Chapitre 93

Ma nouvelle assurance et ma neutralité fondent tout de même comme un sorbet oublié en plein soleil dès que je pivote pour faire face à Royce. Parfaitement immobile, il me dévisage intensément et une lueur indéchiffrable traverse brutalement son regard comme une météorite.

J'avance d'un pas timide dans sa direction, déçue que ma maladresse n'ait pas attendu quelques minutes de plus avant de rappliquer au triple galop. En même temps, qui pourrait se targuer de garder ses moyens sous la surveillance attentive de ces prunelles d'acier? Peu de monde, je pense.

Je réduis encore la distance qui me sépare de mon mécanicien malgré son absence de réaction. Je suis à moins d'un mètre de lui quand il s'anime enfin, soudainement. Il se redresse et, sans prévenir, tend les bras vers moi, agrippe ma taille de ses deux mains puissantes et me soulève sans efforts apparents pour me déposer sur le coffre de la Cadillac.

Je cligne des yeux, prise de court, et le dévisage en cherchant mon souffle. Je n'ai pas le temps de le retrouver que Royce écarte impérieusement mes genoux et insère son buste entre mes jambes, appuyant ses deux coudes sur la carrosserie de part et d'autre de moi.

Je bats des paupières, choquée, déglutis rapidement et m'étrangle avec ma propre salive. Comme à chaque fois que je me retrouve aussi proche de Royce, je ne sais pas comment réagir. Mon cerveau entre en surchauffe, mon corps s'emballe, mon cœur aussi et mon trouble doit être aussi discret qu'un troupeau de mustangs sur une plaine déserte. J'essaye tout de même de l'écarter pour décrypter la réaction de Royce. L'impulsivité ne lui ressemble pas.

- C'était quoi ça au juste ? demande mon mécanicien de sa voix grave qui semble se répandre partout dans l'air, partout en moi.

- Ça quoi? je l'interroge en étudiant prudemment ses traits mais sans y trouver une once de reproche ou d'hostilité.

Au contraire, il a l'air presque... amusé? Je ne sais pas, son regard luit de quelque chose en plus. Quelque chose de différent que je ne parviens pas à identifier.

- Ce que tu viens de faire. Je rêve ou t'essayais de me protéger? demande-t-il avec ce léger rictus en coin qui me fait fondre à tous les coups.

- Je ne sais pas. Peut-être bien, je réponds timidement en l'observant sous mes cils.

- T'as conscience que je suis pas un de tes petits animaux en danger? Je peux me défendre tout seul, tu sais?

- Je sais.

Il hoche la tête sans approfondir le sujet alors que j'essaye encore de m'adapter à sa soudaine et inattendue proximité. D'habitude, il a plutôt tendance à garder ses distances sauf quand il cède à mes requêtes quelque peu désespérées. On s'est déjà embrassés deux fois mais mon cœur ne résiste pas à l'envie de s'emballer quand je perçois de nouveau son odeur unique et masculine.

Royce se penche légèrement en avant et me vole tout mon air. Pour être honnête, je le lui laisse avec joie si cela me permet d'être assez proche pour distinguer les zébrures argentées dans ses iris.

Des zébrures argentées, hein? T'es finie ma pauvre fille.

- Au fait, reprend Royce, qu'est-ce qui était trop dur à comprendre dans " tu peux utiliser mon numéro seulement en cas d'urgence"?

Je me fige et ai un mouvement de recul alors que sa question perce le nuage trouble et douillet qui venait d'envahir mon cerveau. Puis je pique un fard en comprenant à quoi il fait référence. Ces fichues photos. Franchement, est-ce que je m'attendais réellement à ce qu'il laisse tomber l'affaire?

Je couvre mon visage brûlant de mes deux-mains, mortifiée en imaginant ce que Royce doit penser mais il les écarte presque aussitôt, gardant mes poignets prisonniers entre ses doigts.

- C'est Mia qui a envoyé ces photos, pas moi!

Je devrais peut-être culpabiliser en dénonçant mon amie mais c'est elle qui m'a mise dans cette situation on ne peut plus embarrassante donc je mets mes scrupules de côté pour m'en extirper.

- Je sais, lâche mon obsession personnelle, l'air guère surpris.

- Comment?

- Je me doute que t'es pas le genre de fille à envoyer des clichés d'elle en maillot de bain à un mec pour le chauffer, raille-t-il.

Je rougis un peu plus et le repousse mollement d'une main sur son épaule large, sans résultat. Autant essayer de déplacer un roc. Je suis sure qu'il fait exprès de me mettre encore plus mal-à-l'aise. Sa question suivante, prononcée sur le même ton, confirme mon hypothèse.

- Et le "bonne nuit", c'était aussi Mia?

- Non, j'avoue après un instant pendant lequel j'hésite à mettre aussi ce texto sur le dos de la petite brune. C'était moi. Mais puisque tu l'as vu, ça ne t'aurait pas étouffé de répondre, je contre sur un ton boudeur.

- Je préfère éviter de me lancer là-dedans, lâche-t-il avant d'enchaîner sans me laisser le temps de l'interroger plus en profondeur. Alors, qu'est-ce que tu venais faire ici?

- Je voulais te demander quelque chose.

Il patiente en silence mais je me tais, plus du tout certaine de vouloir aborder le sujet qui m'intéresse. Le stock de confiance que j'avais réussi à engranger est à présent presque vide. Est-ce que j'ai vraiment l'intention de demander ce que je veux demander? J'ai l'impression terrifiante d'être cette fille que le garçon sur qui elle craque n'a pas invité au bal de promo et qui s'apprête à le faire à sa place. Sauf que je ne suis jamais allée à un bal de promo et que Royce est bien plus intimidant que tous les garçons que j'ai pu rencontrer dans mon lycée. Il va dire non, de toute façon, c'est certain.

Il a dit oui pour la course de moto.

J'ai quand même dû insister.

Il a aussi accepté pour la fête foraine.

Justement. Une fois, d'accord, deux passent encore mais trois, c'est sûrement trop. Oui, c'est trop.

- Rien, oublie, je me dégonfle.

- Non, trop tard, refuse Royce.

Il analyse soigneusement mon expression embarrassée alors que son regard se fait presque curieux. J'essaye de le fuir mais sa main capture fermement mon menton et m'en empêche.

- Tu rougis? s'amuse-t-il en effleurant ma joue de son pouce calleux. Vas-y, crache le morceau, la miss.

Je prends une profonde inspiration... et lâche d'une seule traite.

- Est-ce-que-tu-veux-venir-voir-la-comète-avec-moi?

Il se fige et me dévisage comme s'il attendait la chute - qui ne vient évidemment pas- et je retiens mon souffle.

- C'est pas un truc de couple ce genre de conneries? demande-t-il, circonspect.

De conneries? Ça commence bien.

- Hum... pas forcément. On peut y aller en amis.

Son air sceptique ne m'échappe pas. Il ne gobe pas mon baratin. Et il fait bien.

- On n'est pas amis, lâche-t-il durement.

- Pourquoi pas? je m'entête, blessée par sa remarque.

Si je ne suis même pas son amie, je suis quoi? Il a froncé ses épais sourcils bruns et secoue la tête.

- Des amis qui se roulent des pelles, c'est presque comme un couple.

- Mais...

- C'est non, Lily. Je préfère éviter de brouiller les limites.

Sa voix a claqué et ne laisse aucune place à la contestation. Brouiller les limites? Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire, au juste?

- Je ne comprends pas.

Royce soupire et s'écarte légèrement sans toutefois retirer ses bras d'autour de moi.

- Je veux juste être sûr qu'on est toujours sur la même longueur d'onde, explique-t-il en plantant ses yeux dans les miens. Tous les deux, on s'amuse un peu mais ça s'arrête là.

Chacun de ses mots m'atteint comme une aiguille qui s'enfonce douloureusement dans ma poitrine. Ça fait mal. "On s'amuse un peu"? Ce n'est pas ce que disent les garçons volages quand ils ont des aventures sans lendemain avec des filles qui - pour la plupart- espèrent plus sans oser le demander? Est-ce que c'est ce que je suis, à présent? Bien sûr, ça n'est pas vraiment la même chose parce que Royce et moi ne faisons que nous embrasser alors que ces gens-là vont bien plus loin mais je ne peux pas m'empêcher de trouver ces termes dégradants et complètement insignifiants en comparaison à ce que je ressens pour Royce.

Bon sang mais pourquoi est-ce que je continue de courir après une chose que je n'obtiendrais sûrement jamais? Et puis qu'est-ce que je veux exactement? Je ne suis même pas certaine de le savoir. Être... quoi? La petite-amie de Royce? Ça me semble parfaitement ridicule et improbable. D'abord parce que les mots Royce et petite amie semblent souffrir rien que d'être mis dans la même phrase et également parce que je ne suis pas du tout certaine d'en être capable. Notre situation est une impasse. On fonce droit dans le mur et, si Royce semble incassable et plus solide qu'un rocher, je pressens que le choc risque d'être rude pour moi.

- Lily... hésite Royce sur un ton un peu moins dur qu'il y a une minute. Je pensais que t'avais saisi.

Je me concentre sur les plis qui marquent le tissu sombre de son T-shirt.

- Oui, j'ai compris. C'est juste que ce n'est pas très agréable à entendre.

Nouveau soupir de sa part et mes poumons s'emplissent de son souffle.

- C'est mieux pour toi, commente-t-il. Je t'assure que t'as pas envie de faire partie de ma vie.

J'ai envie de le contredire mais je me tais. Qu'est-ce que je suis pour lui? Il me voit sûrement de la même manière que toutes les autres. Les blondes, brunes et rousses. Je suis comme Rachel ou cette fille sur ses genoux au Lust. En fait non, je suis encore moins importante parce que ces filles le connaissent d'une manière que je ne peux qu'imaginer. Vaguement.

Je prends une inspiration tremblante, dégoûtée par cette dernière pensée, et cette odeur musquée qui n'appartient qu'à Royce et que j'adore ne fait qu'accroître ma frustration. C'est le même sentiment que quand ma mère m'a empêchée de m'inscrire à un stage d'équitation que j'attendais depuis des mois mais en cent fois plus douloureux. Guidée par un besoin urgent de respirer un air qui ne soit pas contaminé par Royce, je pose ma main sur son épaule pour le repousser légèrement. La pression que j'exerce n'a évidemment aucun effet sur lui qui semble pouvoir lutter contre un bélier mais il consent presque aussitôt à reculer, s'écartant de moi et détachant ses mains du coffre sur lequel je suis toujours assise. Bien qu'il me fixe intensément, son visage est toujours aussi lisse, comme poli et taillé dans le marbre.

Je pensais être soulagée mais il me manque aussitôt. Être près de lui en songeant à tout ce que je ne peux pas avoir est éprouvant mais être loin de lui est encore plus pénible. Je fais quoi maintenant? Mes yeux suivent distraitement le sillon d'outils traînant un peu partout sur le sol.

"On s'amuse un peu mais ça s'arrête là".

Je ne veux pas que ça s'arrête là. Ça y est, c'est dit. Je ne sais pas encore jusqu'où je peux aller avec Royce mais cette dernière certitude me frappe. J'en veux plus.

Les pensées de Royce doivent cependant se trouver à plusieurs milliers de kilomètres des miennes parce qu'après un moment de silence, il reprend.

- De toute façon, on devrait en rester là.

Je le reçois comme un uppercut et redresse brusquement la tête, le cœur tambourinant de protestation.

- Co... comment ça? je demande en essayant de contrôler ma voix, priant pour avoir mal interprété ses paroles.

- T'as eu c'que tu voulais non? T'avais jamais embrassé de mec, maintenant c'est fait et je t'assure que tu te débrouilles plutôt bien. Il vaut mieux qu'on arrête avant de faire une connerie.

Je devrais me réjouir de l'entendre dire que je me " débrouille plutôt bien" mais je ne le fais pas. Je devrais m'interroger sur ce qu'il entend par le mot "connerie" mais je n'y songe même pas. Il veut qu'on arrête. C'est la seule chose que je retiens et mon cœur cesse de battre. Alors quoi? Tout va redevenir comme il y a encore deux jours et il m'ignorera les trois quarts du temps alors que je ferais semblant de ne pas être amoureuse de lui? Non.

Paniquée par cette perspective, je secoue vigoureusement la tête sous le regard attentif de l'homme qui commence à me ronger comme une maladie.

- Non, je réponds sur un ton buté malgré mes lèvres qui tremblent légèrement. Je ne veux pas qu'on arrête!

Je le regarde fourrager brutalement de ses deux mains dans ses cheveux.

- Lily...

- S'il-te-plait, je plaide pitoyablement dans un souffle.

Ma main agrippe de son propre chef l'ourlet du T-shirt de Royce pour l'attirer vers moi. Encore une fois, il se laisse faire sans m'opposer la moindre résistance et se retrouve de nouveau niché entre mes jambes. Pourtant, malgré cette proximité imposée, il m'a l'air loin. Insaisissable.

- Je suis désolée, je ne te demanderais plus rien, je promets. Oublie cette histoire de comète, c'était stupide.

Mes dernières paroles n'ont pas l'air de le rassurer mais elles parviennent tout de même à le tirer de son mutisme. Ses yeux se plissent sous ses épais sourcils foncés, ses doigts passent de nouveau presque nerveusement dans sa tignasse ébouriffée et son regard semble partagé. Ses lèvres s'entrouvrent mais je ne saurais sûrement jamais ce qu'il s'apprêtait à dire parce que la voix de Diego nous prend tous les deux de cours.

- Mierda! 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top