1 Nina
Dans la confusion qu'elle connaissait toujours après un réveil brutal, elle se dit qu'elle n'avait jamais vu un tel état de maigreur. Cette pauvre créature n'avait presque plus que la peau sur les os ; elle flottait plus qu'elle ne marchait, engoncée dans une ridicule vareuse feldgrau jetée par-dessus des jupons de toile grossière. La faim avait rongé le moindre morceau de chair qu'elle avait jugé inutile, ne le lui laissant que des lambeaux, creusant ses joues et son regard. Ses cheveux ternes, qu'elle devait perdre par poignées à cause des carences, étaient dans un état de crasse encore plus lamentable que ses vêtements. Le saisissant contraste qu'évoquait sa silhouette diaphane et miséreuse au milieu de l'opulence de sa propre chambre l'emplit d'un étrange mélange de pitié et de dégoût.
— Quoi encore ? crissa-t-elle à l'adresse de Bruno.
Elle referma un peu plus solidement sa robe de chambre afin de dissimuler sa tenue de nuit. Figé dans l'encadrement, Bruno avait l'air tout aussi déboussolé que l'étrangère qui l'accompagnait.
— Je t'expliquerais une fois que j'en saurais plus, lui répondit-il avec un sourire désolé. Le télégramme n'était pas très précis, faute de place.
— Quel télégramme ? demanda-t-elle.
— Celui qu'on a reçu de Pologne, précisa Bruno en enlevant ses lunettes. Il y a une semaine.
Remarquant son froncement de sourcils, il s'empressa de prendre un air affecté.
— Oh, dit-il. J'ai oublié de t'en parler, c'est ça ?
— On dirait bien, répondit Nina, se demandant s'il s'agissait d'une simple étourderie ou d'un mensonge par omission.
— Écoute, reprit-il. Sincèrement désolé de te réveiller aussi tard, mais est-ce que tu pourrais lui faire prendre un bain, s'il te plaît ?
Nina jaugea la gamine sans rien dire. Ses yeux étaient caves et vitreux. Elle avait mal au cœur rien qu'à la regarder. Un malaise que partageait Bruno, qui avait une fille à peu près du même âge que celle-ci.
— Bien sûr, il faut que je me tape tout le sale travail, cingla alors Nina. C'est bien connu que je suis le seul personnel féminin capable de faire couler des bains. C'est pas comme si on avait un secrétariat rempli de poules sans cervelle !
Bruno encaissa sa tirade agacée sans tressaillir, l'esprit visiblement ailleurs.
— D'après ce que j'ai compris, on va éviter d'ébruiter cette présence plus que nécessaire, répondit-il avec un geste apaisant. Surtout avec Krauss parti en ville. S'il te plaît. Juste le temps que j'aille tirer cette histoire au clair.
Nina se contenta de croiser les bras sur le torse. Avec sa robe de chambre en velours bleu canard, ses pantoufles rembourrées et ses cheveux retenus par un filet, elle ne devait guère paraître impressionnante, mais il n'eut pas le culot de le lui faire savoir.
— Tirer cette histoire au clair avec qui ? demanda-t-elle.
Les lèvres pincées de Bruno lui apportèrent une réponse qui n'avait pas besoin de mots. Le mécontentement de Nina se mua peu à peu en désarroi.
— Oh Seigneur pitié, non, soupira-t-elle. Ne me dis pas qu'il est vraiment revenu.
— Je suis désolé, répondit Bruno.
Elle avait à grand-peine supporté la cohabitation forcée avec von Falkenstein lors de son arrivée à l'Institut. Quand celui-ci avait été désigné résident permanent à l'infirmerie avec le docteur Hoffmann, elle avait cru s'étouffer sous l'effet de la colère, mais Krauss n'avait pas écouté la moindre de ses plaintes. Heureusement, avec l'arrivée des petites mains de l'administratif et l'ouverture complète de l'Institut en tant que tel, le domaine était désormais assez peuplé pour ne pas qu'elle le croise inopinément, à moins de se rendre directement au bloc médical. Durant l'année et demi qu'il avait passé à exercer sur les mêmes lieux qu'elle, c'est à peine s'ils s'adressaient la parole en dehors des formalités. Ce qui n'avait pas empêché Nina de ressentir un soulagement aigre lorsque von Falkenstein avait reçu son ordre de mobilisation.
— Et moi qui croyais qu'on s'en était définitivement débarrassés, lança-t-elle en haussant involontairement la voix. Mais non ! Faut que l'Hauptsturmführer Gottverdammdt vienne encore nous emmerder à quatre heures du matin ! Je me demande ce que j'ai fait au bon Dieu pour...
—Nina, je t'en supplie, la coupa aussitôt Bruno en lui indiquant la gamine d'un discret mouvement du menton.
Cette dernière s'était littéralement figée en l'entendant s'énerver et Nina se radoucit aussitôt.
— Comment elle s'appelle ? demanda-t-elle.
— Aucune idée. Parle pas allemand. Nina, s'il te plaît...
S'avouant vaincue, elle adressa un vague geste de la main à Bruno. Il partit après lui avoir adressé un pouce approbateur, soulagé de ne plus jouer les surveillants aux côtés de cette pouilleuse. Pendant quelques secondes, elles s'observèrent en silence. Paralysée dans l'encadrement, la gamine n'osait pas en franchir le seuil.
— C'est vrai qu'un bon bain te ferait pas de mal, finit par dire Nina.
Elle eut une expression interrogative en l'entendant parler.
— Nina, reprit Nina en pointant son propre cœur du doigt. Toi ?
Elle tourna le doigt dans sa direction et un éclair de compréhension passa fugacement sur le visage émacié qui lui faisait face.
— Ania, répondit-elle d'une voix à peine perceptible et lorsque Nina lui fit signe d'entrer, elle s'exécuta timidement.
— Ania, comme Anastasia ? demanda-t-elle. C'est joli.
— Scheune ? répéta-t-elle dans un allemand approximatif.
Nina se rappela soudain qu'elle ne devait rien comprendre à ce qu'elle disait et se contenta d'un sourire distrait. À grands renforts de gestes impatients et de mots doux, elle réussit à l'amener jusqu'à la salle d'eau. Trébuchant plus que ne marchant, Ania observait les alentours en se tordant les mains. Lorsqu'elle se retrouva à l'intérieur des sanitaires, elle eut une exclamation surprise devant la baignoire aux pieds en cuivre. Son attitude, un mélange d'épuisement et de contrition, lui évoquèrent un petit animal agaçant et attendrissant à la fois. Elle avait l'air malheureuse, aussi. Si elle ne paraissait pas aussi sale et maigre, Nina l'aurait volontiers prise dans ses bras pour la réconforter ; elle était sûre qu'elle aurait réussi à surmonter son habituel dégoût du contact, pour une fois. Ce n'était pas un homme, juste une enfant.
Elle ouvrit les robinets. Ania se figea alors que l'eau brûlante cascadait, ce qui fit involontairement rire Nina.
— Mais d'où tu sors, toi ? demanda-t-elle sans attendre de réponse.
Durant de longues minutes, elles écoutèrent le bain se remplir. Comme hypnotisée, Ania ne pouvait s'arracher de ce bruit et Nina sentit un flot de tendresse l'envahir. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas ressenti de telles incongruités. Au sein de l'Institut, les femmes la traitaient de truie, à cause de ses formes et de sa position hiérarchique, qu'elles enviaient ou méprisaient ; les hommes en faisaient de même, mais seulement après avoir compris qu'ils n'arriveraient pas à la conduire dans leur lit. À part Bruno et, dans une moindre mesure, Viktor Krauss ou encore Jensen et Gebbert, elle n'avait pas réussi à sympathiser avec qui que ce soit sans se heurter à du mépris ou à des moqueries dissimulées sous une couche vernie de politesse. Depuis l'arrivée de von Falkenstein et de ses discours imprégnés des traditionnels patrie-mariage-enfants si chers à la SS (Bruno l'avait appelé l'alerte PME lorsqu'il s'y lançait façon leçon d'hygiène), son isolement n'avait fait qu'empirer. Et cette fille-là n'était personne ; elle était probablement située encore plus bas qu'elle dans les échelons invisibles qui régissaient toute existence, si bien que, pour la première fois depuis longtemps, Nina se sentit moins seule.
Le bain était désormais plein.
S'emparant d'un pain de savon à la lavande, elle le brandit dans sa direction en essayant de ne pas trop brusquer son geste. Ania se contenta de serrer un peu plus ses bras autour de son torse et Nina comprit qu'elle ne souhaitait pas se déshabiller devant elle.
— Pudique, hein ? dit-elle. D'accord, je te laisse. Je vais te chercher des vêtements, même si ça m'étonnerait qu'ils soient à ta taille.
Avec un aurevoir de la main, elle quitta les lieux en n'oubliant pas de refermer la porte dans son dos. Elle passa les dix minutes suivantes à retourner sa penderie à la recherche d'habits qui pourraient convenir à son invitée. Leur différence de corpulence posait problème : on aurait pu glisser deux et demi Ania dans la plupart de ses pantalons ou de ses robes. Par un coup de chance, elle finit par mettre la main sur un de ses anciens tricots d'étudiante et une jupe qui devait dater de son passage au BDM lorsqu'elle avait encore dix-huit ans et vingt kilos en moins. Ce n'était guère fameux, plus tellement à la mode, mais bien mieux que les fripes informes et la vareuse que trimballait cette pauvre fille. Nina rajouta des collants en laine et des chaussettes sur la petite pile de tissu et retourna vers la salle d'eau.
Elle entra pile au moment où Ania s'asseyait prestement dans l'eau. Nina ne la vit nue que quelques secondes avant qu'elle ne remonte ses genoux et ne s'entoure de ses bras, mais cela fut suffisant pour la faire hoqueter. Des bras décharnés. Des brindilles en guise de jambes, les genoux si osseux qu'ils en paraissaient pointus. L'affleurement affreux de ses côtes, prêtes à transpercer sa peau. La saleté grisâtre qui s'incrustait dans les rares plis de sa chair maigre. Un corps délabré qui tenait à peine debout.
Ce n'était pas le pire. Toute sa taille et une grande partie de sa cage thoracique virait au bleu-violacé à cause des hématomes. Les meurtrissures étaient noires par endroits. Elle ressemblait à une horrible panthère squelettique. Les bras de Nina lui en tombèrent. Le paquet de vêtements qu'elle transportait tomba mollement de ses mains tandis qu'elle s'arrêtait, figée par la stupeur. Ce douloureux filigrane verdâtre, jaune et pourpre, qui avait été imprimé sur son corps était composé de traces de semelles. Des marques parfois si nettes que Nina était sûre qu'en se rapprochant, elle pourrait y lire la pointure.
Alors qu'elle tendait la main vers le savon posé sur le rebord, Ania remarqua son air abasourdi et prononça une phrase en russe d'un ton interrogateur. Se plaquant une main sur la bouche, Nina sortit de son immobilité et vint se poster près du rebord en émail. Oubliant la puanteur de son corps et le nuage de crasse qui se dissolvait autour de la gamine, elle indiqua son torse et son ventre.
— Comment t'as eu ça ? demanda-t-elle, impérieuse. Qui t'a fait ça ? Qui ?
Ania en comprit l'essentiel. Elle baissa un regard triste sur ses blessures. Sa petite main osseuse effleura un pointillé rougeâtre tout près de son épaule, avec une délicatesse qui pouvait presque passer pour amoureuse. Nina reconnut le dessin des clous qui renforçaient les patins avant de toutes les bottes réglementaires qu'elle connaissait et se sentit encore plus mal.
— Qui ? insista-t-elle. Qui ?
Ania ouvrit la bouche et ne trouva rien à dire pendant un long instant, perdue dans des souvenirs que Nina peinait à imaginer.
— Schwein, dit-elle enfin.
Et Nina comprit. Cela ne l'étonna qu'à moitié. La fureur qui s'empara d'elle relevait d'un triomphe malsain.
— Porc, répéta-t-elle. Ça tu l'as dit.
Elle hocha de la tête pour appuyer son propos tandis qu'Ania trempait sa crinière défraîchie dans l'eau fumante. Elle aurait voulu lui dire tant de choses, mais c'était impossible. Se résignant au silence, elle lui posa une serviette sur le tabouret près des cabinets. Après avoir ramassé les habits qu'elle avait laissé échapper, elle sortit de la salle de bains, la mort dans l'âme. Elle jeta les oripeaux nauséabonds et la vareuse sale dans un coin de la pièce en se retenant d'hurler. Pendant un long moment, elle s'assit sur son lit, remuant des pensées aussi sombres que la nuit qui régnait derrière les fenêtres. Enfilant un grand manteau de laine directement par-dessus sa robe de chambre, elle finit par s'en aller en verrouillant à double tour.
*
Lorsque Nina arriva dans le pavillon médical, elle ralentit le pas en percevant des voix en provenance de la cuisine. Rasant les murs, elle s'arrêta au seuil en reconnaissant le nasillement de Bruno et l'affreux accent de von Falkenstein. Au tintement de couverts, elle comprit qu'ils étaient en train de combler une fringale tardive.
— Ça vous dérange pas de manger froid ? demanda Bruno.
— Si je vous racontais tout ce que j'ai pu engloutir en Pologne, vous comprendrez que c'est pas ça qui va m'arrêter, lui répondit l'autre avec la bouche pleine.
Un silence. Quelqu'un se servit un verre.
— Je ne veux pas savoir, ajouta Bruno.
— J'en ai bouffé, des chevaux morts, au front. Et pas des très frais, parfois, ricana von Falkenstein et Nina l'entendit distinctement déglutir.
— Oh, vous étiez vraiment obligé de raconter ça ? demanda une troisième voix, un peu empâtée, et elle reconnut Jensen. Vous pouviez pas vous cantonner, à je ne sais pas ? Les actions héroïques de notre division ?
Un choc sourd. Il devait avoir reposé une bouteille.
— L'engagé volontaire Speisser ayant marché de Wozjick jusqu'à mon bloc, soit environ deux kilomètres, tout en retenant l'intégralité de son appareil digestif avec les mains, vous considérez ça comme une action héroïque ? demanda von Falkenstein.
La toux maladive de Bruno lui apprit que celui-ci était en train de retenir un rire à la fois épouvanté et incrédule.
— Héroïque, décida Jensen. Sans conteste.
— Héroïque, confirma Bruno.
La colère tintait aux oreilles de Nina tandis qu'elle écoutait à la porte entrouverte. Malgré toutes les allégations contraires de Bruno, elle s'était très vite rendue compte qu'il appréciait sincèrement le SS. Elle le comprenait presque. Von Falkenstein pouvait se révéler d'une compagnie agréable et spirituelle quand ça lui chantait. Ce n'était pas un simple barbouze dont le seul domaine de compétence consistait à mettre un pied devant l'autre en cadence, mais un universitaire, tout comme Bruno. Il était cultivé, intelligent, et son humour glacial provoquait de véritables ravages parmi le personnel féminin. Nina avait la pesante impression d'être la seule à le voir tel qu'il était vraiment, à savoir, un hypocrite retors et un manipulateur chevronné qui savait se faire apprécier dans l'unique but d'un potentiel sabotage.
Ironiquement, cette lucidité lui venait de sa soi-disant déviance. Contrairement à la majorité des compatriotes de son sexe, elle était insensible à son charisme d'oiseau de basse-cour. La vue de ses canines trop longues quand il souriait la perturbait d'une manière étrange. Jamais elle n'avait autant détesté quelqu'un, et ce n'était ni à cause de la gifle, ni de son mépris, même s'ils y jouaient un grand rôle. Peut-être le haïssait-elle pour ses yeux pâles ou de sa manie d'étirer les « s » à cause de sa prononciation abâtardie. D'une façon qu'elle était bien incapable de définir, il présentait de troublantes similitudes avec le serpent argenté cloué sur sa poche de poitrine. Elle repensa à la gamine famélique prostrée dans sa baignoire, à ses côtes hideuses, aux marques des coups et sut qu'elle avait enfin une raison valable de l'abhorrer autant.
Pendant un long moment, retenant sa respiration pour se calmer, elle resta à épier leur conversation et leurs rires. Puis, quand elle s'estima prête, elle entra en poussant bruyamment la porte. Un silence surpris lui fit accueil.
Évidemment, il était assis en tête de table, Jensen à sa droite et Bruno à sa gauche. Une impressionnante quantité de légumes divers et de poisson s'étalait dans son assiette. Nina ne se souvenait pas de l'avoir déjà vu ingérer de la viande rouge. Bruno avait dégoupillé une bouteille de vin pour l'occasion, que Jensen éclusait dans son sempiternel verre à bière. Tous trois la fixèrent comme une intruse. Ce qu'elle était, depuis toujours. Une malvenue dans un monde d'hommes ; des hommes qui parlaient d'affaires d'hommes, comme la guerre ou la politique ; des hommes qui étaient fiers de rire à gorge déployée en évoquant des intestins se déversant d'un ventre et capables d'esquinter des fillettes à coups de bottes ferrées. Seul Jensen la gratifia d'un timide sourire en continuant de se balancer en arrière sur les deux pieds de sa chaise, dans un numéro d'équilibriste alcoolisé. Bruno se contenta de lui adresser une moue surprise, ne comprenant pas ce qu'elle faisait là alors qu'il l'avait chargée des basses besognes qu'il se refusait à accomplir, étant bien trop important.
— Et bah bonsoir, mademoiselle Muller, la salua von Falkenstein en plantant sa fourchette dans un bout de truite grasse. Je sais qu'il est tard, mais vous auriez quand même pu vous habiller à minima. Personnellement, je considère avoir vu assez d'horreurs en Pologne comme ça.
Jensen se mordit la bouche. Bruno, au contraire, l'ouvrit et pendant un court instant, Nina crut qu'il allait enfin la défendre. En l'entendant glousser, elle comprit qu'il ne fallait plus compter sur lui. Cela, elle le devinait depuis la fameuse nuit de l'arrivée de von Falkenstein ; s'en rendre réellement compte un an et demi plus tard lui fit quand même très mal.
— Écoute-moi bien, espèce de saloperie dégénérée ! s'écria-t-elle en pointant ce dernier d'un index malpoli. Tu crois que tout t'est acquis parce que tu passes ton temps à te pavaner en débitant tes grands discours sur l'hygiène physique et morale, mais je sais ce que t'as fait à cette pauvre fille ! Je te jure que je te ferais virer d'ici ! Toi et ton uniforme de connard allez retourner à Stuttgart d'ici la fin de la semaine !
Un mutisme abasourdi accueillit sa tirade pleine de venin. Jensen en cessa de se balancer sur son siège. Bruno la contemplait comme si elle venait de sortir une arme. Von Falkenstein, qui avait enfourné son poisson avant qu'elle ne débute, s'empressa de mâcher et de déglutir le plus rapidement possible pour répliquer. Il n'y parvint pas. En l'entendant japper, Nina comprit que dans la précipitation, il venait d'avaler de travers.
— Remarque, dit-elle avec une jubilation féroce, si tu t'étouffes avant, ça ira plus vite !
À sa plus grande déception, cela n'arriva pas. Sortant enfin de sa paralysie, Bruno lui décocha un grand coup dans le dos, débloquant ses voies respiratoires et von Falkenstein passa la minute suivante à reprendre son souffle, les larmes aux yeux.
— Au nom du ciel, Nina, fit Jensen avec une intonation avoisinant le reproche. Vous avez failli le tuer !
— Est-ce que... vous... pouvez... répéter ce que vous venez de dire ? cracha von Falkenstein, qui n'avait pas encore tout à fait récupéré l'intégralité de ses esprits.
— J'ai dit que j'ai vu ce que vous avez fait à cette gamine, répondit Nina avec froideur, repassant au vouvoiement sans le vouloir. Et que je vais vous faire dégager d'ici, parce que vous n'êtes qu'un sale porc.
À son expression, elle sut que von Falkenstein hésitait entre exploser de rire ou se mettre à hurler à son tour. Il opta pour un mélange dérangeant des deux.
— Wa ? s'écria-t-il, s'emmêlant entre l'allemand et le bavarois comme à chaque fois qu'il se faisait déborder par la colère. Attendez ! Je suis un quoi et vous allez... quoi ?
Ne parvenant pas à formuler sa phrase avec plus de cohérence, il éclata d'un rire abasourdi avant d'ajouter un commentaire incompréhensible. Nina se jura que si elle l'entendait à nouveau lâcher son atroce « gottverdammt » à la prononciation mutilée par de mauvaises voyelles, elle lui enverrait sa pantoufle en plein museau.
— Qu'est-ce qui te prend ? demanda Bruno, partagé entre la consternation et la frayeur.
— Il me prend que tu m'as amené une fille qui ressemble à un putain de tigre du Bengale à cause des traces de semelles qu'elle a sur le corps ! rétorqua Nina, empêchant sa voix de partir dans les aigus. Et c'est ce cafard qui en est responsable !
De nouveau, elle désigna von Falkenstein d'un geste ample. Celui-ci en lâcha sa fourchette et son couteau.
— Wa ? répéta-t-il et pendant un moment, Nina se demanda s'il n'allait pas à nouveau suffoquer, à cause de la rage, cette fois-ci.
Bruno les regardait à tour de rôle en se préparant au pire. Jensen avait recommencé à se balancer sur sa chaise, un peu plus nerveusement. Les mains crispées sur le rebord de la table, le teint encore blême à cause du morceau de truite qui avait failli l'étouffer, von Falkenstein gardait les lèvres étroitement serrées.
— Wa ? singea méchamment Nina, au bord de l'implosion. Bah quoi, Hansi ? Lève-toi. Lève-toi et viens m'en mettre une, qu'on voit tous ce que tu es réellement !
L'étincelle qui passa furtivement dans son regard blafard ne lui plut pas du tout. Alors qu'il grimaçait un rictus forcé, Nina sut qu'elle avait perdu.
— J'y suis pour rien, pour votre tigre, comme vous dites, dit-il avant de reprendre ses couverts comme si rien d'extraordinaire venait de se passer. On l'a ramassée dans cet état. Vous pouvez demander au lieutenant Jensen.
Sceptique, Nina reporta son attention sur l'intéressé, qui venait de terminer son fond de vin. Il évita soigneusement de la regarder en face.
— C'est vrai, répondit-il avant de reprendre la bouteille sombre.
— Je vous apprécie énormément, Wolff, cingla-t-elle. Mais vous avez toujours été un piètre menteur.
— Nina, ajouta Bruno, se réveillant de sa torpeur avec un énorme temps de retard. C'est quand même des accusations graves. Tu peux pas dire ça... en sachant ce que tu risques...
Ce fut de trop. Nina sentit un tremblement lui saisir les épaules et elle croisa les bras pour les empêcher d'étrangler celui qu'elle avait longtemps considéré comme un ami.
— Vous me les brisez tous avec votre histoire de Lebensborn, dit-elle entre ses dents serrées. Un an et demi qu'on m'en menace et pourtant j'attends toujours !
— Je suis en train de sincèrement considérer cette option, commenta von Falkenstein, qui s'était remis à manger en s'appuyant des deux coudes sur le bois. Pensez-donc à tous ces beaux enfants que vous allez pouvoir faire pour la gloire de l'Allemagne.
— Mais je t'en prie, vas-y ! lui cria Nina, le feu aux joues. Rédige-donc ta paperasse et envoie-là à ton Bureau du Peuplement ! T'as que de la gueule, de toute manière ! Tu sais que tu peux rien contre Krauss, alors tu te contentes de parler !
— C'est pas un Lebensborn qu'il vous faut, c'est un asile, répondit von Falkenstein avec une morgue incroyable malgré sa bouche de nouveau pleine. Allez-vous faire soigner, Muller, et épargnez-nous vos débordements émotionnels.
Il prit le temps d'attraper un verre d'eau.
— Gottverdammdt de grosse oie hystérique que vous êtes.
Pour seule réponse, Nina plia la jambe pour enlever son chausson d'une main assurée. Avec la précision et la force redoutable d'une ancienne lanceuse de poids du BDM, elle l'envoya droit devant elle. La mule rembourrée s'écrasa pile sur la timbale que tenait von Falkenstein, la lui arrachant des doigts et l'éclaboussant du front à la chemise. Jensen en perdit son équilibre précaire sur sa chaise inclinée et tomba à la renverse. Le poêle lui épargna heureusement une trop mauvaise chute. Il se redressa avec un air éberlué. Bruno balbutia quelques monosyllabes incohérentes tandis que Nina s'emparait de l'assiette encore à moitié remplie devant lui.
— Vous êtes finie, Muller, lui dit von Falkenstein alors qu'elle allait ramasser son chausson orphelin près du réfrigérateur.
L'eau qu'il s'était reçue en pleine figure avait délité sa coupe soigneusement gominée et il essaya de l'aplatir à grands coups de paume, sans grand succès.
— Cause toujours, rétorqua Nina en imitant à la perfection son accent insupportable. Et tu feras attention, Hansi, je crois que t'as les cheveux défaits.
Pour sa plus grande satisfaction, il ne trouva rien de spirituel à rétorquer. Souriant de lui avoir enfin coupé la chique, Nina repartit la tête haute.
*
Toute la fierté et le sentiment de victoire la désertèrent lorsqu'elle réintégra ses quartiers, posant l'assiette refroidie sur la table de chevet. Enfin propre, la gamine s'était pelotonnée sur son propre lit sans quitter ses habits neufs ni éteindre la lumière. Elle avait même repris la vareuse pour s'enrouler dedans. Se penchant, Nina déroula le col d'un geste doux pour en lire l'étiquette. Qui que soit ce major P. Staub, Ania semblait tenir à sa veste autant que Nina tenait à ses chaussures de marche. Elle la secoua doucement pour la réveiller et quand elle eut terminé de bailler, elle lui indiqua l'assiette.
En oubliant toute sa fatigue, Ania se jeta dessus sans toucher aux couverts. Puis, encore barbouillée de sauce et les doigts sales, elle se pelotonna contre son flanc, à la recherche de la moindre parcelle de chaleur comme un chaton près d'un radiateur. Nina n'eut pas le courage de la repousser. Son étreinte inconfortable n'était pas si dégoûtante, si elle la comparait à celle d'un homme. Contrairement aux mains de von Falkenstein, les siennes ne lui évoquaient que de vagues bribes d'affection et non pas la contrainte et la répulsion. Cela la soulagea. Elle n'était pas si foutue, en fin de compte, malgré tout ce qu'ils disaient. Elle était encore capable de toucher sans avoir envie de s'arracher la peau ensuite. Les os d'Ania pointant à travers l'épaisseur du tissu lui rappelaient sa propre vie brisée.
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