- CHAPITRE DEUX - VERSION FINALE -


- HEDEN - 

Le silence s'abat sur moi et sur le type venu à ma rencontre. On dirait que ma réponse le surprend. Il n'a pas l'air d'apprécier de me trouver là, mais c'est le cadet de mes soucis. J'ai besoin de me reposer, de trouver un téléphone et de faire le plein d'essence. Je me sens cruche d'être tombée en panne. Si mon biker de père l'apprenait, il me balancerait un truc du genre : « Tu te fous de moi ? Je t'ai appris à retaper toutes sortes de bagnoles et tu as le culot de tomber en rade sur le bas-côté ? »

Ou alors il sauterait sur sa moto, prendrait des hommes avec lui et viendrait me chercher manu militari. C'est plutôt ça, son style.

En attendant, mon interlocuteur ne me répond pas. À la place, il me détaille de ses yeux bleu glace dont la couleur happe toute ma concentration. Ils m'évoquent l'océan étincelant sous un soleil de plomb. Une puissance tranquille les illumine de l'intérieur, mêlée à une étincelle bien plus carnassière.

— Vous m'avez entendu ? insisté-je. Je ne vous embêterai qu'une minute.

Aucun biker ne m'impressionne en dehors de mon père. Surtout qu'au vu de sa position de président international des Faucheurs – un club parmi les plus influents au monde –, aucun de ceux qui ont croisé ma route ne s'est risqué à tenter de m'impressionner.

Cet inconnu n'essaie même pas, pourtant il y parvient avec brio. Grand et large d'épaules, il a ce physique imposant qui coupe toute envie de lui chercher des noises. Son visage transpire une dureté accentuée par ses cheveux coupés ras et ses nombreux tatouages.

— Bon, écoutez, laissez tomber, je vais me débrouiller, finis-je par lâcher. C'est gentil d'avoir pris la peine de venir me saluer. Bonne soirée.

— C'est bon, relax. C'est quoi ton problème ?

Me relaxer ? Je suis tout ce qu'il y a de plus détendue. En dehors de ma patience sur le point d'éclater en morceaux, tout va pour le mieux.

— Je suis en panne d'essence, expliqué-je. J'ai besoin d'un téléphone portable pour appeler une dépanneuse, le mien n'a plus de batterie.

— En panne d'essence, hein ? Pas de bol, réplique le type.

Il fait un pas de plus vers moi. L'air devient plus lourd. Toutefois, malgré mon envie de reculer, je reste campée sur mes jambes. Si ça se trouve, il veut juste me tester ? Essayer de me faire peur ? Je me concentre sur les œuvres encrées sur sa peau pour ne pas avoir à croiser son regard troublant. Les dessins aux contours sombres s'épanouissent sur ses mains, sur ses bras, dans son cou. Je m'attarde sur le visage féminin sublime qui s'étale sur le côté de son crâne. Des serpents prêts à mordre remplacent sa chevelure et ses yeux ne sont que deux orbites vides.

— On t'a déjà dit que c'était impoli de mater les gens de cette manière ? me lance le biker.

Surprise, je me concentre à nouveau sur son visage et lui souris. Il a pris une expression taquine qui le rend beaucoup plus humain.

— Absolument, réponds-je.

Plusieurs dizaines de centimètres me séparent de l'inconnu, pourtant sa chaleur m'entoure. Elle n'a rien de désagréable, pas plus que son parfum qui taquine mes narines.

— Vous êtes membre d'un club de motos ? demandé-je pour faire la conversation.

Mon père porte une veste sans manches dans le même style que celle de l'homme qui me fait face, mais avec des écussons différents. Il m'a expliqué qu'on pouvait connaître le rang d'un biker dans sa hiérarchie aux patchs cousus sur son blouson. Je ne parviens pas à deviner celui de ce motard. En revanche, son appartenance à un club nommé « Styx Riders » est évidente.

— Tu mates mon cut ? remarque-t-il en plissant les paupières.

— Que signifie « Styx Riders » ? le questionné-je en retour.

Il avance encore d'un pas, et je me rends compte que je recule au moment où mes fesses frappent le bord d'une table. Incapable de me détourner, je reste figée pendant plusieurs secondes. La main du biker se lève avec lenteur ; mon cœur s'emballe, avant de manquer de s'arrêter lorsque ses doigts se posent sur la ligne de mon menton. Très vite, ils s'enroulent autour d'une plume bleue.

— Que signifie-t-elle ? me demande-t-il.

— Si je vous réponds, vous m'aidez ?

— Marché conclu.

Il tire une chaise juste derrière lui et se laisse tomber dessus. Ses pieds chaussés de bottes de moto se posent sur la table, juste à côté de moi. J'ignore ce qui me pousse à continuer à discuter avec lui parce que, franchement, il mérite des claques. Mais j'entre dans la partie, curieuse de savoir s'il tiendra parole.

— C'est mon père qui m'a offert ces plumes, dis-je. Chez les Sioux Lakota, nous considérons qu'elles nous lient avec l'oiseau qui les portait. Celle-ci vient d'un merlebleu, elle est censée m'aider à trouver bonheur et accomplissement.

J'en ai bien besoin pour commencer ma nouvelle vie...

Le regard du biker reste braqué sur moi. Sa position nonchalante jure avec la tension dans ses muscles. Pourquoi est-il autant sur la défensive ?

— OK, on passe un marché, finit-il par lâcher. Tu me files une plume et je te prête un téléphone.

— Il me semble que vous avez ce qu'il faut en matière de protection, lui fais-je remarquer en désignant l'arme à sa ceinture.

— On a tous besoin de protection spirituelle. Allez, une seule.

D'un bond, le motard se remet sur ses pieds et pose ses mains sur la table, de chaque côté de ma taille. Sa brusque proximité dévore mon espace vital, aspire l'oxygène autour de moi. J'aimerais lui demander pourquoi il se comporte d'une façon aussi primale, mais c'est une autre question qui sort de ma bouche :

— Pourquoi vous en donnerais-je une ?

— Parce que je la veux, et que j'obtiens toujours ce que je désire, surtout de la part des nanas.

Je comprends pourquoi. Ce gars possède un sex-appeal impressionnant. Tout chez lui respire l'aplomb. Les femmes qui gravitent autour des bikers aiment ce genre d'assurance. D'ailleurs, il suffit que je tourne la tête pour remarquer les regards de certaines brebis posés sur moi. Elles n'apprécient pas l'intérêt que me porte le motard. Je sais ce qu'elles désirent : entrer dans la famille, devenir essentielles au club du coin.

Pendant une fraction de seconde, le passé m'emporte. J'imagine ma mère marcher entre ces tables, se faire reluquer comme un morceau de viande. Vingt ans plus tôt, m'aurait-elle considérée comme une menace elle aussi ?

Mon cœur se serre. Non, pas ma mère. Elle me ressemblait trop...

Ce n'est que lorsque l'inconnu fait claquer ses doigts devant mon visage que je reviens à la réalité. Je me rappelle pourquoi je suis entrée dans ce bar et, d'un coup, j'explose, ma patience épuisée :

— Vous avez l'intention de m'aider ?

L'homme doit se rendre compte que je suis à bout, parce qu'il cesse brusquement son jeu ridicule. Il m'attrape par les épaules et m'attire à lui. Mais, avant que je ne m'écrase contre son torse, il me contourne avec une facilité incroyable.

— Regarde le mec là-bas, derrière le comptoir, souffle-t-il à mon oreille.

Au lieu de regarder dans la direction qu'il indique du doigt, je demeure hypnotisée par les dessins sur son biceps tendu. Ils sont sombres, torturés, empreints d'une douleur profonde.

— La vue te plaît, petit chat ?

Je m'oblige à ignorer ce surnom pour observer le type que l'inconnu me désigne. Il a la même dégaine que la plupart des mecs présents : tatouages, mine patibulaire, veste de cuir.

— Dis-lui qu'Ash t'a donné l'autorisation d'utiliser le téléphone public, me précise le biker.

Ash.

Ce prénom s'incruste d'une étrange façon dans mon esprit, comme si cet homme n'aurait pu s'appeler autrement.

Ash.

Mon premier contact à Black Lake. L'extrémité d'une chaîne que je compte étendre jusqu'à l'infini.

Du coin de l'œil, j'enregistre son profil pour ne pas l'oublier. Il n'arbore pas de barbe, contrairement aux autres motards autour de lui. Il se contente de laisser une ombre couvrir la partie inférieure de son visage, en osmose avec les ténèbres dans ses yeux pourtant clairs.

Il capte mon attention posée sur lui ; je me détourne en m'exclamant :

— D'accord, merci beaucoup ! Vous venez de me sauver la vie, Ash.

Au moment où je m'éloigne, ses doigts entourent mon poignet pour me retenir.

— Pas de plume ? tente-t-il.

— Vous ne m'avez pas vraiment prêté de téléphone, vous m'avez juste indiqué où en trouver un.

Sur ce, je me détache d'Ash après lui avoir adressé un dernier sourire. J'ai le sentiment de sortir d'une bulle invisible : je parviens à respirer plus facilement. Le biker émet une aura étouffante quand on se trouve près de lui...

Je me retourne, poussée par une étrange curiosité, mais il a disparu.

Mince alors, il est rapide.

Chassant mon trouble, je franchis les quelques mètres qui me séparent du barman et lui lance :

— Bonsoir ! J'ai besoin d'utiliser votre téléphone public, ma voiture est tombée en panne d'essence. C'est Ash qui m'envoie.

Plusieurs paires d'yeux me scrutent. D'autres Styx Riders, deviné-je au cut qu'ils portent.

— Le quoi ? grommelle le type que j'ai interpellé.

— Le téléphone public ? répété-je.

Ma voix part dans les aigus. Génial.

— Quel téléphone ?

— Celui du bar ?

Le barbu me regarde comme s'il avait affaire à une demeurée.

— On n'a pas de téléphone public, juste des portables perso. Tu t'es crue où ?

— Oh.

Les rires moqueurs fusent. Mes épaules s'affaissent. Je viens de me faire avoir comme une bleue... Pour ma défense, je suis épuisée. Je viens de faire plus de huit cents kilomètres en une journée et je meurs de faim.

Après un dernier sourire maladroit, je me dirige vers la sortie de l'établissement. Il ne me reste plus qu'à marcher jusqu'à la prochaine station-service. Il doit y en avoir une dans le coin, non ?

Cependant, à peine ai-je franchi la porte du bar qu'un bras tendu m'empêche de continuer. Sous la lueur rouge sang des néons, je reconnais le style graphique des tatouages d'Ash. Dans sa main, l'écran de son portable brille.

— On ne tient pas de téléphone à la disposition des clients, lâche-t-il.

— Je sais, votre ami me l'a dit, répliqué-je. C'est très fin de votre part, je me suis fait humilier.

Ash recrache la fumée de sa cigarette, la tête posée contre le mur, les paupières closes. Ses lèvres sont entrouvertes, et je me surprends à me demander ce que ça ferait de les embrasser.

Et maintenant, la fatigue me fait fantasmer. Parfait...

— Crois-moi, tu es sans doute la seule fille du bar qui ne s'est pas humiliée ce soir, déclare le biker. Tiens, appelle ta dépanneuse.

Il me tend son téléphone déverrouillé.

— Merci, j'en ai pour une minute.

Je cherche le numéro d'un garage sur Internet puis le compose en m'éloignant de quelques pas. Des Harley-Davidson bondent le parking. Mes motos préférées...

Un homme finit par me répondre au bout du fil. Je lui expose ma situation, mais il me coupe la parole. Son employé d'astreinte a eu un problème sur une intervention, il ne pourra pas venir m'aider avant demain matin.

— Demain matin ? couiné-je.

— Oui. J'enregistre tout de même votre demande ?

J'acquiesce. De toute façon, il faut bien que je parte d'ici... Je raccroche et retourne auprès d'Ash pour lui rendre son portable en essayant de masquer ma déception. Peine perdue, on dirait.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? me demande-t-il.

— Rien.

— Ah bon ? Parce que tu ressembles à un petit chat que l'on va dépecer vivant et qui le sait très bien.

L'image m'écœure.

— C'est horrible ! Vous auriez pu utiliser une autre métaphore.

— Je te l'accorde. Accouche, je n'ai pas toute la nuit.

Je pousse un soupir las. J'ignore pourquoi j'ai autant besoin de me confier tout à coup. À cause de la tension que j'ai accumulée tout au long de mon trajet depuis Los Angeles ? Ou parce que mon nouveau départ ne commence pas aussi bien que je l'espérais ?

— La dépanneuse ne viendra pas avant demain matin, expliqué-je. Je vais dormir dans ma voiture, je crois.

— Dans ta voiture ? répète Ash.

Son ton est sérieux, cette fois. Je me tourne vers ma Mini garée maladroitement un peu plus loin et déclare :

— Oui, elle est plus confortable qu'elle en a l'air. J'ai une couverture et des cookies, ça devrait aller pour cette nuit.

Le biker secoue la tête.

— Tu réalises où tu te trouves, petit chat ?

— Je m'appelle Heden ! Pas « petit chat ». Et je sais où nous sommes, je ne suis pas idiote. On est...

Je me tords le cou pour lire l'enseigne du bar.

— ... au Purgatoire.

Je marque un temps d'arrêt, surprise par le nom de l'établissement. Je n'avais pas pris la peine de lever les yeux avant d'entrer. Les Harley rutilantes accaparaient toute mon attention.

— Bienvenue en enfer, se sent obligé de lancer Ash.

Il marque une pause, puis ajoute :

— Tu peux pas pioncer dans ta caisse ici. Il y a des mecs pas très fréquentables qui traînent dans le coin, si tu vois ce que je veux dire.

Il me prend pour un animal blessé ou quoi ?

— J'ai une bombe au poivre, le rassuré-je.

— Et elle te servira à quoi si des voyous décident de foutre le feu à ta bagnole avec toi à l'intérieur ?

— Personne ne brûlera ma voiture, répliqué-je en haussant un sourcil. Pourquoi ferait-on ça ?

À nouveau, Ash tire une taffe sur sa cigarette puis souffle doucement la fumée. J'en profite pour observer une fois de plus sa bouche pleine et si bien dessinée.

— Tu continues de me mater, intervient-il.

— N'importe quoi. Je réfléchis.

— À la manière dont tu vas me remercier de t'avoir prêté mon téléphone ?

Il n'abandonne jamais, lui ! Je penche la tête sur le côté afin de détacher une plume de mes cheveux.

— N'attirez pas le courroux des mauvais esprits, Ash.

— Je m'en souviendrai.

Tout en faisant tourner la plume entre ses doigts, il ajoute :

— Tu n'as pas envie d'enlever le reste ?

Je comprends immédiatement où il veut en venir : son regard vaut mille mots.

— Je ne vais pas coucher avec vous parce que vous m'avez prêté un téléphone, déclaré-je.

— Dommage. Cela dit, c'est peut-être mieux comme ça. Je ne fais pas dans le détournement de mineure.

Une colère sourde m'envahit. J'ai toujours eu l'air plus jeune que je le suis, alors ça m'énerve qu'on me le rappelle.

— Je ne suis pas mineure, j'ai vingt-deux ans !

— Vraiment ? demande Ash d'une voix vibrante.

— Vous vouliez savoir mon âge, c'est ça ?

— Peut-être que oui, peut-être que non... Tu veux entrer boire un verre, Heden ?

Mon trouble l'amuse, on dirait. Mais nous pouvons être deux à jouer.

— Non, je ne bois pas de verres avec les hommes de plus de quarante ans, répliqué-je. Je ne fais pas dans le vieux croulant.

À son tour de tiquer. Ça fait un point partout. Il fronce les sourcils, ouvre la bouche et lance, choqué :

— C'est moi que tu viens de traiter de vieux croulant ?

En réalité, je lui donne trente ans, à peine. Cependant, hors de question de le lui avouer.

— Vous devriez vous trouver quelqu'un de votre âge, insisté-je.

— Tu aurais mieux fait de me poignarder avec ta plume.

— Je crois que c'est fait. Bonne nuit, Ash.

Sur ce, je me dirige vers ma Mini d'un pas décidé. Je la déverrouille, attrape une couverture dans mon coffre et m'enferme dans l'habitacle. Ash demeure immobile, toujours appuyé contre la façade du Purgatoire, le visage plongé dans l'ombre. J'allonge mon siège au maximum et ferme les yeux en m'efforçant de ne plus penser à lui. De ne plus penser à rien.

Malgré tout, des images de ma voiture en feu m'envahissent.

Je sens que je vais passer une nuit d'enfer.


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