Chapitre 4.
6h30. Ce matin, à ma plus grande surprise, mon réveil a sonné. Rien qui ne sorte de l'ordinaire, je l'admets, mais quelque chose de remarquablement rare s'est produit : il m'a réveillé. Très surpris d'être pris au dépourvu de l'habituelle avance que j'avais de lui le matin, je me levai beaucoup trop rapidement, me provoquant au passage une forte douleur au crâne et une considérable sensation de vertige. En descendant pour aller prendre un rapide petit déjeuner, je croisai ma mère que j'embrassai rapidement essayant de rattraper le retard que j'avais commencé à accumuler. Elle me fit remarquer, sur un ton un peu moqueur, que j'étais à l'heure, et non pas en avance, ce qui me froissa légèrement, mais assez pour être de mauvais poil. Après avoir effectué la routine matinale à une vitesse qui me surprit moi-même, et, une nouvelle fois, de me batailler avec mes cheveux pour qu'ils puissent tenir droits, ou du moins en donner l'impression, je pouvais à nouveau redescendre pour partir. Je profitais de ce moment pour prévenir ma mère que je ne rentrerais pas cet après-midi mais que je la tiendrais au courant par message, sur un ton exprimant ma mauvaise humeur, et en évitant volontairement de mentionner ce que j'allais faire.
Il fallait ajouter à ce mauvais début de journée un soleil manquant à l'appel, une fraîcheur très présente, pour ne pas dire paralysante, et, pour couronner le tout, l'appréhension, qui peu à peu grandissait, quant au déroulement de cet après-midi et, en particulier l'inconnu de ne pas savoir dans quoi j'allais être embarqué... Comme à l'accoutumée dans le bus, je prenais la même place, en écoutant la même playlist, en me rendant au même endroit, et en passant par le même boulevard. Le trajet de l'ennui ! Une fois arrivé à proximité de la grille du lycée, je pouvais apercevoir le cercle matinal, qui s'était déjà bien formé, me confortant dans l'idée que j'avais pris un peu de retard ce matin. Je les saluai tous, un par un, enchaînant les poignées de mains, et terminant par faire la bise à Swann, qui s'était caché derrière Kleden, qui pour une fois était en avance !
La journée commençait relativement bien, quoiqu'un peu froissé par la remarque de ma mère (oui, je suis très irritable le matin !)... Et, malheureusement pour moi, ça n'allait pas durer, et je le savais : je devais avant tout passer l'épreuve des deux heures interminables de physiques, à écouter des phrases dont je n'étais même pas sûr qu'elles aient un quelconque sens, illustrant des principes trop vagues pour moi. Le tout en guettant l'horloge tous les quarts de secondes, rendant ce cours beaucoup plus long que ce qu'il n'était déjà. Après cette épopée, s'enchaînait celle du cours d'histoire, barbant certes, mais néanmoins plus compréhensible lui, malgré que notre professeur s'octroie parfois quelques parenthèses concernant la politique du pays... Il avait un avis tranché, et il l'exprimait clairement. D'ailleurs, je ne sais comment, il échappait aux sanctions de S.E.L.M.A...
La délivrance avait apparemment le son d'une cloche, et tant mieux pour moi. Je pouvais enfin m'enfuir le plus loin possible de ces maudites salles, où le temps paraissait décuplé, si ce n'est arrêté. Bien qu'enthousiaste, il était hors de question de rentrer immédiatement à la maison. La peur de l'inconnu avait déjà commencé à faire vaciller mes deux jambes. Il était inimaginable pour moi de poser un lapin à un criminel, même au plus sympathique que j'ai rencontré, bien qu'il ait été le seul. Je me dirigeai donc, vers le restaurant chilien, à l'opposé de la direction que j'empruntai habituellement. Sur le chemin se trouvait la fameuse boulangerie qui causait les nombreux retards de Bryan. Je profitai de la proximité avec celle-ci pour m'y acheter un sandwich, que je pourrais probablement déguster plus tard.
Seulement une petite quinzaine de minute de marche a été nécessaire pour atteindre ce fameux restaurant, en face duquel se trouvait un petit parc, pas plus grand que le restaurant en lui-même. Je savais que j'étais largement en avance sur l'horaire qu'ils m'avaient donné, mais cela me laissait le temps de pouvoir déguster mon repas. J'ouvrais mon sac dans le but de pouvoir le récupérer, et remarquai qu'il avait été écrasé par le manuel de physique. Décidément, cette matière avait de réelles intentions de ruiner ma journée, pensais-je.
J'ai du attendre une grosse heure, dans le même froid hivernal, en face du restaurant, étonnement vide pour une heure pareille de la journée. Je profitais de ce moment de flottement pour envoyer un message à ma mère : « Coucou, je passe l'après-midi chez Kleden. Je pense et j'espère rentrer avant le dîner, je te tiens au courant. ». Certes, je venais une nouvelle fois de lui mentir, mais j'évitais au maximum de jouer franc jeu, en lui expliquant qu'un ex-criminel s'était introduit chez nous, et qu'il m'emmenait faire je ne sais quoi, dans un endroit qui m'étais par ailleurs encore inconnu. J'ai rangé immédiatement mon téléphone et remis mes mains dans mes poches ; le froid rendait l'utilisation de mon portable quasi impossible. Ne serait-ce que le temps d'écrire ce message, le sang qui circulait dans mes deux mains s'était dissipé, les bleuissant au passage.
La voiture de M. Fargo se fit enfin apercevoir. Je n'arrivais pas à voir le conducteur, de part le mauvais temps et les fenêtres teintées de la voiture allemande, mais j'en conclus finalement à ce que Dembe soit assis derrière le volant. La berline s'arrêta juste devant moi, et la portière s'ouvrit. J'entrais, et la grosse voix de M. Fargo m'accueillit :
- Bonjour Alan, bien reposé ? me demanda-t-il, toujours orné de son chapeau.
- Oui, merci. Vous êtes en retard, fis-je remarquer sur un ton aussi maladroit que ma mère ce matin.
- J'en suis conscient, mais j'avais des affaires plus importantes à régler, sans vouloir t'importuner, bien évidemment.
- Et c'est quoi ce truc plus important que moi, blaguais-je légèrement, sans l'attente d'aucune réponse sérieuse.
- J'avais à négocier le prix d'une livraison d'armes à effectuer à des collaborateurs polonais, et l'échange s'est bien déroulé dans sa globalité, répondit-il aussi légèrement que moi.
- Mais c'était une blague !
- Nous n'avons donc pas le même sens de l'humour, soulignait-il.
Il n'y avait pas seulement l'humour qui nous divisait. La bonne conscience l'était également. Comment pouvait-il faire ce qu'il faisait ? Pourquoi ne se concentrait-il pas d'abord sur ce qu'il souhaitait tant faire ? Sûrement parce que le trafic d'armes était un business juteux qui lui était impossible de quitter. Bien que cette révélation ait lancé un court malaise, l'intéressé reprit la parole comme s'il n'avait rien dit.
- Bien, cet après-midi risque d'être très... folklorique ! combla-t-il.
- C'est-à-dire ?
- Je ne voudrais pas trop t'en dire, pour te laisser la surprise et l'excitation de la découverte, mais, pour faire court, nous allons aller dans un endroit dont tout le monde pense connaître l'existence et la fonction...
Une nouvelle fois, il utilisait de son bon parler pour attiser ma curiosité, et, une nouvelle fois, ça fonctionnait. Même s'il n'avait pas éclairé la totalité du questionnement que je lui avais formulé, il m'avait donné quelques pistes pour y réfléchir, mais, d'une nature impatiente, je le questionnai, afin de connaître l'emplacement exact du dit lieu :
- Et il est où ce coin ?
- Puisque tu tiens tant à le savoir... pouffa-t-il, comme déçu. On va sur Nieev. Mais c'est la dernière information que je te donne avant qu'on arrive !
Nieev est une petite île à l'est du pays. Elle est principalement connue pour sa station météo, qui aide S.E.L.M.A. à prévoir les intempéries ; des simples éclaircies, aux plus grosses tempêtes, cyclones ou catastrophes. « L'une des plus brillantes et fabuleuses station météorologique que le pays ait connu ! », nous disait-on, « à rayonnement international même ! ». Le problème c'est que presque jamais personne n'est allé sur cette île, ou n'en est revenu vivant en tout cas. L'entièreté de l'histoire de cette station repose sur les dires de S.E.L.M.A., et des quelques médias, qui alimentent de temps en temps ce mythe avec quelques documentaires et articles plus ennuyant les uns des autres, n'apportant aucune nouvelle information croustillante. Une légende urbaine raconte même que ceux qui travaillent sur cette île ne pourraient plus jamais la quitter et serait contraint d'y finir le restant de leur vie là-bas. Une simple légende urbaine, on sait tous qu'elles sont bien souvent extrapolées, pour les rendre plus extraordinaires, plus sensationnelles.
- L'île où il y a la station météo ? continuais-je de le questionner.
- Tu ne lâches pas le morceau toi ? Tu le découvriras plus tard, sois patient, me rétorqua-t-il.
Cette fois-ci, il semblait davantage me cacher la vérité afin de me surprendre que de me mentir pour se jouer de moi, ou de profiter de la situation, ce qui, dans un sens, me conforta dans l'idée que malgré quelques exceptions, il avait un bon fond.
La route pour atteindre la côte est du pays fut assez longue, même si Dembe a longuement roulé à vive allure, très vive allure. Il nous a fallut un peu plus d'une heure et demi pour atteindre une plage, à côté de laquelle se trouvait un petit bateau, dont la coque était entièrement peinte en noir, et un logo bleu y était fixé. Étant donné la distance qui séparait la voiture, encore en mouvement, du bateau immobile, il m'était impossible de voir à quoi pouvait exactement ressembler ce logo.
Dembe, qui n'avait pas lâché un seul mot du trajet nous déposa devant l'étendue de sable. Il alla se garer un peu plus loin, à l'abri des potentiels curieux qui pourraient perturber notre expédition. Le « plus tard » de M. Fargo était enfin arrivé. Je suivais les pas de ce dernier dans le sable, qui était passé devant, ce qui nous approchait inévitablement de ce mystérieux bateau. Au plus nous avancions vers la mer, et, par conséquent, vers ce bateau, et au plus une étrange silhouette semblait se distinguer. Puisque M. Fargo n'avait aucune réaction hostile, même aucune réaction du tout, j'en concluais que cette personne était amicale.
À notre arrivée sur le petit bateau, qui paraissait beaucoup plus grand de loin, nous avons été accueillis par une jeune femme en uniforme noir, casquette sur la tête, et une queue de cheval qui ressortait derrière celle-ci.
- Cameron ! apostropha-t-elle l'homme au chapeau qui se tenait à mes côtés.
- Ludmilla ! Quel plaisir de te revoir, lui répondit M. Fargo. Je te présente Alan. Dembe a du t'en parler dans son message mais, il m'accompagne dans mon projet.
« Projet dont je ne connais rien, excepté la finalité : la destruction de S.E.L.M.A. ! », ais-je voulu dire mais j'optais plutôt pour un « Bonjour ! », plus cordial pour une première approche.
- Ludmilla est, comme tu l'auras deviné de par son uniforme, une gardienne de la paix, reprit-il.
- Une gardienne de la paix ? Mais... il n'y a pas de prison autour !
- Toujours aussi impertinent Alan... soupira M. Fargo.
- Comme tu dois le savoir, reprit Ludmilla en me regardant, en théorie, Nieev est une île réservée à la météorologie... Sauf qu'en réalité, c'est bien différent... C'est un peu notre "Alcatraz" à nous mais en gros, beaucoup plus gros.
- Il y a tant de prisonniers que ça dans le pays ? demandais-je, étonné.
- Oui, rétorqua sèchement Cameron. Tous les opposants politiques... Personne n'en parle, ni S.E.L.M.A., pas même la presse, mais il y a des gens, comme moi, comme Glen, comme nous, qui veulent changer le système. Certains arrivent à passer au travers des mailles du filet, d'autres, la majorité, se font incarcérer.
- Carcerem, c'est le nom de la prison, expliqua plus calmement la jeune gardienne de la paix. Elle est tellement grande qu'elle pourrait presque être une ville à part entière... Elle est d'ailleurs divisée en 17 districts, il paraît que la logistique devient plus simple.
- Mais il y a combien de prisonniers ? l'interrogeais-je.
- Précisément 117 623, récita-t-elle d'un ton machinal. Et ce ne sont que les chiffres de ce matin.
- Oh la vache !
- Bon aller ! Il va falloir qu'on y aille, ma patrouille commence dans 12 minutes, reprit Ludmilla. Par contre je vous préviens, cachez-vous bien ! S.E.L.M.A. a des caméras absolument partout ! Un faux pas, et vous mourrez tous les deux, et moi par la même occasion, donc soyez discret, nous mettait-elle en garde.
Sur ce, elle démarra le moteur du bateau de la prison et se dirigea droit vers l'île, presque invisible d'ici à cause d'une brume qui, au fil du temps, devenait de plus en plus épaisse. Au vu du petit gabarit de cet engin, sa stabilité avec le flot des vagues était loin d'être parfaite, et le bruit qu'il faisait rendait le trajet encore moins agréable. Les secousses étaient si présentes que j'en ai eu le mal de mer, si bien que j'ai été obligé de retenir à plusieurs reprises mon déjeuner. Il l'était d'autant plus que Cameron et moi étions vulgairement allongés au sol, recouvert d'une bâche verte, elle-même salie par de la boue séchée.
On était presque arrivée vers l'île, et des bruits qui ne semblaient pas amicaux se faisaient entendre. C'était pour la majorité des cas semblable à des cris ou des grognements, rien qui ne présage de bonnes choses lorsque l'on s'approche d'une prison.
- Tu sais, se confia M. Fargo, cette prison à beau être la plus grande que le monde n'ait jamais connue, les individus à l'intérieur restent des humains, de simples mortels, avec une philosophie de vie, une manière de penser. C'est bien triste qu'à une époque comme la nôtre, certains soient mit en détention par l'idéologie qu'ils ont du monde. L'intelligence artificielle était censé révolutionner le monde et notre système pour qu'il soit plus égalitaire, sans disparités, ni injustices. Malheureusement, cette intelligence à été bâtie de toute main par l'être le plus imparfait qui soit : l'humain. Bien qu'il y ait mis toute sa bonne foi, il lui aura forcément légué une once d'impureté.
Même sous une bâche sale et une position plus qu'inconfortable, ce discours était émouvant. Cameron était sincère, et je le voyais, ses yeux ne mentaient pas. Même s'il était de loin la personne la moins bien placée pour parler de l'impureté humaine et de tous les défauts de cette espèce, son être et ses paroles ne faisait qu'un.
- Fort heureusement, des personnes continuent de se battre, c'est notre cas, mais c'est aussi celui de Ludmilla, qui prend un nombre considérables de risques pour te faire voir la face cachée de S.E.L.M.A. Comme tu le sais, S.E.L.M.A. a essayé de moderniser tous les corps de métier pour les automatiser. Et... c'est ce qui s'est passé dans cette prison. Même si elle requiert toujours le besoin de personnel humain, principalement pour les rondes, et l'entretien, la majeure partie du reste de la vie des prisonniers s'effectue par des programmes informatiques et des robots. Ils ne voient plus d'humains, excepté les autres détenus, mais seulement de stupides machines dont le seul but est de respecter indéfiniment un protocole strict. La distribution de la nourriture, à l'encadrement dans la cour, en passant par les suivis médicaux, quand il y en a, tout se fait par le biais de machines, intermédiaires direct de S.E.L.M.A.
Soudain, la voix de Ludmilla raisonna, de manière à nous mettre une nouvelle fois en garde :
- On ne va pas tarder à entre dans la prison, donc maintenant fermez-la sinon je vous en colle une à tous les deux !
Nous nous exécutions tous les deux, comme de simples sujets aux ordres de leur souveraine. Puis, quelques temps plus tard :
- Ça y est, on a passé la sécurité du premier périmètre, nous adressa Ludmilla, d'une voix basse. Ma patrouille est censée commencer, mais je vais aller au District 5 pour vous faire voir l'atrocité de Carcerem.
Étant donné que la vitesse du bateau avait considérablement diminuée, le mal de mer qui s'était emparé de moi il y a quelques minutes déjà, s'était entièrement dissipé. Le trajet pour atteindre ce fameux District 5 était d'ailleurs plus long que de rejoindre la prison elle-même. Je ne sais pas si ce temps, affreusement long, au vu de la position que nous avions sous la bâche, était dû à l'éloignement de ce district, à la vitesse réduite du bateau ou au nombre ahurissant de contrôles qui étaient effectués. Un mélange des trois, serait, pour moi, l'explication la plus logique. Enfin, au bout d'une grosse quarantaine de minutes, à la louche, la voix de Ludmilla se fit à nouveau entendre :
- Sécurité passée ! Vous pouvez sortir vos grosses têtes, blaguait-elle, mais faites gaffes aux caméras ! chuchota-t-elle du même volume que lorsque nous avions passé le premier portail de sécurité.
Enfin ! Respirer sous cette bâche commençait à relever de l'exploit, d'autant plus que nous étions deux à inhaler à grand souffle dans cet espace confiné. En ressortant ma tête à l'extérieur, la fraîcheur de l'hiver me fit un choc comparé à l'air chaud et suffoquant qui régnait là-dessous. Cette sensation se fit accompagner par un brouhaha ambiant, des cris, des grondements, des hurlements, venant de tous bords et très nombreux. Ce que j'y est vu était encore plus traumatisants. Des bâtiments, tous plus gris les uns des autres, les étages empilés sur des dizaines de mètres de haut, avec pour simples fenêtres des barreaux en métal rouillés. Et cela, à perte de vue. Le bateau continuait son périple dans ce qui paraissait être un étroit canal. Nous sommes passés devant un espace plus aéré : une cour. Depuis que j'avais retrouvé la vision, je regardais enfin vers le sol, et non plus vers la hauteur des bâtiments, monotone et monochrome, pour voir un groupe de détenus masculins, sales, avec une barbe et des cheveux qui leur descendaient presque à mi-torse, et des vêtements troués, eux aussi usés par le temps. Tout ce que je voyais n'était qu'un étang de béton. Le sol était en béton, les murs était en béton, les gens étaient de béton...
Le bateau s'arrêta brusquement, encore une fois en face d'une vaste plage de béton dans laquelle une foule compacte de prisonniers criaient, en direction d'une zone un peu plus surélevée, une sorte d'estrade en bois.
- Bienvenue dans le District 5, tenta de murmurer Ludmilla d'une voix audible, pour compenser les grognements insistants de la foule. C'est le district ou aucun prisonniers n'a de chance de survie, et ils en sont conscients, par conséquent, c'est donc l'endroit le moins...
Elle arrêta subitement le discours qu'elle venait à peine d'entamer lorsqu'elle jeta un coup d'œil vers l'estrade. J'en fis de même, pour remarquer qu'une dizaine d'hommes avaient pris place sur la plate-forme surélevant la foule. Des chaînes leurs liaient mains et pieds, obstruant grandement leur mobilité, si ce n'est les immobilisant totalement. Malgré ces entraves, ils se tenaient droits, du mieux qu'ils le pouvaient, le regard loin, les yeux grands ouvert. Je pense que j'avais compris ce qui allait se dérouler dans les quelques secondes plus tard, mais je me refusais catégoriquement de me l'avouer, du moins, pas tant que je ne l'avais pas vu de mes propres yeux.
Le "plus tard" est malheureusement à nouveau arrivé, puisque, sans crier gare, ils tombèrent, un à un, leurs corps jonchant le sol, s'empilant presque comme un vulgaire tas de déchets fraîchement déposé aux milieux d'autres... Ma théorie était en partie vraie, je me refusais catégoriquement de comprendre ce qui allait se passer, tout simplement parce que je n'étais pas prêt pour voir de telles atrocités. Quoique, je ne pense pas qu'on soit un jour totalement prêt à vivre ce genre de chose... Je voulais néanmoins m'assurer si ce que je venais de déduire était avéré, en demandant naïvement :
- Ils sont morts ?
- Non, pas encore, me répondit sèchement Ludmilla. Mais c'est ce qui les attend. Une morte longue, remplie d'agonie et de douleurs. Et le tout devant un public désemparé et apprivoisé par la terreur, qui se destine au même sort.
Cette réponse était encore pire que tout ce que j'aurais pu imaginer. Selon moi, rien ne vaut une morte courte et dépourvue de douleurs.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ils sont tombés ? continuais-je alors de la questionner frénétiquement.
- Lorsqu'un détenu arrive à Carcerem, m'expliqua-t-elle, une puce lui est implantée dans le cerveau, non seulement pour le localiser, mais également pour analyser et traiter ses constantes vitales. Cependant, dans le District 5, la puce a une toute autre utilité...
Elle inspira un grand coup et reprit aussitôt :
- Elle peut couper toute connexion nerveuse dans ton corps, tout en te gardant en vie, pendant encore quelques heures du moins.
- Mais... C'est...
- Horrible, me compléta M. Fargo.
- Exactement, renchéri Ludmilla, et le pire c'est que ces exécutions ne sont pas considérées par la justice... Tout simplement parce que c'est elle qui applique ce genre de sanctions barbares. C'est pour ça qu'il faut arrêter ce putain de cercle mortel, il n'y a plus aucune justice ici, excepté l'omniprésence de S.E.L.M.A, commençait à s'emporter Ludmilla.
- L'omnipotence de S.E.L.M.A., ajouta M. Fargo.
Le sinistre engouement dont la pièce maîtresse était cette macabre estrade en bois avait rapidement chuté, quasiment aussi vite que les corps presque dépourvus de vie des dix hommes qui y étaient exposés. Un silence lourd pesait depuis la chute de ces amas de chair et de graisse. Un silence, très lourd, dans lequel on pouvait presque entendre son propre cœur battre. Peut-être est-ce ce silence qui nous accompagne à notre mort...
L'attention d'une masse aussi compacte de gens devait forcément se tourner vers quelque chose d'autre. Malheureusement pour nous, le bateau qui revêtait les couleurs, relativement vives, de l'établissement carcéral, et, par conséquent, étant visible de loin, quelques individus nous remarquèrent. En un instant, la frustration et la colère de la foule remplaça ce silence de mort. Ils nous huèrent, tous, sans aucune exception, du plus jeune au plus vieux, du plus malade au plus coriace, du plus gueulard au plus réservé, tout le monde semblait se vider de toute la haine qu'ils avaient accumulé ici. Peut-être nous pensaient-ils responsables de l'exécution déguisée de leurs camarades ? Cependant, il était primordial pour notre sécurité, et davantage pour celle de Ludmilla, de déserter ces lieux le plus vite possible. C'est d'ailleurs ce que Ludmilla entreprit très vite, avec une vivacité d'esprit plus grande que la mienne étant donné que je n'avais pas encore comprit l'origine de ce vacarme lorsqu'elle rebroussa chemin. M. Fargo, peu de temps après me tira la main pour nous allonger tous deux sur le sol, recouvert quelques secondes plus tard par la bâche que Ludmilla nous balança dessus.
Je n'ai aucune idée de comment elle a pu réussir à passer à travers tous les contrôles de sécurité dans le sens inverse, sans même mentionner l'incident dû à sa présence (non autorisée) dans le District 5. Cette femme est extraordinaire, réellement. En revanche, je me sentais étrangement coupable de ce qui venait de se passer. Bien évidemment, je n'y étais pour rien, mais avoir assisté à cette exécution m'avait profondément bouleversé... La seule chose qu'elle avait confirmé, c'était la brutalité dont faisait preuve S.E.L.M.A.
Durant tout le trajet du retour vers la plage, un silence s'était posé, bien différent de celui de l'estrade puisqu'il était impossible d'écouter le moindre clappement de cœur à cause du grognement mécanique du moteur. Je savais pertinemment que d'ici quelques heures, si ce n'est moins, je me serai définitivement engagé, ou non dans cette lutte contre le Mal dont M. Fargo semble porter une attention très prononcée. Pas de retour en arrière possible. Même si mon observation passive à Carcerem avait bouclé ma décision, je réfléchissais tout de même, encore et encore, ressassant risques et conséquences. Effectivement, j'avais de quoi me perdre dans mes pensée, un coucher de soleil magnifique, et, par-dessus tout, un accès direct au ciel, et non pas ridiculement camouflé par une bâche étouffante.
Quand nous avons enfin reposé un pied sur terre, à peine deux heures se seraient écoulées selon moi. Mais la Lune faisant presque son apparition, j'en déduis fortement que nous avions passé plusieurs heures sur ce bateau. À vrai dire, j'avais vraiment eu l'impression d'avoir suffoqué pendant une éternité sous cette maudite couverture presque irritante. Plus à l'aise face à elle, je pris la parole en premier :
- Merci pour ce que tu as fait, je pense que je n'étais pas prêt à voir ça, mais merci quand même, tentant de la fixer dans les yeux en même temps que je lui parlais.
Une nouvelle fois encore, je ne savais que dire de plus. Mon aptitude à poursuivre une conversation n'était vraiment pas développée, et les blancs que créait ce manque de paroles me rendaient profondément mal à l'aise. Je voulais souligner le fait qu'avec les risques qu'elle avait pris, il était aisément facile de voir qu'elle éprouvait un réel intérêt quant au projet de Cameron, mais rien ne voulait sortir. Pour essayer de m'extirper au mieux du malaise que je venais de créer, je hochai la tête en la regardant, puis me recula de quelques pas en attendant que M. Fargo fasse de même. Ce qu'il commença d'ailleurs à faire.
- Tu devrais recevoir ta paie dans les jours suivants.
- Tu sais très bien que je ne fais pas ça pour l'argent Cameron, lui rétorqua la jeune femme.
- Ce n'est pas avec ce que te paies S.E.L.M.A. que tu risques de faire grand-chose.
- Tu sais, reprit-elle, je voulais te... J'ai peur que tu refasses la même erreur qu'à Conceiçao. Tu nous avais dit que c'était sûr, mais ça ne l'était pas ! Tu as Alan en plus ! Fais attention, je t'en supplie...
Les paroles que la jeune femme venaient de prononcer avait profondément touché son interlocuteur. Il essayait tant bien que mal de contenir toutes ses micros expressions, mais on pouvait percevoir les plus perspicaces, qui avaient réussies à se faufiler au travers de sa solide carapace. Comprenant qu'il perdait le contrôle des muscles de son visage, il lui tourna le dos, sans même la remercier pour ce qu'elle avait fait pour lui. Il le savait, S.E.L.M.A. ne rigolait pas, et on venait de le voir, mais il ne se préoccupa guère de Ludmilla. Il préféra s'avancer, d'un pas lourd et régulier vers moi, les mains dans le dos et sans aucun mot, presque insouciant. Il me frôla presque. Je perçus un souffle rapide. En temps normal, personne ne respire à cette vitesse ; j'étais donc sûr qu'il ne soit pas dans son état normal. Je me disais, que, finalement, cette mise en garde l'avait réellement impacté, et que c'est à cause de cela qu'il fit sa tête de mule.
Pour tenter de compenser la froideur maussade du comportement, presque puéril, de M. Fargo, j'affichais le sourire le plus chaleureux et sincère possible en direction de Ludmilla. Elle me rendit la pareille. Je lui fis un dernier signe de la main, ce après quoi je me retournai pour suivre les traces de pas que M. Fargo avait laissé derrière lui dans le sable blanc, jusqu'à la voiture qui nous attendait devant la plage. Quand je suis entré dans cette voiture, l'ambiance m'a semblé beaucoup plus décontractée : M. Fargo et Dembe semblaient plutôt bien s'amuser. Ce contraste de tempérament m'a quelque peu perturbé. Je l'ai été d'autant plus que M. Fargo a coupé net à sa conversation pour m'interroger :
- Comme as-tu trouvé cette visite ?
- Pardon ? lui rétorquais-je, interloqué. Vous osez appeler ça une 'visite' ? Il est vrai que voir des gens mourir est votre quotidien et que cela ne vous fait plus rien maintenant, mais sachez que pour ma part, je n'étais pas prêt à ce que j'ai vu, ai-je continué dans ma furie, avec plus de haine que de sincérité.
- On ne s'habitue pas à la mort, me répondit-il très sereinement. On peut s'en accommoder, certes, essayer de dompter ce que l'on ressent, mais il est impossible, et ce que j'ai vécu en témoigne, de ne rien ressentir devant la mort de quelqu'un. Même le pire des monstres ne peut pas ne rien ressentir.
- Et comment le savez-vous ?
- J'en suis moi-même un. Si quelques tensions sont apparues entre Ludmilla et moi, j'en suis le seul responsable. Je la connais depuis qu'elle est toute petite, et... Ses parents aussi...
Il s'est arrêté de parler, probablement pour garder le contrôle de lui-même et éviter à sa gorge de se nouer plus qu'elle ne l'était déjà.
- Quand j'ai commencé à découvrir tout ce qui clochait dans le mode de fonctionnement de S.E.L.M.A., et à vouloir changer les choses, j'ai eu besoin de contacts, et c'est comme ça que j'ai rencontré les parents de Ludmilla. C'est eux qui m'ont tout dévoilé, du moins de ce qu'ils savaient sur elle : son créateur, son possible fonctionnement, et ses disfonctionnements, la manière dont elle aiguillait une grosse partie des médias, et en terrassait certains, et surtout, l'existence de ce lieu. Dans la mesure où ils connaissaient mon passif, presque tout autant que toi, ils m'ont proposés de se joindre à eux, pour venir à bout de S.E.L.M.A. Et c'est comme ça, de fil en aiguille, qu'on a installé le Temple à Conceiçao. Bien évidemment, j'avais beaucoup plus de moyen, et de temps à allouer au projet, puisqu'eux venaient d'être parents d'une mignonne petite fille, j'ai donc rapidement pris la tête du projet. Et, je pense que je n'ai pas besoin de détailler la suite de l'histoire, tu la connais, ou du moins dans les grandes lignes.
- C'est pour cela que Ludmilla vous a mis en garde ? lui demandais-je, sur le même ton étonné qu'un scientifique ayant trouvé la découverte de sa vie.
- En partie. Même si elle me laisse croire qu'elle a tourné la page, je suis intimement convaincu qu'elle a toujours une part d'elle qui me hait profondément, et c'est compréhensible pour quelqu'un qui pense croire que j'ai indirectement assassiné ses parents...
Un nouveau silence se présenta, mais celui-ci était plus naturel que les autres : Dembe était concentré sur la route devant lui, et la nuit qui commençait à tomber, moi à essayer d'assimiler et de digérer ce que j'avais vu il y a quelques heures, et, M. Fargo, je ne sais pas. Impossible de savoir à quoi il pouvait penser, en tout cas jusqu'à ce qu'il reprenne la parole :
-D'ailleurs, j'apprécierais beaucoup que tu ne parles pas de cette petite excursion à Glen, nous avons eu un petit désaccord à propos de ta venue à Nieev, il pensait que ce serait trop violent pour toi, et je pense qu'il avait raison. Cependant je reste persuadé que c'était essentiel pour que tu vois vraiment ce dont quoi S.E.L.M.A. est capable.
J'aurais beaucoup aimé lui répondre que me demander directement si "visiter", pour reprendre son terme, un lieu plus horrible et dénué d'humanité comme Carcerem, était une sage décision. Mais, et je ne sais pas pourquoi, j'ai lâchement hoché la tête, en guise de réponse.
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