Chapitre 23 : de sang et de glace

« - Almarica ? Almarica, viens par ici, veux-tu ?

C'était Svelja, qui l'appelait. Son sourire aussi rayonnant qu'un soleil de saison estivale lui mit du baume au cœur. La jeune femme avait le don de faire sourire même le plus taciturne des guerriers ... à savoir son frère.

- Bonjour, bien dormi ? lui dit-elle en la voyant la rejoindre près de la fenêtre où la jeune femme contemplait le coucher de la lune.

Le coucher de la lune. Ce laps de temps magnifique où la lune entamait sa descente sur l'horizon, et que le soleil n'avait pas encore décidé de s'éveiller. Toutes les étoiles étaient encore visibles, à cette heure-ci.

- Tu t'es levé tôt, aujourd'hui, me semble-t-il, lui dit Almarica.

- Oui ... Je n'avais plus sommeil. Et ce spectacle est pour moi l'un des plus beaux que cette terre nous a offert. J'aime ce léger moment de doute, entre nuit et aurore.

Almarica acquiesça. Elle avait toujours préféré la douce clarté du crépuscule à celle, rosée et plus éclatante, de l'aurore, mais les deux moments restaient à ses yeux beaux.

- J'ai toujours préféré le jour à la nuit, lui dit Svelja. Sans doute parce que le jour est envahi de clarté, de lumière, et que tout brille à la lueur de ce gigantesque cercle doré ?

Almarica la regarda avec un drôle d'air. Le ton qu'elle avait employé sous-entendait une ironie palpable. Son regard pétillait de malice, et un petit pli au coin de ses lèvres lui indiqua qu'elle n'avait pas fini ce qu'elle avait à dire.

- De là d'où je venais, lorsque je disais que j'aimais plus le jour que la nuit, voilà ce que l'on me disait. Plus ou moins, j'aimais le jour, car j'étais une Element de lumière.

- Et c'est le cas ?

- Bien sûr que non. Tu n'aimes pas la nuit parce qu'il fait sombre, n'est-ce pas ?

- En effet. Lorsqu'il fait nuit ... Tout est apaisé. Tout le monde dort. Le silence se fait petit à petit. Et c'est ... la sérénité qui règne. Mais également l'inconnu. Et le danger. Ceux qui ne dorment pas. La nuit est un défi bien plus attirant et ardu que ne l'est le jour.

Svelja hocha la tête.

- J'aime le jour car c'est quand le soleil est levé que nous nous agitons tous. J'aime voir les enfants rire et courir dans la rue, les jeunes gens parler avec enthousiasme, les vieux sages s'asseoir sur un banc, et commenter tout cela. Jour est synonyme de vie, d'effervescence.

Son regard se fit soudainement plus sombre.

- Certes, la guerre se passe plus le jour que la nuit, bien malheureusement, mais ... Ne nous arrêtons pas à ça ... Quand j'étais petite, j'étais incapable de dormir la nuit. Je voulais juste que l'obscurité se termine, pour aller de nouveau jouer dehors. Une boule d'énergie, qui passait son temps à courir, à droite, à gauche, à s'entraîner ... Je voulais devenir comme mon père et ma mère. Une épéiste accomplie. Mais ... le destin en a décidé autrement.

Almarica savait que Svelja n'avait jamais été douée avec une épée entre les mains. Par contre, quand il s'agissait de dagues, de poignards, ou même de simple couteaux, la jeune femme était sans aucun doute l'une des plus douée de sa génération.

- Mais je m'éloigne du sujet. Dis-moi, à ton avis, qui a été la première personne à deviner du premier coup la vraie raison de ma passion pour le jour ?

- Fenror ?

Elle secoua la tête. Et pointa du doigt un arbre, non loin d'elles. Un arbre familier. Almarica ouvrit de grands yeux.

- Philios ?

- Philios. Lorsqu'il a à son tour appris que j'étais une adepte du jour, il a alors ouvert de grands yeux, et s'est exclamé que c'était logique. « Vous aimez tellement la vie, Dame Svelja. Ce n'est en rien étonnant. », m'a-t-il dit alors, avec joie. L'on ne dirait pas ainsi, mais Philios est un observateur. Et je ne dis pas ça à cause de sa vision excellente. C'est un bon garçon, qui sait être à l'écoute des autres, et qui préférerait mettre sa vie en jeu plutôt que celle d'un parfait inconnu.

Almarica observa l'immense boule de feuille qui abritait leur somnolent ami.

- Depuis quelques temps, je crois que vous vous entendez mieux, lui et toi, n'est-ce pas ?

Il est vrai que depuis l'après-midi au village, où elle lui avait conté l'histoire du Roi Rokh, il était indéniable qu'elle et Philios s'étaient beaucoup rapprochés. Son frère lui en avait lui même fait la réflexion quelques jours plutôt.

- Oui ... il n'est pas si mauvais que je le pensais. Il ... Il s'est excusé. Et il est vrai que je n'avais plus raison de lui tenir rancœur.

Svelja lui toucha le bras, en un geste apaisant.

-Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de vous voir enfin en bons termes. C'est de ma faute, toute cette histoire. Si je n'étais pas tombée malade, vous n'en seriez pas arrivés là.

- Détrompe-toi. Philios avait beau m'avoir sauvée, il y avait une légère tension entre lui et moi. Il était méfiant. Ça aurait fini par éclater d'une manière ou d'une autre.

- C'est vrai, ça aussi.

- Philios est ... Une bonne personne. Un allié fidèle. Et un bon ami. Je suis heureuse de pouvoir réussir à bien m'entendre avec lui. Enfin, plus qu'avant.

- Je me posais une question, Almarica.

- Oui ?

- Que ressens-tu à l'égard de Kryos ?

Almarica se sentit se raidir, à la mention du nom de son ancien fiancé.

- Hum ... Et bien ... C'était maladroit entre nous deux ... mais maintenant, ça va mieux, je dirais. Il n'est pas méchant. L'idée de me marier avec un inconnu ne m'avait jamais plu, pour être honnête. J'ai eu peur qu'il soit là dans le but de me ramener, mais au final, lui aussi est un fugitif. Cela m'a soulagé. Il devait lui aussi être embarrassé par l'idée de se marier à une enfant qu'il ne connaissait même pas de vue. Au final, bien qu'il soit une personne très ... renfermée sur elle-même je dirais, il est d'agréable compagnie.

- Et Philios ?

- Il est très gentil. Serviable. Il a accepté de m'aider pour mes expériences alchimiques ! Il n'y comprend pas grand-chose, cela se voit, mais il est curieux quand même, et ne cherche pas à remettre en question mes décisions quant à mon domaine de prédilection, même si elles paraissent dangereuses. Sa confiance est touchante. En plus, il m'a indiqué beaucoup d'endroits dans le coin où je pourrai trouver de quoi me procurer des herbes médicinales. Et ...

Almarica se tut. Une fois par jour, Philios venait la trouver pour l'entendre raconter des histoires. Et des histoires, elle en avait à revendre. Après dix ans de silence, se délier la langue et raconter ses chères et tendres histoires à un auditoire aussi attentif et passionné que Philios lui faisait du bien. Quand elle racontait, Philios, toujours assis en face d'elle, se penchait en avant, ses grandes prunelles vertes rivées sur elle, s'écarquillant ou se rétrécissant lors des péripéties de ses récits. Philios était au final, une personne très expressive. Il faisait une mine dévastée lorsqu'elle contait une partie triste, ou riait aux éclats quand elle décrivait un moment comique. Philios était un auditoire des plus agréables. Et ça lui faisait vraiment chaud au cœur quand elle le voyait réagir ainsi. Il aimait vraiment ses récits, et le lui faisait comprendre. Et c'était aussi leur petit secret à eux. Almarica n'avait pas envie de jouer à l'Ishtar devant son frère ou les autres, et Philios, l'ayant compris, n'en disait pas un mot. Ils s'arrangeaient pour se retrouver ensemble, non loin de la clairière de la maison, et s'installaient dans l'herbe le temps d'un conte ou deux. C'était devenu un moment qu'elle attendait avec impatience. Comme Philios d'ailleurs, qui arrivait toujours après elle, le sourire aux lèvres, les yeux pétillants. D'habitude, l'archer était quelqu'un de calme, posé, et réfléchi. Mais quand ils se retrouvaient seuls tous les deux, elle avait l'impression de voir une sorte de grand enfant. Un Philios bienveillant, quelque peu candide et naïf, qui pouvait s'extasier d'un rien. Et cette partie de sa personnalité, elle l'appréciait beaucoup.

- Philios est ... quelqu'un de très admirable, se contenta-t-elle de dire.

- Huuum ...

Almarica eut l'impression de voir son sourire s'accentuer, mais dans la pénombre de la pré-aurore, elle dut se tromper.

- Il viendra un jour où tu auras à prendre une décision, Almarica. Ce jour-là ... Fais-toi confiance.

- Quelle décision ? Je ne comprends pas ...

- Ça viendra. Une belle journée commence ! J'espère que la saison sèche prendra vite fin. Il me tarde que la saison pluvieuse arrive.

Et enfin, les rayons du soleil se déversèrent doucement dans la clairière, petit à petit. L'un d'entre eux accrocha le Cocon de Philios. Et elle ne put le quitter des yeux jusqu'à ce que ce dernier se décide d'en sortir.

* * * * *

- Bettre les boiles à Bouendy Hill ? s'écria Crìs en ponctuant sa question par un éternuement tellement sonore qu'il la crispa.

Almarica détestait savoir ses amis mal en point. Encore plus quand ça lui faisait mal aux oreilles. Elle soupira et attrapa sa mallette avant d'y farfouiller dedans.

- Oui, et le plus tôt sera le mieux. Genre ... avant demain, si possible.

Mais où avait-elle mis ... Ah, enfin ! Elle déboucha le petit flacon contenant un liquide bleuâtre des plus jolis, et le colla dans les pattes de Crìs.

- Cul sec et t'en laisse pas une goutte.

Il obtempéra sans discuter. Un rire sans joie s'éleva alors, et elle vit Ash la foudroyer du regard, les bras croisés.

- Ça sera pas possible, Almarica. Déjà, t'as vu ton état ? Ensuite, l'après-midi est déjà bien entamée et ...

- LES COURSES ! BON DIEU J'AI OUBLIÉ LES COURSES ! s'écria Julian en se tapant le front du plat de la paume, tout en sautant sur les pieds. ET LES SACS ! Mais quel idiot ... Arrangez-vous entre vous les enfants. Mais surtout, ne quittez pas la maison. Je verrouille la porte à clé. Et criez s'il y a un problème ! Euh, enfin, appelez-moi à mon numéro. Euh, ce numéro-là, je veux dire. Tiens, prends ça Ciela.

Et sans dire un mot de plus, Julian se jeta sur son manteau, attrapa les clés et sortit comme une tornade hors de la maison avant de claquer vivement la porte, le bruit métallique de la serrure résonnant comme un gros déclic dans le silence ahuri qu'avait provoqué le départ de l'adulte.

- ... Il me fait penser à Sheena, là.

- Yeeep.

- Au moins, on sait d'où ça vient, ça ...

Almarica se tourna vers ses amis, interloquée. Comment ça ?

- Ah. C'est vrai que t'es pas au courant ... grimaça Romy.

- Ça va pas être de la tarte que de tout expliquer, renchérit Ciela.

- Ouais, Al' ? Assieds-toi, ça vaut mieux. On a des trucs à déballer, et c'est pas du léger ...

- ... Pourquoi j'ai l'impression que ta potion, on aurait dit du Schtroumph liquide, Almarica ?

* * * *

Lorsque Julian arriva enfin à la supérette du coin, il laissa échapper un grand soupir de soulagement. Enfin. Il était seul. Faire les courses allait lui vider la tête. Il savait pertinemment que laisser les enfants seuls à la maison était une très mauvaise idée mais ... Mais ... il avait eu cet égoïste besoin de s'en aller. De juste, juste prendre de la distance avec sa maison. Et avec la petite Sheena. Sa fille. SA FILLE. Il n'arrivait pas encore à en revenir. La conversation qu'il avait eu avec Liz lui revint en tête. Basiquement, le conseil qu'elle lui avait prodigué, à savoir tout raconter à Sheena, il l'avait appliqué aux amis de cette dernière. Une part de lui aurait aimé qu'elle entende aussi son récit. Il frissonna en y repensant. Julian se sentit stupide. Raconter les pans les plus noirs de sa vie à de pauvres enfants qui n'avaient rien demandé ? Que c'était d'une stupidité sans nom. Il se passa la main sur la figure. Il s'était servi d'eux comme de punching-ball émotionnel. Julian avait vidé son sac sans rien leur demander. Et ça, il n'aurait pas dû le faire. Mais le mal était fait. Fort heureusement, l'apparition subite de l'amie des enfants avait changé la situation. Et c'était tant mieux. Que les gosses oublient. Ils avaient déjà suffisamment à faire pour qu'il n'en rajoute pas plus sur leurs frêles épaules déjà dotées d'un fardeau bien trop lourd pour leur âge. Il soupira une dernière fois, et se força à avancer, se plongeant dans les courses. Julian le savait : il ne pouvait rester comme ça éternellement. Et actuellement, fille retrouvée ou non, il avait une bande d'adolescents affamés à nourrir.

- Bon ... où en étais-je moi déjà ... ? Ah oui. Trouver de quoi manger ... Euh, alors ... que prendre ... Zut, je n'ai pas pensé à faire de liste ... et s'ils s'en vont effectivement tôt ? Rah, j'aurai de la nourriture en trop, et je ne saurai qu'en faire.

Julian marmonnait dans sa barbe depuis un moment, remplissant les sacs qu'il avait acheté quelques minutes auparavant non loin d'ici de choses diverses et variées, réfléchissant à différentes recettes pouvant convenir à tout le monde. Mais alors qu'il tournait sur lui même pour avoir une vision d'ensemble du rayon, il aperçut un éclat blanc, dans sa vision périphérique, qui lui donna une idée.

- Ah mais oui bien sûr ! De la farine ! Pourquoi pas faire un gâteau ? C'est bien, les gâteaux. Alors du su ...

Il tendit son bras vers un petit paquet pour en attraper un, quand il réalisa ce qu'il avait vu. L'information était enfin arrivée à son cerveau. L'éclat blanc n'était pas qu'un éclat blanc. C'était le reflet de la lumière des néons de l'allée sur une surface argentée. Une surface lisse, courte. Des cheveux. Les cheveux de Sheena.

Il en fit tomber son paquet de farine, horrifié. Elle était là, à quelques pas de lui. Presque comme elle était le matin même, dans sa cuisine. Sauf qu'à ce moment là, elle était bien plus détendue, plus amicale. Son visage respirait la joie et l'innocence. Là ... Elle n'était que glace. Sa façon de se tenir, sa mâchoire serrée, ses yeux mi-clos ... Tout en elle transpirait une hostilité pure et simple. Bien sûr. A quoi d'autre s'attendre ?Sheena devait le détester. À tous les coups, la discrète demoiselle s'était faufilée derrière lui, et l'avait filé de la maison jusqu'ici. Ça y est. La confrontation qu'il fuyait était enfin arrivée. Et honnêtement, Julian se serait attendu à tout. Absolument tout. Des cris, des larmes, des coups, une glaciation totale ... Tout, tout ... sauf à ce qu'elle lui ramasse le sac de farine, le lui rende, et lui dise d'une petite voix toute cassée :

- Je peux vous aider à faire les courses ?

Il en resta sans voix. Pourtant, si son esprit semblait s'être mis en sourdine, son corps, lui, agit tout seul. Il s'empara du petit paquet de farine, le mit dans son sac et se retourna vers l'allée en face de lui, la petite Sheena sur les talons. Pendant dix bonnes minutes, pas un son, pas un mot ne furent échangés. Rien du tout. Sheena attrapait des choses, les montrait à Julian, qui donnait ou non son approbation d'un mouvement de tête. Tout n'était plus qu'automatisme chez eux, maintenant. Il ne cherchait même pas à réfléchir. Julian ne voyait plus que les champignons, les carottes ou les marshmallow. Et il aurait pu continuer ainsi pendant encore longtemps, si Sheena n'avait pas posé une question. Une question qu'il n'aurait pas cru entendre un jour.

- Comment était Maman, quand vous étiez encore là ?

Il fixa son regard sur la boite qu'il avait en main, fermant brièvement les yeux. Que dire ? Quoi répondre ? Que voulait-elle entendre ? Que voulait-elle faire en posant cette question ? Mais avant qu'il ne puisse y réfléchir plus longtemps, sa langue se délia toute seule.

- ... Fragile. Physiquement parlant. Et ... Mentalement, aussi. Enfin, je veux dire ... La plupart du temps, elle était douce et aimante. Mais ... il y a certaines fois où ...

Il se tut, assaillit par les mauvais souvenirs. Il reposa d'une main tremblante la boite de riz qu'il avait en main, s'essuyant sa paume moite sur son pantalon, changeant de main ses sacs, mal à l'aise. Comment expliquer ça ... ? Ce n'était pas quelque chose de honteux ... Mais ... C'était assez complexe à dire. Surtout à Sheena. Toutefois, il réussit sans trop savoir comment à trouver ses mots.

- Il y a certaines fois où c'était très dur avec elle. Elle pouvait avoir de violentes crises de colère sans raison ou exploser en larmes à la moindre contrariété. C'était dur, durant ces moments-là, mais ils étaient rares. Très rares. J'étais heureux avec elle ... Si heureux. Et puis ... Shana est née. Et ça s'est compliqué.

Il grimaça à la pensée de ses mauvais souvenirs. Il avait aimé Hannah, sincèrement. Mais ... Ça avait été ... Douloureux. Très.

- Parfois, elle refusait que je m'approche de Shana, disant que je l'accaparais. D'autres fois, c'était parfaitement l'inverse. Que Shana était tout, que je ne m'occupais plus d'elle ... Et j'ai commencé à avoir des soucis avec mon travail, alors ça a été encore plus dur ... Mais elle restait saine. Très saine. Elle s'occupait de Shana comme n'importe quelle mère l'aurait fait. Une mère aimante et attentionnée. Alors j'ai pensé que la laisser seule avec Shana n'était pas ...

Il se tut. Et soupira. C'était sortit. Et maintenant qu'il y repensait ... Après tout ce qu'il avait vécu, après tout ce temps passé, après tout ce recul pris ... Hannah n'était plus autant dans son cœur qu'avant. Pour tout dire, ce qu'il prenait pour de l'amour n'était qu'un sentiment de manque et d'incompréhension profond. Il n'était amoureux que de souvenirs. Plus de Hannah en elle-même. Si elle avait en effet survécu, et qu'il l'avait retrouvée maintenant, il n'y aurait sans doute eu pas plus d'interactions entre eux que deux étrangers. La nouvelle de la mort de sa femme lui avait fait bien moins de mal que celle de Shana. Quelle étrangeté ... Julian secoua imperceptiblement la tête. Oser penser ça. Il était définitivement monstrueux. Il pensait que la discussion était terminée, et Julian s'apprêtait à changer d'allée, quand une toute petite voix s'éleva de nouveau dans les airs, tel un chuchotis.

- ... La plupart du temps, elle m'ignorait. Mais des fois, quand elle était trop fatiguée ou énervée, elle disait que c'était de ma faute si vous étiez parti. Que je n'avais été que son plus grand malheur. Un poids dont elle aurait aimé se passer.

Le poing de Julian se crispa sur le paquet de salade qu'il avait attrapé. Hannah. Oh, non. Non. Non. NON. Chaque mot prononcé de son ton monotone lui faisait l'effet d'un coup de poignard.

- Il n'y avait que quand j'étais à l'école, qu'elle me laissait en paix. A la S.E.A, je veux dire. Mais quand je devais rentrer pour les vacances ... C'était long. Shana allait bien. Elle allait toujours bien. Mais ... Elle se disputait souvent avec Maman, quand Maman allait trop loin avec moi. Les seules fois où elles se disputaient, c'était parce que Maman était méchante avec moi.

Il ne daigna desserrer le poing que lorsqu'il se rendit compte qu'il allait exploser le sachet de ce dernier. Sa bouche était plus sèche que le désert du Sahara. Il ne cessait de déglutir, envahi par l'émotion. Hannah ... Hannah. Elle était vraiment devenue ainsi ? Une femme maltraitant ses enfants ? Quand il repensa à elle, il ne ressentit plus vraiment aucune émotion particulière. Cela faisait tellement longtemps ... Mais Shana ... Oh, Shana. Son visage de poupon était presque brouillé, maintenant. Seule la photo de son porte-feuille lui rappelait un tant soit peu l'être tant aimé. Oublier le visage de sa fille, errer sans savoir qu'une autre vivait, seule, et que la première était morte ... Mais quel monstre était-il ? Et sans qu'il s'en rende compte, les larmes revinrent toutes seules. Un sanglot vint tressauter ses épaules, suivi d'un autre, et d'un autre ... La culpabilité était là, plus forte que jamais. Étouffante, gluante, écrasante, désespérante. Elle le submergeait tout entier, alourdissant son cœur et son âme. Il était un monstre, un monstre, un monstre, un ...

- Julian, murmura Sheena. J'ai écouté votre récit, tout à l'heure, l'entendit-il dire.

Un hoquet le secoua. Son récit ? Son affreuse histoire morbide et catastrophique ? Elle l'avait écouté ? Mais quelle horreur ... Quelle horreur ... Et dire qu'il avait souhaité qu'elle l'écoute !

- Je ... Je m'étais éveillée, peu de temps avant votre retour. J'ai vu la photo ... Et j'ai compris. Crìs avait compris avant moi, et ... Je ... j'étais submergée d'horreur. Mais je ne voulais pas, non, je ne voulais pas vous voir. Je ne voulais pas que vous soyez le monstre que ma mère nous avait dépeint. Je ne voulais pas y croire, je ne voulais pas. Pas vous, Julian. Je n'osais pas. Je voulais juste fermer les yeux et tout oublier. Et puis vous êtes revenu et ... J'ai joué la carte du lâche. J'ai fait semblant de dormir encore. Je ne voulais rien faire. Rien faire, rien dire, rien voir. Mais je ne pouvais pas ne pas entendre. Et ... Et ...

Le visage de Sheena se retrouva bientôt lui aussi inondé de larmes. Elle plaqua sa main sur sa bouche, une de ses mains accrochée à son trench coat. Il ne pouvait détacher son regard de sa brillante chevelure argentée.

- Ce n'est pas juste Julian, ce que vous avez vécu, ce n'est pas juste, ce ... Je ... Je suis désolée. Je m'imaginais le pire des monstres comme géniteur. Mais ... Oh, pourquoi Maman a-t-elle menti ... ? Pourquoi ... Pourquoi ... Pourquoi ... répéta-t-elle, comme un vieux disque rayé.

- Peut-être ... A-t-elle réellement cru que je vous abandonnais, en partant en Angleterre. Alors, elle a préféré tout plaquer et déménager dans un autre coin du pays ... Je ne sais pas ... Je ... J'aurais tant aimé ... supposa-t-il.

Il détourna son regard de nouveau, et l'ancra dans la mare de l'immense paquet de cacahuètes devant lui. Julian ne put finir sa phrase. Si seulement il pouvait revenir treize ans en arrière, se souffler à lui même de ne pas partir. Si seulement, si seulement, si seulement ... Il aurait pu voir Shana grandir, Sheena aussi, vieillir aux côtés de Hannah, aider Shana à faire ses devoirs, encourager Sheena dans ses passe-temps favoris, peut être jauger de potentiels petits copains, s'émerveiller de leurs exploits, se disputer avec elles, s'énerver de leurs lubies adolescentes, les aimer de tout son cœur ... Être un père. Juste, juste, être un père. Mais non. Et il avait passé treize ans sans ses filles. Treize années passées, à la place, à paterner les enfants du quartier, de l'orphelinat, des adolescents paumés de certains refuges, juste dans l'espoir de combler le vide abyssal qui régnait en lui. Et voilà qu'après tout ce temps ...

- Je suis désolé Sheena. Je suis désolé, désolé, désolé ...

Une litanie d'excuses. Une pathétique litanie d'excuses. Voilà tout ce qu'il avait à offrir à une gamine de quatorze ans qui avait perdu sa sœur et sa mère deux ans auparavant, sachant que cette dernière l'abusait moralement parlant ... voire peut-être plus. Combien de fois Hannah l'avait-elle frappé, lui, lors de ses crises de rage ?

- J'aurais ... aimé être là. Pardonne-moi, finit-il par dire, d'une voix brisée par l'émotion.

Le silence qui s'installa alors entre eux, n'était plus fait de tension et de mal-être. Mais de douleur mutuelle et d'apaisement. Ce qui était dit était dit. En un sens, Julian était heureux. Heureux que ce soit dit, que tout soit sorti. Sheena n'était qu'une inconnue pour lui. Une petite fille perdue et brisée. Une demoiselle intelligente et généreuse. Une petite Reine des Glaces en devenir. Et surtout, une personne qu'il aimerait connaître.

- Je n'ai ... rien à vous pardonner.

Il ferma les yeux. Et les rouvrit. Ça faisait mal. Si mal. Mais à quoi s'attendait-il ? Qu'elle lui saute dans les bras ? Il était pathétique ...

- Tu ... as raison Sheena. Je comprends que tu ne puisses me voir que ... que comme un monstre et ... balbutia-t-il en tentant de se décaler.

Elle l'interrompit en tirant un peu sur son long manteau beige, et en levant son visage emprunt de larmes et de confusion vers lui.

- Mais ... Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Je ... rectifie. Julian, il n'y a rien à pardonner. Et vous n'êtes pas un monstre.

Rien à pardonner. Pas un monstre. Avait-il mal entendu ? Sheena ... ne le ... voyait pas comme ... un monstre.

- P-pardon ?

- Maman ... a fait des erreurs. Vous aussi, en un sens. Involontairement je veux dire ! Mais ... vous n'avez pas ... Et puis c'est rationnel ... que Maman est tort. Elle prenait souvent ... Ses rêves pour la réalité.

Elle détourna de nouveau le regard sur un point invisible devant elle.

- C'est vrai. Maman mentait souvent. Et ... C'est drôle. Mon enfoiré de père est un saint, marmonna-t-elle, comme si elle pensait à voix haute.

- Je ne suis pas ... un saint.

Elle secoua la tête.

- Si. Saint-Julian, disaient les jumeaux. Écoutez ... ma ... Ma déclaration va peut-être ... Vous surprendre mais ... murmura-t-elle en essuyant ses larmes d'un geste fébrile.

- Mais ... ? répondit Julian, d'une voix blanche.

- Voudriez-vous ... Que l'on reparte à zéro ? Que l'on essaye ?

Son cœur rata un battement. Était-elle entrain de lui demander ... d'être sa fille ? De lui demander d'agir comme un père ?

- Je sais que ... C'est une demande bizarre, étrange, saugrenue mais ... Je ... Je ...

Il accroupit son long corps face à Sheena, et sortit un paquet de mouchoir de la grande poche de son manteau avant de le lui en tendre un.

- Ce serait ... avec plaisir, Sheena. Sincèrement.

Son regard scintilla comme une étoile. Puis elle acquiesça vivement, deux fois, et se moucha dans le mouchoir. Julian en sortit un autre et fit de même.

Ce serait dur. Ce serait long. L'un comme l'autre le savait. Ça ne se ferait pas en un jour. Ils ne se tomberaient pas dans les bras, comme dans les films ou les livres. Ce ne serait pas rose. Ce sera maladroit et pas toujours bien comme il faut. Mais une chose était sûre. Ils étaient tous deux prêt à essayer.

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En vrai ... je ne me sens pas fière de ce chapitre. Pas du tout. Honnêtement, j'ai limite honte de le poster. Mais le problème, c'est que je ne vois pas vraiment comment l'écrire autrement. J'espère sincèrement ne pas vous avoir déçus.

Si c'est le cas, j'en suis réellement désolée.

Encore un ou deux chapitres et Windy-Hill est là.

Je sais que j'ai une écriture lente qui a tendance à énormément traîner en longueur, et je vous prie de vraiment vouloir m'en excuser. J'ai toujours tendance à rajouter trente-six mille descriptions, et a aimer détailler. Du coup ... bah c'est lent. Trop pour vous peut-être. C'est quelque chose que j'essaie d'améliorer, parce que c'est vrai qu'au final, ça devient très lourd ... 

P.S : Halloween approche, vous allez faire un truc spécial ? Oh, et, pour ceux/celles qui sont déjà en vacances, amusez vous bien !

À la prochaine, amoureux des squelettes !

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