Partie II
FÉLIX
Félix traîne à l'arrière du groupe, trop perdu dans ses pensées pour prêter attention aux bavardages de ses amis. Son sac lui semble peser une tonne, lestée par le carnet qu'il a trouvé dans l'appartement en ruine. Il ne sait pas ce qui l'a poussé à le cacher à ses amis. Il a juste répondu par automatisme à Chris. Il pourra toujours changer d'avis et leur en parler plus tard, mais pour l'instant, il a envie de garder cet incident pour lui, comme s'il n'existait pas vraiment.
Quelque chose cloche. Ce carnet lui semble récent. Trop. Le papier n'aurait pas été en si bon état, s'il était dans cet appartement en ruine depuis la transition. Qui plus est quand le carnet en question se trouvait devant une fenêtre sans carreau et qu'il a plut la veille. En toute logique, le carnet ne devait être là que depuis le matin même. Grand maximum. De plus, s'il y a encore besoin d'arguments, les dessins qu'il a entrevus semblent tous être des paysages d'après la transition. Il n'a rien vu qui ressemble un tant soit peu aux photographies des archives. Félix en est là de ses réflexions quand il remarque que ses amis se sont arrêtés.
- Ça va, Félix ? Tu sembles dans les nuages depuis qu'on est sortis de Séoul.
- Je réfléchissais juste. Vous pensez qu'il reste des gens qui vivent en dehors des guildes ?
Surpris par la question, ses amis se dévisagent sans savoir quoi répondre. Chris commence prudemment :
- C'est possible, mais je ne vois pas ce que ça leur apporterait. La vie sans le soutien des guildes est vachement difficile, je ne vois pas en quoi ça leur serait bénéfique.
- Sans compter, intervient Jisung, qu'en-dehors d'une guilde, tu n'as aucune chance d'accéder à l'ascension. Et franchement personne ne voudrait se priver de cette possibilité.
Félix le sait déjà, mais malgré ça, il ne peut se défaire de l'impression qu'il y avait bel et bien quelqu'un dans cet immeuble. Quelqu'un qui ne faisait pas partie d'une guilde. D'abord parce que personne faisant partie d'une guilde ne se promènerait seul, encore moins pour dessiner. Ensuite parce que même si les guildes ne s'entendaient pas entre elles, jamais elles ne se cacheraient pour s'éviter. Il y a trop de choses qui cloche, mais continuer la conversation signifie parler du carnet et il n'en a aucune envie. Il hoche donc la tête :
- Vous avez raison, ça doit être très rare.
Ne voulant pas répondre à plus de questions, il cherche un sujet pour détourner la conversation. Avisant le soleil qui commence à descendre derrière la cime des arbres, il presse ses amis :
- On ferait mieux de se dépêcher, sinon on est bon pour un savon.
~
Le soir dans son lit pourtant, Félix ne peut pas s'empêcher de penser au carnet. Et si il y avait vraiment eu quelqu'un avec eux dans l'immeuble cette après-midi ? Et si cette personne tenait à son carnet ? Et si elle savait des choses sur le monde que Félix ignorait ? Tout doucement en faisant attention à ne pas réveiller Chris qui dort dans la même chambre que lui, il attrape son sac et sort de leur chambre. Longeant les murs, il se dirige vers la sortie du complexe en étant le plus discret possible. Par chance personne ne se ballade à cette heure ci car Félix n'a aucune idée de ce qu'il fait et il serait bien en peine d'inventer un mensonge pour justifier sa présence dans les couloirs à cette heure-ci.
Il ne devrait pas sortir à cette heure-là, les règles l'interdisent. Mais depuis un moment déjà, Félix en a marre des règles. Il en a marre de vivre une vie « normale » et de faire ce que tout le monde attend de lui. Tout ça pourquoi ? Il ne sait plus vraiment ce qu'il attend de son existence. Il n'a pas envie de passer sa vie enfermée dans un complexe, à ne sortir que quelques jours par semaine pour réaliser quelques missions. Alors pour la première fois, depuis longtemps, Félix décide de faire ce qui lui plaît et de saisir l'opportunité qu'on lui tend. Au moment où il prend sa décision il se fiche un peu qu'elle soit irréfléchie ou dangereuse. Il veut juste se sentir vivre autrement que ce qu'on lui montre comme modèle depuis qu'il est enfant. Tout ce qui compte, c'est de trouver le propriétaire du carnet qui a réalisé ces dessins et le supplier de lui raconter ce qu'il a vu du vrai monde.
Ses pieds prennent seuls la direction de Séoul. Il n'en est pas si loin. Une heure tout au plus. La forêt de nuit l'inquiète un peu, mais il a enfin l'impression de respirer. Il se demande s'il le dira à ses amis demain matin. Il n'en est pas sûr, il aime l'idée d'une entorse à la réalité qui n'appartient qu'à lui. Il ne sait même pas s'il rentrera demain matin. L'espace de quelques heures, il se laisse séduire par toutes les possibilités qui s'offrent à lui.
Il ressort de son sac le carnet de dessins et s'arrête pour admirer les œuvres qui le peuple encore une fois. Des paysages qu'il n'a jamais vus avant s'étalent sur les pages de papier cartonné. Un chien géant semble revenir régulièrement de pages en pages. Les doigts de Félix sont noirs de charbons à force d'effleurer les pages. Il se reprend et range le carnet dans son sac. Il s'en voudrait de faire baver le fusain de ce qu'il considère comme un trésor.
Félix a toujours été entouré en permanence. Il est rare qu'on laisse un membre de la communauté seul. C'est trop dangereux, dans la forêt comme dans les ruines, on peut facilement se faire attaquer par une bête sauvage ou une guilde ennemie. Il ne sait pas quand les humains se sont retournés les uns contre les autres, ni même ce qu'ils espèrent en le faisant. Il sait que le rêve de tous ceux qui sont restés sur terre est d'avoir accès à l'ascension. Depuis qu'elle a été annoncée il y a quelques années, les attaques se sont faites plus violentes. Après tout, moins il reste de gens, plus il y a de place dans le vaisseau.
C'est trop dangereux, dans la forêt comme dans les ruines, on peut facilement se faire attaquer par une bête sauvage ou une guilde ennemie. Il tente alors de se repérer à la lumière des étoiles. Le calme de la forêt l'apaise et tout à ses pensées, il ne remarque pas qu'il a atteint sa destination jusqu'à ce qu'un immeuble se dresse devant lui. Il déambule dans les rues jusqu'à trouver la porte bleue caractéristique et se glisse dans le hall plongé dans le noir. Il se dirige vers le grand escalier en colimaçon en essayant de ne pas faire de bruit. Il ne veut pas faire fuir le mystérieux dessinateur comme ils l'ont fait le matin même.
Et s'il était parti ? Avait carrément changé de ville ? Cette pensée frappe Félix qui s'immobilise au milieu de l'escalier. Et si sa marche n'avait servi à rien ? Il secoue la tête. Il ne veut surtout pas y penser. Tant qu'à être là, autant aller jusqu'au bout, il n'envisage l'éventualité d'un échec qu'après. Prenant son courage à deux mains, il force ses jambes à reprendre leurs ascensions. Il tente de ne pas réfléchir quand il pousse la porte de l'appartement au fond du couloir.
Il s'attendait à trouver un appartement vide, pas à se faire plaquer au sol par une grosse boule de poils grognante. Il se crispe, regrettant déjà d'être venu. Peut-être qu'il va mourir ici, aucun de ses amis ne saura ce qui lui est arrivé, peut-être que d'autres éclaireurs retrouveront son corps déchiqueté dans quelques semaines, peut-être que ... Une voix interrompt soudain le train paniqué de ses pensées :
- Kamy, ça suffit. Lâche le.
L'énorme bête relâche la pression, permettant à Félix de s'asseoir sans pour autant le laisser partir. Derrière lui, il distingue la silhouette d'un jeune homme qui se décide à reprendre la parole :
- Je t'ai vu avec les autres ce matin. Qu'est-ce que tu fais là ? T'es tout seul ?
La voix de l'inconnu est agressive, pourtant Félix ne se démonte pas. Il n'a pas fait tout ce chemin pour se laisser décourager par le premier venu, quand bien même, c'est l'homme qu'il cherchait.
- Je suis venu vous rendre votre carnet. Je ne sais pas pourquoi je suis parti avec ce matin, mais c'était pas cool pour vous. Du coup, je me suis dit que j'avais rien à perdre en venant voir si vous étiez encore là.
Même s'il ne voit pas grand-chose d'autre que la tête du chien qui n'a décidément pas l'air décidé à se pousser, Félix croit décerner une nouvelle expression sur le visage de l'inconnu. Il se dépêche de fouiller dans son sac et de lui tendre le carnet en signe de bonne foi. Le jeune homme l'attrape et le feuillette comme pour vérifier que rien ne manque, puis une fois rassuré, il rappelle son compagnon.
- C'est bon Kamy, laisse le partir.
Il jette un petit regard à Félix qui tente tant bien que mal de se redresser.
- Merci.
Et il tourne les talons sans plus de cérémonie.
Un frisson de panique monte dans la poitrine de Félix, lui sert le cœur. Il ne veut pas. Il ne veut pas voir ce jeune homme disparaître en emmenant avec lui le carnet et toutes les merveilles qu'il rassemble. Il ne veut pas rentrer au camp et reprendre sa vie comme si de rien n'était.
- Attends!
Les mots ont franchi ses lèvres avant qu'il n'ait pensé à les retenir. Il ne l'aurait sûrement pas fait d'ailleurs. L'inconnu s'est figé au milieu des escaliers. Le cœur de Félix bat à mille à l'heure.
- Attends, reprend-il plus calmement. Emmène-moi voir tes dessins en vrai s'il te plaît.
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