1 Nina

Si elle dormait à ce moment-là, le raffut l'aurait réveillée en sursaut. Mais le sommeil la fuyait en permanence, ces derniers jours, alors quand la cour du manoir s'emplit d'un vacarme insoutenable de moteurs, de claquements de portières, de bruits de bottes et de voix qui s'apostrophaient, il ne lui fallut que quelques minutes pour dévaler les escaliers. L'aube étirait à peine ses volutes blêmes dans le ciel encombré par la grisaille. L'humidité propre à la forêt la prit en pleine gorge lorsqu'elle sortit. Le docteur Krauss la rattrapa sur le seuil. Lui aussi ne dormait pas beaucoup, ces derniers temps. Il passait toutes ses nuits en compagnie de la créature noirâtre appelée Gestalt et refusait de partager ce qu'ils se disaient avec elle. Nina n'aimait pas ça du tout. Cela l'effrayait presque plus que le silence radio assourdissant délivré en réponse à ses appels à l'aide urgente. Le RuSHA, propriétaire de l'Institut, s'était contenté de l'envoyer balader. Le télégramme envoyé au régiment le plus proche, la 6e de Stuttgart, était resté sans réponse. On se contentait de lui raccrocher au nez lorsqu'elle se servait du téléphone.

C'est seulement maintenant qu'elle comprenait pourquoi. Ils s'étaient amenés avec un nombre effarant de transporteurs Opel Blitz. Jamais elle n'en avait vu un tel nombre rassemblé à l'Institut, même lors de leur installation. Elle n'osa s'avancer, se figeant sur le parvis de la demeure maîtresse. Ils avaient garé les véhicules de sorte à couper toute issue par la cour, les mettant parfois de travers. Au milieu, plus avancée, se trouvait une de ces grenouilles motorisées qu'utilisait l'armée depuis peu : ramassée, d'un beige moche, lorgnant l'environnement de ses phares globuleux et protubérants et surmontée par une roue de secours sur le capot moteur. Une voiture prisée par l'état-major. Tout autour, des soldats en armes, casque vissé sur la tête et elle sentit l'anxiété lui serrer le cœur en avisant les écussons de la SS bardant leurs uniformes. À ses côtés, Krauss se renfrogna.

L'officier en charge des opérations ne les aurait pas remarqués si l'un des troufions ne les avait pointés du doigt à ce moment-là. Quand il se retourna, Krauss émit un hoquet écœuré.

— Ce bon vieil Augustus, lâcha-t-il en levant le menton. Bruno va me payer ça.

Si Nina en jugeait par l'état désastreux de sa figure couturée, ce bon vieil Augustus semblait s'être pris une pluie de grenaille enflammée en pleine tronche. Une gueule cassée par la Grande Guerre. Ayant vu mine plus patibulaire lorsqu'elle s'occupait des anciens soldats inaptes placés en institution, Nina parvint même à composer un sourire aimable lorsqu'il s'approcha, escorté par sa nuée de bidasses. Malgré le modeste excès pondéral qui remplissait son uniforme à l'abdomen, il était de constitution solide plutôt que réellement grasse.

— Docteur Vogt, dit Krauss avant de croiser les bras, ce qui lui évitait de devoir tendre une main peu amène à leur visiteur.

— C'est Obersturmbannführer Vogt, répondit l'intéressé.

Sa voix était à l'image de son visage : rouillée et malmenée.

— Oh, veuillez me pardonner, dit Krauss avec un ton qui n'était pas désolé du tout. Je n'ai jamais eu la patience d'apprendre par cœur l'organigramme officiel.

Le sarcasme glissa sur Vogt comme s'il s'agissait d'huile.

— Je viens investir les lieux, déclara-t-il.

— Ah, c'est donc pour ça, tous ses soldats. Personnellement, je pensais que vous partiez en campagne. Ici, c'est chez moi, docteur Vogt, dit Krauss en accentuant le titre avec un somptueux mépris. Vous n'y avez aucun droit. Je ne réponds qu'au Reichsführer en personne.

Sortant de sa réserve, Vogt le fixa comme s'il venait de descendre les marches en position du poirier. Derrière lui, les soldats – tous bien rasés de frais et de moins de trente ans – levaient des yeux peu intéressés sur la façade du bâtiment, qui triturant son arme de doigts impatients, qui mâchouillant les lèvres avec ennui.

— J'ai tous les droits, répondit Vogt en écartant les bras pour désigner son escorte armée. On vous a laissé faire n'importe quoi ici pendant plus d'une année, Herr Krauss ! Vous ne trouvez pas ça suffisant ?

— Votre manière de débarquer ici, avec vos camions et vos petits combattants comme si vous comptiez prendre d'assaut mon Institut, je ne l'accepte pas ! Vous m'entendez ? s'écria alors Krauss, commençant à sortir de ses gonds. Je ne l'accepte pas car ce n'est pas comme ça que procèdent les gens civilisés !

— Viktor, non, l'arrêta Nina car il s'était mis à gesticuler au nez d'un Vogt impassible. Ça ne sert à rien.

Pestant à mi-voix, Krauss parvint tout de même à retrouver sa contenance. La présence des soldats et des fusils assortis n'y était pas pour rien, devina Nina.

— C'est vous, mademoiselle Muller ? lui demanda Vogt avec une politesse toute militaire.

— C'est moi, admit-elle, un peu nerveuse.

— Je vais traiter avec vous quant aux questions administratives d'aujourd'hui, dit-il. Vous m'avez l'air moins hystérique.

Au grand regret de Nina, Krauss perdit aussitôt le peu de calme qu'il avait réussi à retrouver.

— Je t'interdis de nous parler comme ça, espèce de connard bouffi ! explosa-t-il. Tu ne peux pas venir ici et insulter comme bon te semble, je ne le permettrais pas !

— Et vous allez faire quoi exactement, docteur Krauss ? demanda Vogt avec une grimace ignoble qui devait lui servir de sourire. Me postillonner dessus pendant des heures ? Vous devriez aller marcher, histoire de prendre l'air. Je serais disposé à vous écouter lorsque vous aurez retrouvé un semblant de sang-froid.

— Je ne bougerais pas d'ici, dit Krauss dans une imitation plutôt réussie du calme dont le gratifiait l'autre.

— Vous faites comme bon vous semble, rétorqua Vogt avec un geste agacé avant de se détourner de lui pour signifier que leur échange était clos. Mademoiselle Muller, combien de personnes reste-t-il ici en dehors de vous deux ?

— Ne lui dites rien, Nina, la prévint Krauss en lui posant une main sur le bras. Laissez-le chercher. Ne l'aidez pas, je vous l'interdis. J'irais me plaindre de ses manières, je vous le garantis.

Mais Nina avait bien trop peur de Vogt et de sa marée en uniformes gris pour lui opposer la moindre résistance. Au contraire, elle s'en trouvait même soulagée. Depuis qu'il s'était réveillé de son étrange coma, Krauss était devenu irascible, cassant et secret. Elle ne le reconnaissait plus. Il semblait avoir subi un choc qui l'avait ébranlé au plus profond, un sévice inexplicable qui l'avait ensuite poussé à toucher la créature horrible étalée dans le hall à mains nues, puis de l'attacher dans le cellier et de l'interroger des heures durant en pleine nuit. Il n'en mangeait pratiquement plus, subissant une perte de poids malsaine et spectaculaire. Lui qui n'avait jamais été très épais flottait à présent dans ses vêtements, ses vestes coquettes tombant piteusement sur ses épaules affaissées. Face à Vogt et sa force tranquille, il en paraissait d'autant plus dément et diminué.

— Il y a le personnel de cuisine. Le chef et trois aides, dit-elle avant d'énumérer leurs noms d'une voix qu'elle espérait égale. Ils dorment ici, au manoir. Et puis, l'infirmière Karolina Baumgartner, le docteur Helmut Hoffmann et le caporal Kristoph Locke, qui doivent se trouver au bloc médical.

— Allez me les chercher, ordonna Vogt en direction de son groupe de soldats. Amenez-les ici, avec des explications minimales. Vous avez une pièce de travail, docteur Krauss ?

Ce dernier ne pipa mot. Vogt haussa des épaules. Les SS s'égaillèrent, qui en direction du lazaret, qui à l'intérieur du manoir.

— Les effectifs que j'ai eu sous les yeux faisaient état d'un contingent de huit hommes, dirigés par l'Obersturmführer Jensen, poursuivit Vogt une fois qu'ils eurent tous disparu.

Krauss ne put s'empêcher d'avoir un rire jaune.

— Jensen est mort, dit-il, oubliant sa volonté précédente d'en révéler le moins possible. Les autres aussi, ainsi que l'infirmière Brunehilde Gunther. Il ne reste plus que Locke, qui se remet d'une jambe cassée fin décembre. Vous n'avez pas la moindre idée dans quel merdier vous avez mis les pieds, Augustus.

Les mains enfoncées dans son ceinturon – une posture de prédilection que semblaient partager tous ceux de sa race détestable – Vogt ne parut nullement impressionné par les informations que venait de lui délivrer Krauss.

— J'ai été mis au courant d'incidents, admit-il avec un court hochement de tête. Je n'ai pas demandé de précisions. Mademoiselle Muller, je crois, se fera un plaisir de m'expliquer plus en détail.

— Oui, oui, bien sûr, dit-elle. À condition que je puisse m'assoir quelque part où il fait chaud.

— C'est entendu. Docteur Krauss, vous permettez qu'on utilise votre bureau ?

Krauss n'aurait pas grimacé moue plus acide si Vogt l'avait insulté.

— Faites comme chez vous.

— J'en ai l'intention, admit Vogt en invitant Nina à entrer en premier avec une galanterie surannée. Vous devriez vraiment aller vous reposer. Vous avez l'air à bout.

Krauss le gratifia d'un sourire parfaitement faux. Lassée d'assister à cette bataille de coqs, Nina préféra lui tourner le dos pour se réfugier à l'intérieur.

— Surtout, Nina ! l'apostropha-t-il alors que Vogt la suivait. N'oubliez pas de lui parler de ce qu'on garde dans la cave !

Il éclata d'un rire étouffé qui dégénéra rapidement en une quinte de toux.

*

Figée dans un coin de la pièce, entre le rebord de la fenêtre et un vaisselier rempli d'assiettes peintes asiatiques que collectionnait Viktor, Nina ne sut quoi dire ni quoi faire pendant que Vogt visitait les lieux d'un pas de propriétaire, les mains paresseusement croisées dans le dos. Il fit le tour du grand séjour de travail d'un pas peu pressé, s'arrêtant pour palper le cuir du fauteuil de Krauss d'une paume de connaisseur puis se reculant de quelques pas afin de mieux contempler le grand tableau accroché au-dessus du bureau et ses deux personnages blonds brandissant le drapeau à la rune de l'Ahnenerbe.

— Othalan, indiqua-t-il comme s'ils se trouvaient dans une sorte de musée miniature. Cela signifie Famille.

Elle avait fréquenté Bruno suffisamment longtemps pour connaître le sens de chaque rune et surtout, elle avait eu son compte de dissertations sur le futhark pour le reste de son existence. Elle se contenta donc d'un hochement de tête poli en espérant que Vogt ne lui inflige pas tout un discours sur l'ancien germain.

— J'ai enseigné, vous savez. Ce n'est pas parce que je porte un uniforme que je suis un rustre sans aucune culture, précisa ce dernier, apparemment soucieux de l'en convaincre.

— Je n'ai jamais dit ça, répondit-elle, un peu gênée qu'il ait deviné ce qu'elle pensait véritablement de ceux comme lui.

Vogt ne sembla guère remarquer son embarras, car il avait repris son examen des environs, détaillant désormais la bibliothèque et les tranches aux titres soigneusement sélectionnés par son propriétaire, qui avait mis un point d'honneur à exposer les ouvrages les plus rares et précieux qu'il possédât. Il en pêcha un, particulièrement vieux et mystérieux, relié à la main et à la couverture sobre qui ne portait aucun titre ni la moindre fioriture. Les pages émirent un bruissement inquiétant lorsqu'il l'ouvrit.

— Une traduction du Dr Gustav Rip Merken d'après l'œuvre originale d'Abdul al-Hazred, lut-il sur la page de garde. N'est pas mort ce qui à jamais dort... qu'est-ce que c'est que ça ?

Il referma l'ouvrage pour mieux l'examiner.

— Oh, ça, euh, hésita Nina, essayant de se souvenir de l'origine du livre. Ça appartenait à un professeur d'ici. Un manuscrit arabe trouvé près de la Mer Morte lors d'une expédition de mille neuf-cent vingt-trois. Il l'a traduit. Il me semble que ça parle d'invocations démoniaques, de géométrie sacrée, tout ça. Une curiosité, tout au plus.

— Curieux, effectivement, admit Vogt en remettant le livre à sa place initiale. Rip Merken, ce nom m'est familier, par contre. Il n'avait pas écrit quelque chose sur les nœuds telluriques ? Les perturbations des champs magnétiques naturels de la terre ?

— C'est tout à fait ça.

— Il se servait d'un pendule, à ce qu'on m'a dit, dit-il dans un froncement de sourcils qui traduisait un léger scepticisme. Au moins n'usait-il pas d'une boule de cristal.

Il sourit, comme s'il venait d'énoncer une plaisanterie connue de lui seul et cette expression enlaidit encore plus son visage au lieu de l'adoucir. Pour Nina, sa face était parfaite pour représenter ce qu'était vraiment le national-socialisme. Cette ébauche grossière et effrayante qui lui servait de faciès était née de l'horreur de quatorze dix-huit et constituait une vitrine bien plus réaliste de leurs idées que, disons, la belle gueule de premier de la classe de von Falkenstein que ne venait enlaidir aucune cicatrice. Pour elle, ils étaient d'ailleurs les deux faces d'une même pièce : celle qu'on voulait montrer, jeune, léchée et clinquante et celle qu'on voulait à tout prix dissimuler, brûlée, hideuse et humiliée par la défaite.

Quand Vogt s'éloigna de la bibliothèque, Nina crut qu'il allait s'installer au grand bureau de Krauss, achevant de manière symbolique son appropriation des lieux ; il n'en fit cependant rien, préférant fureter près du vaisselier jusqu'à l'ouvrir et tomber sur la réserve d'alcool avec un claquement de langue triomphant.

— Je savais qu'il gardait ça quelque part, commenta-t-il en sortant une bouteille un peu poussiéreuse. On ne peut pas posséder un mobilier pareil en négligeant le plus important. Vous suivez ?

— Pourquoi pas, dit Nina d'un ton prudent. Juste un peu, il est encore tôt.

Elle s'imagina la réaction outrée de von Falkenstein si par malheur il l'avait surprise avec un verre de gnôle à huit heures du matin et cela la fit sourire à contre-cœur. Elle avait beau le détester, elle admirait sa sobriété inflexible, qui avait de quoi forcer l'admiration quand on regardait à quel point l'alcool était rentré dans les mœurs actuelles. Elle se demanda aussi où il était et pria pour ne plus jamais le revoir.

— Installez-vous, je vous en prie, l'invita Vogt en indiquant un fauteuil.

Il lui tendit un verre carré empestant le vieux schnaps avant de s'installer sur la banquette qui lui faisait face dans une posture décontractée, une jambe par-dessus l'autre. Il ne portait pas de képi. Ses cheveux châtains, qu'il avait encore fort opulents pour un homme dépassant la quarantaine, étaient soigneusement plaqués en arrière et rasés sur les côtés comme le voulait le règlement ; leur éclat lustré contrastait étrangement avec sa peau froissée et grêle.

— Vous savez, c'est grâce au docteur Rip Merken que nous avons découvert Ania et le bojeglaz, dit Nina comme il ne donnait pas l'impression de vouloir lancer la conversation. C'est lui qui s'est rendu en premier dans ce village ukrainien, avant qu'on y envoie...

Elle s'interrompit car Vogt venait de balayer son introduction d'un mouvement de la main impatient.

— J'ai eu deux semaines pour me familiariser avec les affaires de l'Ahnenerbe, répondit-il. Épargnez-moi les annales, j'ai eu mes propres sources.

— Bruno, devina Nina avec un sourire contrit. Je m'en doutais. Est-il venu avec vos soldats et vos camions ?

— Non, il n'y a que moi, répondit Vogt. Herr Zallmann s'est malheureusement cassé un pied à son arrivée à Stuttgart, son acheminement s'est avéré trop compliqué. Mais ne vous inquiétez pas, il reviendra.

Nina essaya de dissimuler sa déception en plongeant son nez dans la gnôle. La première gorgée lui donna un haut le cœur et elle finit par poser son verre à peine entamé sur l'accoudoir, renonçant à y toucher pour l'instant.

— Qu'il y a-t-il dans votre cave ? demanda-t-il de but en blanc.

— Un monstre, répondit Nina.

La mince quantité d'alcool qu'elle avait avalé était en train de lui brûler l'intégralité de l'œsophage et elle regretta d'avoir accepté d'en boire. Elle s'en empara à nouveau tout de même, car elle ses nerfs étaient proches de la rupture.

— C'était Jensen, expliqua-t-elle en essayant de contrôler le trémolo s'insinuant dans son intonation. Il s'est... transformé.

— Oui, c'est ce que m'a expliqué Zallmann quand je l'ai interrogé, dit Vogt en admirant les ciselures de son verre à la lumière du jour filtrant par les fenêtres. Il m'a dit qu'il était devenu... une sorte de créature démentielle... il m'a également assuré qu'un des vôtres s'était chargé de la dépecer à la hache et qu'elle était bel et bien morte.

La main de Nina se crispa si fort sur sa timbale qu'elle sentit les coins lui entamer la peau. Devoir mettre en mots les événements des semaines précédentes lui était difficile ; elle avait cru que le schnaps allait lui donner du courage, mais il n'avait fait que lui embrouiller l'esprit. Jensen buvait beaucoup, lui aussi, et ça ne lui avait apporté de bon.

— Ça ne l'était pas, réussit-elle à prononcer.

Abandonnant l'examen de son verre, Vogt la jaugeait désormais d'un air sérieux et intéressé. Elle prit une profonde inspiration avant de poursuivre.

— Ça a tué les soldats qui restaient. C'était horrible. Je n'ai pas pu aider à transporter les corps. Le docteur Hoffmann et Karolina ont dû mettre certains morceaux dans ses seaux pour les sortir et les enterrer.

— Oui, j'imagine que c'était terrible, commenta Vogt avec une certaine indifférence. Comment avez-vous réussi à la maîtriser ?

— Nous ne l'avons pas fait, justement, dit Nina en se passant une main nerveuse sur le front. Elle s'est... je ne sais pas... affaiblie, décomposée... elle est devenue... enfin, elle se servait du corps de Jensen, vous comprenez ? Comme d'une armure. C'était quelqu'un de très grand et lourd.

— Grand comment ? s'intéressa Vogt pour une raison qui lui échappait.

— Un mètre quatre-vingt-dix, je dirais.

— Mais il était mort, on est bien d'accord là-dessus, n'est-ce pas ? Pourtant, d'après Zallmann, il bougeait, il marchait et il parlait.

— C'était la chose qui le faisait fonctionner, si je peux me permettre de dire ça comme ça, corrigea Nina avec un frisson de dégoût. Elle s'est logée à l'intérieur de lui. C'était immonde.

— Immonde, oui, je vous crois parfaitement. Et après, vous dites qu'elle s'est décomposée ? Comment ça ?

— On l'a retrouvée parmi les morceaux de Jensen, expliqua Nina, ne voulant guère s'attarder sur les détails les plus sordides. Enfin, pas que. Il y en avait beaucoup trop pour que ça vienne de lui seul, vous saisissez ? C'est Hoffmann qui l'a remarqué en premier. Il est médecin, c'est probablement pour ça. On en a conclu... on en a conclu...

— Vous voulez encore un peu de schnaps ? lui demanda doucement Vogt tandis qu'elle luttait contre elle-même pour se reprendre et arrêter de balbutier.

Nina refusa d'un geste.

— On en a conclu qu'il s'agissait aussi de certaines des parties des soldats qu'il avait tué dans les celliers, réussit-elle à dire d'une seule traite. Il était parvenu à... renforcer sa carapace... avec de la chair humaine... oh, merde, excusez-moi...

Elle se pressa les paupières avec une paume ferme, y chassant un début d'humidité en reniflant. Prévenant, Vogt lui laissa quelques minutes pour se ressaisir.

— J'ai des cigarettes, si vous voulez, lui proposa-t-il alors qu'elle reposait ses mains tremblantes.

— Je ne dis pas non. Merci beaucoup, dit Nina comme il lui tendait un paquet encore non-entamé en compagnie de son joli briquet.

— Vous pouvez les garder, lui signala Vogt alors qu'elle l'ouvrait avec des doigts incertains. Je ne fume que rarement, précisa-t-il en terminant son schnaps d'une traite.

Incapable de répondre, Nina eut un mince hochement de tête. Vogt posa son verre près de lui, sur la banquette, car la table basse n'avait toujours pas été remplacée.

— Ce que vous venez de me raconter me fait penser à quelque chose, poursuivit-il alors qu'elle se gargarisait avec la cigarette coûteuse, sentant ses émotions s'apaiser un peu. Au golem, en fait. Vous connaissez ? C'est Juif.

— C'est censé être en argile, pas en tripaille, dit Nina, répugnée. Il dit s'appeler Gestalt, si ça vous intéresse.

— C'est un mot allemand. Étrangement, ça me rassure, commenta Vogt en lui délivrant son sourire tordu. Zallmann m'a parlé d'une autopsie durant laquelle une créature semblable aurait surgi du cadavre. Selon lui, vous y avez assisté. Est-ce qu'elle ressemblait à ce Jensen-Gestalt ?

Nina commençait à se sentir mise à mal par toutes ces questions très précises, car elles faisaient appel à des souvenirs qu'elle s'efforçait d'enfouir au plus profond d'elle sous peine de ne plus jamais pouvoir trouver le repos.

— Oui, un peu, répondit-elle, réticente. Nous l'avons conservé dans du formol. Vous pouvez l'examiner si vous souhaitez.

— Je n'y manquerais pas. Plus tard. Si vous avez un spécimen encore vivant, c'est bien plus intéressant.

Nina se dit qu'elle préfèrerait vomir un nouvel œil plutôt que descendre une seconde fois dans les caves visiter la créature qui y était détenue. 

Vogt dut remarquer son air dégoûté, car il ajouta :

— Je comprends que vous avez été secouée. Si vous souhaitez prendre un moment pour vous reposer, je peux poster des hommes devant votre chambre pour que vous soyez tranquille.

— Ça va aller, je vous remercie, dit Nina, touchée par le tact dont il venait de faire preuve. Qu'est-ce que vous comptez faire des résidents après les avoir réveillés ?

— Les regrouper dans le même bâtiment pour commencer, répondit Vogt sans en révéler plus. C'est plus prudent. Nous sommes du même côté, mademoiselle Muller, ajouta-t-il comme elle s'agitait un peu dans son siège. Je ne vais maltraiter personne.

Nina n'en crut pas un mot et se garda bien de le montrer d'une quelconque manière. Vogt ne lui inspirait qu'une confiance toute relative. Il ne se montrait bienveillant avec elle que parce qu'il avait besoin d'en savoir le plus possible sur ce qui se tramait dans l'Institut – si Krauss n'avait pas été aussi agressif à son arrivée, c'était lui qui serait assis à sa place, en train de fumer une Kyriazi Astra égyptienne. Ou même Hoffmann. Combien de temps, avant qu'il ne la placardise comme il l'avait fait avec Krauss et comme il comptait sûrement faire avec Bruno, si toutefois il revenait un jour ? Il lui fallait se rendre indispensable, et vite.

— Qu'est-ce que vous faites, exactement, à la SS ? demanda-t-elle avec prudence.

— Mais je ne suis pas de la SS, mademoiselle, répondit Vogt avec un vague sourire qui étira cependant l'immonde cicatrice qui lui enfonçait une partie du nez. Enfin, pas de celle que vous connaissez, en tout cas.

Nina se rendit soudain compte que la partie gauche de son col ne comportait aucun signe distinctif. Le carré en était simplement noir. Vide. Cela lui parut de mauvais augure pour une raison inconnue.

— Je suis au service de sécurité, qu'on abrège SD. Normalement, on s'occupe des menaces intérieures.

Et Nina savait très bien comment. Bruno y avait échappé de peu. À moins que dans son cas, il ne s'agissait de la Gestapo. Pour elle, c'était la même chose. La machine à broyer allemande possédait de multiples têtes dévouées à la même fonction. Comment se débrouillaient-ils pour eux-mêmes s'y retrouver ? À ne pas se dévorer entre eux ?

— J'ose espérer que personne ne considère l'Institut comme une menace intérieure, dit-elle en priant pour que son malaise grandissant ne se lise pas sur son visage.

— Pas d'après mes renseignements, je vous rassure. En général, ils sont plutôt fiables, dit Vogt avec une modestie qu'elle trouva étrangement suspecte. Il est vrai qu'Herr Zallmann possède un passé politique trouble.

Elle n'osa le contredire. Tout comme von Falkenstein, Vogt la terrifiait, même si cette peur-là était plus lointaine, plus diffuse, que les menaces de Lebensborn dont le premier l'avait assommée durant des mois. Elle ne tenait pas assez à Bruno pour le défendre, plus depuis qu'il lui avait tourné le dos, et surtout pas face à quelqu'un de l'acabit de Vogt. La terreur la saisit au ventre. S'il était dans le renseignement, comme il l'avait laissé sous-entendre, il savait probablement tout sur elle. Il connaissait son âge. Son état marital. Le fait qu'elle n'avait toujours pas d'enfants. Elle dut déployer des trésors de sang-froid pour ne pas commencer à s'agiter.

— C'est Bruno qui est venu vous voir ? demanda-t-elle, dans l'espoir de se distraire assez de l'angoisse montante. Lorsqu'il est parti pour Stuttgart ? 

— Oh, non, c'est le Hauptsturmführer von Falkenstein, répondit Vogt d'une voix neutre.

Il savait. Il n'en laissait rien paraître, son visage zébré d'aspérités et de cicatrices lui donnait un air aussi indéchiffrable que celui d'un sphinx, mais il savait, Nina en était sûre. Ils allaient l'amener. Von Falkenstein lui avait sûrement exposé... son problème. Ils allaient la forcer à...

— Il m'a parlé de vous, ajouta Vogt et elle crut que son cœur allait exploser.

S'ensuivit un silence qui lui parut durer une affreuse éternité, pendant laquelle elle attendit la sentence qui la condamnerait à l'horreur d'une maison de grossesse tenue par la médecine SS. Il n'y eut rien.

— Qu'est-ce que vous en pensez ?

— De... je vous demande pardon ? balbutia Nina, se sentant rougir bien malgré elle.

— De cette créature. De ce que vous appelez l'œil-dieu. Pardon, je ne m'étais pas clairement exprimé.

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que Vogt revenait sur le sujet d'initial et qu'elle venait d'être victime de sa propre paranoïa.

— Vous êtes psychiatre, c'est ça ?

— Oui, marmonna-t-elle. J'ai travaillé dans un asile, autrefois. Je m'occupais des pauvres hères choqués par les bombes.

— J'étais à Verdun, dit Vogt en indiquant son nez et sa bouche déformés par une cicatrice en forme d'étoile. Je pense que l'obusite n'est qu'une faiblesse de l'esprit, mais ce n'est que mon point de vue. Von Falkenstein m'a dit que vous aviez développé une théorie sur ce que vous appelez le bojeglaz. J'aimerais l'entendre.

Nina essaya de ne pas songer à l'image piteuse qu'elle lui présentait en ce moment-même : les cheveux sales qu'elle n'avait pas lavé depuis plusieurs jours, racines graisseuses et pointes sèches, les yeux pochés par le manque de sommeil, ses ongles au vernis écaillé qu'elle avait parfois rongé jusqu'au sang et ses vêtements froissés qui nécessitaient un lessivage urgent, tout comme le reste de sa personne. Ce n'était pas ainsi qu'elle pensait présenter ses déductions de manière officielle.

— Ah, bon, si vous voulez, soupira-t-elle avant de jeter la fin de sa cigarette directement dans son verre vide. Le bojeglaz se manifeste sous forme de spectres, attachés à chacun de nous. Vous le saviez ?

Vogt dodelina vaguement du chef sans desserrer les mâchoires.

— Selon moi, il s'agit d'une irruption psychique dans notre monde. Des névroses qui prendraient corps, si vous voulez.

— Et comment en sont-elles venues à acquérir une forme ?

Nina ne répondit pas tout de suite. Il lui fallait choisir les mots suivants avec une attention particulière.

— La peur, dit-elle enfin. Nous connaissons des bouleversements sans précédent, dans le pays. Nous revoilà en guerre. Lors de mes études, j'ai rencontré un éminent psychanalyste suisse qui affirmait que nous partagions tous une même psyché à un niveau si profond qu'elle nous restera à jamais inaccessible. Il l'appelait l'inconscient collectif, et de lui seraient issus tous les mythes et légendes qu'on connait, ainsi que les monstres qui les peuplent. À l'hospice où je travaillais, la plupart des pensionnaires étaient d'anciens soldats, comme je vous l'ais dit. Beaucoup étaient persuadés qu'un spectre malveillant hantait les tuyaux du chauffage...

Elle eut un sourire sans joie à l'évocation de ce souvenir.

— Ce qui était encore plus aberrant c'est que, à quelques détails près, tous en faisaient la même description, expliqua-t-elle ensuite. Il sifflait et rampait la nuit, il montait sur leurs torses pour essayer de les étouffer. Et il sentait la moutarde.

— Ils étaient du même régiment ? tenta Vogt, intrigué.

— Pas du tout. Ceux dont je vous parle étaient alités en permanence et ne se connaissaient pas les uns les autres. Pourtant, ils nous livraient les mêmes cauchemars, si on excluait quelques variantes. C'est pour cela que le psychiatre s'était déplacé. Il voulait étayer sa théorie du subconscient et j'en suis venue à la croire vraie. Envoyez les gens à Verdun et ils se mettront à inventer les mêmes monstres.

— Et vous pensez que lesdits monstres sont devenus réels.

— Oui. L'accumulation d'horreurs qui s'est produite dans la psyché collective a fini par manquer de place, je suppose.

C'était Ania qui lui avait soufflé les prémices de ce raisonnement, quand elle avait affirmé avec un aplomb inébranlable que von Falkenstein était une sorte de vampire qui faisait fuir le bojeglaz. Bien qu'elle se soit moquée de sa naïveté à ce moment-là, cette idée avait ensuite cheminé dans son esprit de longs jours durant. Pour elle, l'absence d'ombre de von Falkenstein ne pouvait signifier qu'une chose : pour une raison inconnue, il se tenait en retrait de la trame commune, y formant une anomalie et la sensibilité particulière d'Ania l'incitait à le considérer comme inhumain. Cela, elle l'essaya de l'expliquer à Vogt, s'embrouillant souvent à cause de la fatigue et du choc encore latent en elle ; il la laissa patauger dans ses raisonnements sans l'interrompre, sauf pour lui demander d'éclaircir tel ou tel point.

— Si j'ai bien tout suivi, résuma-t-il lorsqu'elle eut terminé, quelque peu épuisée par l'effort mental que lui avait demandé cette synthèse décousue, ne pas posséder d'ombre, c'est se situer en dehors de ce que vous et ce psychiatre suisse nommez l'inconscient collectif. Un espace imaginaire dans lequel s'ébattent des représentations universelles de...

— Des archétypes, corrigea Nina sans pour autant se montrer sèche. Par exemple, euh, l'arbre de la vie, qu'on retrouve dans beaucoup de cultures différentes. Ou la créature des tuyaux, dans le cas précis des hommes touchés par l'obusite, et qui avaient tous respiré du gaz à un moment ou à un autre de la guerre. Les ombres sont des manifestations difformes issus de cet espace inexistant.

— Quid de ceux qui n'y sont pas attachés ? s'intéressa Vogt, qui s'était resservi un fond de schnaps entre-temps.

Nina haussa des épaules.

— Ce n'est pas naturel, je suppose. Une mutation, peut-être, ou une tare psychique qui date de temps immémoriaux, je ne sais pas.

— D'après tout ce que vous venez de me dire, j'aurais tendance à penser qu'être détaché du subconscient commun serait plutôt une preuve de supériorité, dit-il.

Bien sûr, il fallait absolument que Vogt prenne sa théorie – qu'elle trouvait brillante, au demeurant, en toute modestie – pour la déformer et la faire correspondre au leitmotiv qui animait tout ceux de son espèce : prouver de toutes les manières possibles et imaginables que le surhomme était né et qu'il portait un uniforme allemand.

— Vous avez une manière admirable de réfléchir, lui déclara-t-il sans ambages. Je voudrais que vous développiez tout cela et que vous ayez toute la documentation nécessaire pour vos recherches.

Des recherches biaisées, Nina n'en doutait pas un seul instant. Des gens comme Vogt allaient transformer son travail, qu'elle s'efforçait de rendre le plus objectif possible, en une chose pourrie et orientée. Ses conclusions passeraient par le prisme de leur idéologie hideuse avant qu'elle puisse publier quoi que ce soit ; tout ce qu'elle dirait ou écrirait serait extrapolé, sorti de son contexte, utilisé pour justifier ce qu'ils voudraient. Ils l'obligeraient à affirmer des aberrations au nom de la Science, sous peine de trouver quelqu'un de plus flexible.

Le compliment lui laissa un goût d'amertume. Au moins avait-elle réussi à défendre sa place. Elle était prête à en payer le prix, même si elle devait pour cela leur servir d'outil de propagande. Peut-être qu'à force, elle finirait par se convaincre de leurs mensonges. Voilà qui amuserait beaucoup von Falkenstein, elle en était sûre. 

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