le pouvoir, et j'avoue avoir passé un excellent moment à fouiller dans cette tambouille völkisch, comme vous dites. Ça me change agréablement des enquêtes du SD. Cela dit, cet endroit regorge également de curiosités du même genre. Vous saviez que le feu docteur Rip Merken était parti dans le même village que vous pour vérifier sa théorie des nœuds telluriques ?
— Oh oui, et il y est allé avec un pendule, même. Tellement concentré sur sa propre connerie qu'il n'a pas remarqué la gamine capable d'envoyer des paysans contre les murs dans un trou perdu de vingt habitants, répondit-il, le faisant rire pour de bon, cette fois-ci. D'ailleurs, si je puis me permettre, Herr Obersturmbannführer. Quand est-ce que vous comptez l'exercer sur vos prisonniers ?
— Très bientôt, dit Vogt et il sut qu'il ne lui en dirait pas plus, même s'il avait l'audace d'insister. Probablement peu après la visite de Laurentz. Je serais à Illwickersheim à ce moment-là, d'ailleurs, alors je compte sur vous pour lui faire un accueil correct.
Il hocha de la tête en se doutant bien que Vogt n'était pas dupe. Il accueillerait Laurentz comme il le faisait avec tout le monde, probablement en lui hurlant dessus pour une raison futile. Entre la permanence obligatoire au sein de la pharmacie et la nuit de la sismographie de Muller, la semaine à venir promettait de lui coller une mauvaise humeur mémorable, sans parler de toutes ces bêtises que Vogt venait de balancer sur une de ses éminentes ancêtres en le prenant pour argent comptant. La seule chose positive qu'il pouvait tirer de tout cela était qu'il avait un prétexte tout préparé pour sortir la gamine de l'Institut le temps d'une journée, ce qui allait certainement faire plaisir à Dahlke et faire cesser ses reproches quant à son absence de vie personnelle. Si Vogt n'y voyait aucun inconvénient, bien sûr. Il l'avait déjà laissée se balader en compagnie de DeWitt et de Dahlke, puis avait même suggéré de l'amener dans l'hypothétique cas d'une visite directe à l'asile de Mannheim, alors il ne protesterait probablement pas. Prudent, il se décida quand même à lui poser la question avant de prendre congé.
— Mais bien entendu, répondit Vogt, qui en était alors à son troisième verre. Faites. Faut bien la faire respirer un peu, avec ce qui l'attend.
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