Chapitre 4

Ray

Je me fixe dans la glace après avoir enfilé un jean et une veste noire en vue de mon entretien d'embauche. Le jean est-il approprié ? C'est la première fois que je vais passer une entrevue, alors je n'en ai aucune idée. Mais si je compare ma tenue à celle que je porte habituellement, je trouve cela très bien.

Le garage de Jarek se situe dans le quartier industriel de la ville, mais c'est assez près du centre-ville pour que j'y aille à pied, alors je marche jusqu'au resto mexicain. À quatorze heures de l'après-midi, c'est assez calme dans le restaurant. Un couple occupe une table, mais les autres sont vides.

― Qué puis-je para vous ? me demande l'hôtesse dès que je passe la porte d'entrée.

La dame d'une cinquantaine d'année possède un visage basané, des cheveux noirs aux épaules et porte une veste rouge sur laquelle le nom du restaurant est brodé. Elle a un accent espagnol que je reconnais aussitôt, ayant correspondu quelques temps avec des mexicains dans les cadre des mes cours d'espagnol. J'aime beaucoup cette langue et je lui réponds aussitôt :

― Vengo para una entrevista.

Elle me jette un regard étonné, ne s'attendant probablement pas à ce que je lui réponde dans sa langue natale.

― ¿ Hablas español ?

― Un poco.

En réalité, je le parle plus qu'un peu, mais je préfère rester modeste. J'ai toujours peur de mon accent. Mes « r » roulés ne sont pas parfaits et j'ai conscience que je dois avoir un accent pour eux autant que le leur en français.

― Roberto, mi esposo, est le propriétaire de ce restaurant. Il travaille dans son bureau, alors je vais te conduire à lui.

Je la suis, tout de même nerveuse. Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour me préparer et je dois avouer qu'avec l'expérience que j'ai, c'est-à-dire aucune, je ne sais pas si je vais être retenue.

Je suis la dame dans un petit corridor jusqu'à une porte. Elle toque, puis me fait signe d'entrer.

― Roberto, ha llegado.

― Esta bien querida. Dejála entrar.

L'homme est assis devant un ordinateur et je le salue tandis qu'il me fait signe de m'asseoir devant lui.

― Ray Leclerc, està bien ? demande-t-il.

Je hoche la tête.

― C'est français ?

― Euh...québécois, réponds-je, mal à l'aise.

Je me demande ce que mon origine a avoir avec cet entretien.

― D'après votre curriculum vitae, vous avez travaillé dans un garage. Porqué voulez-vous cambiar de trabajo ?

― Euh, pour élargir mes horizons et pour rencontrer de nouvelles personnes.

― Vale. J'aurais besoin de quelqu'un durant les weekends, de viernes a domingo de diecisiete a veintitres horas.

― D'accord.

J'aurais préféré un peu plus d'heures, mais si j'obtiens l'autre poste également, je devrais avoir plusieurs heures dans mon horaire. Nous discutons ensuite du salaire, puis je propose à mon nouvel employeur de débuter dès le vendredi suivant, c'est-à-dire dans quelques jours. Ce ne devrait pas être trop difficile de laver de la vaisselle, après tout, tout le monde est capable. Je devrai juste faire attention pour ne pas trop en casser...

Après mon premier entretien, je me dirige à mon second. Je vais directement rencontrer l'employeur chez lui, probablement parce que c'est là que je vais travailler. C'est dans un quartier résidentiel au sud de la ville où les maisons datent d'une trentaine d'années. La plupart ressemblent à des manoirs, comportent souvent trois étages, deux garages et un terrain grand comme ma cuisine. Sérieusement, je me suis toujours demandé à quoi servait une aussi grosse baraque. En plus, elles ne sont pas proportionnelles aux terrains. À peine si deux voitures entrent dans la cour.

Je trouve l'adresse après vingt minutes de marche et c'est sans surprise que je m'arrête devant une immense maison. Je frappe à la porte et celle-ci s'ouvre presqu'aussitôt. Une femme aux cheveux poivre et sel et à l'allure irréprochable m'accueille. Son teint foncé exprime clairement ses origines hispaniques, mais je ne suis guère étonnée puisque cette ville comporte autant de familles espagnoles que celles de race blanche.

― Bonjour, la salué-je avec un grand sourire. Je suis Ray et je viens pour l'entretien.

― Je m'imaginais que tu étais plus âgée, répond-elle seulement.

Et moi, je l'imaginais plus sympathique.

― Entre, ajoute-t-elle en se décalant de la porte pour me laisser entrer.

Comme je l'imaginais, l'endroit est très chic. Le dallage est en marbre blanc et le plafond du hall d'entrée fait plusieurs mètres de haut. J'aperçois même un lustre de cristal au-dessus de ma tête.

― Je vais prendre votre veste, me dit-elle.

― Oh, ce n'est pas nécessaire, lui réponds-je. Je vais la garder.

J'ai trop peut qu'elle s'aperçoive à quel point elle est vieille et moche.

― Comme vous voulez.

Elle me fait signe de la suivre jusqu'au salon, tout aussi grandiose que le reste de la maison. Les planchers en latte de bois ont l'air fraichement ciré et le mobilier de cuir foncé respecte l'élégance de l'endroit.

― Mademoiselle Rodriguez est malheureusement absente en ce moment, alors c'est avec moi que vous passerez l'entretien, m'informe la dame, dont j'ignore toujours l'identité.

Est-ce la gouvernante ? Si j'en juge par son apparence irréprochable, ses cheveux relevés en chignon à l'aide d'une pince ornée de perles et de sa longue jupe impeccable, elle a probablement un rôle assez important dans cette maison. Assez pour me faire passer elle-même l'entrevue.

Nous nous asseyons donc sur les deux canapés l'une en face de l'autre et elle commence à m'interroger.

― Depuis quand parlez-vous le langage des signes ?

― Depuis mon enfance. Ma mère était sourde et muette, alors j'ai appris très tôt à communiquer avec elle de cette façon.

― Je vois...Et dites-moi. Pourquoi engagerions-nous une jeune femme à peine sortie de l'adolescence et qui n'a, d'après ce curriculum vitae, aucun diplôme ni d'expérience en enseignement.

Je redoutais cette question, mais je ne suis guère étonnée qu'elle me la pose. Je sais que les employeurs aiment bien nous voir patauger et essayer de faire valoir notre mérite auprès d'eux. Je n'aime pas vanter mes compétences, car il y a probablement meilleur candidat que moi pour ce poste, mais je suis motivée et j'aimerais aider mon prochain et servir à autre chose que remplacer des pneus.

― Effectivement, je n'ai pas de compétences en enseignement, mais j'aime beaucoup les enfants et je suis une personne très patiente. Je connais plusieurs langues et j'ai persévéré jusqu'à bien les assimiler. Je peux donc vous assurer que je ne perdrai pas patience, car je connais les difficultés à apprendre de nouveaux langages. J'ai également une bonne méthode de travail et j'ai plusieurs idées qui pourraient aider l'enfant à retenir la gestuelle.

La dame éclate de rire.

― Qui vous dit que vous enseignerez à un enfant ?

― Euh...

― Vous aiderez ma fille, Maria, à parler le langage des signes pour communiquer avec sa fille Lilia, qui est malentendante. Toutefois, cette dernière parle, mais ne comprend pas lorsqu'on s'adresse à elle. Elle a deux ans, alors elle commence à peine à parler.

― Oh, je vois !

Donc, si je suis embauchée, j'enseignerai à la maman de la petite à communiquer avec elle.

― Pour être franche, j'aurais préféré quelqu'un avec plus d'expérience, dit la dame, mais puisque tu es la seule candidate qui parle le langage des signes, je suis prête à te donner une chance. Maria est disponible du lundi au jeudi en après-midi. Est-ce que cela te convient ?

Je hoche la tête, contente d'avoir été retenue. Le salaire qu'on m'offre est généreux et, en combinant mon autre travail, je pourrai déménager d'ici un mois. Il ne reste plus qu'à annoncer la nouvelle à Jarek. Il va probablement être heureux que je fasse autre chose que ruiner les changements d'huile.

Retourner au garage me prendre une bonne demi-heure, mais il fait beau, alors ça ne me dérange pas du tout. J'ai hâte d'informer Ayline de mes nouveaux jobs. C'est drôle puisque je n'ai jamais rencontré cette fille en personne, mais elle et moi sommes devenues de très bonnes amies seulement en nous parlant sur Facetime. Elle est comme moi : seule avec ses rêves et une bonne dose de volonté. Je sais qu'elle a très hâte de parler de Jarek. Je lui avais dit que je cohabitais avec deux hommes, mais je ne les lui ai jamais décrits. Elle devait s'imaginer un nerd aux études et non un mec sexy aux allures de bad boy. Jarek, sexy ? Je ne peux le nier. Je ne peux également nier l'effet qu'il m'a fait en me piégeant contre le mur. Mon cœur s'est accéléré et mes mains sont devenues moites. Son attitude me faisait un peur, mais il y avait autre chose. De la tension dans l'air ? De l'enfièvrement ? De la confusion ? Ou un mélange de tout cela ? Une chose est sûre : je ne dois pas rester seule avec lui. Nous sommes incapables de rester dans la même pièce à cause de nos personnalités trop opposées. Cela crée excessivement de flammèches, c'est le cas de le dire.

J'arrive au garage vers l'heure du dîner. Je passe par la porte arrière et prends l'escalier qui mène directement à l'appartement. Je n'ai pas envie de croiser quelqu'un du garage. Quoiqu'à cette heure, la plupart des travailleurs doivent être partis.

J'ai vraiment faim. Je dois avoir un plat de spaghetti quelque part dans le frigo alors, une fois ma veste et mes chaussures retirées, je me précipite vers la cuisine...et me stoppe à l'entrée. Quelle n'est pas ma stupéfaction en apercevant Jarek et Jean-Simon dîner tranquillement à la table !

― Salut, Ray, me lance Jean-Simon avec un grand sourire. Tu arrives juste au bon moment. On t'en a gardé.

Il me pointe le tacos au milieu de la table. Je m'y assois donc, pas très rassurée. Je ne me souviens pas de la dernière fois où nous nous sommes trouvés tous les trois ici et avons mangé avec cette nonchalance.

― Grosse journée ? me demande Jean-Simon.

― Oui, réponds-je la bouche pleine. Je me suis trouvé du travail en dehors du garage.

Jarek, qui m'ignorait volontairement tout en mangeant son tacos, lève enfin les yeux vers moi.

― En fait, pas un mais deux emplois, ajouté-je en le regardant droit dans les yeux d'un air victorieux.

― Où ça ? demande-t-il brusquement.

― Au début, l'employeur était assez évasif sur ce qu'il attendait de moi. Puis, plus l'entrevue avançait, plus je me rendais compte que c'est ma langue qui l'intéressait. Il avait de grandes attentes et ne me trouvait pas assez expérimentée au début, mais je lui ai prouvé que je pourrais faire du bon travail et...

― Assez ! me coupe Jarek en écrasant son poing sur la table.

Il se redresse si rapidement que sa chaise bascule par terre dans un grand fracas.

― Je te défends de retourner à cet endroit, éclate-t-il. Est-ce que tu as fait ça pour me prouver que tu étais capable de faire une pipe ? D'abord, ton habillement et ensuite, ça ! Te rends-tu compte de ce que tu as fait, Ray ?

D'accord, j'aurais peut-être dû expliquer mon emploi différemment. Mais j'avais envie de le pousser à bout. Je me suis faite toute petite depuis notre arrivée dans cette ville, j'ai tenté de me faire oublier, je suis restée cachée de lui, mais ça ne faisait que renforcir la distance qu'il maintenait entre nous. Maintenant, je veux qu'il sache que je ne suis plus la petite fille avec qui il s'est enfui. J'ai grandi, gagné en maturité et je suis prête à affronter la tempête qui fait rage en lui.

― Pardon ! m'écrié-je en me levant à mon tour.

Mes joues s'embrasent de gêne. Je ne sais pas pourquoi, mais aussitôt que Jarek dit des mots aussi vulgaires, mon corps s'embrase tout entier. Qu'est-ce qui me prend ? La colère, sans aucun doute.

― Tu me prends pour qui ? Une pute ? hurle-je à mon tour. J'ai seulement fait un entretien pour enseigner la langue des signes.

Les deux hommes me fixent avec incompréhension, ce qui me fait lever les yeux au ciel.

― La-langue-des-signes, répété-je en incluant la gestuelle. Pour-enseigner-à-une-femme-qui-veut-apprendre-à-communiquer-avec-sa-fille-sourde.

Je joins les gestes à mes paroles et ils continuent à me fixer comme si j'étais une extra-terrestre.

― Je n'ai plus faim, annoncé-je alors en quittant la table.

― Où vas-tu ? me demande Jarek. Tu ne m'as pas dit quel était ton deuxième job.

― Et tu ne le sauras jamais, réponds-je en lui lançant un regard féroce. Bonne nuit !

― Bonne nuit, répond Jean-Simon en retenant Jarek par l'épaule car celui-ci n'a pas l'air de vouloir abandonner la conversation. C'est toujours si plaisant de manger en votre présence. Je me demande pourquoi on ne le fait pas plus souvent.

Je leur tourne le dos en dissimulant mon sourire. Jean-Simon me manquera lorsque je déménagerai. Je ne le connais pas beaucoup, mais il sait me faire rire. Jarek, lui, ne sait que faire mal...mais je ne sais pas encore comment ni à quel point...




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