Chapitre 6

Ray

C'est avec une certaine fierté que je termine ma première soirée de travail au restaurant. Faire de la plonge est un job qui semble banal, mais lorsque le restaurant est plein à craquer et que la vaisselle se salit aussi rapidement qu'on respire, c'est finalement beaucoup plus stressant que ça en a l'air. Le chef cuisinier, Claudio, est un vrai moulin à paroles. Les mots sortent tellement rapidement de sa bouche que j'ai de la difficulté à le comprendre. Il cuisine encore plus vite, ses mains s'activent, prennent les ingrédients, brassent, bougent et je me suis même demandée s'il était un robot. C'est un homme d'une quarantaine d'années jovial qui a l'air d'aimer les potins. Il demande souvent aux serveuses, Anna et Mélissa, de lui raconter tout ce qu'il se passe dans la salle à manger, si bien, que j'ai l'impression d'avoir passé la soirée parmi les clients.

— La dame avec la robe rouge a bu six verres de vin et n'arrivait pas à se lever de table vers la fin du repas, a confié Mélissa au chef. Son mari a dû la porter jusqu'à l'extérieur du restaurant.

Et les potins de ce genre ont suivi jusqu'à la fermeture du restaurant.

Vers la fin de la soirée, mon cerveau est en compote à cause de tous les ragots que j'ai entendu set je ne sens plus mes mains. J'ai eu beau porter des gants pour les protéger de l'eau chaude, mes muscles ont de la difficulté à suivre les indications que leur lance mon cerveau. Prend ton manteau, glisse tes bras dans les manches, ferme la fermeture éclair, bref, c'est avec lenteur délibérée que je m'habille pour retourner chez moi, ou plutôt, chez Jarek. Je n'aurai de chez-moi que dans un mois ou deux, le temps d'amasser assez d'argent et de trouver un appartement qui me convient, ni trop grand, ni trop petit.

— Hasta mañana, me dit Roberto avec un grand sourire.

C'est lui qui ferme le restaurant. Il est resté dans son bureau une bonne partie de la soirée, mais vient tout de même saluer quelques clients. Sa femme les accueille à l'entrée et lorsque c'est un ami ou une connaissance, elle demande à son mari de passer dans le restaurant.

Je suis très satisfaite de ma première soirée de travail. Je n'ai rien brisé et c'est pour moi un franc succès. Je sors donc dans l'air frais de la nuit. Il y a quelques voitures qui passent devant moi, mais elles se font rares puisqu'il est presque minuit. Bordel ! Je n'avais pas songé au fait que je devrais marcher plusieurs kilomètres jusqu'à chez moi en pleine nuit. Le bus ne passe plus à cette heure et je n'ai pas assez de liquidité sur moi pour payer un taxi. Je marche donc en pressant le pas, un peu nerveuse. La ville a beau être sécuritaire, on ne sait jamais sur qui on peut tomber.

Un grondement m'immobilise soudain. Qu'est-ce que c'était ? Un avion à réacteur ? Pourtant, ça ne venait pas du ciel.

Je réalise que ce son n'est nul autre que celui d'une voiture...une voiture qui fait un bruit démesuré.

Plusieurs voitures.

Et le bruit semble provenir du côté Sud de la ville. Au moins, c'est loin, alors je n'ai pas à craindre qu'on me roule dessus. Je hâte tout de même le pas et c'est avec soulagement que j'arrive au garage. Je passe par la porte arrière et monte rapidement jusqu'à l'appartement. Les lumières sont éteintes, signe que je suis probablement encore seule. Le weekend, ils sortent la plupart du temps. Je les imagine mal en boîte, j'ignore même s'ils savent danser. Jean-Simon, probablement, mais Jarek serait plutôt du genre à s'asseoir au fond d'une banquette et à observer silencieusement autour de lui pendant que les autres descendent des litres d'alcool. Je ne doute pas un seul instant qu'il en boive, mais puisque je ne l'ai jamais vu ivre, il doit avoir une certaine retenue. En fait, peut-être qu'il rentre complètement saoul dans l'appartement à trois heures du matin et que c'est pour cette raison que je ne l'ai jamais croisé dans cet état. J'ai de la difficulté à l'imaginer ainsi, mais je ne le connais tellement pas que tout pourrait me surprendre le concernant.

Je suis tellement épuisée que je veux tout de suite me coucher. Je me laverai dès lors que je me lèverai. Ne travaillant pas demain matin, j'ai en tête de rester au lit jusqu'à l'heure du midi. Je baille bruyamment, ne pouvant m'en empêcher et trébuche sur une paire de souliers.

— Bordel de merde ! juré-je en me retenant à la poignée de la porte. Qui a laissé traîner ses chaussures ?

— Probablement la même personne que tu as réveillée avec ton boucan d'enfer.

Je laisse échapper un cri en réalisant que je ne suis pas seule et allume les lumières. Je cligne des yeux, momentanément éblouie. J'aperçois alors Jarek assis sur le fauteuil. Il ne ressemble pas à quelqu'un qui roupillais si je me fie à la raideur de ses épaules et à sa mâchoire crispée. Il semble, au contraire, bien éveillé.

— Si tu n'avais pas laissé tes chaussures en plein milieu de l'entrée, je n'aurais pas trébuchée et donc, je n'aurais pas fait autant de bruit, répliqué-je, hors de moi. Je veux seulement aller me coucher.

Et c'est vrai. Je suis exténuée de ma soirée et je n'ai pas envie de combattre avec des mots.

— Justement. Depuis quand rentres-tu aussi tard ?

Je croise mes bras sur ma poitrine, mécontente par toute cette curiosité. Depuis quand m'attend-il dans le salon et me pose-t-il autant de questions ?

— Je travaillais, réponds-je d'une voix réfrigérante. C'était ma première soirée.

— Où ?

— Ça ne te regarde pas.

— Le temps que tu habiteras avec moi, oui.

Ma mâchoire se décroche.

— Pour qui te prends-tu ? éclaté-je. Mon père ? Non, oublie ça. Je n'ai jamais eu de père. Écoute-moi bien, Jarek, je n'ai plus treize ans, alors je peux sortir et rentrer quand je veux. Et si ça te dérange tant que ça, dis-toi que d'ici un mois, je serai partie d'ici, c'est clair ?

Je crois que si un de ses potes lui avaient parlé ainsi, il lui aurait défoncé la gueule, mais il se retient visiblement pour ne pas exploser de colère. Il sait que j'ai raison, mais j'ignore pour quel motif il réagit comme si j'étais sous sa tutelle. Je ne l'ai jamais été. J'ai toujours été libre de faire mes choix. Alors, pourquoi aujourd'hui cela lui dérange-t-il ?

— Tu m'as mal compris, dit-il en se redressant.

Il s'approche de moi et je dois prendre une longue inspiration afin de ne pas m'enfuir dans ma chambre. Il parait si imposant dans cet espace restreint qu'il me fait peur.

— Depuis que tu as fait la conne et que tu as rencontré Esteban, plus rien n'est comme avant, me dit-il. Ce type sait désormais qui tu es, alors fait gaffe lorsque tu sors la nuit. Son gang aime bien les jolies filles bien roulées, mais moins celles qui sont sous ma protection. Capiche?

Je comprends, mais je ne vois pas pourquoi ce type s'en prendrait à moi. Je conçois qu'il n'aime pas Jarek, mais moi ?

— Tu as peur qu'on m'agresse ? lui demandé-je.

Il ne répond pas, pour faire changement.

— Je t'avertis seulement de faire attention où tu mets les pieds. Il y a des gens dans cette ville qui peuvent être malveillants. Tu ne pourras pas dire que je ne t'aurai pas mise en garde.

Sur ce, il part dans sa chambre, me laissant décontenancée dans le hall d'entrée. Bon...je vais devoir me trouver un moyen de transport plus sécuritaire.

J'ai à peine le temps de me remettre de mon weekend de travail au restaurant que mon autre boulot débute. Je soigne mon apparence puisque je ne veux pas avoir l'air d'une pauvre fille sans éducation. Quoique la dame semble s'être déjà fait sa propre opinion de moi.

Je laisse mes cheveux détachés et mets un bandeau, puis j'enfile une veste en jersey et pars à l'avance. J'arrive cinq minutes plus tôt et frappe à la porte. Cette fois-ci, c'est une fille d'environ mon âge qui m'ouvre. Sa beauté époustouflante me fait cligner des yeux. Elle possède de longs cheveux noir de jais qui bouclent jusqu'à ses hanches, des yeux aux longs cils noirs et des lèvres pulpeuses à la Angelina Jolie. Elle porte une robe prune très simple, mais qui mets en valeur sa silhouette élancée. Je me sens tout à fait banale à côté d'elle. Toutefois, ce qui me frappe le plus, c'est le fait qu'elle soit de mon âge et ait un enfant.

— Salut, tu dois être Ray, me dit-elle avant que je ne puisse en placer une. Je suis Maria. J'avais très hâte de te rencontrer.

Elle semble beaucoup plus sympathique que sa mère, qui se tient un peu plus loin, les bras croisés.

— Entre, ajoute la jeune femme avec un sourire rassurant.

Je remarque aussitôt une fillette qui essaie de se cacher derrière la jupe de sa grand-mère. Elle possède les mêmes boucles ébène que sa mère et a aussi de grands yeux bruns. Elle porte une robe de princesse rose et de petites chaussettes avec des motifs de souris. Elle est vraiment mignonne mais parait timide. Il est vrai que je suis une inconnue pour elle.

Je m'approche doucement d'elle, ignorant le regard peu affable de la dame à côté d'elle, et fait un signe de salut à la petite fille. Puis j'enchaîne.

Je m'appelle Ray. Et toi ?

Elle parait surprise que je m'adresse à elle avec des signes, mais elle répond aussitôt.

Lilia

Quel âge as-tu ?

Elle me montre deux doigts.

Je lui fais un grand sourire et elle m'en fait un en retour.

J'adore les enfants. Lorsque je me trouvais en maison d'accueil, j'aidais les plus jeunes à s'habiller et à faire leurs devoirs. J'avais développé de beaux liens avec eux et ils me manquent souvent. Je me demande ce qu'ils sont devenus.

Mon cœur se serre en songeant à ce que Monsieur Winwood a pu leur faire lorsque je suis partie. J'aurais dû le dénoncer et je m'en veux chaque jour depuis ma fuite. À cause de moi, il a probablement gâché la vie de d'autres enfants. Je suis malade rien qu'à y penser.

— C'est super ! me lance Maria, m'arrachant à mes réminiscences.

— Elle est douée, complimenté-je l'enfant. Où a-t-elle appris le langage des signes ?

— À la crèche, me répond Maria. Je l'y envoie deux jours par semaine. Ma mère ne peut pas toujours s'occuper d'elle et j'ai beaucoup de travail. Elle apprend très rapidement, selon ses éducatrices spécialisées, et elle connaît beaucoup de signes.

— C'est très bien.

— Oui. Par contre, je suis incapable de communiquer avec elle, ajoute Maria d'un air dépité. Je connais seulement le signe « Bonjour » et « merci ». J'ai essayé d'apprendre via Internet, mais je fais du TDAH, alors c'est difficile pour moi.

— Je comprends.

— Alors, par quoi commençons-nous ? Aimerais-tu boire quelque chose ?

— Non, merci.

Maria me propose de nous installer dans sa chambre.

— Lilia va rester avec ma mère, m'informe Maria. Pour l'instant, j'en ai plus à apprendre qu'elle.

Je souris et la suit. Sa chambre à coucher est au deuxième étage du manoir et je retiens une exclamation de surprise à la vue de son aire de vie. En fait, ce n'est pas vraiment une chambre. C'est plutôt une suite. Elle possède son propre appartement puisqu'il y a un petit séjour, deux chambres à coucher et même une cuisinette.

— La chambre de Lilia est à côté de la mienne, me dit Maria. Et lorsque je travaille, elle dort avec ma mère. Mon père n'est jamais là, alors ça ne dérange pas ma mère puisqu'elle adore Lilia.

Je me demande où est le père de l'enfant, mais je n'ose poser la question. Après tout, ça ne me regarde pas. Toutefois, j'ai l'impression qu'il n'est plus dans le décor depuis un bon moment, sinon elle m'en aurait probablement parlé. Elle n'a pas mentionné si le père connaissait le langage des signes ou non, donc il ne doit pas souvent voir sa fille...

— Commençons par les bases, dis-je à la jeune femme. Pas exemple, les signes de salutation et de politesse.

— D'accord.

Je place ma main devant ma bouche et l'éloigne de mon visage, puis plie deux doigts de chacune de mes mains trois fois de suite.

Bonjour. Ça va ?

Elle copie mes gestes et je la corrige quelquefois.

Vers la fin de la journée, nous avons vu les bases, mais il lui manque de pratique, alors je lui suggère d'essayer de communiquer avec sa fille et, lors de notre prochain cours, nous ferons un survol de ce que nous avons vu aujourd'hui.

— Je ne sais pas comment tu fais pour te souvenir de tout ça, me dit Maria alors que je suis sur le point de prendre congé.

— C'est comme n'importe quelle langue, lui réponds-je. À force de pratiquer, tu finis par l'ancrer dans ta mémoire et ça devient aussi facile que de respirer.

Elle me lance un regard sceptique, mais je sais de quoi je parle.

— À demain, donc, me dit-elle. Je suis contente de t'avoir rencontrée, Ray. J'ai l'impression que tes cours vont changer ma vie.

C'est à n'en point douter parce que la communication entre parents et enfants est ce qu'il y a de plus important. Malheureusement, je n'ai pas la chance de communiquer avec les miens...

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