Chapitre 95

Je tressaille en même temps que ce stupide organe qui bat dans ma poitrine sans oser me retourner. Est-ce que j'ai réellement entendu ce que je viens d'entendre ou est-ce que mon cerveau me joue un tour particulièrement cruel?

Si je me fie aux expressions des deux colombiens, je ne suis pas en train de rêver. Diego fronce les sourcils et soupire bruyamment en levant les deux bras au ciel comme pour dire "j'abandonne" et Mia a la même tête qu'une grenouille venant d'avaler une mouche particulièrement juteuse... en plus jolie, bien sûr.

Je compte jusqu'à sept dans ma tête - ne me demandez pas pourquoi sept, c'est un bon chiffre, voilà tout - avant de m'autoriser à pivoter sur mes talons.

Je croise immédiatement le regard implacable que Royce braque sur moi. Je n'y décèle rien. Pas l'ombre d'un indice qui expliquerait ce brusque revirement. Ses bras sont toujours verrouillés sur son torse et renforcent cette impression de puissance qui se dégage de sa personne par ondes presque palpables.

Je cligne des yeux, perdue. Qu'est-ce qu'il cherche? Que fait-il de sa volonté de ne pas "brouiller les limites", selon ses propres mots? Décidément, j'ai de plus en plus de mal à le suivre.

" Elle y va déjà avec moi".

C'est ce qu'il vient de dire. C'est ce que je voulais l'entendre dire. Je devrais être en train de jubiler, de me muscler les joues en réprimant un sourire trop étendu pour ne pas affoler son destinataire. Évidemment, mon cœur se met à battre plus vite à l'idée de passer la soirée auprès de Royce et cette chaleur qui commence à me devenir familière se répand progressivement à l'intérieur de moi.

Pourtant, je n'arrive pas à me départir d'un léger malaise qui me colle à la peau comme un film de sueur poisseux alors que je soutiens le regard froid semblable à un puit sans fond de mon mécanicien en essayant d'y retrouver une part même infime de l'homme que j'affectionne. Du Royce peu loquace mais bien vivant avec son humour cynique, ses coups d'œil attentifs et son côté protecteur que je ne m'explique pas mais que j'aime bien. Je ne saurais pas vraiment l'expliquer mais en cet instant, j'ai l'impression de me retrouver face à un étranger. Un très bel étranger certes, mais un étranger tout de même.

Non! C'est juste Royce. Je ne sais pas exactement à quel moment il a remis son masque mais il est forcément juste derrière. Il me suffit d'attendre qu'il le retire.

Et puis c'est moi qui l'ai invité. J'y ai pensé toute la journée - que dis-je, j'en ai rêvé toute la journée - je ne vais pas me dégonfler à cause de vagues inquiétudes complètement infondées. Je vais aller voir cette comète avec Royce et ce sera encore mieux que je l'avais imaginé.

J'essaye de m'accrocher à cette pensée optimiste et lui adresse un sourire hésitant. Il n'y répond pas mais il n'y a rien d'étrange là-dedans donc j'évite de le prendre pour moi.

- Lily? m'appelle Mia avec un haussement de sourcil.

Je pivote vers elle en espérant que la confusion qui m'habite en cet instant n'est pas visible dans mes yeux.

- Oui?

- Ça te va? demande-t-elle avec un air inquiet. Sinon, tu peux toujours venir avec Diego et moi, ça ne pose pas de problème.

- Non, je réponds avec peut-être un peu trop d'empressement en secouant la tête. Je veux y aller avec Royce!

J'aurais peut-être dû être un peu moins honnête. Mes joues s'empourprent à l'instant où je prononce son prénom. Au moins Mia paraît légèrement rassurée par cette réaction qui me ressemble plus. Gênée par l'attention qui pèse soudain sur moi, je m'accroupis au sol pour refaire mes lacets pourtant déjà noués histoire de m'occuper les mains.

Je remercie mentalement Jace dans toutes les langues que je connais quand il pénètre dans le garage de son pas conquérant, me délivrant des trois paires d'yeux qui me dévisageaient avec un peu trop d'insistance. Le rouquin a cet étrange capacité d'assouplir l'air quand il entre dans une pièce.

Son regard translucide évalue rapidement la situation. Il s'arrête un instant de trop sur Mia, fronce les sourcils en direction de Diego, ignore Royce et m'adresse un clin d'œil.

- Salut Lily, j'aurais besoin d'un petit service.

Ça m'aurait étonnée, tiens.

- Oui?

- Tu vois la fille là-bas? demande-t-il en se postant à côté de moi pour m'indiquer du doigt une jolie créature blonde vêtue d'une très très petite robe qui patiente dans la cour en pianotant sur son portable.

Je lui donne une vingtaine d'années.

- Ouais, je réponds, un tantinet méfiante. Qui c'est?

- Mon rencard de ce soir. Tu penses que tu pourrais aller te présenter et lui demander son prénom?

- Hein? Pourquoi?

- Parce qu'il m'est sorti de la tête et que ça ferait crade de le lui redemander.

Je le dévisage, incrédule, et il ne prend même pas la peine d'adopter un air confus. Derrière lui, Mia émet un sifflement dégoûté. Diego et Royce ne nous prêtent plus aucune attention et conversent à demi-voix au fond du garage, penchés l'un vers l'autres.

Leur expressions sont profondément sérieuses et je me fais violence pour rester concentrée sur les petits problèmes de Jace plutôt que de tendre indiscrètement l'oreille dans la mauvaise direction.

- Tu te fiches de moi? je demande au rouquin sans prendre la peine de gommer l'exaspération de ma voix. Tu as invité une fille à sortir et tu ne sais même pas comment elle s'appelle?

Je suppose que je ne devrais pas être étonnée. Jace est... Jace.

- Mais si je sais, enfin je savais. Je suis presque sûr que c'est Maggie. Ou Maddie, un truc dans le genre. Ça commence par M en tout cas. Allez Boucles d'or, rends-moi ce service.

- Qu'est-ce que tu feras si je dis non? je demande sans parvenir à retenir un sourire amusé.

Jace hausse les épaules et m'adresse son regard de canaille.

- Je l'appellerais "mon ange" toute la soirée. Mais ça risque de devenir lourd et si ça l'emmerde, ça pourrait compromettre mes plans.

- Tes plans? je répète.

- Pose pas de question dont tu veux pas connaitre les réponses, lâche-t-il avec un sourire en coin alors que Mia enfonce deux doigts dans sa bouche et fait semblant de dégobiller dans son dos.

Je soupire mais préfère ne pas insister.

- Tu me dois un service, je maugrée avant de sortir du garage accomplir cette stupide mission.

Je traverse la cour quasi déserte plongée dans une atmosphère crépusculaire et mes pensées profitent de ce court moment d'accalmie pour se diriger vers leur nouveau centre. Royce.

J'espère que cette étrange humeur qu'il affichait dans le garage va bientôt s'estomper parce que je n'ai pas spécialement envie de passer ma soirée à la belle étoile en compagnie de cet homme-là.

Menteuse, crie ma conscience à qui je ne peux rien cacher. Tu préfères passer ta soirée avec Royce, quel que soit son état d'esprit.

Soupir mental. J'efface momentanément le mot en R de mes pensées pour me concentrer sur ma "tâche" et plaque mon sourire passe-partout sur mon visage en rejoignant la jolie blonde occupée à prendre des selfies devant le pré. Je la regarde avancer bêtement les lèvres pour adopter ce qu'elle pense être une moue séductrice et changer d'angle avec son portable pour trouver son meilleur profil.

Est-ce que j'ai le droit à un deuxième soupir mental ou ce serait trop?

Bon, ça ne devrait pas être trop difficile. Faire connaissance, parler de banalités, sourire... je maîtrise parfaitement ce jeu-là.

- Bonjour, je lance pour attirer l'attention de la jolie blonde qu'elle consent après quelques secondes à déporter de son portable - ou plutôt de son reflet - à mon visage.

- Salut, répond-t-elle avec un enthousiasme débordant en plongeant vers moi pour me donner une accolade que je lui rends avec un temps de retard. Tu es une amie de Jace?

- Oui. C'est ça. Et tu es son rencard.

- Oui! s'écrie-t-elle d'une manière surexcitée et presque enfantine qui donne l'impression qu'elle va se mettre à sautiller sur place.

Du calme. On parle de Poil-de-carotte là, pas d'Adam Levine.

- Il est vraiment adorable, non? continue-t-elle avec un air attendri qui me rend triste pour elle. Ça fait un moment qu'il m'a tapé dans l'œil mais je ne pensais pas que c'était réciproque. Quand il m'a invitée pour voir cette comète, j'étais genre... Oh my god!

Hum... est-ce qu'elle a vraiment plus de vingt ans? C'est ce que je pensais en la regardant mais à présent, je n'en suis plus certaine.

- Il est tellement romantique, conclue-t-elle avec un soupir.

Il ne se souvient plus de ton nom.

- Oui, le romantisme c'est tout lui, j'acquiesce en me mordant l'intérieur de la joue. Au fait, je ne me suis pas présentée. Lily, enchantée.

- Lily comme Lily Williams? demande-t-elle en arrondissant ses yeux bordés de cils alourdis de maquillage.

Je déteste ce genre de phrases et je déteste encore plus les raisons morbides pour lesquelles mon nom est aussi connu sur cette île. Je hoche la tête, mal à l'aise, et enchaîne rapidement avant de lui laisser le temps d'étancher la curiosité qui fait briller son regard.

- Et toi, comment tu t'appelles ? je demande pour en finir rapidement.

- Laura Marshall, répond-t-elle après avoir ravalé l'énorme bulle de chewing-gum rose qu'elle venait de former.

On est quand même loin du Maddie ou Maggie.

- C'est joli chez vous j'aime bien la fontaine et les poneys, lance-t-elle en continuant de mâcher sa gomme sans me voir grincer des dents de l'entendre parler des chevaux comme d'un élément de décoration. Je suis déjà venue ici y a longtemps. Mon père est ami avec ton oncle, ça date.

- Ah.

Je ne trouve rien d'autre à dire et me tourne en direction du garage en réfléchissant à un moyen poli d'écourter cette conversation maintenant que j'ai obtenu mon renseignement. Laura semble suivre mon regard et le sien s'assombrit soudain alors qu'elle pince ses lèvres pulpeuses.

- C'est pas... C'est Royce Walters, là-bas ? demande-t-elle avec un air horrifié.

Je me crispe en scrutant son expression. Ça ne finira donc jamais ? Comment Royce peut supporter cela?

- Oui, c'est lui, je m'entends répondre assez sèchement, il travaille ici. Pourquoi?

- C'est un sale connard, crache-t-elle.

- Tu ne fais que répéter ce que tu entends, je m'agace avant de pouvoir m'en empêcher. Tu ne le connais pas.

Elle m'adresse un regard surpris avant de contrer.

- Détrompe-toi, je le connais très bien. Enfin, je l'ai connu il y a plusieurs années, avant qu'il aille en taule. J'avais craqué pour lui quand j'étais au lycée. Logique, quelle fille pourrait résister au Bad-boy ultra sexy qu'il est ?

Quelle fille en effet ? Je me tais en attendant la suite, malgré le frisson désagréable qui me remonte le long de l'échine.

- J'étais folle de joie quand il a commencé à me tourner autour. J'ai compris trop tard que c'était pas moi qui l'intéressais mais mon père.

- Ton père ? je répète, incrédule, tout en m'en voulant de tomber dans son piège.

Je ne devrais même pas l'écouter mais c'est plus fort que moi. Ma curiosité quand il s'agit de Royce est un puits sans fond.

- Ouais, Walters avait une dent contre lui. Enfin, il avait une dent contre un tas de monde dans le Sud mais mon père en faisait partie, répond-t-elle et, bien qu'elle me semble avoir un certain goût pour le théâtral, l'amertume et le ressentiment que je perçois dans sa voix ne me paraissent pas feints.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? je demande sans être sûre de vouloir connaître la réponse.

- Il m'a baisée dans tous les sens du terme et mon paternel à travers moi. Il lui a même envoyé des photos en souvenir. Mon père est devenu fou!

Je mets un instant à comprendre de quel type de photos elle parle et la bile me remonte brusquement à la gorge, acide et répugnante. Je recule comme si elle m'avait frappée.

- Oh, mais t'inquiètes pas, me rassure-t-elle en interprétant de travers ma mine horrifiée. Je m'en suis remise. C'était juste pour te prévenir.

Je hoche la tête pour la faire taire, encore sous le choc. Est-ce que ce qu'elle dit est vrai ? Royce a-t-il vraiment fait une chose pareille ? Est-ce qu'il aurait... couché avec une fille amoureuse de lui pour une histoire de vengeance qui ne la concerne même pas ?

Pourquoi ça te surprend ? Tu sais très bien que ce n'est pas un ange. Tout le monde t'a prévenue et lui-même ne s'en est jamais caché. C'est toi qui te voiles la face depuis le début.

J'essaye de me rassurer en me rappelant que Royce a commis ces insanités avant d'aller en prison il y a plus de sept ans. À l'époque j'en avais à peine onze, cela me semble dater d'une autre vie. C'est peut-être parce que je ne l'ai pas connu dans cette ancienne existence que j'arrive aussi facilement à différencier l'autre Royce - celui dont tout le monde me parle, ce jeune homme violent et insensible capable de tuer et de commettre des atrocités sans le moindre état d'âme, cet adolescent en colère dont je n'ai pu qu'apercevoir des miettes - de "mon" Royce, l'adulte froid et impassible qui a volé une partie de mon cœur avec ses demi-sourires.

- J'ai entendu dire qu'il s'était calmé depuis sa sortie, reprend Laura comme si elle venait de lire dans mes pensées. Mais si tu veux mon avis...

Non, je ne le veux pas.

- ... c'est comme ces animaux sauvages qui restent cachés dans l'herbe pour mieux sauter. Bref, tu devrais faire attention.

- Moi? Pourquoi? je demande en plissant les yeux, méfiante.

Cette fois, sa bulle de chewing-gum éclate sur ses lèvres et elle est obligée de sortir sa langue pour la décoller.

- À cause de ton oncle, répond-elle comme s'il s'agissait d'une évidence. Il faisait partie du même petit groupe que mon paternel.

Qu'est-ce qu'elle est en train de me raconter? Chris est un solitaire dans l'âme. Il travaille seul et ne fait partie d'aucun groupe. C'est ce moment que choisit mon cerveau pour faire remonter à la surface un des vieux souvenirs que j'avais depuis longtemps enfermés à double tours au fin fond de ma caboche. Il se met à flotter à la lisière de ma conscience, tel le cadavre d'un noyé après une dizaine de jours, et m'apparaît sans précisions, comme si je ne le percevais qu'à travers un voile épais.

C'est une phrase que mon père avait dite à Chris, il y a des années. Nathan et moi étions en train de regarder un dessin animé dans le grand living room quand nous avions surpris un morceau d'une conversation houleuse entre les deux hommes.

- Qu'on soit clairs, c'est la dernière fois que tu laisses entrer ici tes petits compagnons mafieux, avait sifflé mon père alors que mon ami et moi ouvrions grand nos oreilles.

- Cette maison est aussi la mienne. J'ai pas d'ordre à recevoir de toi, avait craché Chris sur ce ton tranchant qui me faisait un peu peur à l'époque.

- Alors dans ce cas tu nous préviens qu'on aille passer nos étés ailleurs parce qu'il est hors de question que ma fille se retrouve au milieu de tes... fréquentations!

Il me semble que mon oncle n'avait rien trouvé à répondre et qu'il était ressorti en claquant la porte. Depuis ce jour, je n'ai plus jamais entendu parler de cette histoire.

Je repasse plusieurs fois ce semblant de discussion dans ma tête en la reconsidérant avec un cerveau plus mûr mais ce dernier me paraît comme engourdi. Et puis, je ne suis même pas sûre que ce soit réel. Il pourrait très bien s'agir d'un rêve que j'ai transformé en souvenir.

Je focalise de nouveau mon regard sur Laura qui est en train de fixer ses pointes.

- Un groupe? je répète avec un temps de retard pour obtenir plus d'informations.

Son regard me transperce avec un sérieux qui contraste avec l'attitude désinvolte de cette fille et un instant, il semble me jauger comme pour sonder mes éventuelles arrières pensées.

- Façon de parler, répond finalement la blonde en haussant les épaules. C'était plutôt des... partenaires commerciaux. Ils sont tous dans le même bateau. Walters les avait dans le collimateur à l'époque. Si tu veux mon avis, il a une dent contre les riches de l'île. Pauvre type. En tout cas, il les a presque tous fait disparaître.

- Disparaître? je répète d'une voix qui monte légèrement dans les aigus en écarquillant les yeux.

Laura m'adresse un sourire énigmatique. De toute évidence, elle aime raconter des histoires. Reste à savoir quel est le pourcentage de vrai dans celle-ci.

- La plupart ont quitté l'île du jour au lendemain, lâche-t-elle avant de marquer une pause. Mais y en a un qui est mort. 

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