10 Ania

Elle se réveilla peut-être une heure ou deux plus tard, une sensation familière lui compressant le corps. Elle regretta d'avoir bu la tisane d'Anneliese aussi tard dans la journée, car elle avait besoin de retourner aux toilettes. Le lit de braises s'était désormais complètement éteint et un noir insondable régnait tout autour d'elle. Pendant quelques minutes, elle écouta les craquements étouffés qui régnaient dans le bâtiment et la brise qui s'écrasait contre le carreau aveugle en forcissant. Ses mains rejetèrent la couverture et elle se leva à tâtons. Elle n'avait absolument aucune envie de traverser la pièce, puis la chambre adjacente, en plein milieu de la nuit ; cela ne la terrifiait pas vraiment, certes, elle ne se trouvait que moyennement anxieuse à l'idée de le réveiller et puis, elle n'avait pas tellement le choix. Alors, elle traversa le salon avec une lenteur prudente, veillant à effleurer les meubles pour ne pas se prendre les pieds dedans, se frottant les paupières jusqu'à ce que ses yeux ne lui livrent des formes floues et sombres – la lune s'était dissimulée derrière un voile de nuages chargés d'eau, la privant de sa faible lumière blanche. Ses doigts posés sur la poignée roide de la porte mal fermée, Ania se figea sur le seuil, essayant de se rappeler le chemin qu'il lui restait à parcourir.

La chambre baignait dans les ténèbres. Les volets étaient fermés. Priant en silence pour ne pas faire grincer le parquet sous ses talons nus, elle entra, une main tendue afin d'effleurer le mur sur le côté. Le plancher demeura muet. Une sensation pelucheuse en-dessous de ses orteils lui apprit qu'elle foulait désormais le tapis. Ses phalanges la guidèrent le long de l'arrête de la commode, située en face du lit, et elle toucha par inadvertance le boîtier de la radio posée dessus. Elle y était presque. En tendant l'oreille, elle essaya de percevoir une respiration proche et y échoua. Lorsqu'elle posa la paume sur le panneau des sanitaires, il y eut un déclic et la lumière d'une lampe de chevet inonda un recoin de la pièce, lui blessant le visage. Elle se figea. De là où elle se trouvait, elle n'apercevait de lui qu'une vague forme enfouie sous les draps et le couvre-lit, une main tendue jusqu'à l'interrupteur, pâle, longue, vaseuse à cause de la fatigue et dans un frisson, elle l'imagina en train de s'enrouler autour de sa nuque, formant un nœud coulant souple et négligent et cela la fit déglutir.

— J'ai besoin de... commença-t-elle.

— Grouille, dit-il, ensuqué par le sommeil. La lumière me donne mal à la tête.

Elle se faufila dans l'antichambre sans demander son reste. Après un instant d'hésitation, elle tira le loquet derrière elle. Penaude, elle ressortit quelques minutes plus tard, essuyant ses mains humides sur les pans de sa chemise de nuit. Tête basse, elle contourna le lit à bonne distance, espérant qu'il se soit endormi. Au moment de franchir à nouveau la porte, elle s'arrêta en l'entendant parler à voix très basse.

— Vu que t'es là... tu ne veux pas venir ? Tu serais quand même mieux. Contre moi, je veux dire.

Ania n'osa pas se retourner. Sous ses pieds nus, le sol lui parut tout à coup bien plus glacé. Il y eut un second déclic et la faible loupiotte s'éteignit, livrant la chambre à l'obscurité et elle l'entendit remuer non loin, sûrement pour se mettre sur le dos.

— Mais viens, soupira-t-il. Je sais que t'en as envie. Je ne vais rien te faire, je suis trop claqué. C'est juste...

— Non, souffla-t-elle, mortifiée, sans pour autant se mouvoir d'un centimètre.

S'ensuivit un moment de flottement durant lequel elle l'entendit distinctement bailler. La froidure du parquet commença à monter le long de ses jambes, puis de son dos. Comment pouvait-il savoir ? De ça, elle ne lui en avait jamais parlé. Elle s'était bien gardée de lui révéler quoi que ce soit, alors comment pouvait-il savoir ? À l'Institut, avant que l'ombre n'apparaisse, elle avait occupé son lit froid et mort, enroulée dans sa veste feldgrau crasseuse dans l'espoir de retrouver un peu de lui dans cet ersatz imprégné de sang et maintenant... comment pouvait-il se douter...

— Ce n'est pas grave, dit-il, de cette voix absente qu'on pouvait avoir au bord de l'endormissement.

Sortant de sa paralysie, Ania se réfugia dans le salon, le cœur battant la chamade. Une agréable tiédeur l'attendait à l'intérieur du sofa et elle se pelotonna entre les coussins, la couverture tirée jusqu'à la joue. C'était rassurant et confortable, et elle se dit qu'elle ne devrait pas rester là. La chambre ne se trouvait qu'à quelques pas. Cette proximité la terrorisait au plus profond – et c'était une sensation familière, aussi chaude et intime que sa propre odeur – ce n'était peut-être pas de la terreur, après tout. Elle repensa à ces malheureux en Pologne qui ne mouftaient pas en creusant les fosses. Cette même résignation ne la quittait plus depuis qu'on l'avait arrachée à Bereznevo. Elle s'était installée en elle, bâtissant son nid sombre au milieu de sa poitrine, un nid à la fois rempli de barbelés et de plumes, aussi confortable que la couche qu'elle occupait en ce moment-même et aussi piquant qu'un panier rempli de rasoirs. Son sommeil fut inquiet et agité, car elle rêva de la Pologne.

*

Elle réouvrit les yeux aux premières lueurs de l'aube, les membres aussi lourds que s'ils étaient emplis de plomb. Le bas de son ventre l'élançait à nouveau et elle s'efforça d'occulter cette douleur sournoise qui lui fourrageait les reins. Une lumière grise et pluvieuse se déversait dans la pièce, dont la chaleur était retombée depuis longtemps. La vareuse avait disparu du fauteuil et la porte de la chambre était grande ouverte. Un courant d'air humide lui caressa le visage et elle comprit qu'en partant, il avait entrouvert la fenêtre de la pièce adjacente. Un élancement désagréable logé entre les tempes, elle se leva pour fermer le carreau, embué et maculé de pluie. Durant un long instant, elle contempla le lit encore défait et le creux qui se dessinait dans le coussin. Puis, obéissant à un instinct qu'elle ne s'expliquait que mal, elle se glissa à l'intérieur, frissonnant de tous ses membres.

Le tissu sentait le propre et la lessive récente, et elle se surprit à retenir quelque peu son souffle tandis qu'elle s'en recouvrait et qu'elle se lovait à la place qu'il avait occupée auparavant. Les draps tiédissaient à peine, encore emplis d'une chaleur étrangère qui se colla contre sa peau. Elle plaqua son visage contre le coussin et inspira profondément, pelotonnée dans une intimité qui n'était pas la sienne. Son tremblement cessa de lui-même, remplacé par une apathie qu'elle savoura à contre-cœur. Cela n'avait rien à voir avec la quiétude fragile qu'elle avait réussi à obtenir en s'enroulant autrefois dans cette vieille veste à la puanteur de chair morte, d'iode et de poudre. C'était bien plus prenant et agréable. Se tournant sur le flanc, elle pleura un peu et s'endormit encore.

Ce fut le grincement de la porte qui lui fit ouvrir les yeux. Elle se sentait fatiguée, comme si elle n'avait pas dormi une seule minute, et elle avait de nouveau mal.

— Ah, constata-t-il en entrant et Ania se recroquevilla pour prendre le moins de place possible. Qu'est-ce que tu fais ?

Il n'y avait pas la moindre trace de ressentiment ni sur son visage, ni dans le ton qu'il employait ; à peine était-il poliment surpris. Dans sa main droite, il tenait un verre vide et dans l'autre, une petite boîte en carton qu'elle reconnut comme de l'aspirine. Il devait être vraiment très tôt, car il n'avait pas encore enfilé sa vareuse. Bretelles pendantes sur le pantalon de cavalerie, et chemise partiellement boutonnée, il portait une serviette blanche autour du cou.

— C'est mieux ici, marmonna-t-elle en évitant soigneusement de le regarder comme il se dirigeait vers les sanitaires.

— J'imagine, oui, lui lança-t-il d'un ton distrait. Tu peux dormir tant que tu veux, aujourd'hui. Quand t'auras faim, tu n'auras qu'à aller chercher ta bonne sœur.

Ania faillit répéter qu'elle s'appelait Anneliese et se retint. Il revint poser le verre désormais rempli sur la commode.

— Il faut que je me rase, lui signala-t-il en balançant l'aspirine non loin du poste radio. Tu peux dormir. Tu peux même garder le lit cette nuit, je m'en fous. Je ne dors pas beaucoup en ce moment, de toute manière. Cet hôpital a toujours manqué de chirurgiens.

Comme elle ne répondait pas, il ajouta :

— Je vois que t'es extrêmement bavarde, ce matin.

Ania se contenta de se tourner sur l'autre flanc et il finit par disparaître dans l'antichambre. Il ne verrouilla pas la porte et cela la troubla. Le glougloutement du robinet derrière le mur lui évoqua la pluie battante à l'extérieur et cette litanie finit par l'emporter.

Dans son cauchemar, ce crépitement se transforma peu à peu en murmure sombre. La fosse venait de s'ouvrir en plaie béante juste en-dessous d'elle. Elle crut entendre les ressorts du matelas grincer et elle faillit gémir en sentant un corps rêche s'affaler sur le sien en silence – emportée par une excitation débordante, elle se cambra. Une jambe se glissa entre les sienne, un bras lui encercla le cou, une main lui palpa les fesses puis les cuisses, patinant sur sa peau collante de sueur et c'était terriblement et horriblement agréable. Ania se doutait que ce n'était qu'un rêve, alors elle invita cette créature poisseuse qui rampait sur son dos à entrer en elle d'un léger mouvement du bassin. Elle n'avait rien jamais connu de tel. Au premier soubresaut de la chose, elle sentit sa respiration se couper. C'était beaucoup moins douloureux qu'elle ne l'avait anticipé. Cela ne faisait d'ailleurs pas mal du tout, bien au contraire. C'était moite, tendre, à un tel point qu'elle écarta convulsivement les jambes pour que la svelte créature aille plus profond encore et à la respiration brûlante dans le creux de son oreille, elle se rendit compte que ce qui la recouvrait presque entièrement pour la besogner avec lenteur, tremblant, reniflant et salivant n'était pas tout à fait humain, ni même animal. L'odeur qui en émanait était un suave mélange de tabac, de viande crue et d'eau de pluie stagnante – elle comprit alors que ça venait d'en dessous, de la fosse, et qu'elle ne pouvait pas tourner la tête ; elle ne pouvait pas relever le menton pour regarder sur le côté. Si jamais elle inclinait le visage, elle verrait le visage de cette chose, elle le verrait véritablement et cela la rendrait folle ; elle en perdrait définitivement la raison et dans son sommeil, elle ferma les paupières pour ne pas être tentée. La douceur logée dans ses viscères devint plus lascive encore et quelque chose de chaud, d'humide, lui dégoulinait sur l'intérieur des cuisses et la créature s'en aperçut, elle aussi, et elle se cramponna à ses flancs avec ses mains ou ses pattes ou peut-être étaient-ce même des gants et une vague de plaisir innommable l'envahit. Elle lui noua le ventre et les genoux, puis se mua lentement, insidieusement, en un reflux de douleur sourde, nauséeuse et elle savait, elle savait que c'était cette ombre, cette chose sans faciès qui lui faisait ça ; elle la déchirait, lui enfonçant des lames de rasoir à l'intérieur, pour lui ouvrir le ventre dans un froissement insoutenable de chair humide remplie d'aiguilles, de particules noires, de pourriture.

Geignant de souffrance et d'horreur, Ania se redressa en sursaut, ouvrant de grands yeux sur la lumière un peu plus vive qui avait envahi la chambre. Ce rêve immonde, perturbant, se dilua vite, chassé par le battement de son cœur engourdi. Elle se frotta les paupières. Son ventre se tordit de douleur. Quelque chose de mouillé lui collait l'entrecuisse. La gorge nouée, elle rejeta maladroitement la couverture non loin de ses jambes. Un sanglot effrayé se coinça dans sa bouche quand elle vit.

À travers le tissu s'épanouissait une large tâche écarlate. Elle en avait plein en bas et cela coulait lentement sur le sommier. Cette obscénité rouge la fit paniquer. Elle était sale. Il lui fallait quitter ce lit poisseux au plus vite, s'habiller et courir aux douches communes pour se débarrasser de cette souillure. Ce n'était pas si loin. Elle allait y arriver. La porte de la salle d'eau attenante demeurait close. Il lui fallait se dépêcher.

Pataude, elle sortit du lit et eut l'impression de se recevoir un coup de poignard en plein dans l'aine. La tête lui tourna. Se sentant partir, elle se retint à grand peine au rebord du matelas tandis que ses jambes refusaient de la porter. Elle se laissa un court instant de répit, se redressa et à nouveau, l'impression de vertige l'assaillit et elle trébucha ; sa main se tendit dans un réflexe vers l'objet le plus proche, l'agrippant sans tout à fait le saisir et la carafe en cristal épais se renversa, entraînant le verre dans sa chute et les deux se brisèrent sur le parquet, se répandant en éclats non loin de ses mollets. En voulant prendre appui au sol pour se hisser, elle se coupa la paume sur un bout plus aigu que les autres, alors elle resta assise, horrifiée, les cuisses serrées sur son hémorragie honteuse, retenant son envie de pleurer et de s'enfuir.

C'est alors qu'elle entendit le loquet de la salle d'eau basculer dans son dos. Prenant appui sur le lit, ignorant avec bravoure la lame de couteau invisible logée à l'intérieur de son bassin, elle se leva juste à temps pour voir von Falkenstein émerger de l'antichambre, une lame coupe-choux dans la main et la serviette, désormais humide, jetée sur une de ses épaules.

— Qu'est-ce que tu fous ? C'est encore tôt, lança-t-il d'un ton hargneux.

Dérangé par la clarté du début de la journée, il plissa des yeux, replia le rasoir dans un claquement avant de le glisser dans une de ses poches et se passa une main mouillée sur les paupières, maudissant sa migraine entre les dents. Ania savait qu'elle aurait dû partir en courant à cet instant précis, pour une raison obscure, peut-être à cause des questions qu'il lui avait posé à l'infirmerie, il y a si longtemps, elle savait qu'elle aurait dû bouger, maintenant, avant que ses iris trop claires ne s'habituent à la luminosité régnant dans la chambre et qu'il ne voie le lit, ou qu'il ne la voie elle ; pourtant, elle se retrouva clouée sur place, sidérée, et puis, alors qu'il abaissait enfin les doigts, remarquant l'état de la couchette qu'elle venait de quitter à grands fracas, la respiration d'Ania lui manqua, comme si on venait de lui décocher un coup de poing dans le plexus. Elle vit son expression changer alors que son regard tombait sur la rosace sombre qu'elle avait laissé sur le protège-sommier à l'instar d'une bête blessée et elle crut défaillir, car jamais elle ne lui avait vu un air semblable ; pas même lorsqu'il l'avait attrapée par le bras au Pivert après avoir expédié Jensen sur le palier.

Blêmissant, la bouche entrouverte, les traits tirés par une nuit beaucoup trop courte, von Falkenstein ne pouvait arracher ses yeux du sang répandu sur la couche, le souffle de plus en plus alourdi. Avec horreur, Ania le vit porter une main à ses lèvres et se mordre une phalange repliée comme pour s'empêcher de parler.

Alors qu'il s'approchait de la paillasse, le torchon posé sur son épaule glissa au sol et il n'y prêta aucune attention. Elle sentit son cœur rater un battement quand il tira sur le drap pour le défaire, les mains un peu tremblantes, fasciné par cette saleté rougeâtre maculant le tissu d'un blanc immaculé et elle pensa à Bereznevo et au sang répandu sur la neige qu'elle avait aperçu même de l'autre côté du lac. Froissant le pan de coton entre ses doigts, il leva enfin la tête vers elle, se figeant dans une posture parfaitement immobile, et Ania se dit une nouvelle fois qu'elle devrait partir, là, tout de suite, et elle n'y arriva pas, elle resta à sa place, en proie à une paralysie morbide, une tétanie idiote et en face, son visage aux traits si réguliers se tordit en une moue étrange, le coin supérieur droit de sa bouche se retroussant comme s'il n'allait pas tarder à hurler ou à mordre et abandonnant les draps salis au sol en un tas négligé près de la serviette, il fit lentement le tour du lit ; et Ania se rendit compte qu'en agissant ainsi, il lui bloquait toute retraite, il se mettait entre elle et la porte menant au salon, il l'acculait et ses pieds ne bougèrent pas alors qu'elle voyait distinctement sa pomme d'Adam aller de haut en bas alors qu'il s'efforçait de ravaler un reflux de salive intempestif. Un étau étouffant lui enserra la poitrine quand Ania comprit que ce n'était pas vraiment elle qu'il regardait de ce drôle d'air ; non, ce qu'il dévorait des yeux tout en venant en face d'elle, c'était son entrejambe maculé de sang, la tâche humide et rouge qui avait déteint jusqu'à sa chemise de nuit qui lui arrivait jusqu'aux genoux – il y avait une fine rigole qui continuait à lui couler sur l'intérieur de la cuisse, avec une lenteur obscène, une mince zébrure qui courait sur sa chair pâle et elle baissa la tête en l'entendant soupirer, elle tenta de tirer sa blouse froissée vers le bas pour se recouvrir, mais le vêtement était trop court. Les genoux faibles, elle fixa les éclats de verre répandus en dessous d'elle, l'eau froide qui baignait ses pieds désormais congelés et une goutte épaisse traça son sillon pourpre jusque sa cheville, glissant au ralenti vers sa voûte plantaire crispée, tout doucement, pour enfin se dissoudre sur le parquet mouillé.

Figé à deux pas d'elle, von Falkenstein sortit enfin de son silence.

— Non, dit-il tout bas, d'une voix cassée, poisseuse. Ce n'est vraiment pas le bon moment.

Ce fut ce ton gluant qui l'encouragea à reculer. Ses pieds dérapèrent sur le bois humide tandis qu'elle cherchait une échappatoire – il n'y en avait pas ; il était trop près.

— Pourquoi ? répéta-t-il de cette même intonation voilée. Pourquoi tu me fais ça aujourd'hui ?

La question lui parut complètement absurde. Ania leva la tête, ne sachant pas quoi répondre. Crachant quelque chose qu'elle ne comprit pas, il lui envoya le revers de sa main repliée en pleine pommette et s'il n'y avait pas eu la table de chevet, elle serait tombée à nouveau à cause de la violence du coup.

— Je suis désolée, parvint-elle à expirer, car elle ne savait pas quoi dire d'autre, elle ne comprenait pas la raison de cette soudaine colère.

— J'imagine bien que t'es désolée, dit-il et elle sentit qu'il la saisissait par ses cheveux emmêlés par le sommeil, les enroulant autour de son poignet pour s'assurer une prise infaillible, une poigne à laquelle elle ne pourrait pas échapper. Ce n'est pas vraiment de ta faute. Mais... juste... pas maintenant...

Fixant le plafond sous la contrainte, Ania ne chercha pas à se débattre. Cela ne servait à rien. Les yeux mouillés, la bouche tirée par la douleur qui lui tenaillait désormais la peau du crâne, elle se demandait seulement pourquoi était-il tout à coup aussi furieux contre elle et pourquoi, pourquoi, pourquoi est-ce qu'elle se laissait faire, pourquoi elle ne levait même pas la main pour essayer de se dégager ou le repousser, tandis que la respiration saccadée comme s'il venait tout juste de courir, il continuait à lui tirer les cheveux par à-coups, lui engourdissant la nuque – il sentait le savon, l'eau chaude, le propre.

— C'est que tu ne comprends pas vraiment, siffla-t-il quelque part au-dessus de sa joue. Hein ? Je me trompe ? Ou est-ce que tu fais exprès, de ne pas comprendre ? Est-ce que tu sais ce que...

Il ravala rapidement sa salive, n'achevant pas sa phrase, préférant la contraindre à pivoter vers la commode et à la pousser pour qu'elle avance et entraînée par l'étau que formait sa main à la base de son crâne, Ania s'exécuta, s'étonnant de ne pas trébucher sur le recoin du tapis tout proche.

— Est-ce que tu sais... ce que ça me fait de te voir saigner ? redit-il d'un ton étouffé.

Ania ne sentait presque plus son front. Son visage la cuisait à cause de la claque mais sa vision était étrangement claire, dépourvue de larmes. Si elle n'avait pas étendu les mains devant elle, elle aurait percuté la commode de plein fouet.

— Non, répondit-elle et cela le fit rire, d'un rire gras et visqueux, avant qu'il ne lui tire la tête en arrière si brutalement qu'elle en jappa, qu'elle crut que ç'allait lui briser quelque chose.

Il était encore plus près, désormais, si près qu'elle sentait sa respiration derrière son oreille, sur sa joue, sur son cou, qu'elle humait la piqure presqu'acide de son après rasage par les narines, la chaleur de son haleine, mélange de tabac et de fluor car il venait probablement de se brosser les dents – bien sûr, c'était ça, de ce qu'elle en avait vu depuis qu'elle l'avait rencontré, c'était quelqu'un de toujours récuré, bien mis, qui ne supportait guère de ne pas se laver durant plus de deux jours, quitte à en tomber malade – et à part les doigts qu'il enfonçait dans ses cheveux, il ne la touchait pas, se tenant à seulement quelques centimètres d'elle, un pouce, pas plus, et comme elle était bien plus petite elle savait que si elle parvenait à incliner la tête, l'arrière de son crâne lui toucherait le creux de l'aisselle ou la clavicule peut-être.

— Je suis désolée, réitéra-t-elle avec un certain courage.

— Ça ne sert à rien, dit-il dans un murmure qui lui remplit la tête jusqu'au tournis.

Et lentement, elle sentit l'étau de ses doigts se desserrer dans ses cheveux, la tension se dénouer peu à peu, devenant simple prise faiblarde et cette libération l'emplit d'un répugnant bien être ; cette délivrance progressive cogna entre ses côtes, elle la fit frissonner des pieds à la tête, imperceptiblement, lui enflammant les joues et elle eut peur, et ce n'était pas une peur ordinaire, mais profonde, viscérale, douce, veloutée. Ce n'était pas de la peur, c'était autre chose, de plus complexe, de plus amer, car la main toujours nouée dans ses cheveux s'était faite bien plus tranquille, remontant sa chevelure afin de lui dégager l'arrière du cou, s'attardant sur la saillance de ses os, lui inclinant doucement la tête en avant et elle se sentit dériver, elle se sentit partir, elle se sentit se noyer, peu à peu, tandis que la main lui entourait le cou en-dessous du menton, avec cette souplesse qu'elle avait souvent imaginée, avec cette exacte même souplesse dont elle avait rêvé sans jamais se l'avouer tout à fait. Quand il posa la bouche à la base de sa nuque, elle s'appuya à la commode d'une main, effrayée par ce qui commençait à poindre derrière la douleur de son bas ventre ; elle sentit ses dents râcler une de ses vertèbres, elle sentit ses lèvres mouillées derrière son oreille, sa langue trempée sur son trapèze et comprit que c'était de sa faute, qu'elle n'avait pas qu'à ressentir toutes ces choses confuses et terribles qui l'avaient poussé à se pelotonner au creux qu'avait formé son corps endormi sur le matelas. Sa main lâcha ses cheveux et sa main, sa main lui remonta la chemise jusqu'aux hanches, et elle ne la retint pas, comme elle ne retint pas plus ses doigts qui lui effleurèrent le ventre, sans vraiment la toucher tout d'abord, traçant un doux sillon autour de son nombril avant de lui compresser la taille et ce fut pire que s'il y eut décoché un poing – et son autre main, la droite, la gauche, elle ne savait plus, son autre main était désormais sur sa jambe, ferme et tellement souple, elle grimpait le long de sa cuisse, y enfonçant un crochet dont elle n'était pas sûre de pouvoir se débarrasser – dont elle n'était pas sûre de vouloir se débarrasser – et cette main-ci glissait sur sa jambe, y étalant le sang frais, le sang encore tiède, dans un frottement atroce, s'y salissant les doigts et elle se demanda encore pourquoi elle ne le repoussait pas, et pourquoi cette tétanie avait un goût si délicieux ; sa respiration se répercutait dans son dos car il s'était collé à elle, et sa respiration était mesurée, calme tandis que sa main désormais ensanglantée lui pinçait l'intérieur de la cuisse et que l'autre se baladait sur son ventre et que sa bouche se trouvait tout près de son oreille et que son pied se pressait contre sa cheville pour lui écarter les jambes. Elle voulut fermer les yeux et n'y arriva pas ; il venait à nouveau de l'embrasser à l'arrière du cou, soupirant d'aise et elle sentit tout son corps se dénouer, se liquéfier, se dissoudre et pendant un court instant elle pensa à se retourner – elle voulut se retourner, elle faillit le faire mais à la place, elle dit :

— Je ne crois pas...

Sa voix tarit, mourut, pour revenir et elle ajouta :

— La porte est ouverte.

— Et alors ? Je peux la refermer, si ça te dérange tant que ça, chuinta-t-il dans le creux de son épaule.

— Je ne sais pas, admit faiblement Ania et il rompit aussitôt tout contact, comme à contre-cœur et elle eut la pesante impression de sortir d'une longue apnée et cette sensation lui donna envie de sangloter.

Tandis que dans son dos, il reculait, elle dut se retenir à la commode pour s'empêcher de défaillir. Elle sursauta lorsqu'il asséna une claque sèche tout près de sa main crispée, obligeant le verre tout proche à tinter et ce bruit sourd l'électrisa plus efficacement que s'il s'était mis à lui hurler dessus.

— Allez, dégage, lui lança-t-il en la poussant sans brusquerie sur le côté. Décrasse-toi et rhabille-toi.

Nouant ses bras autour d'elle-même, elle n'en fit rien.

— Dépêche-toi ! s'écria-t-il et ce fut plus l'intonation que l'ordre qui la sortit de son apathie.

En le voyant s'asseoir sur le côté propre du lit en se cachant le visage dans les mains, elle courut jusqu'à la salle d'eau sans oser se retourner. De manière involontaire, elle fit claquer le panneau et lorsqu'elle tira fébrilement le verrou, elle l'entendit éclater de rire de l'autre côté. Reculant, elle faillit renverser une bassine pleine d'une eau encore chaude posée sur une haute traverse de bois. Essayant de se calmer, elle s'immobilisa une fois encore, rassemblant ses pensées, déboussolée par ce qui se bousculait désormais dans son corps et dans sa tête. Nina lui en avait parlé, autrefois ; elle lui avait dit qu'à un moment donné, pas si lointain, elle aurait envie d'aller avec un homme ; elle ne devait pas en avoir honte – elle avait dit cela d'un ton étrange, détaché, rempli d'un dégoût qu'elle dissimulait habilement car Nina détestait être touchée tout en lui affirmant que c'était absolument normal de le vouloir et Ania n'en doutait pas un seul instant. C'était normal, avait dit Nina ; c'était naturel et Ania en était convaincue, pourtant, était-ce pour autant normal et naturel que de le vouloir avec lui, elle n'en était pas sûre, et si elle eût posé cette question à Nina, celle-ci en aurait hurlé de consternation.

La poignée s'abaissa lentement, dans un lourd cliquetis. Il s'était levé, il s'était approché et Ania resta interdite. En plein milieu de la porte était accroché un petit miroir rectangulaire, un peu incliné et celui-ci lui renvoya ses propres joues rosies et ses mèches défaites et désordonnées. La poignée remonta sans et il y eut un craquement discret, celui d'un corps qui se presse contre du vieux bois résistant – s'y appuyant d'une épaule, peut-être, et elle ne put arracher son regard de son propre reflet.

— Pourquoi est-ce que tu ne m'ouvrirais pas ? demanda-t-il à travers l'épaisseur des planches et elle n'aima pas beaucoup le sarcasme tranchant qu'elle percevait dans son intonation.

Ania se mordit la bouche. Ce qu'elle voulait répondre ne lui aurait pas du tout plu, elle en était persuadée. Une fois encore, la poignée rectangulaire battit inutilement dans le vide et elle l'entendit pester entre les dents.

— Ouvre, je te dis ! s'écria-t-il en tapant la paroi du plat de la main. Ouvre-moi et laisse-moi entrer !

— Je ne pense pas que je vais le faire, déclara Ania en tournant le dos pour échapper à la vue de la poignée qu'une pression extérieure maintenait en position basse.

Un choc sourd secoua légèrement la porte.

— C'est fermé, dit-elle. Je ne crois pas que vous soyez assez lourd pour la dégonder.

Il ne l'écouta pas et s'acharna pendant quelques secondes encore, de toutes ses forces, et le bruit des coups de poings et d'épaule qu'il y assénait, sourds et nerveux, l'emplit d'une jubilation toute nouvelle. Tout comme elle l'avait prédit, ses malheureux soixante-dix-kilos et quelques se retrouvaient parfaitement impuissants contre la menuiserie du siècle passé et s'il continuait ainsi, il n'y gagnerait qu'une omoplate démise.

— J'espère que vous allez vous faire mal, marmonna-t-elle.

Comme s'il l'avait entendu – mais c'était impossible, bien sûr, elle avait parlé trop bas – il cessa aussitôt et le silence étourdissant qui s'ensuivit lui noua les entrailles.

— Pourquoi est-ce que tu ne m'ouvres pas ? demanda-t-il et elle peina à reconnaître sa voix. Est-ce que tu as peur de ce que je pourrais... de ce que j'ai envie de te faire, peut-être ?

Une fois de plus, elle faillit répondre la vérité et n'osa pas.

— Nina m'a dit un jour que c'était à cause de ça qu'on vous a fait partir. Elle m'a dit que ce n'était pas sain.

Le silence dura si longtemps qu'elle crut qu'il était enfin parti jusqu'à l'entendre cracher d'une voix très basse :

— Ah, cette Muller... crois-moi, quand on y retournera, tu auras bien intérêt à profiter de sa présence car je te promets que je vais l'envoyer dans un endroit duquel elle n'est pas près de revenir. Elle va regretter d'exister, crois-moi. Ta Nina, je vais l'expédier très loin d'ici. Tu entends ?

— Je m'en fiche, avoua Ania.

— Ouvre, répéta-t-il. Je te le demande une dernière fois.

Elle ne répondit pas. Lassé de son mutisme, il finit par s'en aller et elle sourit légèrement en entendant son pas alourdi qui s'éloignait. Il fureta dans la chambre pendant quelques instants, sûrement pour récupérer ses habits manquants et ensuite, une porte lointaine se referma et Ania sut qu'il était parti pour de bon.

Portant la main à sa joue meurtrie, elle se tourna vers le plus grand miroir, celui suspendu au-dessus du lavabo dans l'intention de s'examiner. Ce qui lui rendit son regard n'était pas son propre visage. Effarée, elle étouffa un cri. Ce qui n'était pas sa face n'avait pas d'yeux. C'était aveugle, dentu, une gueule innommable, indescriptible, dont l'haleine sentait la viande surie et la flétrissure – luttant contre un courant invisible qui tourbillonnait à l'intérieur de la surface argentée qui la maintenait prisonnière, elle étendait une patte aigue pour essayer de l'attraper. L'odeur d'une pourriture suave, presque sucrée, lui chatouilla le nez. Elle recula précipitamment. Son épaule heurta l'étagère, renversant la bassine dans un fracas de ferraille.

Ouvre-moi, lui dit le miroir envahi dans un murmure. Je ne te le demanderais pas deux fois.

Cette charogne dégoulinante se contorsionna dans sa prison, s'accrochant au rebord de ses bras multiples pour essayer de se hisser à l'extérieur mais quelque chose la tirait en arrière, et elle patinait, impuissante.

— Dégage, dit-elle à l'ombre d'une voix ferme, alors qu'elle était tombée sur ses deux fesses sous l'effet du choc. Tu ne me fais pas peur.

Ce n'est pas de moi dont il faut avoir peur, déclara l'abyssale créature. C'est de ce qui me retient de ce côté. Tu ne te souviens pas ? La marque sur ta cheville, c'est moi qui te l'ai faite.

Muette de stupeur, Ania ouvrit la bouche. Sous ses yeux, l'apparition spectrale se fondit, métamorphe, changeant jusqu'à sa nature-même, ne lui livrant plus que des contours flous, comme si elle se dissolvait sous une pluie invisible – elle se retirait dans les profondeurs inconnues dont elle était venue, n'y laissant que des yeux d'un blanc laiteux, et dévoilant des canines marquées et pointues comme les dents d'un coutelas.

— T'es quoi, toi ? s'effara-t-elle. Tu n'es pas une ombre. Reviens !

Juste une sentinelle, répondit l'autre. J'ai eu bien des noms, aucun de juste. Je voulais juste te prévenir. Il ne faut pas que tu ailles... là-bas, dans la forêt. C'est dangereux. L'œil-dieu est en train de se réveiller, alors reste loin...

Son regard disparut, puis son rictus et ne subsista plus qu'une empreinte spectrale.

Je n'ai plus les forces, je suis parti trop longtemps.

— Reviens, s'écria Ania, furieuse. Reviens et explique-moi !

Pour seule réponse, le miroir se fissura sous une poussée invisible et impuissante, elle assista à la dégringolade des éclats. Ils tintèrent d'un son cristallin, glacé, en s'écrasant dans le creux de l'évier. Elle eut envie de hurler et de pleurer de frustration. Cette chose n'était pas une ombre – les ombres ne pouvaient pas se détacher de leurs propriétaires sur plus de quelques pas – elles ne vivaient pas non plus dans les miroirs ; non, cette chose n'était pas une ombre, c'était autre, indéniablement lié au bojeglaz, car elle en portait certains stigmates tout en paraissant autonome, et malgré son apparence cauchemardesque, elle n'était pas hostile ; son apparition l'avait secoué mais pas un seul instant Ania ne s'était sentie menacée. Effrayée, dégoûtée, peut-être, mais pas en danger. C'était cette chose qui s'était glissée dans l'Institut pour la prévenir avant que l'ombre-Jensen ne vienne la déchiqueter et voilà qu'elle surgissait encore, entière et lorsqu'elle était éveillée, en plus, lui livrant un deuxième avertissement abscons.

— Reviens, murmura-t-elle en vain.


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