Chapitre 2
Jarek
Je comprends que j'ai déconné à l'instant où Ray part en claquant la porte. Eh merde ! Je ne suis vraiment pas doué en relation, quel type que ce soit. J'ai beau connaître cette fille depuis des années, nous sommes incapables d'avoir une conversation de plus de quelques minutes sans nous engueuler. Elle a mal compris ce que j'ai voulu dire. Je ne veux pas qu'elle parte, je veux seulement qu'elle arrête de vouloir m'être redevable et qu'elle fasse un boulot qu'elle aime. Les chaînes invisibles de notre enfance nous lient sans que nous ne puissions rien y faire et ça me dérange. Je pensais qu'elle finirait par s'épanouir, se faire de nouveaux amis, bref, se créer une nouvelle vie dans cette ville, mais j'ai l'impression de tout avoir foiré (encore une fois). J'ai eu beau parcourir le pays en entier, ça n'a rien changé à son état d'âme. Elle est toujours aussi renfermée qu'avant. J'avais tort de croire qu'en l'éloignant de cet ordure, cela règlerait ses problèmes. En revanche, cela a réglé les miens. Du moins, une partie. Je suis devenu un kidnappeur puisque Ray était mineure à l'époque, mais je ne regrette pas de l'avoir emmenée avec moi.
J'ai du travail à faire, mais je n'ai pas la tête à ça. J'ai beau me distraire avec de la belle compagnie, je ne suis pas capable de me détendre. Jamais. J'ai l'impression d'être une coquille vide qui essaie de ressentir du plaisir ; en vain. Baiser n'a servi à rien. Je suis toujours autant sur les nerfs. Je donne donc un coup de pied dans une boîte vide (heureusement) et pousse un long soupir. Travailler ne sert à rien lorsque je me trouve dans cet état. Et je sais que si je sors de mon bureau, je vais me mettre à apostropher tous le gars du garage, surtout cet Adam qui traîne toujours avec Ray. Je ne sais pas ce qui se passe entre ces deux-là, mais je compte bien le découvrir. De quoi peuvent-ils bien parler dans un garage ?
En vérifiant l'heure, je m'aperçois qu'il ne reste qu'une heure avant la fermeture. Je n'ouvre jamais les soirs, à moins d'une urgence. J'ai assez de boulot en dehors du garage comme ça...
Je décide donc de terminer plus tôt aujourd'hui. J'ai envie de vérifier ce que Ray fabrique seule dans l'appartement. Oh ! Je sais ce qu'elle fait, je suis au courant de ses moindres déplacements même si elle ne le soupçonne pas, toutefois je dois m'assurer qu'elle ne soit pas en train de faire ses valises. Je veux trouver un moyen afin qu'elle reste. Jean-Simon, notre autre colocataire, n'arrive que vers les petites heures du matin, alors nous serons seuls. Nous pourrons ainsi discuter sans les oreilles indiscrètes de mon pote.
- Emilio, peux-tu fermer le garage ce soir ? demandé-je au jeune homme qui travaille actuellement sous une voiture.
Il me fait un pouce en l'air et, après un signe de tête aux gars, je monte l'escalier qui mène au petit appartement juste au-dessus de mon entreprise. J'ai acheté ce garage il y a quelques années lorsque nous sommes arrivés, Ray et moi, dans cette localité. Nous nous sommes baladés durant cinq pour finalement nous établir dans cette ville. Cela fait donc une demi-décennie que j'habite ici. Et je dois avouer que je n'ai guère passé beaucoup de temps dans cet appartement, contrairement à ma colocataire qui y passe tout son temps, à l'exception de lorsqu'elle travaille. Nous avons tous notre propre chambre. Le salon est assez spacieux et comporte un grand téléviseur et la cuisine...disons qu'elle n'est pas le point fort de cet endroit. Je me demande même comment Ray peut y cuisiner avec le minuscule comptoir. Je trouve souvent de la farine et autres aliments au sol, alors je ne doute pas de la galère qu'elle doit avoir à y préparer ses repas. Je ne mange jamais ici, alors je ne le sais point. Toujours est-il qu'elle ne m'a jamais fait de remarque à ce sujet. Ni sur d'autres points, à bien y penser. On doit se dire environ trois phrases par année, et j'exagère à peine. En même temps, c'est un peu de ma faute parce que je ne suis jamais là, et probablement à cause de ce que je lui ai dit il y a dix ans.
Que je ne la considèrerais jamais comme une sœur.
Comment le pourrais-je ? Je n'ai jamais rencontré de fille avec son authenticité, ni sa beauté pure. Elle aura beau s'habiller comme la chienne à Jacques( voir signification à la fin du chapitre) , elle sera toujours aussi magnifique. Ses cheveux m'ont toujours fasciné. Je n'ai jamais pu en déterminer la couleur exacte, mais je ne me lasse pas d'y contempler les reflets danser. La première fois que j'ai vu Ray, elle était encore une petite fille, mais ses grands yeux tristes ont touché mon âme. Comme moi, elle n'a pas eu une enfance facile. D'ailleurs, j'ignore ce qui lui est arrivé avant d'atterrir chez les Windwood. Nous n'en avons jamais parlé, même pendant notre road trip. Ray reste cette fille dont j'ai toujours comparé la pureté à un diamant.
Elle est intouchable. C'est pour cette raison que je garde une distance entre elle et moi. Je ne veux pas la salir avec mes problèmes ou mes supercheries.
J'entends des voix qui parviennent de sa chambre. Parle-t-elle toute seule ? Venant d'elle, je ne serais guère étonné. Elle est...comment dire...spéciale. Je n'ai jamais connu quelqu'un qui faisait autant de gaffes qu'elle. En même temps, cela met un peu de couleur à ma vie. J'essaie de ne pas paraître amusé, mais c'est difficile lorsqu'elle donne l'impression d'être tombée dans un tonneau d'huile.
Je m'approche de sa chambre, dont la porte est entrouverte. Puisqu'elle est toujours seule, elle n'a pas besoin de s'y enfermer.
- Boktan bir gün geçirdim, dit-elle à son écran. (J'ai eu une journée de merde)
Quoi ? Mais qu'est-ce qu'elle dit ? Et à qui parle-t-elle.
- Peki sen ? rajoute-t-elle. (Et toi)
Une voix féminine lui répond :
- Sizinkinden nispeten daha iyi. ( Relativement mieux que la tienne.)
Je fais quelques pas dans la pièce et me rends compte qu'elle parle à une autre fille via FaceTime. J'ignore quelle est cette langue, mais jamais je ne me serais doutée que Ray parlait autre chose que l'anglais ou le français.
Je suis totalement sur le cul. Et pas seulement par ce que j'entends. C'est la première fois que j'entre dans sa chambre à coucher, en dehors du moment où j'ai visité l'endroit cinq ans auparavant. Elle a transformé cette pièce afin de la rendre vivante. C'est la seule façon de décrire ce que je vois. Son lit est rempli de coussins colorés et sa tête a été décorée avec des clichés en noir et blanc. En m'approchant davantage, je distingue de vieilles bagnoles et j'en reconnais quelques unes que mes employés ont réparées au courant des années précédentes. Ray les a-t-elle toutes photographiées ? Je dois avouer que je suis surpris, moi qui pensais qu'elle n'avait pas d'intérêt pour les voitures. Elle semble aimer les vieux modèles...ainsi que les photos en noir en blanc. Ils ressortent beaucoup sur ses murs vert forêt. Je me demande pourquoi avoir choisi cette couleur. Je me souviens avoir eu le même questionnement lorsque je suis allé acheter les galons de peinture lors de notre emménagement. Le reste de l'appartement est d'ailleurs gris pâle. La seule pièce avec de la couleur est la sienne. Sa housse de couette avec un grand motif de rose rouge attire également mon attention. Et c'est sans compter les trente dictionnaires que j'aperçois dans sa bibliothèque. Mais que fait-elle avec tout ça ? A-t-elle une passion pour les langues étrangères ?
- Peki arkandaki bu yakışıklı adam kim? ( Et qui est ce bel homme derrière toi ?)
- Ne ? ( Quoi )
Ray se retourne immédiatement et sa mâchoire se décroche lorsqu'elle m'aperçoit.
- Ne yapıyorsun...euh...je veux dire...qu'est-ce que tu fais ici ? reprend-elle à mon intention.
- Je passais dans le coin. Quelle est cette langue ? Ça semble...compliqué.
- C'est du turc.
Du Turc ? Mais c'est quoi cette lubie ?
- Tu as appris cette langue ? demandé-je, confus.
- Oui, répond-elle. Ça te pose un problème ?
- Non, je me demande juste pour quelle raison.
- Parce que j'aime ça.
Je hausse un sourcil. Apparemment, elle ne développera pas davantage.
- Donc, tu as des amies turques, en déduis-je en pointant du menton la fille qui semble suivre notre échange avec intérêt.
J'ignore si elle comprend le français, mais elle me fixe comme si j'habitais sur une autre planète. Les hommes sont-ils autant tatoués dans son coin ? J'avoue ne rien connaître de la Turquie et ne pas être intéressé à en savoir davantage. Le seul pays qui m'intéresse actuellement est le mien.
- Nous nous sommes connues lors de mes cours en ligne, me répond-elle.
Elle se tourne ensuite vers la fille et lui dit :
- Gitmem lazım Ayline .
- Sorun değil. Yarın görüşürüz.
- Hoşka kal.
J'aimerais bien savoir ce qu'elles racontent. Elles pourraient bien parler de moi sans que je le sache. Mais que dis-je ? Pourquoi Ray parlerait-elle de moi ? On se connait à peine. Néanmoins, j'ai l'impression d'en avoir appris plus sur elle ce soir qu'en dix ans.
Après avoir quitté Facetime, la jeune femme se tourne vers moi. Je remarque qu'elle s'est lavée et qu'elle ne porte plus aucune trace d'huile. Ses cheveux sont encore humides et sont relevés sur sa tête. Elle a enfilé les mêmes vêtements qu'elle porte habituellement, soit un pantalon de jogging et un t-shirt. Je ne peux m'empêcher de lorgner sa poitrine et réalise qu'elle n'a pas mis de soutien-gorge en dessous.
Ray s'éclaircit la gorge et croise ses bras sur son buste. Elle s'est probablement rendu compte que je la fixais un peu trop longuement.
- Tu rentes tôt, me fait-elle remarquer. Y a-t-il un problème ?
- Non, mais je voulais éclaircir quelques points avec toi, réponds-je.
Elle semble mal à l'aise, comme chaque fois que l'on se parle. Je me demande pourquoi. Je sais que j'en intimide plusieurs avec mon tempérament assez coloré, mais elle...elle sait que je ne lui ferai jamais de mal.
- Comme quoi ? interroge-t-elle.
- Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le veux. C'est chez toi autant que chez moi.
- Non, je ne me sens pas chez moi, comme tu dis, me reprend-elle. Je ne me suis jamais sentie bien dans cet appartement vide. Jean-Simon et toi n'êtes jamais là. On pourrait m'enlever et personne ne s'en rendrait compte.
- Qui pourrait t'enlever ?
Cette pensée m'énerve. Personne n'oserait s'attaquer à Ray tant qu'elle est sous ma protection.
Elle lève les yeux au ciel.
- C'était juste à titre d'exemple, se justifie-t-elle. Vous êtes des fantômes.
Ça m'agace qu'elle ose me comparer à un être invisible, qui n'existe pas, d'ailleurs. Les seuls fantômes qui subsistent sont ceux de mon passé.
- Écoute, Ray, commencé-je, mais elle m'interrompt.
- Tu dis que je ne suis pas sexy, mais c'est toi qui m'as masculinisée, me reproche-t-elle. Le prénom « Ray » n'a rien de féminin.
- C'est seulement un diminutif de ton vrai prénom, expliqué-je. Je pensais que tu serais moins déstabilisée ainsi.
- Déstabilisée ? répète-t-elle en se levant, l'air remontée. Jarek, nous nous sommes enfuis comme des voleurs et nous avons traversé le pays. Pensais-tu vraiment que j'allais me raccrocher à une simple syllabe qui me rappelait mon autre prénom ? Tu aurais pu le changer en entier et ça ne m'aurait pas dérangé. En outre, c'est toi qui as décidé de mon avenir en choisissant « Ray ». Je ne pourrai jamais rien faire de féminin avec ce nom.
Je réalise qu'elle n'a jamais osé me confier le fond de sa pensée depuis ce jour.
Elle désigne ses vêtements.
- Regarde-moi, me dit-elle. Tant et aussi longtemps que je resterai ici, j'aurai l'air de cette pauvre fille que tu as sauvée.
- Je ne t'ai pas sauvée, seulement aidée.
- Pense ce que tu voudras. Tu veux que je me trouve un autre job ? Je le ferai. Mais je changerai de vie, dans ce cas.
Merde ! Ce qu'elle est entêtée !
- Tu ne veux pas que je m'habille comme une de tes putes, alors j'irai chercher de l'aide ailleurs pour me trouver un job. Ces femmes ont d'ailleurs l'air d'avoir du succès. Peut-être que je devrais les imiter...
La colère s'empare de moi.
- N'y songe même pas, grondé-je en m'approchant d'elle.
Je la coince entre le mur et moi. Nos visages sont à quelques centimètres l'un de l'autre. C'est la première fois qu'elle est aussi près de moi. Je n'avais jamais remarqué à quel point elle avait de longs cils. Ainsi qu'un grain de beauté juste au-dessus de la lèvre. Sa peau opaline est sans défaut et parait si douce que j'aimerais la toucher pour m'en assurer.
- Pourquoi ? me cherche-t-elle. Elles doivent t'intéresser pour que tu les invites...
- Tu ne peux pas comprendre, dis-je en soupirant.
Je m'éloigne d'elle, ou plutôt, je me défile. Comment lui expliquer que j'ai besoin de contact physique, surtout lorsque l'adrénaline s'empare de moi ? C'est la seule façon pour moi de ne pas tout détruire. J'ai besoin de chaleur humaine, d'entendre des gémissements, ou bien des cris. Au début, cela fonctionnait mais maintenant, j'ai beau me taper n'importe qui, le plaisir est encore plus éphémère. Je n'ai plus ce même contentement. Je continue seulement de baiser par habitude et pour ne plus penser à autre chose pendant quelques minutes. Les longues séances charnelles, très peu pour moi. C'est encore plus difficile de se débarrasser d'elles à la fin.
- Au final, tu n'es qu'un salaud, conclut-elle.
Je suis surpris qu'elle me balance cela ainsi. Je hausse les sourcils, attendant des explications.
- Tu joues avec elles, ajoute-t-elle.
- Je ne joue pas avec elles. J'en ai besoin et elles en profitent.
Elle ricane comme si j'avais raconté une bonne blague.
- Tu en as besoin ? Tu es accro au sexe, ma parole ! Et après, tu as peur que je déconcentre tes employés si je m'habille de façon plus féminine. De quoi as-tu peur, en réalité ? De voir en moi l'une des ces femmes aguichantes ?
Elle n'est pas conne, cette fille. Je veux être le seul à la voir vraiment, à pouvoir profiter de son imparfaite perfection. Les autres n'ont pas besoin de savoir à quel point elle est attirante. Peut-être s'en sont-ils rendu compte, mais personne ne le démontre, probablement à cause de moi. À l'exception de cet Adam.
- Ce n'est pas ça, Ray, réponds-je en soupirant.
- Ah non ? Je me trompe, alors ? Si je portais des vêtements plus féminins, tu n'aurais pas envie de me déshabiller ?
- Aucunement, Ray, mentis-je.
Comment ne pas avoir envie de découvrir son corps ? Même avec ses vêtements difformes, j'en ai envie...
- Je vois...
Toutefois, une drôle de lueur apparait au fond de son regard.
Ne tente pas le diable, Ray. Tu ne sais pas ce que tu risques.
*****Cette expression signifie habituellement que notre habillement, qui plus est, notre accoutrement, laisse à désirer et n'est pas conforme aux conventions sociales ou de modes imposées. On dit souvent d'une personne dont les vêtements sont mal assortis qu'elle est habillée comme la chienne à Jacques.
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