Royce
Le vent s'est levé et me malmène les tifs au même titre que ces palmiers décoratifs ridicules que Chris a fait planter un peu partout sur la propriété. Pas un vent frais du genre à flouter le sang et remettre les neurones en place, non, ça ce serait la bienvenue mais en Floride, on peut toujours rêver. Ici on a juste droit à une bourrasque bien chaude, aussi étouffante que tout le reste sur cette île, comme une haleine qu'on vient nous souffler à la gueule.
Une rage sourde et indigeste comme j'ai pas eu à en gérer depuis des plombes me bouffe les tripes. Elle n'a même pas de destinataire, elle est là, c'est tout. Elle me pourrit la vie.
Je continue de marcher dans la cour sans même savoir où je vais, sans aller nulle part en particulier. Je me fais l'effet d'un de ces pauvres types alcoolisés qui errent et retrouvent même pas le chemin de leur propre piaule alors que j'ai pas bu une goutte. Je me fige finalement près du bâtiment des employés. Commandés par un instinct sur lequel j'ai aucun contrôle, mes yeux se braquent sur la fenêtre ouverte qui donne sur la salle à manger, la seule d'où s'échappe un rai de lumière.
Ma gorge s'assèche dans la seconde.
Elle est là.
Avec Boyd.
Et Jace. Et Mia. Relax, Walters.
Elle est là avec Boyd. Je sais pas trop ce qu'il lui dit avec son air d'enfant coincé mais ça doit être marrant puisqu'elle sourit. Bon chienchien. L'espace d'une seconde presque réjouissante - presque -, j'imagine ce blaireau, un collier et une laisse autours du cou, couché aux pieds de Lily. Il en est pas bien loin, il a déjà le regard de cocker anglais et c'est tout juste si sa langue lui pend pas des lèvres.
Un rictus plus amer qu'une vieille fille quadragénaire m'échappe quand je me rends compte à quel point je suis tombé bas. Je suis là, tout seul, debout au milieu d'une cour déserte à jalouser un gosse à peine sorti de la puberté, à mater une gamine cent fois mieux que tout ce que je pourrais jamais avoir. Gamine que, soit dit en passant, j'ai envoyée chier y a pas trois heures.
Un vrai con.
Je me fais horreur. Ce type que je suis en train de devenir... il me fout la gerbe. C'est tout juste s'il se ballade pas avec une cible clignotante sur le front en mode " tirez, je suis faible". Lily s'est détournée de Boyd. Ses yeux se baladent par la fenêtre et je me crispe. Sans raison, elle peut pas me voir de là où elle est.
La gorge sèche, je la regarde relever son genou, poser le menton dessus en abordant cette moue un peu triste qu'elle a parfois quand elle se perd dans ses pensées. Ça dure trente secondes. Après, l'indien se penche un peu sur son épaule pour lui déblatérer un truc que j'entends pas et elle lui offre un nouveau sourire. Pas énorme, un sourire sans fossettes mais c'est toujours plus que ce que je serais sans doute jamais capable de lui tirer.
Avec un soupir dégoûté qui me case quelque part entre pitoyable et pathétique, je me laisse glisser contre le mur du bâtiment et pose le cul par terre. Je me soulève juste un peu pour sortir mon paquet de clopes et mon briquet de ma poche arrière.
Je n'allume pas immédiatement la cibiche. Je me contente de faire flamber à plusieurs reprises le briquet que je tiens à quelques centimètres de mon visage. La flamme rougeoie dans l'air, me crame la rétine et la pulpe du pouce, éclaire celles - plus sombres, moins chaudes - qui me lèchent le bras.
Je regarde d'un œil vague le vent la malmener sans en venir à bout. Elle continue à danser, imperturbable, et là, dans le noir, on la prendrait presque pour l'œil d'une espèce de démon vengeur. Une brèche vers les enfers, pour ceux qui croient à ces conneries.
La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'enfer, pas comme une bande de timbrés a pu nous le décrire sur ce torchon qu'ils appellent "Bible" en tout cas.
Le véritable enfer, pas besoin de crever pour le connaitre, il est ici. L'enfer, c'est de vivre. Les gens sont en plein dedans mais ne se rendent comptent de rien. Ils gesticulent et s'agitent dans tous les sens pour essayer de trouver une logique à tous ça, pour ignorer les pans moisis de leur existence en espérant atteindre... quoi? Leur salut? Putain, ils sont drôles. Y a pas plus de salut que de rédemption.
J'active une énième fois le briquet sans m'inquiéter du niveau de gaz qui doit chuter plus vite que les tours jumelles un 11 Septembre. La flammèche perce une nouvelle fois la nuit et je la fixe en silence, les yeux troubles et la respiration très lente. Elle répand une légère odeur un peu acre de cramé dans l'air et réveille une vieille pulsion à l'intérieur de moi.
L'espace d'une microseconde, je vois l'étincelle gonfler pour se transformer en un putain de brasier et tout engloutir. Je regarde avec une précision incisive la propriété flamber, la grande baraque pâle noircir, brûler, se disloquer et partir en fumée, rongée par des flammes assoiffées. Les palmiers ridicules s'embrasent et crèvent, l'air se met à crépiter d'une tension étouffante, répand un vent de destruction. Je peux presque le sentir palpiter.
L'ancien moi aurait adoré.
Celui d'aujourd'hui tréssaille violemment et s'étouffe presque, en sueur.
La réalité reprend le dessus, fait basculer la vison qui oscille encore entre fantasme et cauchemar éveillé. J'ai la nuque poisseuse et le souffle court. Pour la première fois depuis que je suis sorti de taule, j'ai envie d'une ligne de poudre et la vieille morsure de l'addiction se fait légèrement sentir.
J'allume ma clope, la main un peu tremblante, la coince entre mes lèvres et range le briquet pour reporter mon attention sur la fenêtre illuminée à une dizaine de mètres.
Lily a toujours ce léger sourire aux lèvres. Il m'a l'air un peu faux mais je prends peut-être juste mes rêves pour des réalités. Boyd s'est à nouveau penché sur elle pour lui parler. Je tire une taffe sans les quitter des yeux. Leurs épaules se touchent. Encore. Je souffle et la fumée fait écran entre mon point de mire et moi pendant quelques secondes. Ils sont beaucoup trop proches. J'aspire une nouvelle bouffée de nicotine - inefficace si j'en juge la dureté limite cadavérique de mes muscles - et exhale par le nez.
Lily n'a pas l'air plus sensible que ça aux "charmes" du Sioux ou alors je m'y connais mal. Ses sourires sont polis voire amicaux mais sans plus. Ça me fout quand même les boules de le voir tenter sa chance, aussi mince soit-elle.
Je porte une nouvelle fois ma cigarette à mes lèvres. Comme par hasard, Mia ne fait pas du tout gaffe à ce qui se passe de l'autre coté du canapé. Elle le fait exprès: dans sa tête, elle est probablement en train d'agiter une pancarte "team Boyd" ou une connerie de ce type. À tous les coups, elle espère que sa pote se fasse un mec plus... moins...
Moins moi.
Ça va pas tarder à arriver, Walters. Surtout maintenant que t'as brisé la glace...
Je pince les lèvres.
"Tu n'es pas celui que je croyais".
Mais qu'est-ce qu'elle croyait, putain? C'est pas comme si mon "cas" était un secret. Elle sait que je sors de taule et j'ai parfaitement conscience du fait que les habitants de ce champ de mines qu'ils appellent "Key Haven" adorent chanter mes louanges. Je suis même étonné qu'elle soit pas encore allée googler mon nom pour prendre connaissance des horreurs dont on m'accuse.
Et de celles que t'as commises.
Alors qu'est-ce qu'elle imaginait? À quel moment elle s'est rendu compte que je suis pas à la hauteur de ses espérances, quelles qu'elles soient, putain? Je suis quasiment certain que ça a un rapport avec l'histoire de la fille Marshall.
Franchement, je capte pas pourquoi elle bloque là-dessus. C'est que dalle. Elle a encaissé sans broncher le fait que j'ai déjà buté un mec - même si je suis resté plutôt vague niveau chiffre -, mon petit séjour en cellule ne lui pose visiblement pas trop de problème et le comportement de salaud que je lui fais endurer ne l'a pas tenue à l'écart non plus.
Mais une vulgaire plaisanterie faite à une meuf encore plus vulgaire dont je me souviens même pas le prénom, ça elle le digère pas. C'était pas si terrible en plus. Je m'en suis même pas vraiment pris à cette fille si on y regarde de plus près, elle était pas visée. C'est vrai que je l'ai baisée mais elle en crevait d'envie, c'est limite si elle m'a pas supplié à genoux. Et pour les clichés... bah, en fin de compte, y a que son vieux qui les a vus, alors...
Et Diego. Et Hunter. Et Michael. Et quelques habitués du Lust. Et...
Ouais bref.
Putain, si je chope celui qui lui à déballé cette merde, je le démonte. J'ai beau ne pas saisir ce qui la choque à ce point dans cette histoire, j'ai vu sa tronche quand je l'ai confirmée à voix haute. C'était comme si je venais de confesser un viol. J'ai cru qu'elle allait dégueuler, elle était livide.
Et toi t'étais mal.
Je fume ma clope jusqu'au filtre, balance le mégot et m'en grille une autre. Je continue de fumer. Je continue de mater comme le malade que je suis. Mon regard consent tout juste à dériver quand une ombre s'abat sur moi.
Je lève les yeux de mauvaise grâce et retiens une grognement d'agacement quand je me rends compte que Williams est planté à un mètre de moi, immobile. Putain, il me veut quoi encore? J'ai toléré son sermon tout à l'heure parce que j'ai pensé qu'après les merdes que j'ai fait endurer à Lily, elle mérite pas en plus que j'envoie son oncle à l'hosto. Mais y aura pas de deuxième shot.
Les mains dans les poches de son pantalon de costume guindé, il me dévisage d'un air neutre. Si y a un moment où j'ai pas du tout envie de voir sa gueule - où j'ai encore moins envie de voir sa gueule que d'habitude - c'est bien là, alors que je suis avachi par terre à reluquer sa nièce. Je bande les muscles pour résister à la pulsion brutale qui me pousse à me remettre debout.
Ma position me place physiquement en situation d'infériorité mais me lever maintenant prouverait juste que j'en ai quelque chose à branler en révélant mon malaise. J'évite ce mauvais calcul et replie un genou sur lequel je pose mon bras, simulant la nonchalance pour donner le change.
Comme il l'ouvre pas, je tire à nouveau sur ma clope en faisant mine de ne pas remarquer les aller-retours que fait son regard entre moi et la fenêtre éclairée de la salle à manger des employés.
Entre toi et Lily, quoi.
Putain...
Il ne fait aucun commentaire et finit par se tailler au bout d'une minute qui en dure cent, sa mallette à la main et sa veste de costume sous le bras. Je le suis d'un œil vague jusqu'à ce qu'il disparaisse dans sa baraque et je repousse les résidus de visions enflammées dans lesquelles la baraque en question se fait bouffer par le feu.
Faut croire que Diego m'a remis la tête à l'endroit parce que, finalement, le business douteux de Williams et sa potentielle future arrestation ne me font plus du tout marrer. Et si ce sale con se fait choper? Il y a pensé à ça, lui? Il a réfléchi aux risques?
Walters s'inquiète? Que c'est mignon...
Qu'est-ce qu'elle ferait? Son vieux est mort, sa daronne m'a tout l'air d'être une salope, son oncle est un putain de mafieux qui fait bien plus que flirter avec l'illégal... Où est-ce qu'elle ira?
Peut-être dans un endroit où les jeunes de son âge vont pour étudier, préparer leur avenir... tu vois ce que c'est ou le concept est trop abstrait pour toi? Elle ira à la fac, Walters!
Ah ouais, la fac. J'ai dû éclipser ce détail désagréable et ce qui va avec pour préserver les miettes de paix mentale qu'il me reste. Je ne sais pas ce qui m'emmerde le plus: l'idée qu'elle emménage avec ce British Boy qui rêve probablement de se la faire depuis qu'il sait utiliser le jouet qu'il a entre les jambes ou le fait qu'elle se tire à la fin de l'été.
La fin de l'été.
Ça sonne comme une espèce de compte à rebours infect, j'ai quasiment l'impression de l'entendre égrener les secondes de mon sursis. Ou alors c'est juste les battements de cœur chaotiques qui font pulser mon sang à un rythme infernal.
On est le combien déjà? Le 29? Le 30? Dans deux mois, elle se tire et tout ça sera plus qu'un souvenir.
Je le savais déjà mais comme à chaque fois que je laisse mon cerveau aller dans ce sens ces derniers jours, cette vérité me parait imbuvable. Ça devrait pas, merde! Que Lily soit là ou pas, qu'est-ce que ça change? Je suis plus censé l'approcher, la toucher encore moins. Voir la tentation s'éloigner devrait me soulager d'un fardeau.
Mais non. Ça me laisse... juste l'idée me fait... Ça me gonfle. Voila, ça m'emmerde à un point...
Qu'est-ce que j'espérais en fait? Hein? Est-ce que j'imaginais pouvoir me contenter de la regarder de loin, de traîner autour d'elle sans plus jamais l'aborder?
Je ferme les yeux et me cogne la tête contre le crépi. Une. Deux. Trois fois. Comme si ça pouvait me remettre les pensées à l'endroit, obliger mon cerveau à rouler droit de nouveau.
C'est n'importe quoi. J'ai repris mes distances, j'ai fait ce que j'avais à faire... Je devrais déjà être passé à autre chose. J'aurais dû me lasser depuis longtemps. Si j'avais su que cette... lubie prendrait autant d'ampleur... Ça devait juste être une distraction, un truc divertissant...
Je ferais bien de me tirer d'ici, au moins jusqu'à ce que l'été se termine. Ça me ferait pas de mal de dégager de cette propriété pour ne plus y foutre les pieds. En fait si, c'est justement ça le problème. J'essaye d'envisager cette perspective deux secondes et ça me file un de ces cafards, l'impression saisissante que quelqu'un me fout les doigts dans le bide pour étrangler mes organes.
Génial. De mieux en mieux.
C'était bien la peine de me sevrer de drogue pour me dégoter une addiction encore pire, impossible à satisfaire. Je fais quoi maintenant? Je devrais peut-être... lâcher prise. Arrêter de me prendre la tête.
Penses y même pas, connard.
Depuis quand je demande la permission? J'ai jamais eu besoin de l'approbation de personne pour faire c'que je fais et même si la raison m'échappe complètement, je plais à cette fille d'une certaine façon. Problème résolu, non?
Tu tournes en rond...
Sans compter qu'elle s'en va dans deux mois de toute manière, alors au point où j'en suis, pourquoi je pourrais pas juste profiter de ce temps sans me poser de question...
À cette idée je sens la main invisible relâcher mes entrailles pour me laisser respirer mais la seconde d'après, ma conscience se charge de me remettre au pas en m'envoyant le même scénario d'horreur qu'elle m'agite sous le nez depuis hier.
Fais pas le con. Tiens t'en à ta décision, Walters.
Ouais, ça vaut mieux, je décide alors que le goût amer de la déception me fait légèrement grimacer. Le poids reprend sa place, appuie sur ma cage thoracique et pompe à nouveau mon air.
De toute façon Lily n'est pas un putain de jouet auquel je peux dire non pour retourner le chercher deux minutes après. Hier soir... j'ai déconné. Je peux pas juste l'envoyer bouler comme jamais et terminer la soirée en l'épinglant dans le sable pour lui foutre ma langue dans la bouche.
C'est dégueulasse. Elle mérite pas d'être traitée comme ça, même moi, je m'en rends comte. Pas étonnant qu'elle soit aussi paumée et qu'elle sache pas comment se comporter après ça : je passe mon temps à lui envoyer des signaux contradictoires comme l'enfoiré en puissance que je suis.
Elle mérite mieux que ça. Elle mérite tellement mieux que moi, même comme coup d'été.
Et c'est pas pour dire mais après ce que t'as balancé à son oncle tout à l'heure, ce serait étonnant que cette fille veuille encore traîner avec toi.
Oh putain, je l'avais complètement zappée celle-là. Est-ce que j'ai vraiment dit un truc pareil devant elle?
Merde. C'était quoi déjà?
"Elle est pas aussi bonne que les salopes qu'on s'enfile dans le Nord mais elle a l'avantage d'être vierge"?
Une merde dans le genre.
Je me passe ma main libre sur la figure en retenant un grognement exaspéré. Putain mais je suis pas bien? Qu'est-ce qui m'a pris de lâcher ce genre de conneries devant elle? Maintenant elle va penser que je traînais avec elle pour la dépuceler. Même moi, je suis pas chien à ce point. Je collectionne une montagne de défauts à moi tout seul mais je suis pas ce genre de mec.
Je déglutis pour faire passer la bile dégueulasse qui vient d'escalader mon œsophage et serre les dents en fixant son visage angélique, de l'autre côté de la fenêtre ouverte. Je sais très bien pourquoi j'ai mentionné sa virginité, j'ai très vite capté le scénario d'horreur qu'était en train de se monter Williams. Un truc impliquant ma queue à l'intérieur de sa très précieuse nièce.
Bordel.
La pensée m'a à peine effleuré que ma tête se met à grouiller des images qui s'imposent. Logique. Comme si j'avais besoin de ça en plus. Inutile de préciser que l'idée n'a rien d'un scénario d'horreur pour moi.
Je plisse les yeux en essayant de me débarrasser des visions qui envahissent mon crâne et se multiplient malgré moi. Rien à voir avec une quelconque histoire de respect ou de convenance. Je me tape de toutes ces conneries. Si ça ne tenait qu'à ça, je serais probablement en train d'essayer de deviner pour la millième fois à quoi elle ressemble sans ses fringues, quels bruits elle ferait si je la prenais, les trucs qu'elle aimerait que je lui fasse, si elle est vraiment blonde partout...
J'avale ma salive de travers et m'étrangle avec la fumée de ma clope.
Nan, d'un point de vue éthique, penser à elle de cette manière me pose aucun problème. C'est pas comme si j'allais la voir pour lui balancer tous les trucs que je crève d'envie de lui faire, non plus. Ça reste entre moi et moi.
Ouais. Va pas nous la traumatiser.
Mais je vois pas l'intérêt d'entretenir un fantasme qui avait de toute façon les ailes coupées avant même de germer sous mon crâne. Je suis pas maso. Sans compter que penser Lily et sexe m'oblige dans le même temps à me figurer le veinard qui trouvera les réponses à toutes ces questions et ça, ça me fait nettement moins bander.
Je sais pas trop combien de temps je reste assis seul à ruminer comme un con mais quand Diego finit par se pointer, j'en suis à ma quatrième clope, j'ai les yeux qui brûlent à cause de la fumée et mon humeur est située quelque par entre très mauvaise et exécrable.
Je ne lève pas les yeux vers lui, même quand il cogne le bout de sa bottine contre la mienne pour signaler sa présence. Je les garde droit devant moi et reste silencieux, même quand il se laisse glisser contre le mur pour se poser à côté de moi et que son épaule bute contre la mienne.
Il tend la main sans rien dire et je lui file ma cigarette à moitié consumée. Il tire dessus deux fois et me la rend. Son regard se pose vite fait sur les trois autres mégots que j'ai balancés par terre mais il ne fait aucun commentaire. Encore heureux.
Les minutes se succèdent et je le laisse finir ma clope, soulagé de constater que Lily s'est détournée de Boyd pour se rapprocher de Mia et que l'autre semble avoir lâché l'affaire pour le moment.
- Hé mec, faut que t'arrêtes de mater ma sœur, lâche soudain Diego.
Je lui jette un coup d'œil estomaqué avant de buter sur son sourire en coin. Il se fout de ma gueule. Comme il l'a fait tout l'aprèm. Je me crispe et lui adresse mon regard noir.
- À quoi tu joues? je siffle entre mes dents et j'ai plus d'autres choix que de pivoter vers lui pour lui faire face.
Il est dans un sale état. Son bandana s'est défait, ses cheveux se sont fait la malle et lui font une espèce de bouillie informe qui lui retombe devant les yeux. Hunter lui a foutu de la peinture partout. Il me dévisage, vaguement surpris, en jouant avec le bouchon de sa bouteille d'eau qu'il visse et dévisse.
- Je disais juste...
- Arrête! je m'emporte brutalement. Arrête avec tes allusions à deux balles, putain! Tu crois que je t'ai pas vu venir avec tes conneries? Qu'est-ce que tu cherches? J'ai fait ce que tu m'avais demandé!
Comme d'habitude, il est pas le moins du monde impressionné par mon coup de sang.
- C'est à dire?
Je sais ce qu'il fait. Il veut m'obliger à le dire à voix haute, à en parler. S'il croit que je vais m'étendre sur le sujet, il peut se foutre les doigts bien profond. C'est déjà assez humiliant dans ma tête.
- Tu voulais que je mette un terme à tout ça. C'est fait. Viens plus m'emmerder avec cette histoire parce que la question est close.
- Je t'ai jamais demandé de la larguer comme une merde, il s'obstine en essayant de croiser mon regard.
Je lui refuse, garde les yeux braqués sur une Lily amusée comme deux projecteurs assoiffés.
- Tu voulais que je prenne mes distances, joue pas avec les mots. Et j'ai largué personne, on sortait pas ensemble que je sache.
Il m'adresse une petite grimace sceptique que je capte avec ma vision périphérique.
- Fais pas la moue, c'est un truc de pédé, je le tacle.
- Ce genre de remarques, c'est un truc de connard.
Je hausse une épaule. Je l'ai pas volée et on m'a déjà traité de pire.
- Ok, donc, c'est ce que tu faisais hier, pendant la comète? il reprend. Tu... "prenais tes distances"?
Je connais cette intonation. Encore un piège. Je le sens sans trop savoir où il est ni quoi faire pour l'esquiver.
- Ouais.
- C'est bizarre, c'est pas du tout ce que Mike a dit. Mais bon, y avait foule alors il a peut-être mal compris.
La mention de la quatrième roue déglinguée de notre carrosse encore plus déglingué me hérisse les poils des bras. J'ai pas encore digéré ses conneries de tout-à-l 'heure.
- Qu'est-ce qu'il vient faire là? je râle, méfiant.
- Bah tu vois, hier pendant la comète, quand je le trouvais pas mais que t'étais trop occupé pour me renseigner? En fait il était dans le coin Sud. Devine sur qui il est tombé?
Merde. C'est une blague? On était plusieurs centaines sur cette putain de plage, à tel point que c'en était étouffant, et il a fallut que cet emmerdeur tombe sur nous.
- Il foutait quoi dans cette zone?
- J'en sais rien, il a dit qu'il cherchait quelqu'un.
- Qui?
- J'en sais rien, j'te dis.
J'hésite à l'interroger sur ce qu'il sait. Si je le fais, je suis obligé de foutre les pieds dans le plat. Mais en même temps, je peux pas ne pas savoir. Il l'a compris et il jubile. Il parlera pas tant que j'aurais pas posé la question.
- Il t'a raconté quoi?
Il ne prend même pas la peine de me répondre, se contente d'un nouveau sourire en coin assez éloquent. Y a rien qui fait autant sourire ce type que de me voir patauger dans la merde.
- T'as une drôle de façon de prendre tes distances, hombre. Je suis sûr qu'elle a dû recevoir le message cinq sur cinq, hein... hé! Attends, je dis ça pour déconner, il bifurque en captant mon air consterné.
Je déconne pas avec ça. Je m'en veux déjà assez de pas avoir mieux résisté. J'avais un truc à faire, un seul putain de truc à faire mais même ça j'ai pas été fichu de m'y tenir.
- J'ai merdé, je lui balance d'une voix éraillé en soulevant le bassin pour extirper une nouvelle fois mon paquet de Marlboro de mon jean.
J'ai pas le temps de l'ouvrir que Diego me l'a déjà arraché des mains pour le jeter deux mètres plus loin. Je soupire mais n'insiste pas. Il attend la suite en pianotant calmement sur son genou.
- J'avais vraiment prévu de le faire, de lui faire clairement comprendre que c'est niet mais elle était là... elle me le demandait et... elle portait cette robe...
Il se marre. Il est sérieux?
- C'est quoi le problème avec sa robe, viejo?
- J'ai dérapé.
Il hausse les sourcils, ses lèvres s'entrouvrent légèrement.
- Dérapé à quel point?
- Pas comme tu penses.
Il essaye de le cacher au mieux mais je sais qu'il est soulagé.
- Petit dérapage, alors.
Petit dérapage ou non, ça n'empêche pas que j'ai fait n'importe quoi. Je fais n'importe quoi. Si on est toujours dans la métaphore des substances addictives, on peut clairement dire que le sevrage commence très mal.
Franchement si c'est aussi mauvais qu'avec la came, je suis très mal. Le souvenir de ma désintoxication forcée il y a des années me donne un coup de froid et mes mains se crispent sur mes genoux.
Non, ça a rien à voir. Ça peut pas être aussi terrible. C'est juste une fille. Une fille cent fois plus marquante que les autres mais une fille quand même. J'essaye de me mettre en situation. Pour la quinzième fois de la journée, j'envisage les prochains jours, les prochaines semaines à éviter son regard, à l'empêcher de m'approcher, à regarder Boyd s'engouffrer par la brèche que j'ai laissée ouverte et une forme d'abattement me tombe brutalement dessus. Je me frotte les paupières, crevé d'avance.
Diego est en train de me dévisager, je le sens. Merde. Je déglutis, mal-à-l'aise et me détourne en vitesse histoire qu'il ne se mette pas en tête de décrypter l'expression de mon visage que je n'ai même plus l'énergie de contrôler.
- Royce...
Sa main se pose sur mon épaule et la presse légèrement. Il se risque très rarement à ce genre de geste qui s'apparente un peu trop à du réconfort. On a pas vraiment ce genre de relation, aucun de nous deux ne verse dans le sentimental. Je sais pas trop quelle tronche je tirais mais ça doit vraiment faire pitié.
Reprends toi, putain. Tu crains, Walters.
Je me dégage sèchement de sa prise d'un moulinet de l'épaule.
- Quoi, ça aussi, ça fait trop pédé? il me nargue en avalant une gorgée d'eau. Qu'est-ce que t'as?
Je hausse une épaule.
- Rien. On s'en fout. C'est juste que j'aurais préféré laisser un message plus clair, tu sais comment sont les meufs...
Il me coupe en claquant plusieurs fois des doigts sous mon nez. Je balaye sa main et renifle d'agacement. Je suis pas un chien. Il a de la veine, avec quelqu'un autre, j'aurais pas laissé passer ce geste.
- Qu'est-ce t'as? je râle.
- C' que tu fais là, laisse tomber. Joue pas au mec pas intéressé avec moi.
- Mais je suis pas intéressé, je m'entête plus par réflexe qu'autre chose.
La mauvaise foi, l'arme préférée du débile profond de base.
Diego doit penser la même chose parce que je me prends une giclée d'eau à la gueule. Putain!
- Eh! Qu'est-ce que je viens de te dire? Tu crois que tu parles à qui là? il s'énerve en rebouchant sa bouteille aux trois quarts vide maintenant.
Je crache par terre, rate sa godasse de quelques centimètres, et m'essuie le visage avec mon T-shirt dégueulasse. C'est quoi le délire à vouloir m'arroser aujourd'hui?
- Garde ton petit numéro du type blasé qui en a rien à battre pour Hunter ou tonton Williams! il reprend. Mais me la fais pas à moi.
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise?
- Cette fille, te gusta, no? Tu l'aimes bien, pas vrai?
Je la garde bien fermée, molaires vigoureusement emboîtées et mâchoire crispée. Hors de question que je réponde à ça.
Ça me fait penser qu'il m'a posé exactement la même question qu'Hunter a balancée à Lily quelques heures plus tôt. Elle a pas donné de réponse non plus, je rumine en me crispant légèrement à ce rappel. Par timidité? Pour ne pas me vexer? Comme pour tous le reste j'ai pas la moindre idée de ce qui a pu lui traverser son esprit tortueux à ce moment là.
- Por Dios, t'es fier à ce point? Tu penses pas qu'elle mérite au moins que tu l'admettes?
- Elle mérite que je lui foute la paix et que je l'oublie. C'est ça qu'elle mérite.
- Pourquoi tu...
- Arête de parler, ok? Je suis claqué et tu commences à me casser les couilles. On aura pas cette conversation.
- Pourquoi pas?
Il est vraiment lourd parfois. Je crispe les poings sur le sol et me concentre sur toutes les raisons qui m'empêchent de lui en coller une, même quand il me gonfle prodigieusement.
Franchement, s'il était pas une des rares - juste pour pas dire la seule - personnes à s'être cassées le cul pour me garder en vie, s'il avait pas pris trois ans de taule à ma place de peur de me voir condamné au double, s'il m'avait pas prouvé une loyauté sans faille que je lui rends très mal, à une bonne trentaine de reprises...
Tu ferais quoi?
Bref.
- J'aurais pas cru que c'était ton genre de fille.
De quel genre on parle là? Le genre adorable à en crever ou jolie au point que ça devrait être interdit? Je serais curieux de connaitre sa version mais pas au point de la lui demander.
- C'est quoi mon genre? j'ironise à la place. Les salopes bonnes à tringler dans les chiottes d'un bar ou celles qui sont prêtes à te sucer pour vingt dollars?
C'est une façon de parler et il le sait très bien. Je ne paye jamais pour baiser. Jamais.
- Respecte un peu, me semble que ces "salopes" te conviennent très bien quand t'as besoin de te soulager.
- Mhm.
- C'est pas c'que je voulais dire en plus.
- Et qu'est-ce que tu voulais dire?
Je le regarde se passer une main sur la horde de poils bruns qu'il aime appeler barbe, ses yeux exécutent des aller-retours dans l'air. Il hésite comme quand on était gosses et qu'il flippait d'aborder un sujet qui me mette en rogne. À l'époque c'était pas bien compliqué, tout et n'importe quoi me faisait partir en vrille.
- Ta chica... elle est très mignonne, c'est juste qu'elle est un peu...
- Quoi?
- Nan, oublie, elle est très bien, il se rétracte.
- Parle.
- Je te jure, c'est vraiment nul.
Je me tais et attends qu'il accouche.
- Ok. Est-ce qu'au moins elle est...réceptive? Tu vois c'que j'veux dire, il ajoute en voyant mes sourcils sauter. Elle a l'air un peu coincée.
Il grimace légèrement, l'air de s'excuser mais ça m'empêche pas de l'assassiner du regard.
- Elle est pas coincée, elle est timide.
Je me dispense de répondre à sa première question, ça ne le regarde pas. Diego n'a pas besoin de connaitre les détails.
Comme les petits sons un peu étranglés qu'elle fait quand je l'embrasse.
Ou la façon dont ses menottes tremblantes voletaient un peu partout sur mon buste hier soir avec un mélange d'enthousiasme et de timidité à m'en trouer les tripes.
Ni la manière innocente qu'elle a eue de m'effleurer comme si j'étais une espèce d'objet fragile. Risible. Adorable.
Son souffle complètement déréglé quand j'ai remonté mes mains un peu trop haut sur ses cuisses pour aller à la rencontre de son short avant de me rappeler qu'il était plus d'actualité...
Tout doux, Walters.
- Va pour timide. Attends... t'es en train de penser à quoi là?
Je cligne des yeux pour chasser la brume affamée qui contamine mes pensées. Le désir me scie le ventre, l'intérieur de ma bouche est tapissée d'écorce et je crève de chaud.
- Ta gueule, je lâche d'une voix un peu hachée à Diego qui se bidonne à côté de moi, refait de me voir me démener avec mon... appétit.
J'ai la braguette qui appuie au mauvais endroit. Je tire sur mon jean avec une légère grimace pour réduire mon inconfort et Diego part de plus belle.
- C'est le "réceptive" qui t'a fait bugger?
Je souffle par le nez et force mon corps à se remettre au pas avec l'aisance de l'ex-taulard qui a connu pire.
Faut que je m'envoie en l'air.
La pensée fuse. L'enthousiasme ne suit pas. Mais il le faut, je dois me remettre en selle avant de commencer à me faire peur. J'ai pas tiré mon coup depuis... trop longtemps. Avec un manque d'entrain inquiétant, je fais rapidement défiler dans ma tête les candidates qui pourraient faire l'affaire sans qu'y ait de prise de tête à gérer.
Les filles du Lust, les siamoises des courses de moto, les quelques bons coups dont j'ai pris les numéros au cas où, Rachel... J'ai qu'à en choisir une au pif, peu importe qui fait le job. Ma queue n'est pas du tout emballée par ce plan. J'ai pas besoin d'être un expert pour me douter que c'est très mauvais signe.
- Tu sais, à propos de ce que je t'ai demandé hier, reprend Diego.
Réticent, j'incline quand même le menton pour lui faire signe que j'écoute.
- Tu vois, de garder tes distances avec la fille, ce truc là. Fais comme si j'avais rien dit. Oublie.
Je m'attendais à tout sauf à ça. Je fronce les sourcils et tourne la tête vers lui. Si c'est encore un de ses plans foireux pour me faire parler...
- Pourquoi?
Son regard noir se plante dans le mien avec sérieux. Il ne joue plus.
- J'ai changé d'avis.
Je peine à faire passer ma salive qui reste bloquée à l'entrée de ma gorge. Je trime pour essayer d'étouffer l'espoir stupide qui pousse pour s'engouffrer partout comme une espèce de plante grimpante et s'accroche à mes organes pour ne plus les lâcher.
Merde.
Ça ne change rien. Ça ne change rien. Ça ne change rien.
- Ah. J'ai ta bénédiction alors? Merci j'attendais plus que ça, j'ironise, rendu acide par les prochaines heures de combat mental qui m'attendent maintenant qu'il a lâché cette connerie.
- Je suis sérieux, mec.
- Moi aussi. Je sais pas ce qui t'a fait reculer mais je t'ai pas attendu pour savoir que ça marcherait pas. Je le sais depuis le début.
- Rien t'empêche de...
- Non. Je prendrais aucun risque, je tranche froidement malgré la horde de "et si" qui est en train de germer dans ma tête.
J'invoque mon scénario d'horreur pour les chasser.
Lily, désertée par une vie qu'elle a même pas encore goûtée, étendue par terre, son sang répandu sur le sol crade d'une usine désaffectée ou le goudron émietté d'un parking excentré.
Je me crispe. Diego soupire.
- C'est à cause de ce qu'Hunt t'a dit, hein? Il réfléchit pas. Ecoute viejo, je comprends pourquoi tu flippes mais tu n'es pas Nolan et cette fille n'est pas Bianca. Elle...
- Ferme la.
- T'as pas à...
- Je te dis de la fermer, putain!
Cette fois il m'écoute. Mais seulement une minute.
- En tout cas, quoi que tu décides, on sera derrière toi. On laissera rien lui arriver, à ta chica.
J'ai envie de l'ignorer, de prétendre ne rien avoir entendu mais la question file quand même.
- Pourquoi? Qu'est-ce que t'en as à foutre?
Il met un temps fou à répondre. Je déteste quand il fait ça et il le sait très bien. Je prends sur moi et patiente alors que son regard se reporte sur la fenêtre de la salle à manger. Lily est en train de parler. J'ai aucune idée de ce qu'elle dit mais de toute façon, je crois pas que ce soit elle qu'il regarde.
- Ma frangine, elle t'emmerde, non?
Hein?
- C'est quoi le rapport avec...
- Réponds. Les trois quarts du temps, tu peux pas la blairer, pas vrai?
C'est un peu exagéré. La vérité, c'est que c'est plutôt sa sœurette qui peut pas me sentir. À raison j'imagine. Moi je la traite juste comme je traite le reste du monde. Mais je ne le lui dis pas et me contente d'un hochement de tête un peu raide.
- Si quelqu'un s'en prenait à elle, tu ferais quoi?
Je me fige.
Mia est une vraie connasse, une espèce d'emmerdeuse de première qui se croit supérieure à tout le monde. Mais que quelqu'un touche à une seule de ses boucles et je le casse en deux. Je crispe les mâchoires, croise le regard entendu du frère. Il a tapé dans le mile et il le sait très bien.
- On est d'accord, il lâche sans attendre une réponse qui ne viendra pas. Tu vois? On protège les nôtres, c'est comme ça.
- Lily n'est pas...
- Si, elle fait partie des nôtres depuis que t'as décidé que sa vie est plus importante que ton petit plaisir.
Je digère cette info sans être sûr de ce que ça me fait. Je ne pense pas que j'oserais la considérer comme ça. C'est un pas que je ne me vois pas franchir, que je n'ai pas le droit de franchir. Lily est des leurs, et moi, tout ce que j'ai fait jusqu'à maintenant, c'est tailler une brèche interdite vers son monde pour me frayer un chemin.
Il est temps de refermer la brèche, Walters.
- Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis? je relance Diego pour éviter de m'attarder sur sa dernière affirmation qu'il a balancée comme une certitude absolue.
- J'aurais jamais dû te demander ça. J'y ai réfléchi et...
- Tu veux dire que t'as discuté avec ta sœur.
- Mhm.
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit?
- Peu importe. Mais j'ai réalisé que j'ai pas le droit de te faire un coup pareil. T'as pas à sacrifier ton bonheur pour ma tranquillité d'esprit.
Un ricanement sans joie m'échappe.
- Mon "bonheur", je mime les guillemets avec les doigts en haussant les sourcils. T'exagères pas un peu?
- Ça c'est parce que t'as pas vu ta face aujourd'hui. On dirait que tu reviens d'un enterrement.
Ouais. J'ai enterré l'unique grain de chance que cette chienne de vie à mis sur ma route par erreur.
Je hausse une épaule.
- J'aime bien les enterrements, ça peut être fun.
Des gens qui chialent, tout le monde en noir, avec un peu de chance une pluie diluvienne bien froide. Rien de mieux pour se redonner du peps que de voir les autres en plus mauvais état.
En fait, je suis jamais allé à aucun enterrement. Pour l'instant, j'ai jamais connu de mort dont l'existence m'était assez importante pour me pousser au déplacement. Mais j'ai déjà ouvert une tombe, j'imagine que ça compte.
- Ouais, sauf quand t'enterres quelqu'un que t'aimes, rétorque sérieusement Diego.
Plombeur d'ambiance.
- J'aime personne alors c'est réglé.
Ouais...
Il pince les lèvres, sceptique. Il a juste le temps d'ouvrir la bouche pour rétorquer je ne sais quoi, puis il se prend un coup de pied dans la pompe et relève la tête dans un sursaut. Blasé, je fais pareil et dévisage Hunter qui nous fusille du regard en croisant les bras comme un môme qui boude.
Il est pas vraiment énervé, il l'est jamais.
- Vous êtes vraiment des enculés! Vous m'avez laissé tout seul. La batterie de ma caisse est morte, y a plus de musique et je me suis fait attaquer par un nid de frelons. En plus je crève la dalle.
Est-ce que je lui dis qu'y a pas de frelons par ici?
- Y a pas de frelon ici, lâche Diego.
- Ouais ben des abeilles alors. Vous parliez de quoi?
Je me crispe. Ouvre la bouche, la referme. Et Diego me devance:
- De ton enterrement.
L'autre écarquille les yeux, ses deux billes brunes s'arrondissent et lui donnent encore plus un air de gosse attardé.
- De mon enterrement?
- Ouais, on disait justement qu'on passerait y faire un tour, précise Diego.
Ah, il a l'intention de faire durer la blague. Ça marche.
- Hein?
Hunter a l'air carrément perdu et je vois l'autre se mordre l'intérieur de la joue pour garder son sérieux quand il lance:
- Ouais, on a prévu d'organiser une teuf au cimetière pour célébrer ton départ!
- Et de pisser sur ta tombe, j'ajoute avec un rictus, poussé par un vent d'inspiration.
- Tu veux pisser sur ma tombe? T'as pas intérêt, s'énerve Hunter comme s'il était déjà mort.
Mais il est con putain, à ce point là, ça devient grave. Je hausse un sourcil en justifiant:
- Faut bien arroser les fleurs.
Il pince les lèvres. Je sais pas si il entre dans le jeu où s'il gobe vraiment ces conneries. Il en est capable.
- C'est comme ça que tu me remercies? il boude et, à sa tête, je sens le gros déconnage arriver.
Ça ne rate pas.
- Quand je pense que je t'ai porté dans mon ventre, il lâche en me fixant d'un regard faussement larmoyant, que je t'ai élevé comme mon propre fils... t'as la mémoire courte.
Oh putain! Mais il est vraiment pas bien en fait. Ok. S'il veut jouer...
- Ça dépend, je lance, je me souviens très bien de certains trucs. Comme de tes problèmes d'érection au lycée.
Ses yeux lui sortent des orbites et ses oreilles deviennent cramoisies.
Tu l'as cherché, mec.
- T'es pas bien, il s'insurge. Je suis le descendant direct de Zeus, ma teub c'est du béton armé.
- Y avait pas une histoire de queue qui ramollissait à chaque fois que tu voulais la foutre dans un trou? je l'enfonce.
- Ça me dit quelque chose à moi aussi, confirme Diego en ricanant.
Hunter est rouge et cette fois, j'en suis quasi sûr, il fait vraiment la gueule. En tout cas il est vexé à mort. J'avoue que ramener sur le tapis ce vieux complexe était un coup bas, mais bon, tout le monde sait que je ne me bats jamais à la loyale.
- Faut pas se frotter à plus fort que toi, petit, je le nargue.
- T'es qu'un pauvre type.
Diego vient ajouter son grain de sel:
- Lui au moins il crèche plus chez sa mère,
- Ouais parce qu'il l'a butée.
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