11
La mère de Mika était une créature étrange et insondable. Je n'avais jamais vu un être humain capable de trottiner, de ranger, de s'inquiéter et de parler aussi vite en même temps (au moins, je pouvais deviner de qui tenait Mika).
— Désolée, dit-elle en époussetant la table basse qui trônait au milieu du salon, devant des canapés ( et qui était, je tiens à le préciser, déjà impeccablement nettoyée). Je n'ai pas prévu de la visite et c'est un peu le bazar. Ne vas pas penser que notre maison est toujours dans cet état et - enfin, mon pauvre garçon, tu dois t'en moquer... ma parole, c'est terrible, ce qui t'es arrivé! Tu ne veux pas passer un coup de fil à tes parents pour dire que tu restes pour la nuit? Tu as peut-être faim, Yuu-chan? Soif? Mika, bon sang! Accueille convenablement ton invité! Vas chercher de l'eau, veux-tu?
Il soupira et pour la première fois, à côté de cette petite femme sur-active, il me parut relativement calme ; même si d'un autre côté, j'étais trop occupé à contempler leur maison pour m'en étonner.
Le salon était vraiment très chaleureux. De grandes fenêtres encadrées par d'épais rideaux de velours donnaient sur une terrasse. Comme je pouvais m'y attendre de la maison de Mika, la décoration ne semblait pas du tout japonaise : elle était même très européanisée. De grands canapés moelleux qui croulaient sous les coussins réchauffaient la pièce de leur couleur orange pâle. Les murs étaient peints de bleu, de beige et de vert, de multiples photos de familles étaient accrochées aux murs, représentant Mika à tout âge, arborant le même sourire que je lui connaissais aujourd'hui.
— Yuu, je t'en prie, assieds-toi, tu dois être épuisé, non? Tu as de la chance que Mika t'aie trouvé, tout de même! Sache que si quelque chose de la sorte se reproduit, tu es le bienvenu ici.
Se stoppant pour quelques instants dans ses mouvements, elle me regarda et me fit un grand sourire.
C'était peut être un peu niais, mais je fus ému parce qu'elle me dit. Je me suis forcé à lui rendre son sourire et à la place de m'asseoir, je me suis incliné face à elle, rassemblant toutes mes forces pour ne pas grimacer de douleur.
— Je vous remercie du fond du cœur, madame.
— Oh, je t'en prie, pas de ça!
Suivant les ordres de sa mère, mon « hôte » était entré dans ce qui semblait être la cuisine et en sortit en me tendant une bouteille d'eau, que je bus avidement.
— Maman, arrête de le martyriser, s'il te plait.
Puis, se penchant vers moi, il me demanda à voix basse, l'air inquiet, pour la énième fois:
— Tu tiens le coup? Ça va?
— Comme ça peut aller.
Comme il me regardait de manière subjective, je lui souris pour faire plus convainquant... bien qu'en réalité, ça n'allait pas du tout. Tout mon corps était en feu et je sentais un liquide chaud couler de mon ventre. Maintenant que mon corps était entrain de se décongeler, toute la douleur revenait au galop, et ça, même avec tous les faux sourires que je pouvais feinter, Mika devait bien le remarquer.
Sa mère nous observa avec de grands yeux, et dès qu'elle croisa mon regard, se détourna et enfila son tablier.
— Yuu, tu devrais peut-être aller te - hum - débarbouiller, non? Mika, vas lui montrer la salle de bain et l'armoire à pharmacie, s'il te plait. Pendant ce temps, je vais te préparer quelque chose de bien consistant à manger, pour te requinquer!
Je me suis senti très gêné et allait lui dire de ne pas en faire des tonnes mais Mika me tira doucement par le bras.
— Merci m'man.
Il m'aida à monter un escalier en vieux bois grinçant, et on traversa un couloir qui avait l'air de s'étendre à l'infini. Sa maison ne me paraissait pourtant pas si grande, de l'extérieur.
Essayant d'oublier mes blessures, j'essayais de me distraire avec les photos accrochées au mur. Je me suis arrêté un instant sur un cadre. Il représentait Mika, tout sourire, certainement âgé d'une dizaine d'années. L'éclairage était splendide, à tel point que la photo avait sûrement été prise par un professionnel... mais ce qui me frappait le plus était un gamin bien moins âgé que lui qu'il tenait sur ses épaules. Sur chaque photo, Mika était seul, avec ses parents ou un chien, alors que sur celle-ci...
— Tu as un petit frère? demandai-je.
Il me sourit et me tira de nouveau par le bras, un peu plus fermement.
— Non, pourquoi? Viens, on doit se dépêcher de te soigner avant que le diner soit prêt.
Je n'ai pas eu plus le temps de me poser davantage de questions car, sans plus tarder, il me poussa dans la salle de bain. Il ferma la porte à clé et se dirigea vers une armoire en verre. Me sentant de moins en moins à ma place dans cette maison impeccable, je m'assis sur le rebord d'une baignoire immense, voyant les... Les trace rouges sur mes habits.
Plus surpris que souffrant, j'ai poussé un hoquet.
— Mika, je... Je crois que je saigne...
J'ai plaqué une main sur mon ventre.
— J'avais remarqué, figure toi. Tu ne veux pas qu'on t'emmène à l'hôpital? C'est grave, ce que t'as, là.
— Je t'ai dit que ça allait.
Il fit volte face, se tint devant moi, des bandages, du coton et du désinfectant à la main.
— J'étais sûr que tu dirais ça. Estime-toi heureux que ma mère ne s'en soit pas rendue compte.
Il eut un rictus.
— Désolé. Tu la trouves envahissante, hein?
— Quoi? N-non. Pourquoi tu dis ça? Absolument pas, balbutiai-je en le pensant sincèrement.
Soupirant, il s'accroupie.
— Tu es vraiment le pire menteur du monde, tu le sais, ça? Enfin... Tu sais poser des bandages?
— Je ne l'ai jamais fait, mais je crois que je peux me débrouiller.
Il haussa les épaules.
— Si tu veux, je peux te le faire. Il ne faut pas les poser n'importe comment, sinon, ça risque de ne pas tenir. Ou pire, de s'infecter.
Je me suis empourpré et ai senti mes mains devenir moites. Captant mon regard, il rougit un peu et rectifia :
— Enfin, si tu ne veux pas, je ne t'oblige à rien, mais ce serait - enfin - bête de mal les poser...
— Non, ça... ne me dérange pas que tu le fasses.
Je me mis à déboutonner ma chemise. Je devais le faire. Je devais montrer une totale confiance en Mika.
Quand il vit mon torse dénudé couvert de bleus et de cicatrices plus anciennes, je vis quelque chose passer dans ses yeux. Quelque chose que je ne comprenais pas, mais qui est parvenu à faire trembler ses mains. Étonné, j'ai levé les yeux vers lui et l'ai scruté. Son expression restait plutôt neutre mais quelque chose dans ses yeux démontrait une peur immuable. Pinçant les lèvres, il commença à désinfecter la plaie à vif sans rien dire, chose étrange, venant de lui. Je me mordais l'intérieur de la joue, essayant de ne pas me plaindre mais quand il appuya un peu plus le coton, je sentis le désinfectant s'infiltrer dans la plaie et me brûler de l'intérieur. J'ai plaqué ma main sur ma bouche pour m'empêcher de crier, ce qui l'a incité à suspendre son geste et à me demander sans me regarder:
— Yuu, ça fait si mal?
Je déglutis, pris deux inspirations et avant de lui répondre:
— N-non. Passe-moi juste quelque chose, que je morde dedans.
— Je ne peux pas te laisser rentrer chez toi, déclara-t-il toujours sans me regarder.
Je n'ai rien dit un moment, me demandant ce que je devais lui répondre.
— Tu sais bien que je dois rentrer chez moi.
— Pas après ce qu'ils t'ont fait, non.
Il me fourra un serviette dans la bouche et continua à désinfecter la plaie, ce qui me tira de nouveaux gémissements. La douleur devenait de plus en plus insupportable. Ma tête brûlait, mon ventre brûlait, tout brûlait. Et pourtant, j'avais toujours des frissons qui me parcourraient des pieds à la tête, vestiges de ma nuit à la belle étoile.
— Tu te rends compte que ces gens peuvent te tuer? La vie humaine, c'est fragile. Je sais que tu ne leur en veux pas, mais là n'est pas la question. C'est ta vie qui est en jeu.
Il lâcha le coton ensanglanté et entreprit un bandage autour de ma taille, me maintenant de la main gauche. J'ai enlevé la serviette de ma bouche et ai regardé son expression. Il paraissait comme en colère.
Il s'inquiète pour moi à ce point?
C'était un peu égoïste, comme réaction, mais le voir tant s'en faire pour moi me faisait... Plaisir, presque.
— Ça fait rien, je t'assure.
— Tu as seize ans. La majorité est à dix-huit ans. Tu comptes rester deux ans avec eux? Deux ans à t'infliger de nouvelles séquelles?
— J'ai bien survécu jusqu'à aujourd'hui.
— Il en faut peu pour perdre sa vie.
— Tu sais, pour ce qu'elle vaut, ma vie...
— Et alors quoi? gronda-t-il en serrant les poings. Tu veux me faire le même coup que t'as fait ta sœur?
Soudain, il se tut et je l'ai regardé sans rien dire. Je ne comprenais pas sa colère. Je le vis se planter les ongles dans la paume.
— Désolé, dit-il à voix basse.
— Ça ne fait rien. Dis, on peut arrêter les séquences émotions pour ce soir? Je suis un peu fatigué, là.
Et c'était peu de le dire. Chaque partie de mon corps, chaque muscles me faisait un mal fou. Dès que je bougeais, même un peu, tout mon corps me hurlait de rester immobile. J'avais bien plus de bleus que de blessures, mais le parquet de chez moi étant de très mauvaise qualité, j'avais de nombreuses échardes plantées dans les bras. Ma tête me faisait souffrir, à tel point que des bruits stridents sifflaient près des oreilles. Je crois que les étranges formes lumineuses que je voyais derrière lui pouvaient également être qualifiées d'hallucinations. Je manquais de sucre, d'eau. De tout.
Et lui, il était là, il s'en faisait pour moi.
— Bien sûr. Enfin, je veux que tu comprennes un truc, Yuu... Je ne te demanderai jamais de vivre pour moi, parce que ce serait super malsain. Mais si ça peut t'aider à évaluer l'importance de ton existence... Sache que tu comptes pour moi. Si tu te négliges, tu me négliges. Pour revenir à ce que tu m'as dit au parc - ouais, je sais que t'as dit ça sous le coup de l'émotion, mais je m'en fous, tu l'as quand même dit - je suis navré si tu regrettes de m'avoir rencontré et de m'avoir fait entré dans ta vie.
À la vue de son sourire triste, j'avais envie de le prendre dans mes bras et de lui dire que je ne regrettais absolument rien, qu'il était la meilleur chose qui ne me soit jamais arrivée, mais j'avais trop peur de fondre en larmes. Il plongea son regard dans le mien. Son regard triste, heureux, blessé.
— Mais c'est trop tard, je te connais. Et je vais m'accrocher à toi comme un parasite pour le restant de tes jours, donc je te conseille de te préparer mentalement.
J'avais le sentiment que je ne pourrais jamais détacher mes yeux des siens.
— Mika... Tu es si... Merci. De m'avoir recueilli chez toi. Tu es vraiment génial.
— Non, dit-il en secouant la tête et en souriant tellement que son visage prit un air adorablement niais. Tu n'as vraiment pas à me remercier.
— Si, je le dois. J'ai vraiment... tu sais. Mal. Et toi, tu es là. Et j'ai... moins mal, dis-je en sentant mes pensées se confondre.
Il tressaillit, avant de se relever brusquement et de s'exclamer :
— Je suis trop con! Bordel, je suis désolé. Je vais aller te chercher des antidouleurs, sinon tu vas vraiment finir par tomber dans les pommes. Ou tu fais peut être de l'anémie? Tu as perdu beaucoup de sang, après tout.
Super, Yuu. Tes déclarations à deux balles passent pour des aveux de mourant.
J'ai attrapé ses deux mains.
— Non, je veux dire... Il y a quelque chose chez toi...
Il resta immobile quelques instants, puis petit à petit, son expression s'adoucit. Il prit un tissus blanc, le trempa dans de l'alcool et me tapota le front avec.
— Tu es fatigué, c'est pour ça. Tu dois avoir pas mal de fièvre.
— Je suis sérieux.
Il suspendit son geste un moment avant de demander d'une façon qui se voulait désinvolte:
— Tu serais pas entrain de me dire que tu ressens quelque chose pour moi, hein?
Mon esprit déjà confus devint une véritable tempête noire. Je ne savais plus si je devais lui répondre ce que je voulais, ce que je devais ou ce que je pouvais lui dire.
— Q-quelque chose comme quoi?
Une nouvelle voix retentit dans ma tête. Celle qui me suggérait « ENTERRE-TOI, MEC ».
Comment j'ai pu lui répondre un truc pareil?
Alors que je me désintégrais sur place, il sourit, avant de se mettre à rire.
— Quoi? bougonnai-je. C'est facile, tu me demande ça tout à trac. Tu n'as qu'à me dire si toi, tu - euh - ressens quelque chose.
— Ma réponse est évidente, non?
Il commença à appliquer un pansement sur le haut de ma tête, gardant son regard rieur.
— Si je ne tenais pas à toi, tu peux être sûr que je ne t'aurais jamais laissé entrer chez moi.
— Sympa.
— Je t'aurais laissé mourir dehors, dans la rue. Je t'aurais même fait des petits signes de ma fenêtre.
— HÉ!
Son sourire trembla un peu, comme si il peinait à le garder intact.
— Écoute, Yuu... Je ne veux pas te perdre. L'autre jour, sur le toit de l'école, quand je t'ai fait... ça, je me suis senti si mal que j'ai cru que j'allais mourir. J'ai cru que je t'avais perdu. J'ai cru que c'était fini. Quand je suis rentré chez moi, je me suis senti si mal que j'avais du mal à respirer la nuit. J'entendais la voix de ma mère au loin, tu sais, mais c'était comme si ça n'avait plus d'importance. Parce que toi, tu n'étais pas là. Et c'est pour ça que j'ai la certitude que te laisser partir serait une terrible erreur.
— Mika... murmurai-je du bout des lèvres.
À nouveau, il me prit dans ses bras. Je sentis son cœur battre furieusement contre ma poitrine.
Et soudain, je compris son comportement étrange. Mika avait peur. Il était terrifié. Je pouvais le sentir à son souffle irrégulier, à ses mains qui tremblaient légèrement, à cette étreinte forte. Il essayait sûrement de le cacher, car il devait se dire que ce n'était pas à lui d'avoir peur, ce n'était pas à moi de le rassurer, ce n'était pas lui la victime.
— On trouvera une solution. Mais en attendant, tu restes avec moi, okay?
Il me paraissait déplacé de lui dire « ne t'inquiète pas, tout va bien se passer » ou un truc dans ce genre. D'abord parce que je n'en avait aucune idée. En plus, je ne suis pas doué avec les mots, je n'étais pas comme lui. Si je disais quelque chose de rassurant, il allait le prendre de travers et s'inquiéter comme il en avait l'habitude.
Par conséquent, comme je ne pouvais rien dire, j'ai attrapé sa chemise et je l'ai embrassé.
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