Chapitre 8.

En traversant la grille noire de ce cimetière, et pourtant beaucoup plus colorée que le reste du quartier tout entier, je ressentis une étrange sensation. Ce n'était pas la même que lorsque l'on entre dans un cimetière, c'était différent. Pour cause : je n'avais jamais vu de cimetière à ciel ouvert. Ceux que nous avons à Éternara sont juste, à l'image de tout le reste de l'île, des artifices cafardeux. Il n'y a ni terre, ni pierre, ni plantes. Aucune chose que l'on peut voir dans ce genre d'endroit n'est réel. Rien que le cimetière en lui-même n'en est pas un : c'est un bâtiment, de quatre ou cinq étages en général, dans lequel on entrepose des cercueils, le plus possible, par soucis de place, et surtout de gain. Effectivement, le prix annuel pour accéder à un espace de quelques mètres carrés peut facilement dépasser les cinq chiffres, et parfois même atteindre les six. Tout ça, juste pour une seule année. Dans ce 'cimetière', il n'y a pas de dalle funéraire en marbre ou en quelque pierres que ce soit. Non, simplement une cage en plastique dans laquelle se trouve le cercueil, qui contient lui-même le défunt. Un gel a même été développé pour stopper la décomposition des corps, et pouvoir garder ces cages, sans même les entretenir. Il est d'ailleurs interdit d'apporter des fleurs dans ce genre d'endroits, si on veut fleurir cette cage, on est obligé d'acheter des plantes en plastique à un prix exorbitant à l'accueil du bâtiment. Le pire dans tout ça, c'est que les gens le font, parce qu'ils s'en croient obligés, comme preuve d'amour à la personne qu'ils on perdus. Eux ont raisons, ceux qui empochent l'argent de ces ventes sont justes de minables opportunistes.

Encore une fois, la seule personne, ou chose, pour être plus correct, à blâmer, c'était S.E.L.M.A. C'est elle qui a interdit les cimetières à ciel ouvert, les jugeant trop peu rentables. Elle ne pouvait rien y savoir, elle, qui ne connait pas la douleur de perdre un être cher. Pour un humain, ce lieu n'est pas source de gain d'argent abondant, c'est un lieu où l'on peut à nouveau tenter de renouer un contact avec la personne que l'on aime. La seule chose que S.E.L.M.A. peut perdre, c'est tout au plus un composant de sa gigantesque carcasse qu'est l'Ordinateur Mère. La différence est flagrante : sa casse est largement réparable, celle de la perte d'un proche est inconsolable.

M'étant perdu dans toutes les pensées qui venait de me traverser l'esprit, M. Fargo me rappela à la réalité :

- Le médicament pour le torticolis n'a eu aucun effet ? m'interrompit-il dans les entrailles de mes pensées.

- Si, si, le rassurais-je. Je me suis juste... perdu.

- Suis moi, on est plus très loin de la première clé.

- Dites-moi, poursuivis-je à voix basse, vous avez un lien spécial avec les morts ? lui glissais-je sur le ton très maladroit d'une blague.

Je voulais tenter de détendre cette atmosphère pesante, due à l'arrivée dans le cimetière, mais je n'avais fait que la tendre encore plus. Je m'en voulais, sincèrement. Intérieurement, je me répétais cette phrase en boucle, comme une hantise pour me punir d'être aussi stupide. Tout en continuant de suivre M. Fargo, je tenais ma langue, pour éviter de faire une quelconque nouvelle boulette. Après une quinzaine de mètres à défiler macabrement sur cette allée en goudron, il bifurqua soudainement à gauche, en plein milieu du vert de l'herbe, parsemé du gris des dalles funéraires. Au bout d'un moment il se stoppa devant l'une d'elle. Je calquais l'arrêt de son mouvement, effectuant un quart de tour sur moi-même pour être face à ce nom gravé sur cette pierre tombale, ressemblant plus à un monument funéraire, tellement elle était belle, somptueuse et si bien décorée :

Selma Crèvecœur

2003 - 2078


En lisant ce nom, je compris instantanément de qui il s'agissait. Le premier reflexe qui me vint était de toucher le carnet de mon arrière grand-père, celui que j'avais conservé dans la poche intérieure de mon blouson. C'était ma manière à moi de lui offrir une sorte de revanche, une revanche sur tout le courage qu'il n'a pas eu, ou plutôt qu'il n'a pas voulu utiliser.

La dalle était très chargée : de nombreuses plaques funéraires l'arborait, et, à mon plus grand étonnement, des fleures, fraîchement déposées, apportait leur ton de couleur. Sur ces plaques étaient inscrit :

Tes enfants inconsolables.

À notre regrettée grand-mère.

À ma femme que j'aimerais toujours.

Ne meurt que celle qu'on oublie.


Et ce genre de plaques, il y en avait une dizaine, exprimant tous un amour indélébile et intemporel. Très sûr de lui, M. Fargo se baissa pour attraper l'une d'elles. Sur celle-ci était inscrit le texte :

À la seule femme que j'ai toujours aimée.


C'est lorsqu'il la brandit en l'air, pour la faire chuter de haut, que je compris que celle-ci venait de mon arrière grand-père. Au moment où je l'avais compris, la plaque chuta, jusqu'à s'écraser sur le sol, pour se briser en gros morceaux. Aux milieux de ceux-ci se trouvait une clé USB, d'une couleur blanc lunaire. Bingo. En regardant M. Fargo, je vis un grand sourire, comme celui d'un enfant qui déballerait son morbide cadeau de Noël. Il s'abaissa de nouveau pour prendre la clé et la mettre en sécurité, dans son manteau. Même s'il était pressé de partir, il tenait cependant à ramasser les morceaux, qu'il mit dans un sac, et qu'il prit avec lui. Je ne comprenais pas tellement ce pourquoi il prenait cette plaque, ou du moins les restes de celle-ci, et je comptais le lui demander, mais avant, il fallait que je trouve un moment pour m'excuser de ma maladresse. Pour l'instant, nous rebroussions tous deux notre chemin, retournant sur cette allée de goudron et nous dirigeant vers ce portail noir.

Je ne pense pas que présenter mes excuses lors de ce retour à pied ait réellement été une bonne idée. J'attendais qu'on entre à nouveau dans la voiture, et qu'on soit plus apaisés pour débuter de sincères excuses.

Depuis tout à l'heure, notre chauffeur anglais ne nous avait pas abandonné. Il était resté là, à nous attendre, silencieusement, comme il savait si bien le faire. On s'installa une nouvelle fois à l'arrière, M. Fargo toujours derrière la place passagère, moi, obligé de me mettre derrière ce conducteur, introverti. Ce dernier reprit la route, aussi naturellement que possible, probablement en direction de l'aérodrome, pour pouvoir repartir à la maison, ou plutôt rentrer au pays. Je ne savais pas si je pourrais rentrer chez moi de sitôt, mais du moins, je l'espérais.

L'occasion se présenta enfin. Un silence s'était posé, mais, pour une fois j'étais destiné, et motivé à le briser :

- Écoutez, commençais-je, je suis vraiment désolé pour tout à l'heure, je voulais pas vous blesser, c'était ma manière à moi de dédramatiser ce qui se passait et...

- Ne t'en fais pas, me coupa-t-il, je ne t'en veux pas pour le moins du monde.

Ouf. J'étais soulagé. Encore une fois, je m'étais inquiété pour trois fois rien, mais, je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas envie de vexer Cameron. Cette fois-ci, ce n'était plus par peur, comme à notre rencontre, peut-être commençais-je à l'apprécier...

- D'ailleurs, continuais-je dans ma lancée, pour éviter qu'un nouveau silence ne s'installe, je me posais une question. Comment la plaque que vous avez brisée s'est retrouvée là ? On est d'accord qu'elle vient de mon arrière grand-père ?

- Effectivement, confirma-t-il, il a juste payé généreusement une agence intermédiaire pour fabriquer cette plaque et, à la mort de sa dulcinée, la déposer sur sa dalle funéraire à sa place, du moins, s'il venait à quitter ce monde avant elle.

« Même après sa mort, il arrivait toujours à l'aimer, ou du moins, il tentait de le lui montrer. » pensais-je. Et c'est vrai que c'est très peu commun que quelqu'un soit si passionné qu'il arrive à en prévoir quoi écrire sur la plaque funéraire de celle à qui il tient. C'est tordu certes, mais au moins il ne refoulait pas, ou plus, ses sentiments.

- Et, pourquoi vous avez pris les morceaux de la plaque avec vous ? l'interrogeais-je.

- Simplement pour la faire refaire, et la déposer à nouveau sur la tombe, aux milieux des autres, comme si rien ne s'était jamais passé.

C'était peut-être la moindre des choses à faire, mais, personnellement, ça ne m'avais pas traversé l'esprit. Mais, rien que pour honorer la mémoire de cette femme, et celle de mon arrière grand-père, nous avions à réparer cette plaque.

Notre discussion continua, jusqu'à l'arrivée à l'aérodrome, où le chauffeur nous déposa. Pour une fois, c'était une conversation relativement banale. Nous parlions des choses du quotidien, comme de vrais amis, et non de réfléchir à une quelconque manière de détruire le gouvernement, comme des criminels pourraient le faire. Avant de descendre de ce taxi privatisé depuis peu, M. Fargo paya gracieusement son chauffeur :une fine liasse d'une grosse dizaine de billets de 50£. Pour à peine deux heures de courses, il avait largement rentabilisé son temps.

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