- CHAPITRE CINQ - VERSION FINALE -


- ASH - 


Je raccroche avant que le dépanneur puisse le faire. Marrant comme il suffit de remémorer à certains commerçants de Black Lake que les Styx Riders les protègent contre les gangs locaux pour qu'ils se bougent le cul plus vite. L'essentiel, c'est que tout s'est bien passé avec Heden : le mec l'a déposée à la station-service et sa voiture a redémarré sans problème.

Contrairement au type dont la voix tremblait au téléphone, cette nana m'a défié sans la moindre once de peur. Qu'elle ouvre les yeux ! Elle a affaire à un loup affamé. Et les biches n'approchent pas les loups affamés, sauf si elles veulent se faire bouffer.

Je n'arrive pas à me la chasser de la tête. Son sourire dénué de jugement a imprimé mon esprit. On ne m'en a jamais décoché de pareils.

Entre cette meuf qui bouscule mon quotidien et celle revenue tout droit des enfers, ça promet une bonne journée de merde...

J'accélère pour forcer le vent frais du matin à éparpiller mes pensées. Bientôt ne restent que le grondement animal de ma Harley, la route à perte de vue et le goût de liberté sur ma langue.

Je m'arrête devant la maison de mon premier enforcer, Reed. Avec lui, Gold et trois autres gars, on s'occupe des sales missions du club, qui réclament souvent de la patience et des tripes solides. Ce matin, nous allons rendre visite à quelques enflures qui doivent de la thune au club.

J'ai formé moi-même tous les membres de mon équipe, notamment au combat et au tir. Chacun des mecs de ma petite unité perso peut buter une armée de gars en trois secondes, d'une balle entre les deux yeux. Moi-même, j'ai tout appris de l'ancien sergent d'armes, un survivaliste un peu déjanté qui avait passé un bout de temps chez les SEAL avant d'être considéré comme inapte au combat. Plutôt que de continuer sa carrière en tant qu'agent de bureau, il a décidé de faire un gros fuck à l'Oncle Sam et de sauter du mauvais côté de la barrière. Ce sont les Styx Riders qui l'ont réceptionné. Il a servi le club pendant plus de deux décennies avant de casser sa pipe il y a sept ans. Que les dieux gardent son âme.

Reed est le plus vieux de mes enforcers. Père de deux mômes, mari exemplaire, il évite les beuveries et refuse net les orgies. Si ça, ce n'est pas de la dévotion à sa famille... Il me rejoint après avoir salué sa femme, Martia, sur le pas de la porte. Ensuite, on décolle pour passer prendre Gold. Mais c'est sa sœur, Cassiopée, qui sort de la maison en premier. Quand elle nous demande ce qu'on compte faire à cette heure-là, je lui réponds :

— Acheter de la bibine.

La plupart des gens prennent les bikers pour des alcooliques accros à la moto et la baise. On est tellement plus que ça... Les meilleurs marchands d'armes de l'État, des chefs d'entreprise qui brassent de la thune en permanence, et surtout des frères soudés.

OK, entre deux, on se bourre la gueule et on saute des meufs.

— Les magasins ne sont même pas ouverts, pouffe Cassie.

— Ah bon ? Et toi alors, tu fous quoi debout à cette heure-là ?

— J'ai un entraînement avec mon équipe de cheerleaders. Ah, voilà mon frangin.

L'adolescente doit se prendre un moustique dans l'œil, parce qu'elle papillonne des paupières un instant en affichant un drôle d'air.

— Ça va ? lui demandé-je.

— Euh... oui. À bientôt, Ash.

Déjà, elle se précipite vers sa voiture garée devant le garage. Dans la foulée, Gold nous rejoint, Reed et moi. Il porte ses éternelles Ray-Ban et son masque de mec qu'on ne doit pas faire chier.

Il nous salue d'un hochement de tête sans ouvrir la bouche. On pourrait croire que le pari qu'il a perdu hier lui reste en travers de la gorge, mais, en vrai, il est toujours silencieux. Contrairement aux autres gars, il est entré dans le club en devenant directement enforcer. Même pas de période d'essai ! Il a évité le bizutage des prospects en beauté. Ça n'arrive jamais, ce genre de trucs : il est l'exception qui confirme la règle. Sans doute parce que mon paternel le connaît depuis qu'il est môme et qu'il l'a pris sous son aile lorsqu'il est revenu des Marines avec le torse criblé de balles.

On a tous nos histoires ; beaucoup d'entre elles puent la merde à des kilomètres.

On reprend la route. Une heure plus tard, l'équipe est au complet. Nous rendons une petite visite à Rey, un mauvais payeur doublé d'un traître qui nous a vendu aux fédéraux. Grâce à mon paternel, on a évité de peu un face-à-face avec les hommes du gouvernement. Mais faut pas que ça se reproduise.

Le mec prend cher. Il servira d'exemple.

***

Le lendemain matin, je me gare devant mon salon de tatouage avec la sensation persistante de puer l'hémoglobine, malgré les trois douches que j'ai prises entre hier soir et ce matin. Il y a des jours où la violence et mon rôle de gros enfoiré me collent à la peau. C'est peut-être lié au fait que je dors trop peu depuis que j'ai appris le retour de Shirley.

Des mardis comme ça, je m'en passerais bien. Le ciel d'un gris presque noir est aussi joyeux que moi, de l'électricité statique poisse l'air. Ça schlingue l'orage, cette histoire.

Je prends le temps de m'allumer une clope, appuyé contre ma vitrine, les yeux levés vers les cieux. On dirait qu'une divinité m'envoie un message pour me signifier que je n'aurai jamais ma place là-haut.

Si mon père m'entendait, il me rappellerait à coup de claques derrière la tête que je ne suis pas le centre de ce foutu monde...

Je respire un grand coup pour me détendre. Je dérouille à cause de Shirley. Elle refuse de quitter mon cerveau. Son retour a ouvert dans mon esprit une porte que je croyais fermée à jamais. Plus que les sentiments que j'ai ressentis pour elle lorsque nous étions ensemble, c'est surtout ceux qu'elle m'a laissés en foutant le camp qui remuent mon âme. Les doutes, la colère, le goût âcre de la trahison. Si je les trimballe depuis longtemps, cette claque venue du passé les exacerbe. Ça me donne la gerbe. Il faut que je me vide la tête, et la seule véritable méthode qui marche pour ça c'est le dessin.

Cinq minutes plus tard, je franchis le seuil de salon mon salon de tatouage en laissant toutes mes pensées parasites derrière moi. Il y a une règle ici : pas de bagages, pas de rage, pas d'inquiétude. Juste la créativité.

Je me rends dans l'arrière-salle réservée au personnel. L'odeur de la peinture fraîche et du white-spirit me saute à la gorge. C'est con à dire, mais elle me calme. Sur les murs de cette pièce naît ma toute nouvelle création : une fresque représentant les Enfers de la Grèce antique.

À l'instant où je saisis mon pinceau, je n'existe plus. Le monde non plus. Le dessin est le seul truc légal dans lequel je suis bon, alors je peins à en avoir mal aux doigts, à en crever et à en perdre la notion du temps. La paix m'envahit, semblable à celle que je ressens quand je suis entouré par mes frangins du club. Salvatrice, puissante, elle me file la sensation de toucher l'immortalité, de la saisir du bout des doigts. Ma condition d'humain disparaît au fil des traits tracés, dévorée par les créatures mythologiques qui prennent forme peu à peu.

La clochette accrochée à la porte d'entrée retentit et me fait sortir de ma transe. Quelques secondes plus tard, Ross, mon employé, passe une tête dans l'arrière-salle. Il était encore gamin quand je l'ai pris en stage ici. Il était indiscipliné et grincheux, mais il possédait déjà le talent de créer des mondes d'encre et de peinture. Aujourd'hui, il est mon unique salarié et, vu mes sautes d'humeur, pas sûr qu'il en soit toujours content.

— Salut, boss, me dit-il. Ton premier client est arrivé. Il veut se faire tatouer sa girafe. J'ai essayé de le dissuader, mais rien à faire.

Je ne compte plus le nombre de mecs et de nanas qui se pointent avec des idées cheloues.

— J'arrive.

Les heures passent, mes clients n'en finissent pas de causer, de me raconter leur vie ou de commenter le logo des Styx Riders peint en gros sur le mur. Le moment de déjeuner arrive enfin. J'ai l'estomac dans les talons, le crâne en miettes. Faut que je picole moins et que je dorme plus. Pendant que Ross va nous chercher de la bouffe, je lis un article de presse évoquant une « forte hausse de criminalité envers les femmes à Black Lake ». Trois nanas ont été retrouvées battues à mort ces quinze derniers jours. C'est plutôt mauvais pour les affaires du club, parce qu'elles faisaient partie des habituées du Purgatoire. Je repousse mon téléphone en soupirant. La dernière fille s'en est sortie in extremis. Pendant sa convalescence à l'hôpital, le médecin du club a pu récupérer des infos sur son agresseur. Elle a eu peur de donner son nom, nous offrant juste une description approximative de son apparence et de ses tatouages. Mais ce n'est qu'une question de temps avant qu'on débusque ce chien.

Puisque Ross met des plombes à revenir, je me place derrière la vitrine pour observer les passants dans la rue piétonne. Le centre-ville brasse des milliers de personnes chaque jour : mon emplacement est plutôt cool pour les affaires. Mon salon, appelé le Styx, se situe juste en face d'une fleuristerie haute en couleur nommée Chez Perséphone. Les divinités s'affrontent, l'une d'une obscurité pesante, l'autre aussi lumineuse qu'un soleil.

Alors que je me tâte à envoyer un message à ma frangine, une silhouette fluette franchit la porte de la boutique de l'autre côté de la rue. Heden. Alors là, si je m'attendais à ça ! Elle scrute le ciel gris en grimaçant, plantée à côté des étalages extérieurs. Elle porte un tablier vert arborant le nom de la fleuristerie. Le vent malmène les plumes dans ses cheveux. Je jette un coup d'œil à celle qu'elle m'a offerte. Je l'ai placée dans un cadre, juste derrière la caisse de mon salon de tatouage. Allez savoir pourquoi je ne l'ai pas balancée...

Je repose mon attention sur l'Amérindienne. Elle est fleuriste ? Chez Perséphone ?

Je savais que Kris cherchait un employé ; j'ignorais qu'elle avait trouvé quelqu'un.

Heden se tourne un instant pour lancer quelques mots à travers la porte. Son jean noir, qui moule son cul à la perfection, me nargue.

Je récupère mon portable sur le comptoir et compose le numéro de ma sœur.

— Alors comme ça, tu as recruté ? demandé-je dès qu'elle décroche, avant qu'elle ne puisse monopoliser la conversation.

— Attends, tu n'es pas en train de mater ma nouvelle recrue, quand même ? s'insurge-t-elle.

— Oh que si. J'ai un faible pour les Amérindiennes.

— Je te défends de l'approcher.

On aura tout vu.

— J'approche Heden quand je veux, répliqué-je.

Le hoquet de Kris me fait marrer.

— Comment tu sais qu'elle s'appelle Heden ? s'étonne-t-elle.

— Rien ne m'échappe, tu as oublié ?

— Elle m'a raconté être tombée en panne hier. C'est toi qui l'as aidée ?

— Peut-être que oui, peut-être que non. On se voit plus tard, frangine, j'ai les infos que je voulais.

Je mets fin à la communication avant que Kris ne puisse m'interroger davantage, puis je sors de mon salon avec une soudaine envie d'aller faire un tour Chez Perséphone, histoire de bousculer tout ce petit monde. Mais, alors que je m'apprête à traverser la rue, mon portable sonne. Mon père. J'ai installé une sonnerie spéciale pour lui.

— Salut, dis-je en décrochant, les yeux rivés sur Heden.

Elle rentre les fleurs disposées devant le magasin. Bonne idée : le temps ne va pas aller en s'arrangeant au fil de la journée.

— Salut, fils, me répond mon paternel. J'organise une messe ce soir, faut qu'on parle des filles qui se sont fait tabasser.

— Buck t'a donné des infos ? Ou Milan ?

Buck est notre trésorier, et également le pirate informatique des Styx Riders. Une vraie bête capable de hacker même les sites du gouvernement. Milan, lui, bosse en tant que médecin légiste. Il soigne aussi les blessures les plus graves des membres du club, et il nous sert d'indic sur l'histoire des agressions.

— Ouais, on a un nom, me confirme mon père.

Parfait.

— J'y serai, déclaré-je. Je préviens mes enforcers. À ce soir.


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