:: 𝙋rologue
PROLOGUE — DANS LA NUIT, LES HOMMES RÊVENT.
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La nuit. Les nuits. Combien d'entre elles vivons-nous, pendant notre courte existence ? Combien de ces soirs où le ciel est d'encre passons-nous en tant qu'êtres humains, les yeux perdus dans l'immensité de jais ponctuée d'éclats disparates, astres faibles dissimulés derrière les nuages d'eau ou de pollution ?
D epuis la tour où il était niché, le système Sybille se posait toutes ces questions. Alors que les chiffres du cadran du réveil dont il était pourvu affichaient une valeur bien faible ― à trois chiffres seulement au lieu de quatre, preuve tangible de la journée encore jeune qui s'entamait doucement ―, le système était en ébullition. Jamais il ne s'arrêtait de fonctionner ― ce serait comme si le Japon tout entier se retrouvait à l'arrêt.
Analyses froides et inhumaines du destin des Hommes, débats presque enjoués sur la survie d'individus dont il avait déjà scellé le sort auparavant, le système Sybille fonctionnait, comme toujours. Il s'interrogeait sur le destin de ces humains qui vivaient sous sa houlette, et sur le futur qui les attendait.
Oui, le futur.
Ce futur abstrait derrière lequel ils couraient tous ― hommes, femmes, enfants, vieillards, tous autant qu'ils étaient ―, ils couraient derrière ce futur bienheureux qu'ils ne pouvaient qu'imaginer. C'était le propre du futur que d'être inaccessible tant qu'on le désirait ― et dès qu'il se réalisait, si seulement il se réalisait, il perdait de cet attrait qu'il avait toujours eu, ne devenait qu'un quotidien banal dans lequel on finissait par étouffer et par se noyer.
Les Hommes cherchaient le futur, tout en regrettant le passé. Un homme avait dit quelque chose de similaire un jour ― mais le système ne savait plus de qui il s'agissait. Pour lui, ce n'était qu'un spectre de l'ancien monde, un homme qui avait eu le mérite d'être visionnaire, d'une certaine façon, mais qui était loin de se douter de ce qui se produirait un jour.
Sybille avait transformé le futur. Au lieu de cet idéal fantomatique poursuivi par des âmes humaines ― marquées par l'ignorance et les erreurs, comme tout ce qui était humain ―, les hommes disposaient désormais d'un vrai futur. Envolées, les hypothèses d'enfants sur ce qu'ils deviendraient plus tard, envolées, les incertitudes au moment de choisir la voie que l'on désirait suivre ― et envolés, les échecs et les regrets qui s'en suivaient, quand le futur poursuivi devenait inaccessible.
Par la perfection que lui donnait son statut de logiciel, le système Sybille était capable de construire un vrai futur. Pas un simple idéal derrière lequel on courait, pas une simple impression que oui, j'ai envie de devenir quelqu'un comme cela, non. Un futur qui se produirait, un futur qui réussirait et apporterait à chaque homme, chaque femme, le succès qu'il désirait. Voilà les promesses ― et les réussites du Système Sybille.
Mais, dans sa perfection finalement imparfaite, le système Sybille avait perdu de vue une chose, une seule, mais cette chose, ce minuscule détail qu'il jugeait insignifiant, était bien loin de l'être.
Car les incertitudes et les hypothèses n'étaient pas un mal en soi. Bien au contraire, elles construisaient quelque chose de précieux, quelque chose d'oublié par cette intelligence à la pointe de la technologie. Elles construisaient le rêve.
Doux rêve qui faisait briller les pupilles des enfants fascinés ; ils voyaient à la télévision nombre de modèles qu'ils voulaient imiter ― astronaute, pompier, chanteuse, coiffeuse, policier, et bien d'autres encore. Que les probabilités soient faibles n'importaient pas ; on n'avait pas besoin des probabilités pour rêver.
Doux rêve qui animait les adultes déterminés ; ils avaient essayé, échoué peut-être, mais ils recommençaient. Parce que leur rêve était unique, qu'il n'appartenait qu'à eux, ils s'acharnaient ― et peu importaient ceux qui disaient que cela ne fonctionnerait pas, qu'il y avait des gens mieux qualifiés. Un rêve était un rêve, et peu importait la réalité.
Ces rêves bienheureux, le système Sybille les avait oubliés. Ces rêves doux, il les avait écrasés sous le poids de ses calculs savants, soi-disant pour le mieux. Il avait contraint les enfants fascinés à observer leurs modèles avec une rationalité froide et affreuse, et les adultes déterminés à se laisser gagner par les paroles insidieuses qui leur disaient que c'était futile.
Les humains ne rêvaient plus, sous le système Sybille.
Tout du moins, ils prétendaient ne plus rêver.
Parce que les Hommes avaient besoin de cette essence et de cette évasion, parce qu'ils avaient besoin de ces échecs et de ces regrets, de ces hypothèses et de ces incertitudes. Ils avaient besoin d'oublier, pendant un instant, la froide et cruelle réalité.
Alors, certains rêvaient encore.
Ils rêvaient du reste du monde, ils rêvaient de la liberté, ils rêvaient de devenir sportif, acteur, ou super-héros. Ils rêvaient de tout ce qui pouvait arriver, de tout ce qui aurait pu arriver.
Ils rêvaient du futur qui les aurait attendus, s'il leur avait été permis de rêver.
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