1 Hans


Peu avant deux heures et demie du matin, il crut percevoir une volée de coups timides assenés quelque part au loin et en profita pour tourner le dos à la porte, s'enroulant plus profondément dans la couverture par la même occasion. Le silence revint presqu'aussitôt. Il eut à peine le temps de bailler que les coups résonnèrent à nouveau, bien plus près, assénés cette-fois directement à la porte de sa chambre. Il ferma les yeux.

L'intrus cogna plus fort. Le bois émit un craquement. L'autre se mit à marteler un rythme méconnaissable tout en chantonnant une piètre imitation d'O Fortuna. Il supporta ce massacre de Carl Orff en silence et en serrant des mâchoires.

— Herr SS-Hauptsturmführer, dit la voix morne de Dahlke après qu'il se fusse lassé d'humilier le pauvre compositeur bavarois. C'est l'appel du devoir.

Il voulut dire que le devoir pouvait choisir une heure plus raisonnable pour l'appeler et renonça.

— Je démissionne, répondit-il à la place après s'être éclairci la gorge.

Dahlke éclata d'un rire sinistre. Il avait hâte qu'il se casse de sa piaule pour la sienne propre. Ce soir, il n'était pas loin de lui en foutre une.

— C'est le convoi, précisa Dahlke à travers la porte. Il est arrivé. Ils n'attendent plus que nous, apparemment.

Cette annonce le réveilla plus efficacement encore qu'une douche froide – qu'il n'aurait de toute manière pas le temps de prendre. En moins de cinq minutes, il fut debout et pratiquement habillé. N'ayant pas le loisir d'arranger sa coupe réglementaire à la brillantine, il dut se résoudre à y passer un peigne à l'eau, pour un résultat approximatif et insatisfaisant. Au naturel, il avait le cheveu épais et indiscipliné, ce qui lui donnait l'air assurément moins sérieux, et il devrait s'en contenter. Comme Dahlke était en train de secouer la poignée dans l'intention manifeste de l'arracher en psalmodiant son grade d'une voix monocorde, il décida de se brosser les dents en chemin.

— C'est mademoiselle Muller qui est venue toquer en premier, précisa Dahlke alors qu'il sortait enfin, essayant de s'occuper de son hygiène dentaire tout en refermant son ceinturon.

Il l'observa s'escrimer sans faire de commentaires. Von Falkenstein décida de laisser tomber la brosse à dents pour l'instant.

— Et elle est là à nous attendre dans le couloir ? demanda-t-il.

— Euh, je ne pense pas.

À vrai dire, Dahlke avait l'air aussi peu alerte que lui. Le bas de sa vareuse était boutonné de travers et le ceinturon manquait à l'appel. Étant donné qu'il était plus de deux heures du matin, von Falkenstein se résigna à faire l'impasse sur le code vestimentaire. Sans perdre plus de temps, ils traversèrent le couloir et descendirent de concert. Le martellement de leurs bottes dut réveiller tout l'étage. Képi coincé sous le bras, il en profita pour se brosser consciencieusement les molaires, ignorant l'air médusé dont le gratifiait Dahlke.

— C'est bon ? l'interrogea-t-il après avoir recraché la mousse de fluor dans un cendrier extérieur. Je n'ai rien sur la gueule ?

— Rien à signaler, répondit Dahlke, qui ne s'était jamais vraiment habitué à ses manies.

— Très bien.

Il essaya tant bien que mal de ranger la brosse à dents dans sa vareuse sur le chemin menant au portail du domaine. Où qu'il la mette, elle dépassait toujours, si bien qu'il finit par renoncer, l'enfonçant à la manière d'un stylo dans la poche de poitrine, ce qui lui valut un soupir exaspéré de la part de Dahlke. Il n'en eut cure. Toute son attention était happée par ce qui s'était installé au seuil de l'Institut. Quelques hommes de Vogt étaient en train de refermer le lourd portique dans un concert mêlant piétinement et ordres criés pour couvrir le bruit.

Sous la lumière laiteuse et crue du nouvel éclairage, les phares des camions de transport de troupes paraissaient bien faibles. Massés en rangs disparates des deux côtés d'une ligne imaginaire, des silhouettes noires et casquées, arme en main, en surveillaient d'autres, coincées entre eux, n'osant bouger, formant une masse indistincte mais agitée.

— Bon sang, dit Dahlke avec une grimace. Liebstandarte. On se croirait en...

Trop révulsé, il ne termina pas sa phrase. Pologne, voulait-il dire. Ni l'un ni l'autre n'en gardaient un bon souvenir. Figés à l'écart, ils regardèrent le commando acculer les prisonniers contre le mur le plus proche, sous le filet d'ampoules qui parsemait désormais l'enceinte. 

Dans les halos blafards, von Falkenstein put détailler leurs tenues et leurs visages. Tous portaient une espèce de pyjama rayé en toile grossière, sale, froissé, trop grand ou trop petit selon les cas et tous étaient de sexe masculin, d'âges variés. De loin, ils se ressemblaient plus ou moins tous : des traits caves, creusés par la privation et le manque de sommeil, les tendons du cou exagérément visibles ; des cheveux à ras sur un crâne dissimulé par un couvre-chef informe, des grolles aux pieds et l'air défait de ceux qu'on a habitué au pire. Sur leur poitrine et leurs bras se détachaient d'étranges et maladroites pièces de tissu, triangulaires et de couleurs différentes. Peu familier du nouveau système carcéral, il ignorait à quoi pouvait bien correspondre cette signalétique. Quelque fut leur désignation, chacun des polonais se gardait bien de trop lever la tête, sous peine de croiser le regard de la Liebstandarte. Il en compta une soixantaine. À ses côtés, Dahlke n'arrêtait pas de redresser la visière de son képi, trahissant une nervosité qu'il ne lui connaissait pas.

— Approchons-nous, dit von Falkenstein, et il acquiesça sans piper mot.

À peine furent-ils à portée de voix non-hurlée qu'un sous-officier se détacha des siens pour venir les accueillir. Il n'atteignait guère la taille minimale exigée par les critères de sélection de cette unité – qui était d'un mètre soixante-dix-huit, si ses souvenirs étaient bons. Petit, râblé, le teint brunâtre, affabulé d'un cache-œil et l'œil restant d'un noir quasi-tzigane, Lutz n'avait d'ailleurs rien d'un SS selon les normes du Bureau de la Race et la première fois qu'il l'avait rencontré, il y a longtemps, au volant d'un camion puant la viande avariée, von Falkenstein s'était demandé par quelle erreur ce paysan s'était retrouvé coincé dans cet uniforme prestigieux. Plus tard encore, il lui avait retiré sa propre dague de parade de l'orbite, qu'il s'était lui-même planté dans un accès de folie autodestructrice, parce qu'il ne pouvait supporter les exigences de sa fonction et parce que cet abruti de Jensen avait tenté de le soigner à coups carabinés de méthadone. Ça lui avait valu un petit séjour parmi les déments. Par quel truchement administratif incroyable, par quelle commission complètement hallucinée ou par quel miracle impossible avait-il été propulsé à la tête d'un commando de la Liebstandarte, il ne voulait pas le savoir. Il ne pouvait s'empêcher de penser que si Lutz en était là, c'était en grande partie grâce à lui.

— Herr SS-Hauptsturmführer, le salua celui-ci, le visage illuminé par un mince sourire, le reconnaissant immédiatement même malgré le manque flagrant de luminosité. Il me semble que je n'ai jamais eu l'occasion de vous remercier de m'avoir sauvé la vie.

— J'étais là aussi, intervint Dahlke. Enfin, je vous ai tenu pendant qu'il vous trifouillait le crâne.

Son regard borgne s'attarda quelques secondes sur la tête de la brosse à dents qui dépassait toujours de sa poche de poitrine avant de se poser sur Dahlke.

— Ah, je ne me souviens pas, admit Lutz. Merci quand même.

Von Falkenstein fut sur le point de lui demander si son séjour à l'asile de Mannheim avait été plus agréable que son opération sans anesthésie et se ravisa aussitôt, refroidi par la présence des sous-fifres de Lutz, qui avaient l'air aussi imperméables à l'humour noir qu'une colonie de termites.

— Je suis crevé, alors passons à l'essentiel avant que je m'endorme, annonça Lutz en se tapant dans les mains. Suivez-moi.

Von Falkenstein le suivit donc, dépassant la cohorte du sous-officier dans un concert disparate de salutations et de saluts officiels lancés à la cantonade sur son passage. Quand ils eurent franchi la haie soldatesque, les fusils se baissèrent sous un signe de Lutz et il ne put s'empêcher d'admirer leur réactivité. De ce qu'il connaissait de la Liebstandarte, elle était majoritairement composée de machines à tuer alcooliques dont Jensen avait été le parfait exemple. Malgré son mètre soixante-cinq et son casque juché un peu de travers, Lutz semblait sortir du même moule. D'un pas tranquille, il les mena le long de la file de prisonniers et ils le laissèrent ouvrir la marche. De temps en temps, il s'arrêtait devant un détenu en particulier pour leur désigner le symbole cousu sur ses oripeaux.

— Noir, asocial, rouge, politique, violet, témoin de Jéhovah, énumérait-il à chaque fois et von Falkenstein et Dahlke hochaient de la tête en faisant semblant de s'y intéresser. Croyez-moi, avec le trajet, j'ai eu le temps de l'apprendre par cœur. Vert, criminel de droit commun.

— Elle n'est pas là, Muller ? demanda soudain von Falkenstein, qui n'avait aucune envie de subir un exposé sur la désignation réglementaire des prisonniers.

— La bonne femme revêche qui nous a accueillis, c'est ça ? devina Lutz. Non. C'est à peine si elle a pris un instant pour nous expliquer quoi faire et où parquer le bétail avant de partir. Rose, c'est pour les déviants sexuels, ajouta-t-il en pointant un homme mince au visage nerveux et tout en angles. Si je peux me permettre un conseil, triez-les en premier.

— Je suis là pour juger de leur aptitude au travail, dit von Falkenstein.

— Ah, bon, répondit Lutz. Faites, alors. Prenez chacun un bout de file et on écartera les inaptes que vous désignerez.

— Il faudrait une lampe, ajouta von Falkenstein.

— Je vais chercher ça.

Lutz s'éclipsa. Von Falkenstein commença à lutter contre un début de migraine. L'atmosphère imprégnée de peur, de mauvaise sueur et de gaz d'échappements avait de quoi donner mal à la tête à n'importe qui. À la moue qu'arborait Dahlke et à sa pâleur mortelle, il comprit qu'il était à peu près dans le même état.

— Ils vont devenir quoi, les inaptes ? lui demanda-t-il à mi-voix pour ne pas se faire entendre de la Liebstandarte.

— La même chose qu'en Pologne, répondit von Falkenstein en allumant une cigarette, espérant ainsi échapper à son malaise.

— C'est-à-dire, Herr SS-Hauptsturmführer ?

— Ils vont les amener dans la forêt, dit-il dans une bouffée grisâtre. Pour les exécuter.

Dahlke arrondit les yeux pendant quelques secondes et se tourna par réflexe vers la rangée d'hommes en haillons bleus et blancs, si brusquement que les plus proches tressaillirent.

— Personne ne m'a prévenu, dit-il. Je pensais que...

— Vous pensiez quoi ? Qu'on allait les renvoyer gentiment là d'où ils viennent en première classe ? répondit von Falkenstein avec une ironie qui lui parut fausse et forcée.

— Pas en première classe, non, mais qu'on les renverrait, oui. Ça n'a pas de sens, poursuivit Dahlke en désignant le rang immobile d'un large geste.

Il n'en dit pas plus, conscient de marcher sur la limite qui séparait l'objection de l'insubordination. Toute sa posture criait le refus.

— C'est que des polonais, dit von Falkenstein.

— Hm, hm, fut la seule chose que put produire Dahlke.

Lutz revint avec un de ses compatriotes. Tous deux étaient armés d'une lourde lampe torche, de celles dont les siens se servaient en Pologne pour mater les récalcitrants et Dahlke et lui se séparèrent donc.

— Ils comprennent ce qu'on leur dit, vos gugusses ? demanda von Falkenstein alors qu'ils s'arrêtaient devant un homme à la carrure encore solide malgré les mois de privation.

Lutz haussa les épaules en pointant le faisceau droit sur le visage de l'individu, qui s'empressa de se rendre le plus petit et le plus insignifiant possible.

— Ils comprennent l'essentiel, disons, commenta-t-il d'un ton entendu. Lui ?

— À garder.

Au bout du sixième détenu, Lutz décréta qu'il en avait ras la casquette et lui abandonna la lampe. Von Falkenstein en fut soulagé. Il n'aimait pas du tout la douce folie et la puanteur de picole que dégageait le bonhomme. On lui avait toujours vendu la Liebstandarte comme une classe d'élite et il y avait cru jusqu'à rencontrer Jensen. Il décida alors de se dépatouiller de cette ennuyeuse corvée le plus vite possible, quitte à bâcler et espéra que Dahlke en ferait de même de son côté. Il n'avait absolument aucune envie d'assister à des exécutions sauvages. Non pas que cela lui posât un problème de conscience. Il avait déjà employé cette méthode pour essayer de débusquer la gamine et ç'avait fonctionné. 

Mais là... Dahlke avait raison. Cette manière de procéder n'avait pas de sens. Du gaspillage pur et simple, alors qu'ils auraient pu envoyer les inaptes se rendre utiles ailleurs. S'ils ne pouvaient construire, ils pouvaient coudre ou assembler des fusils. Depuis quand le Reich gâchait-il son vivier d'esclaves ?

Il finit par tomber sur un qui était bien plus jeune que tous ses voisins. Un adolescent, dix-sept ans peut-être, à peine plus âgé que son propre frère ou même elle, maigre comme un clou et au nez tout aussi pointu, flottant dans son pantalon ridicule et son veston trop large. Son triangle avait été arraché. N'en subsistaient que des fils épars et un minuscule trou. Contrairement aux autres, il ne détourna pas le regard lorsqu'il le balaya de la lampe et ne baissa pas le menton quand il s'approcha pour l'examiner de plus près. Trop mince. Il n'arriverait pas à porter grand-chose, sans parler de supporter des journées à rallonge. S'il ne le désignait pas, s'il le déclarait inapte d'un simple signe en direction de la Liebstandarte, il ne tiendrait pas plus d'une quinzaine de jours avant de crever d'épuisement. Il s'accorda un court temps de réflexion.

— Toi, lui fit-il en le pointant du doigt. T'es quoi ?

Le jeune homme ne comprit pas. Il ne parlait pas allemand et von Falkenstein ne connaissait pas un traître mot de polonais, alors il se contenta de désigner l'emplacement vide laissé par son triangle de tissu. Après un moment d'hésitation, le gringalet enfonça une main dans la poche de son pantalon retenu par un bout de corde de chanvre et lui montra le rose de la honte homosexuelle. Une raison supplémentaire de lui faire rejoindre le petit groupe qu'avait déjà éliminé Dahlke, qui, malgré sa réticence première, s'appliquait à la tâche bien plus sérieusement que lui. Il n'arrivait toujours pas à se décider. Le morveux continuait à le fixer sans ciller et sans le moindre signe de peur, et il se résolut à laisser tomber.

— Halte ! vociféra une voix dans son dos, toute proche. Qui va là ?

Distrait, il se détourna du rang grelottant des rats de caniveau et quand il vit en compagnie de qui Muller s'approchait, il crut s'étouffer de rage et de dégoût. La tenant fermement par le bras pour l'empêcher de se dérober, cette grosse truie en déguisement feldgrau traînait la gamine droit sur Lutz, la Liebstandarte et leur funeste fardeau. L'air perdu qu'elle arborait contrastait vivement avec la moue triomphale de Muller.

— Je peux savoir ce que vous êtes en train de foutre, Muller ? l'apostropha-t-il en dirigeant la lampe vers elle.

Elle eut un sourire féroce tout en immobilisant la gamine à ses côtés. Elle avait passé une cravache à sa ceinture. C'était nouveau.

— Seulement une session d'observation pédagogique, répondit-elle avec une expression démente. Je me suis dite que ça ne lui ferait pas de mal.

Il pensa avoir mal entendu. N'osant se manifester, encore trop ensommeillée pour comprendre ce qu'il lui arrivait, la gamine lui jeta un rapide regard déboussolé avant de se figer en observant les prisonniers. Sa bouche se tordit d'angoisse.

— N'importe quoi, dit von Falkenstein en tâchant de conserver son calme. Elle n'a rien à faire ici. Vous avez pété un plomb, ma parole.

Leur présence ne semblait poser aucun problème à la section de Lutz. C'est à peine si ce dernier eut l'air intrigué. Muller s'étant sûrement présentée comme étant la volonté incarnée de Vogt, il acceptait son caprice avec une indifférence toute militaire.

— Enfin, Hauptsturmführer, répondit Muller avec une voix faussement désolée. Vous lui avez déjà montré bien pire. Quoi, vous avez peur qu'elle voie votre vrai visage, depuis le temps ?

Il était beaucoup trop furieux pour essayer d'argumenter ou même de parlementer avec elle. Et à son sourire élargi, il devinait que Muller venait d'obtenir ce qu'elle voulait, à savoir le mettre hors de lui d'une manière aussi rapide que radicale.

— Est-ce que tout va bien ? demanda Lutz en s'approchant enfin.

Pendant un court instant, von Falkenstein avait complètement oublié qu'il était entouré par une trentaine de soldats. Il dut fournir un effort monumental pour ne pas se mettre à hurler. Il espérait aussi que le manque de lumière les empêcherait de distinguer son expression à ce moment-là.

— Aucun problème, répondit-il. Donnez-moi trois minutes.

Après avoir jaugé Muller et la gamine d'un air où perçait un début de curiosité, Lutz n'insista pas et retourna vers les siens, dont une partie s'occupait désormais à faire sortir les prisonniers désignés par Dahlke du rang. Son départ déçut Muller, dont le sourire s'effaça quelque peu. De toute évidence, elle avait voulu provoquer un esclandre en public et celui-ci était en train de lui échapper.

— Qu'est-ce qui vous prend de l'amener ici en pleine nuit ? À quoi vous jouez ? demanda-t-il en s'efforçant de ne pas hausser la voix.

— J'ai pensé que ça serait intéressant, dit Muller en l'affrontant du regard, le menton un peu levé. Après tout, c'est pour elle qu'on fait tout ça, alors autant qu'elle sache, non ? T'es pas d'accord avec moi, Aniouta ?

Elle posa cette dernière question en secouant un peu la gamine par le bras, qui ne broncha pas, se contentant de se dégager sans violence. Après avoir fixé Muller avec une expression partagée entre l'aversion et la pitié, elle demeura muette, préférant regarder ailleurs.

— Vraiment, je ne comprends pas pourquoi vous vous énervez autant, poursuivit Muller en lissant le devant de sa veste austère. Bruno m'a dit, ajouta-t-elle en poussant la gamine par l'épaule. Pour tes parents. C'est lui, hein ? Il les a descendus. Ton frère aussi, non ?

L'intéressée leva enfin la tête. Son visage ne trahissait rien. Von Falkenstein lui avait déjà surpris ce regard vidé de toute substance et ça ne lui plaisait pas du tout.

— Vladi, c'était l'Obersturmführer Jensen, répondit-elle.

— Ah, dit Muller avec un étonnement factice. Au temps pour moi ! Bah quoi, qu'est-ce qui t'arrive ? Arrête de faire la gueule. Deux heures du matin ou pas, je suis sûre que t'es carrément contente de le voir, ton Hansi.

Il ne réagit pas. Hors de question qu'il donne à cette harpie la satisfaction de voir que ses provocations fonctionnaient. Muller était intelligente. Elle avait très vite cerné l'intérêt malséant qu'il portait à la gamine et il avait fait la bêtise de le lui avouer dans un moment d'égarement. Peu surprenant qu'elle s'en serve contre lui, désormais.

Muller décocha une seconde bourrade un peu plus brusque que la précédente et la gamine l'encaissa avec son stoïcisme habituel.

— Hein, espèce de petite...

— Allez, c'est bon, mademoiselle Muller, on a compris, intervint-il enfin, se félicitant de son sang-froid. N'allez pas l'énerver, elle va vous casser un bras, sinon.

— Mais qu'elle essaie seulement, dit-elle, renonçant pourtant à la toucher à nouveau.

D'un petit signe, il l'invita à le rejoindre et tête baissée, elle vint cette fois-ci sans rechigner. Muller éructa de mépris.

— Et dire que je t'ai défendue contre lui ! cracha-t-elle ensuite. Je me suis mise la moitié de l'Institut à dos à cause de toi ! Et toi tu...

Étouffée par une haine qu'elle avait le plus grand mal à verbaliser, elle souffla. Désormais à bonne distance, la gamine l'ignora. Préférant de loin se coltiner les prisonniers mal lavés toujours debout contre le mur qu'une Muller aussi remontée, il poussa l'autre devant lui jusqu'à se trouver le plus loin possible de cette source d'emmerdes.

— Elle ne va pas très bien, dit la gamine.

Un silence et elle ajouta :

— J'ai cru que j'allais la tuer. J'en ai eu très envie. J'allais la pousser. Avec son ombre, je veux dire.

Elle s'exprimait sans émotion aucune. Von Falkenstein ne lui demanda pas ce qui l'avait retenue, osant à peine imaginer ce qui se serait passé si elle avait cédé à cette pulsion obscure. Non pas que voir Muller gigoter au sol avec plusieurs membres brisés lui fasse quoi que ce soit, mais c'était la nouvelle petite protégée de Vogt, et que ferait Vogt si on s'en prenait à la prunelle de ses yeux ?

— Je ne l'ai pas poussée parce que je sais très bien ce qu'on m'aurait fait ensuite, dit-elle alors comme si elle lisait dans ses pensées. Je ne suis pas bête.

Ils s'arrêtèrent tout près du rang de soldats, dont beaucoup avaient l'air de se demander ce qu'une fillette faisait en plein milieu de ce capharnaüm.

— Elle va rester avec moi, se fit entendre la voix cassée de Muller dans leur dos.

Elle revenait à la charge d'un pas alourdi.

— Rien du tout, répondit von Falkenstein en lui barrant le passage. Elle va rentrer dormir et vous, vous allez rester ici.

Muller se figea, toute tremblante d'indignation. Son état d'agitation évident commençait à attirer l'attention générale, ce qu'elle ne semblait pas remarquer. Posté en retrait, les bras croisés et se mâchant la bouche, Lutz se demandait s'il se devait d'intervenir.

— Non, dit-elle d'une voix tout aussi flageolante qu'elle. Non. Elle va rester ici et regarder, vous comprenez ? Il faut qu'elle regarde. Ce qu'on fait. Pour elle.

La rage lui faisait monter les larmes aux yeux. Il fit de son mieux pour prendre son air le plus méprisant possible.

— Lâchez l'affaire, lui conseilla-t-il en plissant le nez. Vous êtes ridicule.

Pendant quelques secondes, il crut que Muller allait renoncer, car les traits de son visage étaient redevenus aussi flasques que le reste de son corps. Les mains crispées sur le manche de sa ridicule cravache, peut-être prenait-elle conscience du fait qu'elle était en train de se donner en spectacle en public.

— Non ! se mit elle alors à hurler en dégainant sa badine tressée. Elle reste avec moi ! Tu ne me la prendras pas cette fois-ci, connard !

Sifflant des incohérences, elle se jeta sur lui dans l'intention manifeste de le frapper au visage. Il l'évita de justesse, parvenant non sans mal à l'arrêter dans son geste inconsidéré en lui attrapant le poignet d'une prise ferme, éloignant son bras armé le plus loin possible de lui.

— Lâche ! Lâche ça, espèce de salope hystérique ! s'entendit-il s'écrier à son tour tout en lui secouant la main. Lâche, j'ai dit !

Imperméable à toute tentative de raisonnement mais ne lui opposant qu'une faible résistance, Muller cria, finit par lâcher la cravache et essaya ensuite de lui cracher au visage, le ratant de quelques centimètres. Frustrée, elle lui décocha un coup de pied, visant son entrejambe, qu'elle manqua également, ne parvenant qu'à lui frapper le genou. Il en perdit son képi. Quelqu'un poussa une exclamation outrée. Ça devait être Lutz.

— Ne-me-touche-pas, articula-t-elle dans une vaine tentative de libérer son poignet.

— Madame, calmez-vous, dit Lutz en surgissant derrière elle avec une rapidité qu'on était loin de lui soupçonner.

— Bas les pattes ! couina Muller.

D'une prise ferme, il l'éloigna de lui malgré ses protestations véhémentes. Von Falkenstein se frotta son genou endolori d'une main distraite. Entre Krauss et elle, qu'est-ce qu'ils avaient tous à se jeter sur lui en ce moment ? Il avait été tellement surpris qu'il n'avait même pas pensé à lui rendre ses coups maladroits. Il se pencha pour ramasser sa casquette et l'épousseta. Enflant comme un crapaud près de l'explosion, Muller était en train de s'en prendre à ce pauvre Lutz. Celui-ci conservait un calme exemplaire.

— Vous avez voulu frapper un officier devant moi, dit-il en haussant la voix pour se faire clairement entendre de tout le monde, ses hommes y compris. Avec tout le respect que je vous dois, c'est inadmissible.

Rougissant désormais de honte, Muller ne dit rien, se détournant pour aller récupérer sa cravache. La gamine la suivit des yeux d'un air absent. Lutz fit mine de continuer son sermon, mais Muller se contenta de le foudroyer du regard, arranger son veston et son ceinturon malmenés dans son empoignade, puis de s'éloigner. Un peu désemparé, Lutz revint vers eux.

— Je vais signaler cet incident, dit-il.

— Signalez ce que vous voulez, Sturmführer, lui répondit von Falkenstein d'une voix blanche. Mais d'abord, je voudrais que vous fassiez raccompagner celle-ci.

Il indiqua la gamine, qui observait toujours Muller, désormais non loin de Dahlke et de quelques prisonniers hagards. Conditionné à obéir, Lutz ne posa pas de questions.

— Compris, Herr SS-Hauptsturmführer. Je vais demander à l'engagé Strauss. Venez avec moi, demoiselle.

Ladite demoiselle ne bougea pas d'un pouce. De toute évidence, elle se méfiait encore plus de Lutz que de lui.

— Ça ne me dérange pas d'être ici, dit-elle.

— T'es absolument certaine de ça ? lui demanda-t-il.

— Je ne gênerais personne, c'est promis. Nina m'a dit que c'était le docteur Vogt qui voulait ça. Vous n'avez qu'à lui demander.

Son ton manquait de conviction et ne désirant pas se lancer dans un nouveau scandale, von Falkenstein décida de passer outre.

— Je n'y manquerais pas, dit-il. T'as qu'à rester avec Dahlke, tiens, il doit avoir terminé.

Les bras croisés sur la poitrine pour se protéger d'un froid imaginaire, elle lui emboîta le pas en baissant la tête, évitant ainsi de trop s'attarder sur les silhouettes en tenue rayée non loin de là. Ils avaient été séparés en deux groupes de nombre inégal. Deux d'entre eux étaient en train de décharger la remorque d'un camion sous la surveillance d'un fusil automatique pour l'instant pointé au sol par son propriétaire. Se coordonnant tant bien que mal malgré la fatigue et les charges portées à bouts de bras, les deux hommes balançaient des baluchons sales à même le sol. Leur bagage avait été réduit au strict minimum. Une couverture miteuse enroulée autour d'une gamelle, d'un manteau de seconde main et d'une deuxième tenue grisâtre de crasse. Les autres évitaient de se tourner en direction de leurs maigres possessions. Cette nuit, Vogt avait prévu de les loger dans un garage désaffecté avant de les mettre au travail dès les premières lueurs du jour. La Liebstandarte resterait toute la durée du chantier afin d'en assurer la protection. La gamine fixait leurs uniformes en pinçant un peu la bouche. Elle eut un mince sursaut lorsque Lutz les dépassa.

— Ça ne va pas, marmonna-t-elle en ralentissant. Lui, il est vraiment bizarre.

— Mon Dieu, si seulement tu savais, répondit von Falkenstein.

À son plus grand regret, elle ne chercha pas à poursuivre la conversation, trop perturbée par le spectacle qui se déroulait devant eux et surtout, la présence de Dahlke à quelques pas. Les avisant enfin, celui-ci ouvrit grand la bouche, choqué et incapable de dire quoi que ce soit, il se contenta de tourner les doigts près de sa tempe dans un geste sans équivoque. Convaincu qu'il soit peu réceptif à la moindre justification pour le moment, von Falkenstein décida de remettre les explications à plus tard.

Ayant fini de vider la remorque, les deux hommes étaient descendus, portant chacun un lourd fagot de bois et de métal qu'ils balancèrent aux pieds du petit groupe dans un fracas étouffé avant de rejoindre les autres détenus, un peu plus loin. Von Falkenstein reconnut les pelles pliables de dotation standard de tout troufion allemand. Absolument aucun des prisonniers eut la moindre réaction ; se penchant, ils les ramassèrent les unes après les autres avec une précaution qui avait quelque chose de religieux. Dahlke s'était particulièrement appliqué dans sa sélection. De la dizaine qu'il avait mis à l'écart, tous étaient bien trop affaiblis et maigrelets pour supporter un rythme de travail dément. Lui n'avait même pas pris la peine de terminer son inspection. Par chance, probablement trop surpris par l'arrivée en fanfare de Muller, Lutz ne semblait pas avoir remarqué qu'un des médecins venait de bâcler le travail. Par précaution, il décida de rester à bonne distance, la gamine toujours à ses côtés. Le plus gros de la foule des prisonniers fut évacué par les hommes de Lutz en direction du dortoir improvisé dans un garage. Ils y avaient balancé quelques paillassons et un ou deux lits de camps, largement insuffisants pour les accueillir tous et dépourvu de toute installation sanitaire. Ils pouvaient se consoler néanmoins du fait d'être toujours en vie le lendemain matin.

Ne restèrent plus que la dizaine d'inaptes et autant de soldats de Liebstandarte. Le peloton d'exécution était composé de quelques têtes qu'il était déjà certain d'avoir aperçu en Pologne, traînant leurs trognes butées dans le sillage de Jensen et buvant à la même flasque cabossée que lui. Peut-être étaient-ce même ceux-là qui avaient escorté la gamine et son muet de frère avant que Dahlke et lui ne tombent dessus. S'en rendait-elle compte ? Si oui, elle ne laissait rien filtrer. Elle avait toujours possédé une capacité extraordinaire à s'enfouir en elle-même, à se couper du monde extérieur, quitte à se perdre. Si jeune et déjà capable d'affronter les tempêtes sans tressaillir. Ç'avait quelque chose d'inexplicablement triste.

— Je n'aime pas ce qu'elle est devenue, dit-elle comme Muller s'approchait du mince attroupement de condamnés, poussée par une curiosité morbide. C'est en train de l'avoir.

Il allait répliquer que Muller était instable depuis le début et que trop contente d'avoir une présence aux airs maternels à ses côtés, elle ne s'était juste aperçue de rien quand un des polonais un peu plus maladroit que les autres eut le malheur de laisser tomber sa pelle en essayant de la déplier. Ayant probablement besoin d'évacuer sa frustration, la grosse femme au teint grisâtre qui n'avait plus grand-chose à voir avec la Muller qu'il avait rencontré il y a deux ans dégaina à nouveau son ridicule outil de dressage et se mit à rosser le coupable en postillonnant des insanités. Ni la Liebstandarte, ni Lutz, ni même les congénères du bougre n'esquissèrent un seul geste. La gamine se plaqua une main sur la bouche quand l'homme tomba au sol sous la violence des coups, tout juste capable de se protéger le visage des bras et de gémir. Ce fut Dahlke qui dut mettre fin au tabassage, avec une autorité froide qu'on lui avait probablement inculqué lors de ses courtes classes à Stuttgart. 

Muller ne protesta pas. Elle rayonnait d'une joie malsaine. Il aurait dû se douter qu'elle était devenue une espèce de kapo sujette aux débordements depuis qu'il l'avait vue traîner dans cet uniforme ridicule. Beaucoup tombaient dans ce travers, au sein des forces armées, il l'avait remarqué depuis la Pologne. Lui-même n'avait pas été épargné, il en avait conscience. Cette folie était contagieuse et son caractère l'y prédisposait peut-être bien plus que Muller. Assister à ce genre d'excès de l'extérieur lui était déjà arrivé à plusieurs reprises, mais Muller restait une femme, une civile, et on était en Allemagne et non pas dans un pays arriéré bien plus à l'est. Il se rappelait de l'air qu'avait arboré Jensen lorsqu'il avait massacré la gamine à coups de pieds et se rendit compte qu'il devait sûrement avoir le même à cet instant. L'ironie le fit ricaner.

Personne ne releva le malmené dans l'immédiat. Il resta prostré au sol de longues minutes, essayant de ravaler ses gémissements sous les yeux vides de ses compatriotes, jusqu'à ce qu'un soldat ne le remette rudement dans le rang, lui fourguant à nouveau la pelle dans les paluches. Se mâchonnant l'intérieur de la joue, un peu plus calme, Muller continuait d'observer sa victime d'un air gourmand.

— On ouvre, commanda Lutz, peu sensible à ce qui venait de se passer, et quelques-uns de ses subordonnés s'attelèrent à déverrouiller le lourd portail.

Le métal râcla la terre et le gravier, révélant le chemin entouré par les ténèbres bruissantes de la forêt. Après s'être alignés en une file indienne disparate, cernés de toute parts par la Liebstandarte et ses fusils, les polonais traînèrent des pieds en s'ébranlant. Muller talonna Lutz à l'instar d'un fidèle lieutenant. L'ouverture dans l'enceinte les avala à l'instar d'une gueule de monstre. Seul Dahlke resta sous la lumière, hésitant visiblement sur la conduite à tenir. Il parut visiblement soulagé en remarquant que ni lui, ni la gamine n'avaient suivi le mouvement et se dirigea lentement vers eux.

— Ça suffit, décida von Falkenstein. Il faut rentrer.

Elle était comme hypnotisée par le portail à peine assez entrouvert pour laisser passer deux personnes en biais.

— Non, dit-elle à voix basse comme Dahlke arrivait à leur hauteur. Je veux les voir creuser.

Quelque chose sembla fondre sous son crâne, aussi foudroyant qu'une migraine oculaire. Remarquant aussitôt qu'il n'était pas dans son état normal, Dahlke les dépassa sans s'arrêter. Il attendit qu'il soit hors de vue pour saisir la gamine par la base de la tresse négligée qu'elle avait dû nouer en chemin.

— Ah ouais ? lui demanda-t-il en la secouant jusqu'à ce qu'elle en ait les paupières humides de douleur. Vraiment ?

Elle n'eut pas l'audace de répondre à voix haute et attendit qu'il ait terminé de la martyriser pour mimer la négative. Mais c'était trop tard.

— Tu l'auras voulu, dit-il en la saisissant par la nuque et en la poussant en avant.

Terrorisée, elle ne lui opposa pas la moindre résistance, s'emmêlant les pieds à plusieurs reprises tandis qu'il la menait vers le portail. N'avançant pas aussi vite qu'il l'aurait souhaité, elle se cogna contre lui.

— Tu les voir creuser ? répéta-t-il en lui tirant douloureusement le bras pour la contraindre à accélérer l'allure. Tu vas être servie, crois-moi. Et pour quel résultat, hein, dis-moi ? Tu vas probablement plus en dormir durant des semaines, pauvre idiote. On va encore te retrouver les bras en sang... c'est ça que tu veux, peut-être ?

Pendant quelques secondes, elle fut sur le point d'éclater en sanglots et la voir s'efforcer de ravaler sa frayeur pour la planquer tout au fond de son ventre l'emplit d'une jubilation déplacée. Traînée à ses côtés, elle se concentra sur ses propres pas, ce qui ne l'empêcha pas de trébucher encore un peu.

— C'est à cause de vous que je suis comme ça, lâcha-t-elle dans un chuchotement désespéré.

Pour seule réponse, il lui tordit le bras en une clé brutale et la propulsa en avant.

— Si je t'entends chialer ou ne fut-ce que couiner un peu trop fort, tu les rejoins, la prévint-il comme ils arrivaient en vue de la Liebstandarte et de leurs polonais. Histoire d'être aux premières loges, on te donnera une pelle, à toi aussi. Je ne plaisante pas, ajouta-t-il en réaction à son air affolé.

Lui tenant l'épaule d'une main ferme, il la posta à seulement quelques mètres de l'attroupement, choisissant l'angle de vue avec soin. Même à travers les couches de ses vêtements, il sentait les frissons qui lui parcouraient le dos.

— Si tu te détournes, on ira juste à côté, dit-il. Idem si tu fermes les yeux, ou si tu cherches à les cacher d'une quelconque manière. Entendu ?

La gorge trop nouée par la panique pour parler, elle se contenta de lui adresser une supplique muette qui le laissa indifférent. Elle avait voulu jouer avec ses nerfs déjà mis à rude épreuve et avait perdu – qu'elle assume, maintenant. Malgré des joues un peu humides et quelques grelottements épars, elle demeurait encore assez stoïque et ç'avait le don de l'exaspérer. Il aurait voulu la secouer, l'étrangler et lui faire mal jusqu'à ce qu'elle se mette à hurler et à l'implorer d'arrêter ; au moins, ça lui aurait prouvé qu'elle était encore un peu vivante. S'il cédait à cette pulsion destructrice, il en serait soulagé, c'était sûr, mais à quoi bon ? La seule chose qui l'arrêta fut la répugnance qu'il nourrissait à l'idée d'offrir le même spectacle pathétique que Muller quelques minutes auparavant. Ce n'était pas grave. Il pouvait la contraindre à souffrir et à avoir peur d'une manière bien moins directe. Elle l'avait bien cherché.

Un quart d'heure après que les prisonniers aient commencé à entamer la terre meuble, une fine bruine se mit à flotter dans l'air, l'épaississant d'une humidité aux relents d'humus. L'endroit que Lutz avait choisi pour mener son devoir à terme était tout près de la première fosse jamais creusée à l'Institut. Le sol y paraissait plus noir et riche que partout ailleurs, plus mou et boueux aussi, malgré des précipitations rares. Les forçats pataugeaient littéralement dans une mouise argileuse de plusieurs centimètres de profondeur. Les ordres claquaient comme des coups de fouet. À chaque fois qu'elle en avait l'occasion, Muller décochait des petits taquets à l'aide de sa cravache, prenant un élan inutile, ponctuant chaque embardée d'un rire suraigu et dérangeant. La scène était d'un ridicule diabolique. Elle était vraiment bonne à être internée, il espérait que Vogt en prendrait rapidement conscience.

La gamine assista à tout cela sans broncher et sans chercher à se dérober aux mains qu'il avait posées sur ses deux épaules pour prévenir toute tentative de fuite, les bras serrant son propre ventre pour sûrement s'empêcher de se plier en deux et de tomber à genoux. D'aussi près, il sentait distinctement l'odeur de sa peau et de ses cheveux, ravivée par l'humidité de l'atmosphère, une odeur de savon surgras à l'amande et de peur et il devait lutter contre lui-même pour ne pas lui passer le bras autour du cou et se coller à elle mais ce n'était vraiment pas le bon moment ; il n'avait osé le faire qu'une fois, à Stuttgart, et ils étaient alors seuls.

Cela dit, personne ne lui prêtait une attention particulière, ni lui ni à la gamine, tous étant trop affairés à ce que le trou s'agrandisse au plus vite, là, dans la nuit blafarde seulement éclairée par le halo disparate des luminaires sur l'enceinte et quelques lampes torches ; il pourrait peut-être se rapprocher un peu, rien qu'un peu, et lui glisser une main sous le menton pour lui maintenir la tête et lui murmurer des obscénités à l'oreille avant de poser la bouche sur le coin de la sienne, juste un instant. Étonnant à quel point son humeur à son égard avait basculé vite. À moins qu'elle n'ait pas changé du tout et qu'il s'agisse d'un autre aspect de la même chose. Il n'avait pas envie d'y penser maintenant et finit par la lâcher avant de faire n'importe quoi. Elle ne recula pas. Non loin du pied du mur, la profondeur de la deuxième fosse atteignait déjà le mètre. 

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