10 Ania
La douleur était insoutenable. Au moins, trop effarés par son geste, ils en avaient oublié la caméra et les lapins et leurs ombres avaient battu en retraite ; elle les avait vues se dissoudre un peu dans l'air, à moins que ce ne soit une illusion à cause des larmes qui lui emplissaient les yeux à l'en aveugler. Comme elle était incapable de marcher, terrassée par la souffrance aussi aiguë que la lame de l'opinel qu'elle s'était enfoncée à plusieurs reprises entre l'aisselle et l'épaule, Nina la porta. Ses bras avaient de la force à revendre et même si Ania s'était quelque peu remplumée depuis son arrivée, elle ne pesait pas encore bien lourd, alors elle n'eut pas à fournir beaucoup d'efforts pour la soulever.
Aboyant des imprécations incompréhensibles, Krauss parvint à suivre son allure de forcenée alors que, chargée de son poids inerte, elle déboulait à l'extérieur du bâtiment. Bruno, handicapé par ses poumons, les lâcha au bout d'une dizaine de mètres. L'air glacial s'écrasant sur son visage brûlé par la colère et les larmes empêcha Ania de s'évanouir tout à fait. Sa main poisseuse serrait toujours le petit couteau et ni Krauss, ni Nina n'avaient réussi à le lui faire lâcher. Elle n'avait plus les forces de crier. Au-dessus d'elle défilèrent les cimes dépouillées des peupliers et des fragments de cieux sans étoiles. Puis il y eut la lumière jaune et sale d'un éclairage dépourvu de vitalité, un porche aux poutres apparentes et un drapeau noir qu'elle accueillit avec un soulagement lâche.
Sa tête ballotta de droite à gauche tandis que les talons de Nina tapaient sur le carrelage, se répercutant en échos essoufflés entre les cloisons. Derrière elle, aussi blanc que les murs, Krauss beuglait de toute la puissance de sa poitrine étroite. La réverbération assourdie était la seule à lui répondre. Bien peu de monde vivait au sein-même de cet hôpital minuscule et l'heure était extrêmement tardive. Son bras blessé lui fit l'effet d'être en métal fondu alors que Nina l'allongeait avec toutes les précautions du monde sur le premier lit venu. Elle serra les mâchoires pour ne pas hurler aussi fort que Krauss. S'aidant de l'appui de Nina, elle parvint à s'installer en position assise, tentant tant bien que mal d'ignorer ses protestations et le sang qui dégoulinait désormais jusqu'à son poignet.
— Pourquoi t'as fait ça ? s'effara Nina, qui reprenait difficilement son souffle.
Ania fit semblant de ne pas l'entendre, trop hypnotisée par Krauss qui montait en trombe les escaliers proches avant de disparaître au deuxième et dernier étage, puis par Bruno, qui entra à son tour dans la pièce, la respiration aussi lourde que sa démarche.
Il finit par se laisser tomber sur le lit en face d'elle et, un peu tardivement, Ania reconnut la salle proprette dans laquelle elle avait passé son affreuse visite médicale. Nina tira sur une ficelle pour mettre en marche une lampe à l'abat-jour verdâtre.
Tout là-haut, Krauss continuait à brailler, moins fort, tout en en tambourinant contre une porte épaisse et close.
— Quelle merde, lâcha Nina en direction de Bruno, d'un ton à la fois dégoûté et dépité. J'en reviens pas qu'on en arrive à devoir la traîner ici.
Le fait qu'elle soit plus préoccupée par le lieu où ils se trouvaient que par son état déçut Ania au point de la refaire pleurer.
Des pas précipités résonnèrent dans la volée de marches. Krauss les dégringola comme s'il fuyait un début d'incendie, se réfugiant aux côtés de Bruno, qui tirait sur son col afin d'en évacuer la transpiration.
— Quelle merde, répéta Nina tandis que von Falkenstein émergeait de l'obscurité.
Contrairement à eux, amusé par cette agitation, il ne courrait pas. Il descendit au contraire d'un pas lent, rempli de morgue, même s'il avait laissé tomber les bottes et avançait en chaussettes. Sa chemise moutarde était déboutonnée, laissant voir un maillot de corps blanc, mal rentré dans le pantalon noir qu'il avait enfilé à la va-vite, le croisillon des bretelles lui battant l'arrière des cuisses. Le regard rougi par la fatigue, il arborait une mine défaite, où l'énervement se disputait à la lassitude et au sommeil ; à choisir, Ania préférait le voir ainsi plutôt que tiré à quatre épingles et parfaitement léché, des bottes jusqu'à l'expression arrogante ; au moins, comme ça, il avait l'air un minimum humain.
— Et après, c'est moi qui casse les couilles à tout le monde à quatre heures du matin, déclara-t-il.
Levant son bras avec un manque évident de coordination, il tapota sa montre d'un geste vaseux en direction de Krauss et de Bruno.
— Par ici, connerie d'autrichien mal embouché, persifla Nina en claquant des doigts pour attirer son attention. Réveille-toi !
— Oh, Muller, vous êtes là aussi ? soupira von Falkenstein en pivotant vers elle.
Il se massa les paupières d'une main incertaine.
— Figurez-vous que c'est pas tellement le moment, reprit-il. J'ai la migraine. Ah !
Il venait à peine de la remarquer, malgré tout le sang qu'elle répandait sur les draps au carré et son grelotement maladif.
— D'accord, c'est pour ça que vous braillez tous comme des demeurés en pleine nuit noire, constata-t-il en plissant des yeux et sans bouger d'un millimètre. Gottverdammt, lâche ce couteau, toi.
Dans un réflexe qui relevait du spasme, Ania desserra les doigts, s'infligeant un pic de douleur qui la fit trembler de plus belle et l'opinel rebondit au sol avant de se perdre sous le lit. Malgré la lacération fantomatique qui lui démangeait le bras, elle se sentait tout à coup plus apaisée. La pièce lui paraissait presque lumineuse, malgré l'éclairage blême que dispensait l'unique lampe allumée. Les ombres se tapissaient désormais aux pieds de Nina, de Krauss et de Bruno, quasiment invisibles, étalées au sol en une drôle de flaque mouvante. Si elle ne les fixait pas, elle était certaine d'oublier leur existence, au moins pour quelques instants.
— Il lui est arrivé quoi ? s'enquit von Falkenstein, qui ne faisait déjà plus attention à elle.
— Elle s'est blessée, répondit Nina d'un ton aigre. Recousez-là.
— Elle s'est blessée, répéta-t-il dans son allemand si empâté qu'il en devenait visqueux. Quoi, elle aussi, elle a trébuché sur son couteau ?
— Soignez-là, se borna à dire Krauss à la place de Nina. Dépêchez-vous, bon Dieu ! s'énerva-t-il ensuite en battant des bras comme s'il souhaitait s'envoler. Vous dormez encore, ou bien ? Vous ne voyez pas qu'elle saigne !
C'était très vrai. La main qu'elle plaquait sur ses entailles ne suffisait pas à étancher le flot écarlate qui suintait entre ses doigts. Ania évitait d'y regarder de trop près. L'odeur et la couleur de son propre sang lui faisaient tourner la tête. Von Falkenstein pivota à nouveau vers elle, l'examinant rapidement de haut en bas avant de renifler.
— Ça va, c'est rien, lâcha-t-il. Elle est encore consciente. Arrêtez de paniquer pour pas grand-chose.
— Personne ne panique, commenta Nina.
— Ah si, rétorqua von Falkenstein avec une grimace. Vous ne faites que ça ! Au secours, docteur, je viens de me tordre la cheville ! Au secours, docteur, je crois que le repas d'hier soir m'est resté sur l'estomac ! Au secours, docteur, j'ai encore renversé une casserole sur mon bras, est-ce que je vais mourir ?
— Hans, intervint alors Bruno, sortant enfin de son mutisme et en quittant la table sur laquelle il s'était assis auparavant. Premier avertissement. Arrêtez votre cinéma et faites ce qu'on vous dit.
Une gratitude lointaine envahit Ania. Malgré la disparition des ombres, elle avait très mal. Les mains sur les hanches, von Falkenstein se balança légèrement d'avant en arrière, luttant probablement contre son éternel esprit de contradiction.
— Soit, céda-t-il en se mettant enfin en mouvement.
Krauss et Nina échangèrent une moue blasée alors qu'il se penchait sur une petite commode pour farfouiller à l'intérieur. L'esprit d'Ania vacilla et elle lutta à nouveau contre l'évanouissement. Crisper ses doigts avec plus de force sur son bras provoqua un élancement qui l'électrisa jusqu'à la nuque. Von Falkenstein balança un récipient métallique en forme d'haricot rempli de bandages et d'instruments divers tout près d'elle et ce tintement pénible la fit sursauter bien malgré elle.
— Les mains, marmonna-t-il comme pour lui-même avant de se diriger vers le lavabo massif incrusté entre deux fenêtres embuées par le froid.
Bruno était en train de parler à voix basse en s'adressant à Nina ou à Krauss, elle ne savait pas. Von Falkenstein lutta un moment contre le robinet récalcitrant avant de se rendre compte qu'il le tournait dans le mauvais sens. Après s'être passé le visage à l'eau froide et s'être consciencieusement savonné et rincé les mains, il revint vers eux d'une démarche incertaine.
— J'ai vraiment la cervelle à l'envers, dit-il sans sourire. Pas sûr de pouvoir suturer dans cet état.
— Oh, ça va, c'est rien, se moqua Krauss en imitant son élocution exagérément étirée. Vous êtes encore conscient, ça devrait aller.
Prudent, il fit un pas en arrière pour éviter de se faire éclabousser, car von Falkenstein secouait les doigts pour les débarrasser de l'excès d'eau.
— Dégagez, dit-il ensuite. Tous.
Absolument personne ne bougea.
— Je déteste me sentir observé quand je travaille, ajouta-t-il. Je l'ai déjà dit. Ça me fait faire des conneries. Dégagez.
— C'est pas que je ne vous fais pas confiance, fit mine de commencer Nina en croisant les bras. Mais...
— C'est mon bloc ou pas, Muller ? lui hurla-t-il, faisant sursauter Krauss et Bruno. Quand je vous dis de dégager, vous dégagez, c'est tout ! Je vais pas l'achever, votre sorcière !
— Je reste, répondit tranquillement Nina, peu impressionnée par son éclat.
— Bah vous n'avez qu'à la recoudre vous-même, alors, cracha von Falkenstein avec un geste agacé. Avec vos aiguilles à tricoter !
— C'est bon, c'est bon, dit Bruno en se frottant le front. On vous laisse.
Sourds aux protestations véhémentes de Nina, Krauss et lui l'entraîneraient en direction de la sortie en évitant de la toucher plus de quelques secondes. Leurs pas furent avalés par le silence et Ania resta seule. Son bras était désormais entièrement rouge.
— Montre, lui dit impérieusement von Falkenstein.
Elle décolla difficilement les doigts en se retenant de grimacer. Armé d'une paire de ciseaux, il déchira sa manche. Le bruit du tissu poisseux qu'il découpa sans aucun soin la fit grincer des dents.
— T'as mal ? demanda-t-il en s'emparant d'un paquet de compresses emballées dans leur écrin de papier rigide.
— Un peu, dit Ania d'une voix faible.
— Bah tant mieux, commenta-t-il. Comme ça je suis pas le seul.
Elle ne sut quoi répondre à ça et suivit le ballet des ciseaux qui découpaient l'enveloppe de gaze, puis le glougloutement d'un gros flacon rempli d'un liquide clair. L'odeur qui s'en dégageait était particulièrement désagréable.
— C'est quoi ? interrogea-t-elle en russe.
— Du peroxyde d'hydrogène. Ça t'évitera de chopper le tétanos.
Ania voulut demander plus de précisions, car elle n'avait toujours pas compris, mais d'un geste brutal, il essuyait déjà le sang qui lui maculait le bras. En plus de puer, le liquide imbibant la gaze piquait affreusement, comme si on lui déversait de l'eau chaude sous pression en plein sur les coupures. Elle se débattit tellement qu'il dut lui immobiliser le bras, appuyant si fort à la périphérie de ses blessures qu'elle crut devenir folle.
— Arrête un peu, dit von Falkenstein avec dégoût en laissant choir la compresse rougie sur le lit. Tu saignes beaucoup parce que t'es encore en anémie et que ça coagule mal. C'est pas grave.
Ania n'était vraiment pas d'accord mais ferma la bouche. Au moins n'avait-elle pas pleuré. Lui tenant toujours le coude, il s'était penché sur les lésions désormais bien plus visibles. Ania en compta trois ou quatre, décalées d'un pouce chacune.
— Bon, dit-il en la lâchant enfin. C'est pas encore tout à fait propre. Allonge-toi. Le bras vers moi. Faut encore désinfecter. Et quand je vais recoudre, bouge pas, surtout. Entendu ?
Ania garda un silence méfiant. Elle n'aimait pas beaucoup ce qu'il venait de lui dire.
— Recoudre ? répéta-t-elle en nouant nerveusement les jambes. Avec une aiguille ? J'ai pas envie.
Elle n'eut pas le temps d'esquiver la claque cinglante qu'il lui envoya sur la joue. Rentrant les épaules, elle plaqua son menton contre sa glotte.
— J'ai pas envie non plus, lui dit von Falkenstein en levant de nouveau la main en guise d'avertissement. Et pourtant, je le fais quand même. Alors, je répète, ou c'est bon ?
— C'est bon, souffla Ania.
S'empêchant de trembler à la fois de douleur et d'appréhension, elle s'étendit, les yeux rivés au plafond. Un raclement de chaise qu'on traînait et un soupir exaspéré lui apprirent que von Falkenstein venait de s'asseoir tout près de la couche. Dans un bruit sourd, il dévissa à nouveau le flacon. Préparée, elle se mordit l'intérieur de la joue pour ne pas crier lorsqu'il plaqua une nouvelle compresse mouillée sur ses plaies, insistant particulièrement sur celle qui lui paraissait la plus profonde. Comme son bras soubresautait bien malgré elle, il cloua son poignet au drap avec la force d'une lanière de contention.
— Trois heures trente, expira-t-il en s'adressant à lui-même tout en continuant d'essuyer les restes de sang avec sa main libre comme il ferait la vaisselle. Alors que j'ai la migraine et que ça pouvait attendre le matin sans problème. Ah voilà, quand même !
Il jeta la seconde compresse au sol sans même la regarder. Comme elle refusait ne fut-ce que de tourner la tête, elle l'entendit plus qu'elle ne le vit tirer le récipient métallique vers lui, avant d'enfourner des doigts vaseux à l'intérieur pour en extraire du matériel de suture dans un infernal tintamarre.
— Pourquoi t'as fait ça ? lui demanda-t-il ensuite en haussant le ton.
Ania ne répondit pas. Contrarié par son silence, il lui secoua l'avant-bras, lui arrachant un jappement.
— Pourquoi t'as fait ça ? répéta-t-il. Réponds.
— Ils voulaient que je recommence, dit Ania à voix basse. Avec les lapins. Il y en avait cinq, je crois. J'avais pas envie.
— Si t'avais pas envie, fallait pas le faire. Pas te poignarder. Espèce d'idiote. J'ai pas que ça à foutre, surtout à cette heure-ci, tu sais ?
Elle haussa des épaules, se rappelant trop tard qu'elle était blessée, ce qui lui fit à nouveau venir les larmes aux yeux. Des tâches lumineuses commençaient à flotter dans son champ de vision mais elle se força à garder le silence, n'essuyant même pas ce qui lui coulait doucement sur les joues.
— Ils voulaient pas que je vous parle, dit-elle en inspirant bruyamment pour se calmer. Ils m'ont pas écouté. Les ombres allaient les tuer, alors j'ai fait comme j'ai pu.
— Fallait les laisser faire, rétorqua la voix de von Falkenstein quelque part à sa droite. Bon débarras. J'aurais pu dormir un peu, au moins.
Ania comprit qu'il plaisantait sans en donner l'air et referma la bouche. Elle cessa de pleurer en se rendant compte que, malgré la douleur brutale, la souffrance acide du peroxyde sur sa chair ouverte et celle, encore plus aigre, que lui infligeaient les compétences médicales de von Falkenstein à cause de son manque flagrant de compassion, elle préférait cent fois se trouver ici que dans la salle d'amphithéâtre. C'était triste, mais c'était comme ça.
— Ils m'expliquent jamais rien, ajouta-t-elle. Pourquoi ? Pourquoi si c'est important, le bojeglaz ? Pourquoi ça les intéresse ? C'est juste mauvais, comme du poison. Ou comme la faim. Pourquoi ils me demandent de faire tout ça ?
Elle n'eut le droit qu'à un soupir contrarié. L'instant d'après, une chose fine et pointue se plantait dans son bras et elle tressaillit, ce qui lui valut un nouveau sifflement. Elle se tint donc tranquille. Ça ne faisait pas si mal que ça. Une griffure, tout au plus, mais la sensation de tiraillement qu'elle provoquait à la surface de sa peau malmenée ne lui plaisait pas du tout.
— Ça les intéresse parce que c'est du jamais vu, finit par répondre von Falkenstein. Pour toi, c'est peut-être devenu une habitude, mais crois-moi, dans le monde dans lequel je vis, fracasser des membres sans avoir recours à la force visible, ça n'existe pas. J'imagine qu'ils veulent juste comprendre.
— Il n'y a rien à comprendre, dit Ania, tout de même rassurée. C'est juste mauvais et ça m'empêche de vivre.
— Ils s'en foutent, de ça.
— J'étais mieux chez moi, insista-t-elle. Ou même en Pologne. Pourquoi vous êtes venu là-bas, hein ?
Parler lui faisait presque oublier la douleur, qui s'était assourdie, noyée par le désinfectant. À part l'étrange sensation de l'aiguille perçant sa chair, la souffrance s'était réfugiée quelque part au loin. Peut-être était-elle juste désormais trop fatiguée pour avoir mal.
— Moi, j'y étais parce que je suis médecin, répondit von Falkenstein au bout d'un long silence. Les autres, je sais pas vraiment. Pour qu'on ait plus d'espace où vivre, apparemment.
Cette dernière affirmation lui tira une exclamation à la fois surprise et indignée.
— Pourquoi ? demanda Ania en remuant un peu pour se réveiller. Elle si petite que ça, votre Allemagne ?
— Non, coupa-t-il. Et c'est pas « mon » Allemagne. J'y suis pas né, dans ce pays à la con, mais à côté.
— À côté où ?
— Dans les montagnes. Arrête de bouger. Où est Dahlke quand j'ai besoin de lui, pour une fois ? Vu la gueule de mes points, même lui aurait fait mieux.
La piqure cessa un court instant, laissant sa place à un cliquetis de ciseaux, avant de reprendre de plus belle. Le silence s'éternisa à un tel point qu'Ania surprit un bâillement se coincer dans sa gorge. Elle finit par s'enfoncer dans une léthargie monotone, jusqu'à ce qu'un contact encore plus cuisant que le peroxyde ne la fasse sursauter. Cela sentait le sel jusqu'à l'écœurement.
— Tu vas t'en remettre, lui affirma-t-il en pressant une gaze qu'elle devina brunâtre du coin de l'œil. C'est que de l'iode.
Ania ne dit rien, supportant l'épreuve sans broncher lorsqu'il lui banda le bras en serrant le pansement si fort qu'elle crut défaillir. Elle n'osa pas bouger son bras, de peur de perdre conscience. L'odeur amère lui agressait les narines même si elle détournait la tête.
— C'est de ce bras-là dont tu te sers pour écrire ? demanda von Falkenstein.
— Je sais pas écrire, grogna-t-elle.
— Bon, pour manger, alors ?
— Oui.
— Ça va être compliqué quelques temps, du coup. Fallait réfléchir, et te lacérer le côté gauche. Allez, dégage, toi aussi.
Ania ne bougea pas. L'entendant inspirer, elle se releva avec grand peine, saisie de vertige. La douleur lui cisaillait à nouveau le bras, sourde et souterraine comme un ruisseau invisible, mais elle bascula tout de même ses jambes par-dessus le rebord du lit et parvint à se mettre debout. Ses genoux tremblèrent. Elle tint bon et ne tomba pas, appuyée sur le matelas désormais froissé et tâché de rouge. Nina l'attendait-elle à la sortie de cet affreux pavillon, sous ce drapeau noir tout aussi affreux ? Elle l'espérait. Elle serait incapable de se traîner dans la nuit sans lune et l'allée aux peupliers jusqu'au manoir, elle le savait. Cette seule idée lui scia à nouveau les jambes, et elle se rattrapa comme elle put au lit voisin. Toute volonté l'abandonna soudain et elle s'y installa, difficilement, se servant de sa main unique pour prendre appui.
Toujours assis près de la couche qu'elle venait de quitter, von Falkenstein ne fit même pas mine de bouger. Les deux coudes enfoncés dans le drap maculé de sang et de teinture d'iode, il s'était caché le visage entre ses bras croisés. Ania se demanda s'il s'était endormi.
— S'il vous plaît, prononça-t-elle d'une voix tout aussi faible qu'elle. Est-ce que je peux dormir ici, au moins un peu ?
— Non, trancha-t-il sans relever la tête. T'as rien de grave. Aucune raison de te garder.
Tapant des pieds contre la charpente du lit d'infirmerie, Ania se débarrassa de ses chaussures un peu trop grandes. De sa main gauche, elle tira maladroitement la couverture rêche pliée sous le coussin et la secoua pour la défaire. Ce bruit mat tira von Falkenstein de sa catatonie et elle le vit remuer un peu.
— C'est mieux, dit-elle. C'est plus calme, ici. S'il vous plaît. Au moins un peu.
Il se redressa, la joue appuyée sur la paume comme pour empêcher sa tête de basculer. Son autre main disparut en-dessous du lit, puis revint, armée d'un étui à cigarettes et d'un briquet. Pour seule réponse, elle n'eut le droit qu'à un haussement de sourcil blasé. Elle se demanda si ça voulait dire qu'elle avait obtenu gain de cause. Décidant que oui, elle n'osa tout de même pas se recoucher, pas encore. La couverture déployée sur les genoux, elle laissa son grelottement maladif refluer sous la chaleur, la retenant d'une main pour l'empêcher de glisser par terre, où elle ne pourrait la ramasser.
— Comment ça, c'est plus calme ? demanda-t-il en allumant sa cigarette.
— Il n'y a personne, précisa Ania. Pas d'ombres non plus. C'est mieux.
— Ah, dit von Falkenstein d'un ton indifférent. Et comment tu faisais avant ?
— Je supportais, c'est tout. C'était fatiguant, mais ça allait. Ici, y a trop de monde, comme dans les gares.
Il fit tomber la cendre dans le récipient en tapotant sa cigarette sur le rebord en métal, l'envoyant directement sur le nécessaire médical toujours posé à l'intérieur. Se rendant compte de sa propre bêtise, il l'envoya valdinguer au sol d'un geste agacé. La gamelle rebondit bruyamment deux ou trois fois avant de s'arrêter.
— Ils vont me laisser tranquille, maintenant que j'ai fait ça, vous pensez ? demanda alors Ania, posant la question qui lui tenaillait l'esprit depuis le début.
— Je sais pas. Oui, j'imagine. Au moins pour quelques jours, le temps que tu t'en remettes, dit von Falkenstein dans un nuage gris.
— C'est déjà ça, affirma Ania.
Elle n'était pas sûre de pouvoir se mutiler encore de cette manière. C'était quand même beaucoup de souffrance pour un bien maigre résultat. Très rapidement, elle allait se retrouver à court de solutions, étant bien trop lâche pour se supprimer elle-même. Elle avait déjà essayé, pourtant, en plongeant dans le goudron. Peut-être que von Falkenstein pourrait l'aider. Oui, c'était sûr. Elle l'avait vu faire, à Bereznevo. C'était bruyant et sale, mais ça allait vite. C'était tout ce qu'elle demandait. Elle faillit poser la question, et se ravisa, se sentant idiote. À son plus grand désespoir, personne n'allait la tuer, ici. Pour eux, le bojeglaz était un don trop curieux pour qu'ils la gâchent ainsi. Cette raison lui paraissait futile, mais c'était la seule que von Falkenstein avait daigné lui donner.
— Et si je tue les lapins, dit-elle, se crispant à cette seule idée. Après, quoi ?
— Je sais pas. On verra. Demande à Krauss.
Elle fit non de la tête, répugnée. Von Falkenstein écrasa sa cigarette dans une tâche poisseuse, brûlant un trou dans le drap.
— Si je fais ce qu'ils demandent, poursuivit Ania, s'armant d'un courage insoupçonné, est-ce que je pourrais parler aux gens sans que Nina soit là ? Est-ce que je pourrais venir dormir ici quand j'aurais assez des ombres ?
— C'est pas à moi qu'il faut poser la question, rétorqua-t-il, probablement tout aussi dépassé qu'elle.
Ania se renfrogna. Son bras inutile était pressé contre son flanc et elle s'efforçait de le bouger le moins possible.
— Je le fais quand même, dit-elle. Ils vous écoutent plus que moi. Vous leur faites peur, même si Nina dit tout le temps le contraire. Pourquoi ?
Von Falkenstein laissa échapper une exclamation incrédule qui se transforma bien vite en un rire qui lui humidifia les yeux. Il se reprit aussitôt, comme agacé par sa propre réaction, s'essuyant ses paupières déjà rougies par la fatigue et s'appuya d'un bras sur le lit pour reprendre son souffle.
— C'est pas vraiment moi qui les terrifie, annonça-t-il sans parvenir à ravaler son sourire. C'est l'uniforme. Parce qu'en dehors de ça, je ne me considère pas comme spécialement effrayant, si toutefois on prend la peine de m'écouter.
Ania se contenta de le fixer en silence.
— Disons que, pour résumer, j'ai plus ou moins le droit de vie ou de mort sur ceux de leur espèce, poursuivit-il. Je décide de ce qu'ils peuvent dire ou faire. C'est ce qu'on m'a appris, en plus de la médecine. Et s'ils s'obstinent dans leurs erreurs, on passe aux méthodes fortes. On les cogne. Bon, ça tu connais. Si ça suffit pas, on les fusille, et ça tu connais aussi. Si leur problème n'est pas si grave, on les envoie ailleurs pour se remettre dans le droit chemin. C'est ce qui a failli arriver à Zallmann. Enfin, Bruno, comme tu dis. Mais ça, c'est plus vraiment de mon ressort. À part quand ils m'appellent pour s'assurer qu'ils peuvent encore marcher après passés dans leurs bureaux.
Ania prit quelques instants pour réfléchir à ce qu'elle venait d'apprendre.
— C'était quoi, le problème de Bruno ? demanda-t-elle ensuite, poussée par la curiosité.
— Rien d'important. Il ne croyait juste pas aux bonnes choses. On l'a convaincu. Fin de l'histoire.
— Et le docteur Krauss ? C'est plus grave ? s'intéressa-t-elle, se souvenant de ce qu'il lui avait dit.
— Oui, si c'est vrai. Pas encore creusé pour le savoir. Ça me dégoûte. Au pire, je demanderais à la Gestapo.
— C'est quoi, ça, encore ?
Il balaya sa question d'un revers vaseux et Ania n'insista pas. La moindre éclaircie qu'elle obtenait dans ce nouveau monde effrayant entraînait un autre voile opaque immédiatement après et elle voyait bien que von Falkenstein n'était guère d'humeur à discuter. L'inquiétude commença cependant à la prendre à la gorge.
— Et le bojeglaz ? dit-elle ensuite. C'est un problème, non ? C'est mauvais. C'est grave ? Je crois que oui.
— Si tu veux tout savoir, soupira-t-il en s'allongeant à moitié sur le lit dégoûtant devant lui, faisant racler la chaise au sol, je n'ai pas d'avis sur la question. Ça existe, c'est tout. Fais avec.
— C'est facile, ne put s'empêcher de gronder Ania. De dire ça.
— Tu sais ce qui n'est pas facile, par contre ? C'est de t'écouter geindre alors qu'il est quatre heures du matin et que je me lève à cinq.
Elle ne dit plus rien, immédiatement refroidie par son ton sans appel. Elle n'avait jamais cerné les limites de sa tolérance. Celle-ci semblait être particulièrement élastique. C'était perturbant et frustrant à la fois, et elle décida de laisser tomber pour cette fois-ci. Au moins ne la mettait-il pas dehors. Ania ne s'en irait pas, à moins qu'il ne se résolve à la traîner de force. La tête à nouveau enfouie entre ses bras, von Falkenstein en semblait loin. Les minutes s'égrenèrent et elle ne s'allongeait toujours pas.
Franchissant les escaliers plongés dans l'obscurité en quelques bonds souples, un mince chat aussi noir que la nuit extérieure déboula dans la pièce de son pas de velours. Ania l'observa fureter aux environs, puis venir se frotter aux pieds de son propre lit. Il finit par sauter près de ses genoux et enfoncer le haut de sa tête dans son coude. Elle l'avait déjà vu mais ne l'avait jamais encore touché. Il n'était pas comme les chats à moitié sauvages et hargneux qui traînaient près de la ferme en Pologne. Il ne feulait pas et avait encore toute sa fourrure. Rassurée, elle lui tapota la tête et il se mit à ronronner.
— C'est qui, lui ? demanda-t-elle à voix haute. Comment on dit, déjà ? Katz, c'est ça ? Comment il s'appelle ?
Von Falkenstein grogna quelque chose qu'elle ne comprit pas, tout d'abord parce qu'il parlait très bas et ensuite, parce qu'il avait toujours le front collé sur ses propres avant-bras.
— Quoi ? s'enquit Ania en grattant le chat sous le menton.
— Gustav. C'est Gustav.
— Oh, d'accord, répondit-elle. Je l'aime bien. Dites, je peux le garder, un peu ?
Elle n'eut pas de réponse. Il se leva à contre-cœur et elle se figea. Se frottant les tempes d'une main, il enfourna ses cigarettes et le briquet dans la poche de son pantalon de l'autre.
— Ta gueule, lui lança-t-il sans animosité réelle. Dors. Si tu veux être tranquille, t'as qu'à tirer le drap.
D'un vague geste, il indiqua le rideau replié en accordéon sur son portant métallique installé non loin de la couche avant de lui tourner le dos, dans l'intention manifeste de remonter les escaliers qui devaient mener à ses quartiers. Trop effrayée, Ania attendit qu'il eût posé un pied sur la première marche avant de se manifester.
— Mais j'ai mal, réussit-elle à prononcer. Je sais pas si je vais pouvoir.
Toujours sans se retourner, von Falkenstein cracha une suite de syllabes qu'elle ne reconnut pas, car ce n'était ni du russe, ni même de l'allemand, mais une langue tout aussi étrange que lui. Il disparut ensuite dans les tréfonds, et elle l'entendit distinctement se retenir à la rampe pour s'empêcher de trébucher. L'instant d'après, une porte claquait. Elle attendit. Quand elle se découragea et se résolut à devoir supporter l'élancement permanent qui lui paralysait le bras de l'épaule jusqu'au poignet, il revint pour lui balancer un petit flacon à l'étiquette arrachée et une cuillère, qu'elle dut empêcher de basculer de sa main restante.
— C'est quoi ? s'étonna-t-elle en prenant la fiole jaunâtre pour la porter à ses yeux.
— Un narcotique, cracha von Falkenstein, qui était déjà reparti dans la direction opposée. C'est ce que je prends quand j'ai mal à la tête. Une demi cuillère, pas plus.
Ne lui laissant pas le temps ne fut-ce que de marmonner un remerciement, il s'éclipsa à nouveau. Renonçant à examiner le flacon, Ania prit la cuillère et se demanda comment elle allait se débrouiller pour en verser dans la coupelle avec seulement une seule main. Le chat blotti contre sa cuisse n'allait pas lui être d'un grand secours.
— Tu sers à rien, Gustav, lui dit-elle en souriant un peu.
Au bout d'un pénible moment, elle réussit à coincer suffisamment la cuillère entre ses genoux pour y mettre quelques gouttes sans s'éclabousser. Le goût de cette substance était encore plus amer que les pamplemousses dont Nina la gavait à chaque petit-déjeuner depuis des semaines. Elle dut faire passer la saveur âcre avec plusieurs gorgées d'eau tirées de la carafe à moitié pleine posée sur le chevet. L'eau de celle-ci avait pris la poussière, mais elle lui parut d'une extrême fraîcheur. Un bourdonnement avait repris sa tête et elle se coucha enfin, sur le dos, tirant la couverture jusqu'à son menton. L'instant suivant, elle se redressait péniblement pour refermer le drap autour du lit. Dérangé, Gustav piétina quelque peu autour d'elle et finit par se réinstaller contre son flanc. Les doigts enfouis dans sa fourrure, Ania se dit que, malgré tout, ce n'était pas si mal.
La douleur disparut comme par miracle, abandonnant derrière elle une traînée de fatigue et d'apaisement. Quelle que soit cette chose que von Falkenstein appelait « narcotique », c'était très efficace. Elle s'endormit en moins de trois minutes.
*
Ce fut une pesante impression d'asphyxie qui la tira de son sommeil. Elle retint un cri paniqué en se rendant compte que ce n'était que le chat sur sa poitrine et s'empressa de le chasser d'un geste effrayé. Familière et accablante, la douleur lui rongeait à nouveau le bras et elle dut se retenir de le palper. C'était néanmoins plus supportable qu'auparavant. Une semi-obscurité atone régnait derrière le rideau qu'elle avait refermé. Reconnaissant la lueur de la lampe à l'abat-jour verdâtre, elle en conclut qu'elle n'avait dormi que peu. Dans le silence résonnèrent des craquements de vieux bois et des pas étouffés.
Sur le qui-vive, Ania roula sur son côté sain et écarta le tissu dans un froissement.
— Ce n'est que moi, lui fit von Falkenstein d'un ton las.
Debout près de l'autre couche, il était en train de la délester de son drap sale, qu'il laissa négligemment tomber au sol. Il s'était changé, enfilant cette tenue de gymnaste blanche que Nina critiquait à loisir à chaque fois qu'elle en avait l'occasion. Les autres, Ania les avait toutes entendu dire que von Falkenstein était beau, et au fond, elle était plutôt d'accord – même privée du carcan cintré de l'uniforme, sa silhouette restait remarquablement droite, élancée et globalement harmonieuse. Un corps sain, bien nourri, solide ; le corps de quelqu'un qui n'avait jamais manqué de rien et qui s'entretenait assidument pour le garder le plus longtemps possible. Elle ne comprenait pas comment Dieu, soucieux de l'équilibre dans toutes ses créatures, avait pu coller un tempérament aussi pourri et impatient dans un physique en tous points semblable aux affiches placardées un peu partout dans l'Institut. Ç'avait quelque chose de gênant, lui laissant une confuse impression de mal-être.
— Qu'est-ce que vous faites ? s'enquit-elle en le voyant se pencher pour ramasser le haricot métallique qu'il avait envoyé au sol plus tôt.
Avec une grimace, il en vida le contenu dans la corbeille à papiers la plus proche avant de jeter le récipient dans le lavabo, où il atterrit avec un claquement sonore et désagréable. Se pelotonnant dans l'édredon comme pour s'y cacher, elle se rallongea sans attendre de réponse. Son regard dévia sur l'horloge accrochée au-dessus de la balance et elle dut se concentrer pour en lire l'heure – Bruno le lui avait appris il y a une semaine à peine.
— Je vais courir, comme tous les jours, dit enfin von Falkenstein.
Ania fronça des sourcils et regarda à nouveau la pendule. Elle se sentait vaseuse et son bras la brûlait par intermittence.
— Mais il est cinq heures, bailla-t-elle avant de se remettre sur le dos. Et il fait très froid dehors, avec de la neige.
Elle tira la couverture jusqu'à y disparaître complètement. Si elle pouvait lui tourner le dos sans compresser son bras blessé, elle l'aurait fait.
— Vous êtes bizarre, ajouta-t-elle en se sentant dériver à nouveau vers le sommeil.
Il émit un son entre le rire et le soupir et Ania l'entendit s'éloigner. Elle tira à nouveau le drap et replongea dans l'inconscience.
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