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Si un concours de la meilleure prise de tête existait, je gagnerais haut la main.
Putain, je vais être en retard. J'espère qu'il va pas voir la trace des doigts de ma mère sur ma joue. J'espère que je me suis bien habillé finalement... Et puis merde, depuis quand t'en as quelque chose à foutre? Raaah, mais cours pas comme ça, tu vas transpirer et-
Bref. Je suis finalement arrivé, et évidemment, il m'attendait à notre point de rendez-vous, sous le porche du temple de Fukurokuju. Éclairé par des lampions en papier, il me fit un grand sourire.
— Ah, enfin! Je pensais que tu ne viendrais pas. Ça m'aurait embêté de devoir venir chez toi pour te tirer dehors.
Je fis un petit rire forcé en me disant que si il avait fait ça, il aurait eu l'incroyable honneur de rencontrer ma mère. Argh.
— On y va? finis-je par demander, nerveux.
On se mit à marcher et je lui ai jeté un petit coup d'œil. Il portait un t-shirt noir avec un col en V et un grand sweat blanc. Il avait un style assez classique, mais sur lui, ça faisait... Je sais pas, sexy. Tournant la tête vers moi, il remarqua que je le matais ouvertement, alors j'ai détourné le regard.
Là, il va me trouver bizarre. Plus louche, tu meurs. Merde. Il faut que je dise quelque chose. Mais quoi? Et si je dis quelque chose qu'il ne faut pas dire? Il va me trouver encore plus bizarre.
— Dis, je ne t'ai jamais posé la question mais pourquoi tu as des mauvaises notes au lycée?
Je tressaillis.
— Parce que je suis stupide?
— Très drôle. T'es un mec intelligent. Je suis certain que si tu faisais un peu d'efforts, tu pourrais être excellent.
J'ai haussé les épaules.
— J'ai pas envie de faire des efforts. Tu vas peut être me prendre pour un flemmard, mais je n'ai pas envie de fournir des efforts pour le lycée. Ça me paraît pas important.
Il tiqua.
— Ton avenir n'est pas important?
De quoi on parle, là?
Ce genre de remarques me rappelaient mes profs au collège. Ceux qui voyaient très bien que je me faisais persécuter par les autres élèves, mais qui étaient trop lâches pour intervenir. Ceux qui me laissaient me battre seul dans mon coin et qui avaient encore le culot de me dire "Tu devrais travailler plus, ton avenir est important."
— Ah, j'avais oublié que je parlais à un premier de la classe! m'exclamais-je. Bordel. Tu sais, je n'espère pas vraiment avoir d'avenir. En fait, je penses que je finirai très certainement-
Je retins mes paroles. Qu'est-ce que je faisais? Je n'avais pas envie de parler de ce genre de choses à Mika. Arrivés à l'entrée du festival, face à face, il me jaugea, baissant les yeux vers moi.
Son regard bleu sombre me détaillait, tout d'un coup très sérieux.
— Yuu-chan, est-ce que ça va?
Je voulais qu'il arrête avec ça. Je crevais de lui répondre « Arrête de me demander si ça va. Je déteste te mentir » . Mais je ne pouvais pas lui faire ça. Ça engendrerait d'autres questions et je ne voulais pas l'entrainer dans ma vie pourrie.
J'ouvris la bouche pour parler, mais aucun son n'en sortit. Une troupe de gars en masques passa entre nous, avec leurs tambours et leurs chants traditionnels. Entrainés par la foule, nous avons avancés, arrivant aux premiers stands.
Une fois de nouveau côte à côte, je lui ai jeté un coup d'œil à nouveau, plus discrètement.
Comme si rien ne venait de se passer, il avait repris un air enfantin, émerveillé. À mon tour, j'ai levé les yeux. Ce décor était magnifique. Cette ambiance. Les allées étaient éclairées par des lanternes de toutes les couleurs, des jeunes filles habillées de robes traditionnelles prenaient des photos, des gars se baladaient avec des masques plus impressionnants les uns que les autres... Ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas pris le temps de regarder les choses belles. Ou même de sortir de chez moi.
Mika me tira par la manche.
— Yuu, faisons le stand de tir!
Je l'ai jaugé d'un air blasé.
— On a un peu passé l'âge pour ce genre de-
— N'importe quoi! Je suis plus âgé que toi, je te ferais dire.
Ah? Bah raison de plus.
Mais je me suis laissé entrainer, et quand je lui ai dit que je n'avais pas d'argent pour payer, il haussa les épaules en me payant ma place. Vu le nombre de billets qu'il gardait dans son porte monnaie, l'argent n'avait pas l'air d'être un problème alors je l'ai laissé faire.
Cela va de soit, j'étais nul. Je tirais à côté à chaque fois, manquant de tuer le vendeur.
— Mon truc, c'est plutôt les sports de combat, grommelais-je.
— Mais oui, bien sûr.
Il attrapa l'arme, visa et... tira en plein milieu de la cible. De même pour la suivante. Et celle d'après. Et toutes les cibles du stand. Il rafla plus gros lot (un katana rouge qui était en soit magnifique).
On s'éloigna un peu et, hébété, j'ai soufflé:
— Okay, t'es trop flippant. Où t'as appris à tirer comme ça?
Il haussa les épaules.
— À Ikeburo, il y avait un stand de tir. C'était gigantesque et je faisais la queue au moins deux heures à chaque fois, mais bon. C'est bien mieux ici.
— Tu dois vraiment aimer ça, le tir.
Il pencha la tête sur le côté.
— Drôle de déduction.
— Hein?
— Pourquoi, sous prétexte que je faisais deux heures de queue tous les ans pour faire quelque chose, tu déclares que j'aime ça?
— Parce que c'est logique?
Il ria.
— Non, ça ne l'est pas! Si j'avais dit que je me payais des cours qui valent une fortune pour faire du tir, que je faisais un entrainement régulier tout au long de l'année, là, ça le serait. Qu'est-ce que deux heures par an dans une vie? (Il eut un moment de réflexion) En vrai, je déteste le tir. Je faisais juste ça pour impressionner les filles.
J'allais placer un « alors tu faisais ça pour m'impressionner? » mais je me mordis la langue. On était peut être pas assez proches pour se dire ça. Et même si on l'était, ce serait déplacé. Enfin, je crois.
Il acheta des barbes à papas, puis on regarda le spectacle de danse en commentant les tenues des danseurs (Comment fait ce type pour danser avec un kimono aussi serré? Et cette fille, comme elle fait pour sautiller avec ses chaussures en bois? J'entends presque ses pieds hurler « au secours, à l'aide! »).
Et lorsqu'une musique plus moderne passa, il se leva. Pensant qu'il s'en allait, je me suis levé aussi. Mais non. Sans me demander mon avis, il m'attrapa les deux poignets et m'entraina sur la piste de danse. Avant que j'ai le temps de faire quoi que ce soit, une voix d'alerte raisonna dans ma tête.
Tout le monde va nous regarder. Ils vont se moquer de nous.
Paniqué, j'ai essayé de me dégager mais il resserra son emprise autour de mes poignets. Soudain, je me sentis comme confiné, pris au piège.
— Mika, s'il te plait... Pas devant tout ce monde et de...
Ses prunelles bleues dans la semi-obscurité. Un jeu d'ombres et de lumières dansait dans ses cheveux blonds. Il était beau. Vraiment. Et terrifiant.
— Je sais bien. Pourquoi je ne t'ai pas demandé ta permission, à ton avis?
— T-tu ne comprends pas, je ne peux vraiment pas...
Il passa une main dans le creux de mon dos et je sentis mon visage devenir écarlate.
Ce gars...
Attrapant ma main droite, il commença à danser une sorte de valse et, contraint, je me vis obliger de suivre ses pas. À droite, à gauche. Mort de honte, j'ai jeté un petit regard à côté en constatant que chacun était trop focalisé sur soi pour se préoccuper de moi. Les gens virevoltaient, avec leurs amis, leurs cavaliers ou des inconnus sous les lumières tamisées éclairant faiblement la piste. Alors je me détendis un peu.
En fait... C'était plutôt agréable. Sa main dans la mienne, cette distance entre nous si faible. Et d'ailleurs, pourquoi m'avait-il invité à danser? Alors que mon cerveau était de nouveau oxygéné normalement, recouvrant mes esprits, je me remis à stresser.
Okay, comment je dois l'interpréter? Comment est-ce que je veux l'interpréter?
Me disant que je devais arrêter de me poser tant de questions, je me suis avancé timidement et ai restreint l'espace entre nous : j'étais maintenant collé contre sa poitrine. Pétrifié de peur, proche de quelqu'un comme je ne l'avais jamais été, j'avais l'impression que c'était... quelque chose de bien qui m'arrivait. Ma vie me semblait supportable, en ce moment présent. Agréable, presque. Je ne faisais pas que la subir, je la ressentais. Et étais heureux de la ressentir.
Je sentis le rythme cardiaque de Mika s'accélérer et ses bras se raidir mais j'avais trop peur pour lever la tête vers lui. Peut être qu'il avait juste fait ça pour rire et que c'était moi qui interprétais mal ses actes, à nouveau. Mais comme la musique continuait et qu'il ne cessait pas de tourner sur la piste, j'en déduisis que ça allait.
*
Après que les lumières furent éteintes, qu'il me fit son célèbre sourire incompréhensible, on a grimpé en haut d'une colline et nous nous sommes assis dans l'herbe alors que la pénombre nous enveloppait. Il tourna la tête vers moi.
— Bon. J'ai parlé de ma non-passion pour le tir. Tu me dois une information personnelle, déclara-t-il.
Je sentis mon cœur se serrer.
— Hum. Je déteste la couleur violette.
— Haha.
— De quoi tu veux que je parle? J'ai rien d'intéressant.
— N'importe quoi! Tu as énormément d'humour et de charme! Si tu faisais un peu moins la gueule, tu aurais plein d'amis. J'ai deux amies qui seraient prête à sortir avec-
De charme? Il a vraiment dit « charme »? Juste après ce qu'on vient de faire?
— J-je ne veux pas d'amis. C'est assez personnel, comme information?
Non, stop. J'allais plomber l'ambiance. Mon caractère de merde prenait le dessus et.. Je devais faire quelque chose. Je pris une inspiration.
— Excuse-moi. J'ai juste... du mal.
— Non, c'est moi. Je comprends très bien que tu ne veuilles pas. C'était stupide de ma part, désolé.
Il s'allongea sur l'herbe légèrement humide, passant les mains sous sa nuque.
— Enfin, j'aurais au moins aimé savoir si... Je ne sais pas, si tu as des frères et sœurs, par exemple?
J'ai ramené mes genoux contre ma poitrine.
— J'avais une sœur, oui. Elle ne me ressemblait pas du tout. Elle était juste le portait craché de mon père. Mais elle avait exactement le même sale caractère que moi. Elle n'avait pas vraiment une foule d'amis, un humour de merde et était désagréable les trois quarts du temps.
On entendait que les criquets, et le bruit lointain de rires et d'enfants jouant avec des pétards. Alors que je n'avais fait que me sentir mal à l'aise toute la soirée, toute la pression avait désormais disparu. Je me sentais bien. Parler de ma sœur m'évoquait un sentiment de familiarité, de confort.
— Enfin, elle était brillante, soufflais-je dans un faible sourire. Plus que je ne pourrais jamais l'être. Mes parents l'adoraient.
— Elle est..?
J'ai hoché la tête.
— Oui. Depuis six ans.
— Oh. Je suis navré.
Ça sonnait faux. Sans que je sache pourquoi, il ne semblait pas vraiment « navré ». La plupart des personnes qui auraient mis les pieds dans le plat en parlant de quelqu'un de mort auraient pris un air gêné. Lui, il paraissait triste pour moi, mais pas de m'avoir fait parlé. Et je trouvais ça.. charmant. Je ne sais pas vraiment qu'elle autre adjectif utiliser. Charmant. Il n'était pas un de ces hypocrites qui fais semblant de ressentir des choses. Ce gars était vraiment.. Génial.
Non, ce n'est pas normal de penser ça.
Il se redressa sur les coudes et dit :
— Est-ce que ma question t'as mis mal à l'aise?
— Non, pas vraiment.
— Bah, tu vois? Parler de toi, c'est pas si compliqué.
— C'est parce que je sais bien que tu es trop idiot pour retourner ce que je dis contre moi.
— N'importe quoi! Je ferais un super harceleur!
J'ai éclaté de rire.
Tout était calme. Pour une fois, je me fichais d'entendre les voix lointaines des gens. Au contraire. J'aimais ce bruit lointain.
À travers l'obscurité, Mika me scruta. Ça faisait une éternité que je ne m'étais pas confié à quelqu'un. En fait, je n'avais jamais dit à personne que ma sœur était morte, et là, je ne me sentais même pas angoissé de l'avoir fait. Je lui ai accordé ma confiance. Il entrouvrit les lèvres et, hésitant, finit par souffler :
— Yuu... Il faut que tu saches que-
Un grand éclat détonna dans le ciel, nous faisant sursauter tous les deux. Il tourna la tête, et ses pupilles s'agrandirent. Des couleurs flamboyantes éclataient dans le ciel noir avant de retomber en cendres sinistres. Plus bas des gens applaudissaient dans la clairière.
C'était magique.
Et à travers les bruits assourdissants des éclats, j'entendis Mika murmurer :
— J'aime vraiment cet endroit.
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