1 Nina

Derrière les fenêtres voilées, l'aube était encore loin quand un fracas métallique tira Nina de son sommeil. Basculant plus que ne se levant de son lit, les paupières encore engluées par un sommeil agité – durant la nuit, les camions n'avaient cessé de défiler dans les parages – elle se colla à la vitre pour déterminer l'origine du bruit. Elle ne vit rien d'inhabituel. La cour fraîchement goudronnée du manoir de maître ressemblait à une tâche noire dans la nuit blafarde de ce début de mois de février. Derrière le parc mal entretenu, la muraille impénétrable de la forêt dressait ses troncs en guise de sentinelles. Entre les deux, l'ombre onctueuse du portail en fer forgé et du mur d'enceinte, de ce rouge brique qui coagulait dans le cirage terne de l'obscurité. Elle ouvrit la fenêtre. Dans l'air piquant résonnait un grondement de moteur étouffé par la distance. Un rayon de lumière jaunâtre, crasseux mais violent, filtra sur le chemin gravillonné qu'elle apercevait en contrebas, découpant des formes tordues sur plusieurs mètres.

Nina soupira. Encore un camion. Ce ballet logistique commençait à l'épuiser. Son réveil indiquait quatre heures, une heure indue, même pour les déménageurs de l'Ahnenerbe. Un coup de klaxon tonna, amplifié par les murs du bâtiment principal. Furieux que personne ne se présente à l'entrée, le chauffeur écrasait son avertisseur comme s'il l'avait personnellement insulté. Pestant, elle referma le battant en bois d'un coup sec et s'empara de la première veste qui lui tomba sous la main. Alors qu'elle tentait en vain d'avoir l'air à peu près présentable – avec les bigoudis enroulés dans ses cheveux, c'était mal parti – quelqu'un tambourina à la porte.

— J'ai entendu, s'écria-t-elle en enfilant le manteau froissé.

Elle le boutonna pour dissimuler sa chemise de nuit épaisse et alla ouvrir la porte. Celle-ci bascula sur l'expression contrite de Bruno.

— Qu'est-ce qu'ils foutent, encore ? dit Nina.

Son collègue et ami de longue date jeta un regard amusé à sa chevelure enroulée et à ses pantoufles moelleuses. Lui-même présentait une mise impeccable, barbe brossée et lunettes étincelantes. Nina se demanda s'il avait dormi. Au vu des cernes creusant son regard, probablement pas. Leur récent aménagement s'était révélé plus âpre que prévu.

— J'en ai aucune idée, dit Bruno en se poussant pour la laisser sortir de son antre. On n'avait absolument rien de prévu ce matin.

Un autre barrissement résonna à l'extérieur. Ils pressèrent le pas dans le couloir. Aucune lumière n'y fonctionnait, et quand Nina perdit son chausson en se prenant les pieds dans un tapis mal ajusté, Bruno se décida à allumer sa lampe torche.

— Tu ressembles à une sorcière en charentaises, dit-il en s'éclairant le visage par en-dessous tel un acteur expressionniste.

Elle se fendit d'un sourire et remit sa malheureuse pantoufle.

— Je vais définitivement me transformer en sorcière si je me lève encore une fois en pleine nuit pour leurs foutues camionnettes. Pourquoi Locke ne s'en occupe-t-il pas ? C'est son boulot, à la fin.

— Il dort, répondit Bruno alors qu'ils arrivaient aux escaliers.

Nouveau coup de klaxon. Nina ne put s'empêcher de sursauter.

— Seigneur, je jure que si cet abruti appuie encore une fois sur son putain de...

Comme pour la narguer, l'avertisseur hurla sans discontinuer pendant trente secondes, leur laissant le temps de descendre les escaliers deux par deux. Leurs pas se répercutèrent dans le hall silencieux. Si on excluait Bruno et elle, l'ancien manoir reconverti était inhabité et le resterait pour plusieurs semaines encore. Kristof Locke et son contingent d'incapables logeaient dans l'une des deux dépendances près des hangars de l'ancienne scierie. Se guidant grâce à la lueur électrique, ils quittèrent la future section administrative de l'Institut.

Une humidité austère régnait à l'extérieur, saisissant Nina à la nuque. Une bruine implacable suintait de l'atmosphère, brouillant les contours du bâtiment. Le gravier froid lui piqua la plante des pieds à travers ses semelles inadaptées tandis qu'ils se dirigeaient vers le portail d'enceinte, à une centaine de mètres. Au cœur de la nuit, la charmante promenade jouxtée de peupliers revêtait un aspect lugubre. Une sale brume rampait entre les troncs. Tout autour, la forêt respirait en silence, exhalant un hiver minéral. Regrettant de ne pas avoir pris d'écharpe, Nina resserra le col de son manteau.

Transperçant l'obscurité, le faisceau des phares coincés derrière la grille l'obligea à plisser des yeux. Le grondement du moteur lui évoqua une bête sortie du bois. Patinant, l'énorme masse du véhicule percuta le portail clos, y enfonçant son museau impatient dans un grincement insoutenable. Le fer usé tint bon. Un signal d'avertisseur suivit immédiatement le coup de boutoir. Nina se retint de se boucher les oreilles. Ce qui lui remontait désormais le long de la colonne vertébrale lui était inconnu. Trop profond et trop glacé pour être seulement l'air extérieur. Le klaxon reprit, abrutissant, insistant.

— N'ouvre pas, lâcha Nina.

Une peur irrationnelle l'avait soudain saisie, s'emparant de ses poumons et lui nouant la gorge à l'instar d'un nœud coulant.

— Tu m'as dit qu'on avait aucune livraison prévue aujourd'hui, ajouta-t-elle, forçant la voix pour se faire entendre.

Bruno se contenta d'hausser les sourcils. Il éteignit la lampe, inutile dans l'éclat des phares, et adressa un geste agacé en direction du portail. Le klaxon cessa immédiatement, bien que Nina l'entende encore tinter dans ses oreilles. L'instant d'après, les projecteurs braqués sur eux perdirent de leur intensité, faisant danser des résidus étranges dans leur champ de vision.

— Tu as dit quoi ? demanda Bruno.

Nina se ressaisit. Tout allait bien. L'isolement et le manque de sommeil jouaient avec ses sens. Elle était épuisée. Ce n'était qu'un camion.

— Rien, dit-elle, avant de s'approcher du portail à grand pas.

Le moteur continuait à ronronner. Une odeur d'essence mal ventilée planait près de la grille, suffocante malgré l'atmosphère glaciale. Les yeux encore brouillés par son réveil brutal et la baisse de luminosité soudaine, Nina ne distingua qu'un contour sombre dans la nuit plus sombre encore. Le chauffeur choisit ce moment précis pour donner un énième tour d'avertisseur et Nina craqua.

— C'est bon, on est là, espèce de connard ! Arrête de jouer avec ton pouêt-pouêt !

Le gros moteur s'éteignit dans un claquement, réduisant les phares à deux ampoules mourantes. Dans cette lueur tamisée, Nina put enfin distinguer le véhicule. Ce n'était pas un camion, ni même une voiturette de la Wehrmacht. Elle vit une grosse calandre basse, le garde-boue éraflé par les chocs répétés contre le portail, et le petit drapeau rouge et rigide planté près du phare droit. La portière du conducteur s'ouvrit dans un chuintement.

— Vous avez dit quoi ? demanda une voix.

Dans son dos, Bruno avait rallumé sa lampe avant de s'approcher. Nina fixait toujours le petit carré rouge vaillamment brandi par son tuteur. Son esprit ne fit qu'un tour.

— Je n'ai rien dit, dit-elle pour la deuxième fois.

— Étrange, se moqua l'autre. Je suis presque sûr que vous m'avez traité de connard.

— Oulala, siffla Bruno en se postant près d'elle. Vous avez mal entendu. Ce qui est compréhensible, avec tout le boucan que vous faites.

Comme pour appuyer son propos, il leva la lampe en direction de l'énorme Mercedes 770 et ne rencontra que le chatoiement sombre du parebrise. La portière ouverte formait une aile de mauvais augure sur fond de chemin forestier.

— Vous allez me laisser entrer ?

Nina échangea un regard avec son comparse. Bruno agita sa lampe, tentant d'apercevoir leur invité indésirable. En vain.

— Pas avant que vous nous disiez qui vous êtes et pourquoi vous essayez de défoncer notre portail à quatre heures du matin, dit Bruno.

Un silence suivit sa déclaration. Nina frissonna. Elle n'avait qu'une hâte : retourner à l'intérieur ; aussi mal chauffé et dépourvu d'éclairage qu'il fusse, cela valait mieux que cette petite comédie à l'heure du coq.

— Je vous expliquerais une fois que vous aurez ouvert, dit alors l'inconnu.

Son accent était étrange. Germanique, mais pas allemand. Les voyelles étaient trop longues, pâteuses. Les e se transformaient en a sirupeux. Cette voix chantante, imprégnée par la modulation ampoulée de l'austro-bavarois, lui tapait encore plus sur les nerfs que l'avertisseur.

— Écoutez, dit Bruno. Il est tard...

— Il est très tôt, corrigea le conducteur, toujours planqué derrière la portière.

— Il est extrêmement tôt, oui, reprit Bruno. Aucune visite ni livraison au programme de ce matin. Alors si vous voulez pas passer la fin de votre nuit dehors, veuillez décliner votre identité et la raison de votre venue.

Nouveau silence. Bruno en profita pour se coller presque contre la grille roide, essayant sans doute de distinguer le visage du conducteur. Mal à l'aise, Nina s'agita sous son manteau. Celui-ci ne lui paraissait plus filtrer le froid extérieur aussi efficacement que d'habitude.

— Bruno, dit-elle. Le drapeau.

— D'accord, le drapeau, s'agaça-t-il en cognant la lampe contre l'acier. J'ai le même sur mon bureau. Ça me donne pas pour autant le droit de débarquer en plein milieu de la nuit sans explications.

La portière se referma dans une détonation sèche. Remis en route, le moteur toussa et les pneus crissèrent tandis que l'imposante cylindrée manœuvrait en marche arrière.

— C'est ça, reviens plus tard, lui cria Bruno.

Il recula.

— Ils se croient vraiment tout permis, eux.

Il jura alors que l'autre rallumait ses phares, l'aveuglant même à cette distance.

Un goût de plomb envahit la bouche de Nina. Le nœud dans son œsophage était remonté jusqu'à sa langue, s'y déversant en une affreuse coulée de rouille.

— Bruno, dit-elle. Il...

Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase que la Mercedes accélérait furieusement. Fonçant pleins gaz sur le portail. Dans un réflexe, elle poussa Bruno sur le côté. La calandre s'écrasa contre l'acier dans un rugissement sauvage, s'y broyant la carrosserie. La grille chancela, raclant le sol terreux. Nina se rendit compte qu'elle était tombée. Un grattement désagréable lui lardait les paumes et les genoux. Elle se redressa, hallucinée. Ses mains saignaient. Derrière la grille, la voiture prenait à nouveau son élan.

— Mais il est taré, dit la voix blanche de Bruno.

— Recule, répondit Nina.

Le deuxième assaut eut raison de la résistance du portail. Les vantaux claquèrent contre la brique, les gonds protestant dans la défaite. Un garde boue traînant par terre, la Mercedes s'engagea sur le sentier. Une de ses jantes était voilée, le pneu roulant de travers dans un couinement. Le drapeau avait tenu bon.

La bouche grande ouverte, Bruno regarda l'indélicat véhicule s'arrêter quelques mètres plus loin. Le cœur de Nina se calma peu à peu. Ils n'avaient rien. Les mains tremblantes, Bruno ramassa sa lourde loupiote qui avait roulé au sol.

— Vous avez failli nous tuer ! hurla-t-il sans pour autant s'approcher de la voiture.

Même s'il avait repris rapidement contenance, Nina devinait qu'il était passablement secoué. Tout comme elle.

— Espèce d'animal, dit-elle d'une voix forte.

Le raffut provoqué par l'entrée forcée de la Mercedes avait au moins eu le mérite de réveiller les autres occupants de l'Institut. À l'autre bout du parc, deux torches électriques s'agitaient dans un ballet précipité. Nina souffla. Locke était peut-être un feignant de première, mais c'était un militaire, et ils allaient avoir besoin de cette présence rassurante car armée.

Ayant retrouvé une partie de son aplomb, Bruno se dirigeait à pas lents vers la Mercedes. Elle eut envie de lui dire d'arrêter et d'attendre Locke et son soldat. Quelque chose l'en empêcha. Une dangereuse curiosité la poussa à le suivre.

Bruno était en train de tambouriner contre la portière comme un dément. Il fit un bond en arrière quand celle-ci s'ouvrit. S'ensuivit un échange de vociférations qu'elle ne distingua qu'à moitié. Le conducteur était enfin descendu, mais dans la lumière approximative de la lampe, elle ne vit rien d'autre qu'une silhouette qui dépassait Bruno de quelques pouces.

— Je peux savoir où est-ce que vous vous croyez, espèce de petit fils de...

Sa langue trébucha. Il portait un uniforme encore plus noir que le charbon, gabardine du même acabit, du sur mesure. Casquette plate, de travers, pantalon d'équitation, bottes boueuses, ceinture et baudrier ; tout était noir, crépusculaire, tâché d'argent comme des éclats d'os perdus dans du basalte. Un mètre soixante-quinze ou quatre-vingts peut-être. Pas vraiment de visage à cet instant, juste une esquisse au fusain. Nina ne vit que la tête de mort souriante, empruntée aux vieux hussards impériaux, cousue sur sa casquette. Le brassard, aussi, de la même couleur que le drapeau planté sur la voiture-bélier, mais souligné de deux bandes noires.

Sortant de sa paralysie, elle eut l'intelligence de modérer immédiatement ses propos incendiaires.

— Qu'est-ce qui vous a pris, hein ? s'écria-t-elle après avoir ravalé ses balbutiements.

Elle eut droit à un reniflement méprisant pour seule réponse. Inspirant avec force, elle n'eut pas l'occasion de se lancer dans une diatribe assassine car Bruno lui avait posé une main apaisante sur l'épaule. Elle se dégagea aussitôt.

— Calme-toi, dit-il.

— Je me suis cassé le nez, dit le SS.

Il se plaquait effectivement un mouchoir tâché sur la partie inférieure du visage et ce que Nina avait pris pour une expiration condescendante n'était que le sifflement de l'air passant à travers un cartilage mal en point.

— C'est ce qui arrive quand on fonce dans des portails fermés, commenta Bruno.

L'autre renifla une nouvelle fois, puis, sans prévenir, remit son nez en place dans un craquement sonore. La nausée tordit l'estomac de Nina.

— Bordel, dit le SS d'une voix étouffée par le mouchoir. Quelle nuit de pisse.

Bruno cligna des yeux, complètement éberlué

— Le portail, commença-t-il. Pourquoi...

L'autre leva une main ensanglantée pour l'inciter à se taire. Nina en profita pour détailler ses galons. Barrettes et trois clous à gauche, les runes à droite. Lieutenant ou capitaine, elle ne savait plus. Une drôle de broche ceignait l'une de ses poches. Elle ne put la distinguer. On aurait dit un ver, ou un serpent.

— J'étais contrarié, c'est tout, dit-il, et Nina en oublia complètement les détails de sa tenue.

— Vous étiez contrarié, répéta Bruno. Et quand vous êtes contrarié, vous...

Ne trouvant pas les mots adéquats, il balaya les alentours d'un large geste des bras, commentant l'état du portail d'un hoquet surpris et le délabrement de la carrosserie d'un « pff » interrogateur. Le rayon de la Daimon portative s'arrêta sur le SS et Nina put enfin distinguer la partie de son visage qui n'était pas dissimulée par le bout de tissu plein de sang.

— Je viens de Stuttgart, dit le SS comme si cela expliquait tout.

Le caporal Kristoph Locke choisit ce moment précis pour débarquer, son adjoint sur les talons. Vareuse feldgrau mal boutonnée, expression de déterré et les cheveux en bataille, Locke fronçait ses sourcils épais en balayant la scène de sa propre lampe. Posté à ses côtés, Erich Gebbert arborait la même expression dubitative.

— C'est quoi ce bordel ? aboya Locke, toisant Nina et Bruno comme s'ils étaient les principaux coupables. Vous avez vu l'heure ?

Puis, avisant leur visiteur :

— Houlà ! Mes excuses, Herr SS-Hauptsturmführer !

Erich Gebbert fut le premier à se ressaisir et à claquer des talons, aussitôt imité par le caporal. S'ensuivirent les bras tendus aux quarante-cinq degrés réglementaires.

Sieg Heil ! hurlèrent-ils à l'unisson.

— Oui oui, s'agaça le SS. Bonsoir à vous aussi.

Un silence gêné s'installa. Figés dans leur attitude servile, Locke et Gebbert ne bougeaient plus. Nina était sûre que si l'autre rigolo leur ordonnait de faire six fois le tour du domaine au petit trot, là, à quatre heures du matin, ils s'exécuteraient sans broncher.

— Il faut arranger mon véhicule, dit-il, toujours à travers son mouchoir rougi.

— Ça sera fait, Herr SS-Hauptsturmführer ! s'enthousiasma aussitôt Locke.

— Mais quel cirque, dit Bruno alors que le caporal se précipitait maladroitement vers la Mercedes pour s'y hisser.

Toujours aussi incrédule, il assista au départ de la pauvre voiture cabossée en direction des dépendances à l'autre bout du domaine. Ne sachant plus où se mettre, le première classe Gebbert disparut au petit trot, considérant que son travail était accompli.

— Est-ce que vous allez nous expliquer ? s'enquit Nina.

Le SS retira enfin le bout de tissu de son visage. Toujours éclairé par une miteuse contre-plongée par la Daimon de Bruno, il plia soigneusement le mouchoir pour le glisser à l'intérieur de sa vareuse cintrée. Malgré le nez enflé, ses traits demeuraient agréables.

— Prenez votre temps, surtout, Hauptsturmführer, dit Bruno. J'adore poireauter dehors en pleine nuit alors qu'il fait moins trois.

L'autre ne l'écoutait pas, trop occupé à farfouiller à l'intérieur de son manteau. Nina croisa les bras. Un rire nerveux lui chatouillait la glotte. Son attention fut attirée par un éclat mordoré. Le SS venait de sortir un étui à cigarettes.

— SS-Hauptsturmführer von Falkenstein, dit-il dans un claquement de briquet. Je suis ici à la demande des services sanitaires.

À cause de son accent, il prononçait « von Falkenstan », avec une dernière syllabe interminable. Bruno fit un petit pas en arrière pour éviter la fumée grisâtre que le capitaine venait d'expirer dans sa direction.

— Des services sanitaires, répéta Nina, de plus en plus perdue.

— Exact, confirma von Falkenstein. L'hygiène, si vous préférez.

— On sait ce que c'est, dit Bruno. Et que nous vaut, euh...

— Le plaisir, suggéra Nina.

— Ils nous veulent quoi, les services sanitaires ? demanda Bruno sans lui prêter attention.

— Inspecter, dit von Falkenstein.

Ils attendirent qu'il poursuive mais il n'en fit rien. À l'air qu'arborait Bruno, elle comprit qu'il hésitait entre l'incrédulité et la fureur pure. Il y avait de quoi. Cet abruti en uniforme avait failli leur passer dessus avec son panzer miniature puis leur annonçait tranquillement qu'il était là en visite officielle.

— Une inspection à quatre heures du matin, s'étonna Nina.

— J'ai des tendances insomniaques, dit von Falkenstein.

— Buvez de la camomille, répliqua Bruno.

Le ton étouffé de sa voix trahissait son énervement croissant.

— On vient à peine de s'installer, reprit-il. Avec toutes les autorisations nécessaires. Vous savez où vous êtes, au moins ?

En face de lui, l'officier tira sur sa cigarette, allumant un point rougeoyant dans les ténèbres. De ce que Nina en devinait, son expression ne trahissait qu'un profond ennui.

— Pas vraiment, dit-il. En plein milieu de la Schwarzwald, ce qui revient à dire : nulle part, ou très loin, quand on vient de Stuttgart.

Peu habitué à ce qu'on lui parle avec une telle désinvolture, Bruno écarquilla de grands yeux. Nina choisit alors de voler à son secours.

— Vous savez de qui on dépend ? demanda-t-elle.

— Je devrais ? dit von Falkenstein avec une moue polie.

Il grimaçait plus qu'il ne souriait. Un rictus asymétrique qui révélait d'étranges canines proéminentes, aiguës et anormales.

— Himmler, précisa Bruno sans attendre de réponse. En personne.

— Oh, il a décidé de commencer un nouvel élevage de poules ? dit von Falkenstein en esquissant un vague geste en direction de Nina.

— Je vous demande pardon ?

Il se contenta de ricaner en sourdine avant de jeter son mégot dans sa direction. Nina dut l'esquiver, les joues brûlantes. Abasourdi par ce mépris, Bruno en baissa sa lampe torche. Il ne la défendit pourtant pas, ce qui lui fit encore plus mal.

— Bref, dit von Falkenstein. Je peux vous montrer les documents, si vous insistez.

— J'insiste, répondit Bruno, acide. Vu qu'il n'y a rien à inspecter.

— Vous pourrez demander à votre secrétaire d'en contrôler la conformité, ajouta l'autre en lui tendant une fine liasse soigneusement pliée.

— Ce n'est pas ma secrétaire, dit Bruno. Mais une administratrice de l'Institut.

— Ah, s'étonna von Falkenstein. C'est autorisé, ça ? Mais qui s'occupe des enfants, alors ?

Nina fit de son mieux pour contrôler le tremblement qui lui enserrait les mâchoires.

— Je n'ai pas d'enfants, dit-elle d'un ton qu'elle espérait égal.

— C'est contraire aux recommandations d'hygiène, dit von Falkenstein. Surtout à votre âge.

Nina ne sut pas quoi répondre. Elle avait envie de s'enfuir en courant par le portail désormais grand ouvert. Même en plein milieu de nulle part, il y avait toujours quelqu'un pour lui rappeler qu'elle n'était pas à sa place. Évoluant dans un milieu d'hommes depuis l'université, elle en avait l'habitude mais à cet instant précis, à quatre heures du matin au fin-fond de la Forêt Noire, cela la blessa autant qu'un éclat d'acier dans les côtes.

Elle n'eut pas le courage de les suivre tandis qu'ils s'éloignaient vers la seule dépendance raccordée au réseau électrique du domaine. Un aveu de faiblesse, mais elle s'en remettrait. Ses mains gelées enfoncées dans les poches de son manteau défait, elle fixa ses pieds sans les voir, luttant contre les larmes d'humiliation. Depuis plusieurs semaines, plongée dans l'effervescence de leur installation, elle en avait oublié à quel point elle pouvait être seule.

Il lui fallut plusieurs minutes avant de retrouver son calme et une partie de son abnégation. D'abord, elle ferait un saut dans ses quartiers, afin d'enlever les machins rosâtres et ridicules parsemant son crâne. Elle s'habillerait décemment et s'armant de sa vieille lampe à pétrole, elle descendrait affronter ce connard arrogant en uniforme de parade la tête haute, comme elle l'avait toujours fait avec ceux de son espèce. 

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