Chapitre 1
Dix ans plus tard
Je m'appelle Ray. Et je suis couchée sous une voiture. Ne vous méprenez pas. Elle ne m'a pas écrasée, loin de là. Je crois qu'en cet instant, c'est plutôt moi qui lui fait du mal. Je ne sais trop puisque je suis en train de rêvasser. Je songe au fait que ma vie est inhabituelle. En effet, ce n'est pas coutumier d'étudier des leçons que j'aurais dû avoir terminées à dix-sept ans. À cause de notre fuite, je n'ai pu finir mon éducation scolaire. Pourtant, je n'ai pas cette impression d'inachevée, car j'ai une autre vocation que les cours d'histoires, de sciences et de mathématiques. Et ce n'est pas non plus la mécanique. Cela fait dix ans que je sais ce que je veux faire, néanmoins, pour y arriver, je dois avoir mon diplôme d'études, alors je poursuis mon projet, qui tarde à s'accomplir.
— Encore dans la lune ?
Perdue dans mes songes, je n'ai pas entendu les bruits des pas s'approcher du véhicule sous lequel je suis en train de travailler. Résultat : je sursaute et me cogne la tête sous le réservoir d'huile.
— Désolé, Ray, fait Adam alors que je jure.
Je m'extirpe de sous la voiture et aperçois mon collègue de travail, le sourire aux lèvres.
— Et puis ? Ça avance ? s'enquiert-il.
Je ne sais même plus l'heure qu'il est. J'étais perdue dans mes pensées et j'ignore si cela fait une heure ou deux heures que j'essaie de changer l'huile de la voiture. Toujours est-il que je n'ai pas terminé, honte à moi.
— Ça fait deux heures que tu es là-dessous, spécifie-t-il. Deux heures, Ray. Seulement pour changer l'huile à moteur ! Si Jarek apprend que tu rêvasses encore, il ne sera pas content.
Et voilà la phrase pour me réveiller ! Tout le monde redoute que Jarek se mette en colère car, lorsque c'est le cas, c'est un cataclysme qui nous tombe dessus. Et j'exagère à peine. Personne ne veut embêter cet homme qui est aussi féroce que la signification de son prénom. Lorsque se met en colère, il saccage tout autour de lui. Tant par ses mots que par ses gestes. D'ailleurs, je le croise rarement, parfois une ou deux fois par semaine et il me jette à peine un regard. Son salut est aussi froid que son regard bleu glacier.
— Où est-il ? osé-je demander.
— Dans son bureau. Je crois qu'il a de la compagnie puisque les stores sont abaissés.
Le bureau du garage est presqu'entièrement vitré. Il y reçoit ses clients...et ses amantes, d'où la raison pour laquelle il veut un peu d'intimité.
— Je vois, dis-je d'un air indifférent, bien que je sois mal à l'aise à l'idée qu'il ne gère pas que des factures sur son bureau.
— D'après mes calculs, elle devrait sortir dans moins de cinq minutes. Avec les longues jambes qu'elle possède, il l'a sans doute prise par l'arrière pour un coup rapide.
Ma mâchoire se décroche. Adam ne mâche jamais ses mots et me fait part de toutes ses spéculations. Toutefois, j'aimerais bien qu'il m'en épargne certaines, comme celles-ci.
— Ne fait pas ta petite prude, Ray, me dit-il en souriant. Tu connais le nombre de femmes qui passe dans son bureau. Il ne se tape jamais deux fois la même.
— N'est-il pas las de sauter tout ce qui bouge ? fais-je, découragée.
Excepté la mécanique, je ne connais rien de sa vie. Je sais qu'il n'a pas de petite amie (et qu'il n'en aura probablement jamais s'il continue sur cette voie) et qu'il a très peu de bons amis. Adam bosse pour lui depuis un an, mais ils ne se parlent que dans le contexte du travail. Le jeune homme de dix-huit ans est par contre devenu un bon ami à moi. Puisque je travaille dans un garage et que je ne vais pas à l'école, je n'ai pas beaucoup de relations amicales, cependant, ça a tout de suite cliqué avec lui. Il ne m'intéresse pas sur le plan physique, mais son humour me fait rire et le temps passe beaucoup plus rapidement en sa compagnie. Alex et Emilio sont également deux garagistes plus âgés qu'Adam et moi. Ils travaillent avec Jarek depuis cinq ans et ces trois-là sont de bons potes. Ils accompagnent toujours Jarek lors de ses déplacements je ne sais où dans la ville. Je crois qu'ils s'entraînent dans un gymnase par très loin d'ici, mais j'ignore où. Je sais seulement qu'ils sont en forme physiquement...et que ça parait. Leurs muscles se distinguent même sous leurs uniformes de garagistes. Mais je m'égare...
— Jarek a un petit faible pour les attributs féminins, répond Adam, ce qui me fait revenir au présent. Parlant d'attribut, tais-toi et donne ta note.
Une porte claque et nous apercevons une femme aux jambes interminable passer devant nous. Elle nous jette à peine un regard et se dandine sur ses talons aiguilles. Elle porte une petite jupe moulante en cuir et un débardeur blanc avec un col très échancré. Ses longs cheveux blonds sont un peu emmêlés, signe qu'il y a eu de l'action dans le bureau.
Une fois qu'elle est partie, Adam dit :
— Je lui donne six, et toi?
— Huit. Elle est superbe.
— Trop plastique à mon goût. Je préfère les femmes plus naturelles.
Je jette un regard à mon reflet dans le rétroviseur de la voiture. J'ai l'air débraillé avec mon uniforme trop grand. J'ai ramassé mes cheveux en un tas sur ma tête et les ai couverts avec un foulard afin de ne pas les graisser. Ma figure, elle, n'a pas été épargnée. J'ai deux traces noires sur les joues.
Je pousse un long soupir et regarde mes mains sales. Ça ne me dérange aucunement de me salir, mais je ne parviendrai jamais à concurrencer avec ces femmes fatales qui viennent au garage pour se taper le soi-disant meilleur amant de la ville. Pas étonnant qu'il ne me jette pas le moindre regard. Je ne suis pas séduisante pour deux sous habillée ainsi. Lorsque je suis à la maison, c'est-à-dire dans l'appartement au-dessus du garage, je n'habille très simplement. On pantalon ample et un t-shirt compose ma tenue d'étude. Et lorsque je sors...je ne sors presque jamais, alors la question ne se pose pas. J'aurais bien voulu avoir des copines pour sortir, mais lorsque nous sommes arrivés dans cette ville il y a cinq ans, j'ai fait le choix de rattraper le retard que j'ai pris en fuyant à travers le pays avec Jarek. Résultat : j'étudie et je travaille. C'est tout. J'ai bien un ou deux passe-temps, mais rien qui ne nécessite de sortir.
J'habite avec Jarek et un autre de ses potes, mais ils rentrent souvent tard, alors je me retrouve seule la plupart du temps.
— Ray, s'écrie Adam. L'huile !
Je tourne ma tête vers la voiture qu'il pointe. Merde ! L'huile coule part terre.
— Tu as oublié de mettre un sceau sous la voiture, rajoute Adam, bien que je l'aie deviné.
Je me dépêche de m'exécuter, non sans me salir les mains. Merde ! Quel gâchis !
— Et voilà Jarek qui s'amène, ronchonne Adam. Désolée, ma belle, mais je dois me remettre au travail. Bonne chance.
Sur ce, il se met à siffler et poursuit la réparation de la voiture à côté. Quel traître ! Il aurait pu m'aider, sauf qu'il préfère sauver ses miches. Je le comprends. Jarek peut être sans pitié auprès de ses employés. Il en a fichu plusieurs à la porte pour moins que ça.
J'essaie de ramasser l'huile avec du papier, mais ça ne fonctionne pas. Au contraire, je l'étends davantage. Maudit chiffon ! Je tapote le plancher en essayant d'imbiber le liquide. J'aurais peut-être dû mettre des cartons sous la voiture, mais je voulais me dépêcher. Ça m'apprendra à vouloir aller trop vite. Il est vrai que je suis parfois maladroite, mais ça n'arrive que de temps en temps. Et étrangement, c'est lorsque Jarek n'est pas très loin.
La plupart du temps, les changements d'huile que j'effectue sont impeccables.
Sauf le mois passé. Et l'autre d'avant.
Parfois, je suis perdue dans mes pensées et cela retarde mon travail.
À tous les jours.
Mais les clients sont satisfaits de mon professionnalisme.
Sauf quelques fois par semaine.
J'installe des pneus d'hiver à l'automne puisque la saison froide est rude dans ce coin de pays ; les conducteurs doivent donc acheter des pneus adaptés aux conditions météorologiques. C'est également moi qui lave les voitures avant que les mécaniciens ne les réparent. Et je fais également des changements d'huile. Je m'en tire généralement bien.
Sauf aujourd'hui.
Je vais devoir brosser le plancher. L'huile ne part pas seulement avec de l'eau. Je trouve une brosse et entreprends ma lourde tâche.
Soudain, deux bottes noires entrent dans mon champ de vision. J'arrête immédiatement ma lourde tâche et m'assois sur mes genoux. Et c'est là que mon regard croise le sien.
Des yeux bleus acier qui me scrutent de la tête aux pieds. Il ne dit pas un mot, se contentant de m'analyser, comme chaque fois que l'on se croise. Je sais ce qu'il pense de moi. Je le lis dans ses yeux.
Échec.
Il trouve que je suis une ratée, que je ne sais rien faire de mes dix doigts, doigts qu'il fixe avec un dégoût non feins. Pourquoi faut-il toujours que je sois en mauvaise posture lorsque nous nous croisons ? La semaine passé, j'étais couverte de farine après avoir tenté de faire un gâteau, qui a fini à la poubelle, soi dit en passant. Il y a des ces gens qui sont incapables de cuisiner sans se salir, ou incapable de peindre sans se tâcher. Eh bien, je suis incapable de cuisiner, et encore moins de peindre. Et incapable de ne pas me salir.
Je l'avoue, je suis gauche, mais j'ai eu beau essayé de faire attention, rien ne fonctionne.
Jarek, lui, est toujours impeccable. Je ne l'ai jamais vu enfiler une combinaison de mécanicien. Il porte toujours des jeans et un t-shirt qui dévoile ses bras tatoués jusqu'à son cou. Entre ces entrelacs de ligne, je suis capable de distinguer une roue de voiture et une horloge, mais sans plus. Parfois, j'aimerais connaître leur signification, mais je n'ose le lui demander de peu de me faire rembarrer. Ses cheveux mi-longs sont attachés et sa courte barbe a été récemment taillée. Ce type est un spécimen alléchant, toutefois je ne peux me permettre de fantasmer sur lui car je sais que ça ne servira à rien. Nous nous connaissons depuis plusieurs années, pourtant j'ai toujours l'impression que nous sommes des inconnus. Je me demande souvent pourquoi il m'a proposé de m'enfuir avec lui puisqu'il ne se soucie pas de moi outre mesure. Je ne suis ni son amie, ni sa sœur, alors que suis-je pour lui.
Un boulet.
Nous nous dévisageons en silence et j'attends qu'il dise quelque chose, ce qui ne tarde pas.
— Dans mon bureau, dit-il seulement.
Il me tourne le dos sans vérifier si je le suis. Il n'a pas besoin de le faire puisque personne n'ose lui désobéir, même pas moi
J'essaie d'essuyer mes mains avec un torchon, puis je le suis. En chemin, je croise le regard inquiet d'Adam. Il pense que Jarek va me virer. Le fera-t-il ? J'espère que non. Je n'ai ni revenu, ni famille, ni ami, alors je deviendrais une sans-abri s'il me virait de sa vie. Le pire, c'est qu'il me manquerait un tout petit peu. Je me suis habituée à sa présence au fil des années.
C'est à sens unique, bien sûr.
Jarek me faire signe de m'asseoir sur la chaise face à son bureau, où il prend place. Je remarque qu'il a rouvert les stores. Il aurait dû aussi ouvrir les fenêtres car une odeur de sexe plane dans la petite salle.
Je croise les bras sur ma poitrine, signe que je ne veux pas m'éterniser dans cette pièce. Rien qu'à songer à ce qu'il y a fait me rebute. Il ne pourrait faire ça dans un lit comme tout le monde ? À bien y penser, je ne l'ai jamais vu inviter qui que ce soit dans son lit. Il ne va dans sa chambre que pour dormir, une habitude qui n'a pas changé depuis l'époque où on était gosses.
— Fais-le, dis-je enfin afin de briser le silence pesant.
— Faire quoi ? réplique-t-il.
— Me virer. Tu en rêves depuis des années. Alors fais-le. Avoue que tu n'attends qu'une bonne raison pour le faire.
Il pousse un long soupir et se lève. Il se met à faire les cent pas devant moi, comme chaque fois où nous nous retrouvons ici. C'est comme s'il ne pouvait me regarder en plein face, comme si j'étais un fardeau pour lui.
— Toujours la même discussion, dit-il d'un air las. Tu sais tout comme moi que la mécanique n'est pas ta tasse de thé, Ray. Pourtant, tu t'évertues à vouloir travailler ici. Pourquoi ne pas te trouver un autre boulot ?
— Je veux t'aider, insisté-je. Je te dois bien cela.
— Tu ne me dois rien. Je t'ai aidée, soit, mais c'était il y a longtemps. Tu devrais faire autre chose que traîner ici.
Conclusion : il veut que je me tire d'ici. Je ne suis rien à ses yeux. Je lui rappelle son passé, c'est tout. Un passé qu'il préfèrerait oublier, sans nul doute, après tout nous sommes venus ici pour changer de vie. Il a ouvert un garage et s'est fait peu à peu une clientèle tandis que moi, je n'ai guère avancé. L'école a distance, c'est de la merde. Il n'y a rien de plus démotivant. Mais je n'ai pas le choix. J'ai échappé à l'enfer et pour cela j'ai dû faire des concessions, comme l'école.
— Que veux-tu que je fasse ? rétorqué-je.
— Je ne sais pas. Tu pourrais être serveuse dans un petit resto ?
J'étouffe un rire. Il m'a bien regardée ? Mon deuxième surnom, c'est Maladroite. Je renverserais assurément mes plateaux.
— Ce job ne me correspond vraiment pas, lui dis-je.
— Parce que tu n'es pas sexy ? Ce n'est pas grave, avec un petit effort, tu ne seras pas trop mal.
Ma mâchoire se décroche. Il vient de dire que je ne suis pas féminine. Avec un petit effort ? Qu'il dise donc que je suis laide ! Ce serait pareil. Pourtant, je ne crois pas être si moche. J'ai une chevelure châtaine avec des reflets caramel. Mon visage en cœur au teint clair est parsemé de taches de rousseurs et des petites pommettes accentuent mon sourire. J'ai des yeux verts que je pourrais mettre en évidence si je me maquillais, mais ce n'est pas le cas, alors personne ne les remarque. Peut-être est-ce à cause de ma frange ? Cette dernière cache mes sourcils épais. Ils sont clairs, alors je n'ai jamais ressenti le besoin de les amincir. Peut-être que je ne suis pas une beauté rare, mais je suis insultée qu'il me rappelle à quel point je ne suis pas attirante.
— Un petit effort ? répété-je, la colère montant en moi. C'est toi qui m'as masculinisée, Jarek. Tu as toujours refusé que je porte des robes ou des jupes.
— Parce que je ne voulais pas que tu déconcentres mes employés. Lorsque tu sors, tu peux faire ce que tu veux.
Sortir avec qui ? Je ne connais personne de cette ville.
— Et les bombasses qui passent sans arrêt ? Tu crois qu'elles ne les déconcentrent pas ?
— Elles ne font que passer, comme tu l'as si bien dit. Toi, tu habites ici.
— Si tu les invites, elles doivent être sacrément douées en changement d'huile, murmuré-je.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? demande-t-il en abandonnant ses cent pas et à s'approchant de moi.
Je me lève à mon tour. J'ai besoin de garder une certaine distance physique entre lui et moi, alors je recule. Il essaie de paraître intimidant en ce moment afin que je lui livre le fond de ma pensée, mais il n'y parviendra pas. Je ne voulais pas qu'il entende cette petite allusion au sexe, mais parfois j'oublie le fait que je pense à voix haute. J'ai développé cette manie à force de vivre seule.
— Je n'ai rien dit, réponds-je, mine de rien.
— Est-ce que je me trompe ou tu viens de viens de parler de pipe ?
J'écarquille les yeux, ahurie. Il n'y a pas à dire : il va droit au but.
— Non, j'ai...
Il fait deux pas de plus dans ma direction.
— J'ai seulement voulu dire qu'elles devaient aimer un peu la mécanique pour traîner ici au garage.
Ou plutôt son propriétaire. Je me demande ce qu'il leur dit après les avoir baisées. Probablement qu'il a du boulot, merci bonsoir.
— Effectivement, elles s'y connaissent un peu plus que toi, dit-il.
J'ai l'impression qu'il ne parle pas de mécanique. C'est cette dernière phrase qui me fait péter les plombs. Non, je ne connais pas grand-chose au sexe. J'ai eu ma dose il y a bien longtemps et je n'ai jamais voulu à nouveau tenter l'expérience auprès de garçons. Jarek le sait et c'est ce qui me met le plus en rogne. Il est au courant de ce que j'ai enduré, même si nous n'en avons jamais reparlé.
Au lieu de lui donner une gifle bien méritée, je tourne les talons. Je ne veux pas qu'il voie à quel point j'ai mal. Ces mauvais souvenirs resteront à jamais gravés en moi.
— Donne-moi une semaine et plus jamais tu n'entendras parler de moi, dis-je seulement en quittant son bureau.
Je suis trop longtemps restée dans les parages. Il est temps que je vole de mes propres ailes, quitte à me les bruler. Maladroite comme je suis, c'est ce qui risque d'arriver...
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