- CHAPITRE TROIS- VERSION FINALE -


- ASH - 

Je rentre dans le bar, les nerfs moins à vif. La clope que je viens de fumer m'a détendu, je n'en espérais pas tant. Ou alors c'est cette fille, Heden, qui a réussi à effacer mes sombres préoccupations ? On peut dire qu'elle en a dans le froc pour m'avoir défié de la sorte. Peu de nanas m'ont déjà rembarré comme elle l'a fait. D'ailleurs, une de ses reparties continue de me trouer le crâne comme une foutue balle.

Vous devriez vous trouver quelqu'un de votre âge.

Sérieux. Quelle attaque de merde !

Je m'approche des tables de billard. À cette heure-ci, la salle principale du Purgatoire étouffe sous les clients. Il est facile de reconnaître les gars du club puisqu'on porte tous un cut avec notre blason cousu dans le dos. Même les prospects ont droit à un patch qui leur est réservé, là où d'autres MC leur filent des vestes vierges. Pour mon paternel, un biker, même en bas de l'échelle, se doit d'arborer nos couleurs. Les Styx Riders ne sont pas de simples mortels.

— Snack, Isaac, venez par ici, ordonné-je.

Les intéressés abandonnent la partie pour venir à ma rencontre. Ils savent que s'ils veulent porter un jour les couleurs du club de manière officielle ils n'ont pas intérêt à refuser l'ordre d'un supérieur. Quels que soient l'heure ou l'endroit où ils se trouvent, si on les appelle, ils rappliquent. C'est la règle numéro un.

— Il y a une Mini Cooper rouge garée devant le bar, avec une fille à l'intérieur, dis-je. Je veux que vous vous postiez dans le coin cette nuit et que vous gardiez un œil sur elles.

— Sur la fille ou la caisse ? demande Snack avec étonnement.

Du haut de ses dix-neuf ans, l'Hispanique fait partie de nos plus jeunes recrues. Il apprendra avec le temps à dissimuler ses émotions. Porter un masque insondable devant nos ennemis est un avantage de taille... Isaac, un ex-soldat un peu barré sur les bords, maîtrise déjà ce point. Son visage couvert de cicatrices ne dévoile pas l'ombre d'une surprise face à mon ordre inhabituel. Il se contente de m'adresser un hochement de tête abrupt.

— Les deux, réponds-je. Il ne doit rien leur arriver. S'il se passe un truc, venez me chercher. Comme j'ai bu, je compte pioncer dans la salle de baise. Réveillez-moi à six heures tapantes demain matin.

Ils opinent derechef. Déjà, Isaac s'éloigne vers la sortie, là où Snack décide de me décocher un sourire amusé en attrapant un sachet de bouffe chinoise.

— C'est qui cette fille, sergent ? me lance-t-il.

Mon titre au sein des Styx Riders n'implique pas qu'on m'appelle de cette façon. La plupart des mecs se contentent d'Ash. L'un ou l'autre, ça m'est plutôt égal, sauf quand une certaine ironie transpire dans la voix de mes interlocuteurs. Comme en ce moment.

— Personne, grogné-je. Maintenant, bouge-toi avant que j'envoie Brady se charger de la surveillance à ta place et que je te traîne au bastion pour une séance de combat improvisée.

Bah voilà, son sourire de petit con fane. Marrant comme il suffit de rappeler à certains gars que les entraînements dans les sous-sols du Purgatoire peuvent s'avérer bien plus douloureux que de vrais affrontements pour les faire changer de comportement. Surtout quand c'est moi qui mène la danse.

— OK, je vais prendre soin de personne, lâche Snack. Bonne soirée, sergent !

Il quitte le bar et je retourne au comptoir. Gun discute avec mon paternel. Tous deux sont entourés de nanas super bien roulées, qui tentent d'attirer leur attention à coup de nichons presque à l'air.

— Je reste sur place, annoncé-je en me plantant à côté de mon géniteur.

— C'est quoi cette tronche, fils ? réplique-t-il.

Je jette un coup d'œil au reflet que me renvoie le miroir derrière les étagères d'alcool. De quoi parle mon père ? J'ai une tête normale, je me suis même rasé récemment. Ma frangine prétend que ça me rend moins primitif. Elle a sans doute raison, même si je dois avouer que mon apparence m'importe peu en règle générale.

Mon père, le président des Styx Riders, me cloue sur place de ses yeux bleus si semblables aux miens. Lui peut porter une barbe sans avoir l'air d'un ours mal léché prêt à égorger tout ce qui bouge. Ça lui va même plutôt bien, il ressemble à un hipster sur lequel le temps n'aurait pas de prise. La preuve : les minettes d'une vingtaine d'années n'hésitent pas à lui tourner autour. L'une d'elles, une jolie rouquine habillée d'une robe en cuir moulante, se glisse d'ailleurs entre lui et mon meilleur pote pour commander une tournée auprès du barman.

Tout à coup, le visage d'une autre rousse se superpose au sien, explosant dans mon crâne avec la violence d'une bombe. Pourquoi faut-il qu'elle soit revenue, celle-là ? La croiser après tant d'années a suffi à foutre mon quotidien en l'air.

— Alors ? insiste mon père comme si j'avais un truc à raconter.

— Alors rien, réponds-je. Je pars en bas pour tirer un peu.

Je ressens le besoin subit d'entendre le son rassurant des déflagrations pour oublier ma vie merdique l'espace de quelques instants.

— Tu devrais plutôt tirer un coup, propose Gun.

— Je te laisse le soin de t'occuper des demoiselles, répliqué-je.

Sur ce, je m'éloigne, mais à peine ai-je fait quelques pas que je me retourne et lance :

— Eh, Gun ?

— N'amour ?

— Tu me donnes quel âge ?

Surpris, il me mate, cherchant où est la plaisanterie. Mais je n'ai jamais été aussi sérieux. Si on me donne la quarantaine, comme l'a suggéré Heden, c'est que j'ai laissé ma vie partir en couilles.

— Tu te fous de moi ? Me dis pas que tu viens de chopper la crise de la trentaine avant l'heure ! se marre mon ami.

Les nénettes autour de lui se font la même réflexion ; je le devine à leurs jolis minois.

— Toi, reprends-je à l'attention d'une blonde à la plastique parfaite. Tu me donnes quel âge ?

Elle me dévore des yeux, puis ses lèvres s'étirent.

— Vingt-sept ans ?

Sa réponse me soulage. Mais pourquoi, bordel ? Depuis quand je fais une fixette sur mes années au compteur ?

— Ouais, pas loin. Vingt-neuf.

Et ça fait dix ans que Shirley et moi aurions dû nous marier. J'avais à peine dix-neuf piges à l'époque. Pas étonnant que ça n'ait pas marché !

Bref, il est temps que je pense à autre chose.

Je me détourne et m'apprête à partir, mais, cette fois, c'est mon paternel qui demande :

— Fils, c'était qui la fille en robe fleurie ?

— De qui tu parles ?

— De celle que tu as envoyée au comptoir pour te foutre de sa gueule, renchérit Gun. Un téléphone pour les clients, on aura tout vu... Tu es vraiment d'une humeur de merde, mon cœur.

Mes lèvres se retroussent en un rictus, et mon connard de frangin ricane. J'ai bien envie de lui foutre mon poing dans la tronche, à celui-là. Je reporte mon attention sur mon père. Sa patience est surnaturelle. Il pourrait rester à me fixer pendant deux heures dans l'attente de ma réponse... Du coup, j'avoue :

— C'était juste une nana tombée en panne.

— En tout cas, tu as une de ses plumes coincée dans ta ceinture.

Papa m'adresse un clin d'œil et lève son verre pour trinquer à une chose que lui seul comprend. Je suis trop claqué pour entrer dans son jeu. Par chance, il n'insiste pas.

— Tu devrais te détendre, Ash, me conseille-t-il.

Il m'appelle rarement par mon prénom, sauf pour me signifier que c'est un ordre qu'il me donne. J'acquiesce, puis je me dirige vers une salle réservée aux Styx Riders dans laquelle plusieurs mecs baisent des brebis en rut. Je passe devant la scène d'orgie sans ralentir, même quand une meuf m'invite à la rejoindre. J'accède à une pièce où sont stockées des réserves d'alcool à n'en plus finir. Derrière une étagère, une porte s'ouvre sur un escalier en ciment que j'emprunte sans prendre la peine d'allumer la lumière : mes pieds connaissent le chemin par cœur. En revanche, dès que j'arrive en bas, les détecteurs de mouvement activent les néons incrustés au plafond.

Devant moi, un long couloir gris dessert plusieurs salles, toutes appartenant aux Styx Riders. Ce sous-sol confidentiel, nous l'appelons « le bastion ». Il héberge nos activités les moins recommandables...

Au lieu de me rendre au stand de tir comme je l'avais envisagé, je préfère aller frapper dans un sac de sable jusqu'à en avoir les bras en charpie. Une éternité plus tard, je dégouline de sueur, mes muscles hurlent à l'agonie, mais je continue de donner des coups monstrueux capables de briser les côtes d'un homme. Je suis bon en combat rapproché ; vraiment bon, même. Pendant des années, je me suis entraîné corps et âme à divers arts martiaux pour tenter d'étouffer la rage constante qui me broie encore les tripes aujourd'hui. À défaut de canaliser mon impulsivité, ça m'a rendu plus fort, plus rapide, plus destructeur.

Et dire que c'est à cause de Shirley que mon caractère frise la psychopathie. Qui aurait pu penser que l'abandon puisse changer quelqu'un si profondément ?

J'inspire lentement, frappe fort, expire.

— La dernière fois que je t'ai vu dans cet état, fils, tu t'es barré de Black Lake pendant plus de quinze jours sans rien dire à personne.

Je me retourne. Mon paternel se tient appuyé contre l'encadrement de la porte, les bras pliés sur son cut de président, le visage serein. Il me décoche le genre de sourire qui me tranquillisait quand j'étais gamin. Celui qui me dit : « N'oublie pas, je suis là pour te soutenir. » Sauf que je n'ai plus huit ans.

— Je ne foutrai pas le camp de la ville, si c'est ce qui t'inquiète, répliqué-je. J'avais quoi, à l'époque ? Quinze piges ? Je ne suis plus un gosse.

— Je me rappelle très bien que tu m'as dit la même chose ce jour-là. Pourtant, tu as volé ma Harley et tu t'es isolé dans les montagnes.

— Parce ma mère venait de foutre le camp à mille bornes de Black Lake après avoir demandé le divorce. Pourquoi tu remets ça sur le tapis ?

Mon père hausse les épaules sans se laisser déstabiliser par ma mauvaise humeur et me répond :

— Parce que je ne connais que deux femmes qui puissent te mettre dans cet état : ta mère et Shirley. Parle-moi.

— Je n'ai rien à dire.

— Très bien, alors tu vas m'écouter, dans ce cas. Je ne te laisserai pas redevenir la loque que tu as été à une époque : je refuse d'avoir l'impression de te perdre à nouveau. Quand ta colère deviendra si grande que tu en auras les tripes en feu, je veux que tu viennes me voir. C'est un ordre, sergent. Cette rage, tu la trimballes depuis un bout de temps et je sais qu'elle peut vite te monter à la tête.

Essoufflé, à bout de forces, j'enlève mes gants de boxe. Mon paternel me fixe sans ciller, dans l'attente d'une réaction de ma part.

Je n'ai pas envie de l'inquiéter au point qu'il remette en cause ma position au sein des Styx Riders. Un sergent d'armes se doit de maîtriser le moindre aspect de sa vie, de garder la tête froide, d'être prêt à réagir aux nombreux conflits liés au club. C'est à moi de régler les problèmes au sein du club et à l'extérieur, je ne suis pas là pour les créer. Comme d'habitude, je saurai gérer. J'ai mis sept ans à devenir officier, j'ai grimpé les échelons sans profiter de mon statut de fils du président, rien qu'en utilisant mon mental. J'en ai même sué du sang à plusieurs reprises. Personne ne m'arrachera ça. Pas même un fantôme revenu du passé.

— Je vais bien, affirmé-je. Tu peux compter sur moi, je t'assure.

— Oh, je sais que je peux compter sur toi, je n'en ai jamais douté, reprend mon père. La vraie question, c'est celle-là : est-ce que tu as conscience que tu peux venir me voir à n'importe quel moment pour me dire que tu ne gères plus ? Je suis ton père avant d'être ton supérieur, je te rappelle. Ne pense pas que je sois incapable de compartimenter nos existences.

Cette fois, il n'attend aucune réponse de ma part : il quitte la pièce, me laissant seul face à moi-même. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que les émotions sont des faiblesses capables de nous foutre à genoux. Et que ces connes pourraient un jour me coûter ma place dans le MC. Mon paternel pourra toujours attendre s'il espère que je me dévoile à lui...

Je finis par aller prendre une douche froide dans des vestiaires aménagés. Ensuite, je me change et remonte à la surface. Je m'apprête à me considérer comme assez sobre pour reprendre la route et rentrer chez moi, quand la plume à ma ceinture tombe sur le plancher de la salle de baise. Un morceau d'innocence dans une pièce dédiée à la débauche et au sexe... Les mecs du club prennent les brebis contre les murs, sur les lits dégueulasses et à même le sol. Les gémissements se mêlent à la musique crachée par les baffles à côté. Dormir là me donne la nausée d'avance, mais je veux pouvoir intervenir si un truc arrive à Heden.

Marrant comme ce bout de femme est parvenu à attirer mon attention au point de me pousser à changer mes plans...

Concentré sur la plume bleue, je capte malgré tout la présence d'une blonde complètement nue dans mon dos. Je pivote dans sa direction, la détaille, souris devant son corps parfait. Mais, si je veux pouvoir bosser convenablement demain, il faut que je renonce au cul pour ce soir.

— Plus tard, dis-je.

Elle n'insiste pas, s'intégrant aux ébats d'un groupe.

Je me demande quelle tronche tirerait Heden si elle entrait ici. Le sexe chez les bikers, en solo ou à plusieurs, possède un goût de normalité flippant. Ceux qui ne font pas partie du cercle peuvent en être choqués. Est-ce que la petite Amérindienne le serait, comme l'a été Shirley la première fois qu'elle a assisté par hasard à une scène de ce genre ? Sans même y être invitée, au passage. Est-ce que c'est ça qui l'a fait fuir ? Est-ce qu'elle ne m'a pas cru quand je lui ai dit que je ne participerais jamais à des orgies ?

Ça faisait un paquet d'années que je ne m'étais pas reposé ces questions. Tout simplement parce que j'avais réussi à l'oublier.

Faut que j'aille pioncer, sinon je vais me saouler jusqu'à ne plus me rappeler mon prénom. Ou exploser à force de ressasser. Du coup, pour ne pas songer à mon ex, je me concentre sur Heden alors que je m'allonge sur un pieu vide, dans une autre pièce. Son minois s'impose derrière mes paupières. C'est l'image la moins violente sur laquelle je parviens à me focaliser depuis des jours. Je porte la plume à mon nez. Le parfum fleuri qu'elle dégage chasse la puanteur du sexe dans mes narines. Il me plaît bien...

J'ignore si l'alcool me monte au cerveau brusquement ou si ça a un rapport avec ces effluves qui m'ouvrent une fenêtre sur le paradis, mais je me jure de foutre Heden dans mon lit. Rien que pour profiter de son odeur une nuit entière. Ça promet d'être intéressant de culbuter autre chose que ces nymphettes qui gravitent autour de moi.

Le sommeil finit par m'entraîner dans des abysses où l'Amérindienne ne trouve pas sa place. Je me vois debout au milieu d'une église, entouré de gens qui me matent avec des sourires mauvais. Ils savent ce qui va se passer. Je le sais aussi, pourtant je remonte l'allée centrale couverte de pétales de roses. Ils se flétrissent sous mes pas. Comme si je ne méritais pas de profiter de leur beauté. Comme si j'étais destiné à répandre le chaos autour de moi.

Devant l'autel, près du prêtre, Charon m'attend. Le passeur du Styx, l'entité chargée d'emmener les âmes vers leur dernière demeure, dans la mythologie grecque. Celui à qui chacun des membres du club doit jurer allégeance. Il m'observe avec un sourire énigmatique, et...

— Sergent !

J'ai à peine ouvert un œil sur la réalité que mon flingue touche le front de Snack. Tendu à l'extrême, immobile, le prospect me mate avec un sourire nerveux.

— Putain ! Tu veux crever ou quoi ? m'agacé-je.

Un mal de crâne carabiné me défonce le cerveau. J'ai l'impression de nager dans une mer de goudron et d'en avoir avalé la moitié.

— Salut, Ash. Il est six heures pile.

— Ta gueule.

— La mienne ne vaut pas la tienne au réveil. Si tu rangeais ton flingue, hein ?

Je m'exécute en me redressant. J'ai mal partout. Ma séance de frappe improvisée d'hier soir a laminé mes muscles pendant mon sommeil.

— Tu veux un truc à boire ? me propose Snack. Vodka ? Bière ? Bourbon ? Lait au chocolat ?

Il est sérieux pour le lait au chocolat : il est en train d'en boire une briquette à la paille. Ce mec vient de ruiner la réputation des Styx Riders.

— Prépare-moi deux cafés serrés pendant que je vais me doucher, lui ordonné-je.

Le club a aménagé le bâtiment de façon à le rendre aussi fonctionnel que possible pour les membres. On y trouve toutes les commodités utiles : douches, lits, frigos, de quoi y séjourner quand la vie nous fout à genoux ou quand nous avons besoin de la jouer discret un temps.

— Je t'ai pris ça aussi, avoue Snack en me tendant un sac plastique blanc dont s'échappe une bonne odeur de gaufres.

Ce gamin est un type bien, il a un cœur gros comme l'Amérique. Les nanas le kiffent parce qu'il est adorable, même avec les brebis les plus galeuses. Il pourrait donner son âme au diable ou se couper un bras pour ses frères et les gens qu'il aime.

— Merci, lui dis-je. Ça a été, la surveillance ?

— Aucun problème, personne est restée dans sa voiture toute la nuit. Des mecs ont tourné autour de la bagnole, mais il a suffi qu'on signale notre présence pour qu'ils foutent le camp.

J'opine, tapote l'épaule du môme, puis file prendre une douche. Quand je passe dans la salle principale, vide de tout client, je trouve des brebis endormies dans les bras de mes frères. Certaines ne portent plus leurs fringues.

Une fois lavé, je récupère le petit-déj' laissé par Snack avant de sortir du Purgatoire. J'ai autant besoin de m'en griller une que de boire trois litres de café pour me remettre de la soirée d'hier. La lumière du soleil agresse mes rétines ; un concerto de démons continue de foutre le bordel dans mon crâne. Putain de migraine à la con !

Je ne pige pas ce qui m'arrive. J'ai déjà vécu des nuits pires que celle-là... Et je refuse de croire que Shirley m'a retourné le cerveau. Je vaux mieux que ça.

Histoire d'oublier mon mal-être, je m'approche de la caisse d'Heden. Elle dort à poings fermés, la bouche ouverte, la bave aux lèvres. Ses cheveux partent dans tous les sens. Malgré tout, je la trouve mignonne.

Je me détourne et retrouve ma Harley garée devant le bar. Mon premier, seul et vrai amour. Elle, au moins, elle ne m'a jamais trahi... Le bruit de son moteur est comme le hurlement d'un loup à la pleine lune : puissant, il me transperce afin de me purifier de mes pensées parasites. Il n'existe rien de mieux que les balades à moto. Même la baise, ce n'est pas aussi exaltant.

Je m'arrête à côté de la portière d'Heden. Je l'observe en enregistrant chacun de ses traits harmonieux dans ma mémoire, puis je fais rugir mon moteur. Effet immédiat. Ni une ni deux, l'Amérindienne sursaute en hurlant comme si je venais de lui arracher sa petite culotte. Ses yeux terrifiés se posent sur moi, clignent, ne parviennent pas à revenir dans la réalité. Je suis tellement plié de rire que j'en ai mal aux côtes.

— Ça, c'était petit, finit-elle par lancer, encore sous le choc. Reculez.

— Quoi ?

— Laissez-moi sortir de ma voiture !

Mon petit bijou bloque sa portière. Je la décale pour laisser Heden sortir de sa caisse. Elle bondit à l'extérieur, les poings sur les hanches.

— Vous avez fait ça pour m'énerver, m'accuse-t-elle.

— De quoi parles-tu, petit chat ? Pourquoi ferais-je ça ? Je ne te connais même pas.

C'est vrai, ça, réalisé-je. Je ne la connais pas, cette fille. Dans ce cas, pourquoi est-ce que j'agis avec elle comme un foutu préado ?

— Pourtant, vous me harcelez depuis hier soir, réplique-t-elle.

— Sérieux ? On aura tout entendu. Maintenant qu'il fait jour, tu peux dégager ta voiture d'ici ?

Les sourcils d'Heden se froncent, mais elle ne recule pas, malgré notre différence de taille. Quand je disais qu'elle en avait dans le froc...

— Pas la peine d'être aussi désagréable, m'envoie-t-elle.

— J'ai mal dormi.

— On est deux. Pourtant, je ne vous agresse pas. Vous manquez de manières, Ash.

— Tiens donc, le plaid et les cookies n'ont pas suffi à satisfaire mademoiselle ?

Elle roule des yeux en poussant un soupir. Cela m'amuse. Sans trop savoir pourquoi, j'aime la faire sortir de ses gonds.

— À plus, je dois y aller, lui dis-je.

Tout à coup, la surprise remplace l'énervement sur ses traits.

— Attendez, Ash ! s'exclame-t-elle. Vous partez ?

Elle n'est pas humaine. Comment peut-on changer d'humeur aussi vite ?

— Devine, lui lancé-je. Tu veux bien t'écarter ? Ça me ferait mal de devoir te rouler dessus.

Ses iris ensorcelants me dévisagent, me trouent la peau de leur douceur. Puis, après un instant, elle se décale d'un pas.

— Soyez prudent sur la route, me conseille-t-elle.

Sa recommandation me tire un demi-sourire. Peu de gens me demandent d'être prudent. Ma came, c'est plutôt le danger. On m'envoie là où il y a de la baston et des comptes à régler. Sergent d'armes, c'est loin d'être de tout repos.

— Tu réalises que je fais partie d'un club de bikers ? demandé-je à Heden.

— Et alors ?

Son ignorance est touchante.

— La prudence, je l'encule à sec.

Un sourire illumine son visage. Ça me fait l'effet d'une claque. J'avais dans l'idée de la faire réagir, et elle ne paraît pas choquée le moins du monde, juste curieuse.

— Vous parlez vraiment comme ça ? s'étonne-t-elle.

— Tu te comportes vraiment comme ça ?

— Comment ?

Comme une déesse tombée du ciel.

Je me tais. On ne reproche pas à quelqu'un d'être une bonne personne.

Son intérêt pour moi s'envole au moment où elle remarque le sachet de gaufres que j'ai coincé entre mes jambes. D'habitude, c'est juste un peu plus haut que les filles aiment mater... L'odeur sucrée a sûrement réveillé son estomac.

— Une petite faim ? deviné-je.

— Oh, non, je ne voudrais pas vous priver de votre petit déjeuner.

Son altruisme me saoule. Faut arrêter deux secondes, on ne vit pas dans un monde de Bisounours ! Et puis, j'avais l'intention de lui filer les pâtisseries depuis le début. Il y avait aussi un café pour elle, mais j'ai tellement la tête dans le cul que j'ai bu les deux.

Dès que je lui tends la gaufre, Heden l'attrape et la fourre à moitié dans sa bouche.

— Je mourais de faim ! s'exclame-t-elle. Je n'ai pas mangé depuis hier !

— Sérieusement ?

— Oui.

Elle se lèche les doigts un par un. Cette vision me colle une gaule d'enfer. Je ne peux pas m'empêcher d'imaginer ses mains autour de ma queue, sa langue sur mon gland. Si seulement elle n'avait pas l'air aussi paumée et innocente, je l'aurais prise sur ma moto et je l'aurais fait jouir jusqu'à ce qu'elle me supplie d'arrêter. Mais bon, je suppose que ça « manquerait de manières ».

— Oh, mon Dieu, c'est un délice, s'extasie-t-elle. Encore merci. Finalement, je crois que je vous apprécie.

Trop sympa.

— Bon, je te laisse en tête à tête avec la bouffe, elle te fait visiblement plus d'effet que moi, soupiré-je. Mon cœur se tord de douleur, si tu savais.

Heden pouffe. Le son couvre mes bras de chair de poule, emplit mon torse d'une chaleur que je n'avais pas éprouvée depuis une éternité.

— J'ai été ravie de vous rencontrer, Ash, me dit-elle.

— Faut que tu arrêtes, lui ordonné-je.

— Que j'arrête quoi ?

— De me vouvoyer. J'ai pas quarante piges, OK ?


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