Chapitre 83

Mes yeux écarquillés restent rivés à la fête foraine qui brille de mille feux au loin, comme aimantés. La grande roue illuminée effleure le ciel sombre, les cris enjoués se perdent dans les profondeurs de celui-ci, les musiques s'enchevêtrent dans un méli-mélo enthousiasmant et soudain, j'ai de nouveau dix ans.

Dans ma poitrine, mon coeur bat une cadence effrénée comme pour accompagner les morceaux festifs qui s'échappent de la foire. Ce genre d'endroits est conçu pour attirer les enfants qui traînent ensuite leurs parents derrière eux sous peine d'un caprice monumental. Il faut croire qu'une partie de moi n'a jamais quitté cette catégorie.

Le lieu m'est tellement familier. Les souvenirs affluent au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'entrée, ralentis par le trafic de plus en plus dense. Pendant un moment troublant, le passé et le présent s'entremêlent pour ne former qu'une seule réalité, parfaite et envoutante. La sensation disparaît rapidement et se dissipe dans l'air chaud de l'été qui s'engouffre par la vitre que je viens d'ouvrir sans y prêter attention. La musique s'infiltre de la même manière dans l'habitacle.

La nostalgie a le même goût que ces bonbons sucrés recouverts d'une poudre acide. Quand on en a avalé un, on a tout de suite envie d'en reprendre quitte à finir avec la langue brûlée.

- Tu peux t'arrêter?

Royce pivote vers moi, surpris par l'urgence dans mon ton et hausse un sourcil, l'air encore ailleurs.

- Pourquoi?

- S'il-te-plait! j'insiste en le suppliant du regard.

Il me dévisage un moment, interdit, puis soupire et s'extirpe de la voie pour se garer le long d'un trottoir déjà encombré par de nombreux véhicules.

- Qu'est-ce qu'il y a? demande-t-il avec un air mi-irrité mi-inquiet. Je vais avoir du mal à me réinsérer dans la circulation alors t'as intérêt à avoir une bonne excuse.

Son humeur terne est tellement en décalage avec la fébrilité qui m'habite que j'ai un instant d'hésitation.

- Il y a une fête foraine, je lâche bêtement avec un sourire enthousiaste impossible à réfréner.

C'est une bonne excuse pour s'arrêter, non? Royce jette un rapide coup d'oeil par ma vitre ouverte qui laisse entrer les cris excités des enfants qui passent à proximité et dont les pensées incohérentes ne sont sûrement pas très éloignées des miennes en ce moment. Il reporte un regard indifférent sur moi, l'air pas plus avancé.

- J'ai vu. Et?

Qu'est-ce qu'il n'a pas compris? C'est pourtant une évidence.

- On peut y aller?

Cette fois, il écarquille les yeux et me dévisage comme s'il venait de me pousser une deuxième tête.

- Qu'est-ce que tu racontes?

- À la fête foraine, je précise en me retenant de sautiller d'impatience sur mon siège d'une manière qui ne me donnerait pas plus de douze ans, ce qui de toute façon n'est sûrement pas très éloigné de l'âge que Royce me prête.

- T'es sérieuse ? Putain tu m'as fait arrêter pour ça? lâche-t-il exaspéré en secouant la tête.

- S'il-te-plait!

- J'ai dit non, coupe-t-il sèchement. Lâche l'affaire.

Je pince les lèvres de déception en le voyant remettre le contact et scruter la route dans le but évident de déterminer le meilleur moment pour s'y insérer de nouveau.

Mes yeux se reportent un instant sur le clown à l'entrée du parc qui fait de grands signes enjoués de la main aux passants pour attirer leurs regards.

Je veux y aller!

Ecoute Royce et laisse tomber, Lily. Tu l'as assez embêté pour la soirée.

La bulle d'euphorie qui avait gonflé à l'intérieur de moi depuis l'instant ou j'ai posé les yeux sur la fête foraine vient d'éclater avec un bruit retentissant dans ma tête, comme un ballon de baudruche que l'on perce avec une aiguille.

Évidemment, la foire sera toujours là demain et ne risque pas de s'envoler pendant la nuit. Je pourrais sûrement demander à Jace de m'y emmener. Je sais qu'il accepterait avec plaisir et j'entends d'ici ses fausses avances pleines de sous-entendus plus amusants qu'offensants. Je serais certaine de passer un bon moment et le rouquin est probablement un compagnon bien plus adapté à ce genre de soirées que le mécanicien taciturne assis à ma gauche.

Pourtant, c'est avec Royce et personne d'autre que je veux y aller. Je suis certaine qu'il n'a pas souvent eu l'occasion de s'amuser depuis qu'il est ... sorti de prison. Et vu ce que Mia m'a raconté sur son enfance, son existence n'était déjà pas très joyeuse avant son incarcération. Je voudrais lui apporter un peu de légèreté, lui montrer les bonnes choses que la vie a encore à donner.

Je pivote de nouveau vers Royce et tends par automatisme une main vers son bras pour l'arrêter tout en préparant un plaidoyer avec le soin que je mettrais dans une dissertation de philosophie. Je me retiens cependant à la dernière seconde quand la scène du parking s'imprime de nouveau dans ma mémoire avec la vivacité d'une brûlure et laisse ma main retomber, impuissante.

Mon geste avorté a le mérite d'attirer l'attention de mon mécanicien qui me jette un regard troublé.

Je plonge dedans et me perds dans la tempête qui semble y faire rage. Mes arguments tombent dans le trou noir de l'oubli et je plaide pitoyablement avec les qualités oratoires d'un enfant de six ans.

- S'il-te-plait, Royce. Je veux vraiment y aller.

Son front se plisse alors qu'il ne me quitte pas des yeux et sa main lâche le levier de vitesse qu'il s'apprêtait à pousser en avant pour passer la première. Est-ce une lueur d'hésitation que je viens de percevoir dans ses prunelles d'ordinaire implacables? J'en ai l'impression.

- Tu n'es pas vraiment sérieuse, marmonne-t-il comme pour lui même en secouant la tête.

- Si, je suis très sérieuse! Allez, ce sera amusant, je lui assure avec un sourire plein d'espoir.

- On n'a pas la même définition du mot, toi et moi, lâche-t-il d'un air sombre en fixant la foule fébrile qui se presse à l'entrée pour se faire passer les gourmettes colorées de la foire.

- C'est un oui? je m'exclame en notant l'absence de refus catégorique cette fois.

- Tu m'as entendu dire oui?

- S'il-te-plait, s'il-te-plait, s'il-te-plait!

J'ai pivoté sur mon siège pour lui faire face et le fixe droit dans les yeux, joignant mes deux mains pour appuyer ma supplique.

Royce cligne des yeux en me dévisageant, soupire et se passe une main dans les cheveux, l'air indécis.

Aucun de nous deux ne parle et les bruits des festivités n'en deviennent que plus audibles. Finalement, Royce se détourne, son visage redevenu lisse et reprend le volant pour s'extirper du trottoir.

La déception me brûle la gorge et je me renfonce dans mon siège, sonnée. Je ne sais pas à quoi je pensais. Évidemment que Royce ne va pas m'accompagner à une fête foraine. Il a sûrement bien mieux à faire. Pourtant, l'espace d'un instant, j'ai eu l'impression...

Peu importe.

- Fais pas cette tête, je cherche juste une place pour me garer sans risquer qu'on m'arrache un rétroviseur, lâche Royce en me jetant un coup d'oeil.

Il... Quoi? Il est d'accord?

Roulement de tambour dans ma poitrine. La bulle se reforme et dégouline de bonheur. Il a dit oui! Il est d'accord! Je vais à la fête foraine avec Royce!

La joie qui m'inonde à cette pensée semble démesurée mais je n'ai aucun contrôle sur elle et ne retiens pas mon immense sourire victorieux quand mon mécanicien s'engouffre sur le parking de la fête. Je suis plus heureuse que le jour de ma remise de diplôme, plus heureuse que quand j'ai gagné mon premier concours de dessin. On tourne un moment en rond le temps qu'une place se libère et l'espace d'un instant, j'ai peur que Royce ne s'impatiente et change d'avis mais il n'en fait rien.

L'air impassible, il se contente d'attendre en surveillant les véhicules et finit par prendre l'espace libre que l'un d'eux vient de libérer.

Il a à peine relevé le frein à main que je pousse ma porte comme un ressort en faisant tout de même attention à ne pas heurter la voiture d'à côté ce qui serait plutôt fâcheux et bondit hors de la Camaro.

Je rejoins Royce qui m'attend de l'autre côté en faisant tourner son trousseau de clés autour de son index et me dévisage avec un air vaguement moqueur bien que ses traits soient encore légèrement tendus.

Je me plante devant lui, un peu plus près que je ne l'oserais en temps normal et lève la tête pour plonger mon regard dans le sien.

- Merci! je souffle avec un immense sourire en espérant lui communiquer toute ma gratitude.

- Pourquoi?

- D'avoir dit oui.

- Tu ne m'as pas laissé le choix. Ça arrive à des gens de te dire non, parfois? demande-t-il avec un rictus.

Je plisse les yeux, surprise. Bien sûr que des gens me disent non! Enfin, je crois. Juste ma mère, tout compte fait. Qu'est-ce qu'il entend par là? Qu'il trouve difficile de me refuser quoi que ce soit? Cette idée me plaît plus que de raison et les commissures de mes lèvres risquent bientôt de frôler mes oreilles.

- On y va? je demande en indiquant l'entrée à une dizaine de mètres.

- Ouais, finissons-en avec cette mauvaise blague.

Je fais la moue devant son manque de coopération vis-à-vis de mon plan de la soirée, à savoir le dérider, et lui emboîte le pas. Enfin, trottine à côté de lui serait plus approprié.

- Tu exagères, je lance sans perdre un gramme de ma bonne humeur. C'est quand même pas un calvaire. Tu n'aimes pas les fêtes foraines?

On s'est arrêtés au bout de la queue que forment les gens qui attendent leur tour pour entrer dans le parc. Royce hausse une épaule et m'adresse un regard blasé.

- Je ne sais pas, je n'y suis jamais allé. J'aime pas les endroits bondés.

Je sursaute et écarquille les yeux. C'est pas vrai...

- Sérieusement? Jamais... de ta vie? je m'exclame, choquée.

Tout le monde participe à ce genre d'évènements au moins une fois. Non? Un léger rictus dépourvu de la moindre trace de joie lui échappe.

- Tu trouves que j'ai une tête à faire des tours de manèges?

Oui, bon, c'est sûr que dit comme ça...

- Ta tête n'a rien à voir la-dedans, je rétorque tout de même en tendant mon bras au monsieur déguisé en Mickey Mouse qui entoure mon poignet d'un bracelet vert fluo. Tout le monde a besoin de s'amuser.

Royce refuse catégoriquement de s'en faire passer un et son regard réfrigérant dissuade la souris Disney d'insister. Il ne relève pas ma dernière remarque et me suit à l'intérieur du parc. Aussitôt l'entrée passée, l'impression d'avoir pénétré dans un autre monde, plus beau, presque enchanté, un monde duquel souffrance et peine sont exclus s'impose à moi.

L'odeur sucrée des barbes-à-papa mêlée à celle du popcorn encore chaud chatouille mes sens. De tous côtés, les vendeurs et animateurs essaient de couvrir de leur voix la musique pour inciter à venir visiter leurs stands éclairés. Les manèges s'emballent, de faux chevaux en plastique aux crinières emmêlées tournent en rythme avec la musique et, sur leurs dos, des gamins rieurs font signe à leurs parents qui filment les "prouesses" de leurs progénitures. Certains ont l'air plus emballés que d'autres mais la plupart semblent simplement se repaître de la joie sans borne de leurs enfants, un état d'euphorie que les adultes ne semblent plus capables de ressentir par eux-mêmes. Mes yeux tentent de tout avaler alors que l'on avance parmi la foule compacte et aussi fébrile que moi.

Je repère beaucoup de parents dépassés, certains enfants en cavale dont l'un trébuche sur mes pieds avant de se relever brusquement pour s'éloigner non sans avoir balbutié de vagues excuses, des groupes de préadolescents qui se promènent seuls avec cet air fier et un peu blasé qu'abordent les jeunes qui viennent tout juste d'obtenir la permission de sortir sans être accompagnés même si leur couvre feu ne doit sûrement pas dépasser vingt-et-une heure.

Il y a également beaucoup de couples. Ils sont partout autour de moi, et se baladent, main dans la main pour les adultes, un bras passé sur l'épaule de l'autre pour les plus jeunes. Certains partagent d'énormes cornets de glace tricolores, d'autres s'embrassent ou immortalisent cette soirée par des selfies. J'essaye de ne pas trop lorgner dans leur direction, histoire que Royce ne se fasse pas des idées sur les raisons qui m'ont poussée à désirer sa présence ici.

Quoique, je ne suis même pas sûre de pouvoir les expliquer clairement moi-même. Je me demande comment il réagirait si je lui prenais la main. Mal sûrement, ce ne serait pas une bonne idée et je m'incendie mentalement pour cette pensée stupide. Pour l'instant, il ne s'est pas encore plaint, il se contente de marcher à côté de moi en silence son regard pesant la plupart du temps sur mon épaule.

Je suis soulagée de constater qu'au milieu de cette foule de gens enjoués et oublieux du monde qui les entoure, personne ne prête attention à lui ni ne semble le reconnaître. J'avais un peu peur que ce genre de situations ne vienne assombrir encore son humeur.

Je pivote vers lui et lui adresse un sourire sans raison apparente. Il hausse les sourcils et me dévisage en silence mais ne me le rend évidemment pas. Je n'insiste pas et reporte mon regard sur les différents stands.

Je balaye distraitement les alentours des yeux et tombe sur deux femmes qui se disputent un peu plus loin parce que le gamin de l'une a mis de la barbe à papa dans les cheveux de l'autre. J'ai une vue assez dégagée sur le chignon méticuleusement réalisé pour donner un effet décontracté de cette dernière et ne manque pas le nuage rose et collant qui parfait à présent la coiffure.

- Alors, qu'est-ce que tu veux faire? demande Royce près de mon oreille sans avoir besoin de hausser la voix pour que son timbre grave me parvienne.

Je pense que même s'il se tenait à une centaine de mètres dans une pièce bondée, je pourrais distinguer ses paroles.

Oui, bon, peut-être pas aussi loin.

Je lui jette un regard confus en réfléchissant. C'est vrai que je n'y avais pas vraiment songé. À  part entrer dans cette géante boite à souvenirs colorée, je n'ai en fait pensé à rien. En principe, mon père se chargeait de me trainer d'attraction en attraction et je les essayais toutes avec lui.

Mais je n'ai plus dix ans et avec Royce, ce n'est pas tout à fait la même chose.

Comme s'il avait lu dans mes pensées, il lâche:

- Ne t'occupes pas de moi, fais ce que tu ferais si j'étais pas là.

Plus facile à dire qu'à faire.

- Mais tu es là, je rétorque en levant les yeux vers lui. Je n'ai pas envie que tu t'ennuies.

Il me dévisage un moment et soupire.

- Franchement, tu penses pas que ça aurait été plus simple si t'avais demandé à quelqu'un d'autre de t'emmener demain?

- Quelqu'un comme qui? Jace? J'y ai pensé, oui...

Il pince imperceptiblement les lèvres.

- Je parlais plutôt de ta lâcheuse de pote, marmonne-t-il.

- Mia?

- Hum, acquiesce-t-il.

C'est vrai que c'est aussi une idée, même si je ne lui ai pas encore parlé depuis la fête. Royce semble toujours attendre une réponse. Il en a déjà marre? Il veut que je lui trouve un remplaçant?

- Je ne veux pas venir ici avec Jace ou Mia, je lache au bout d'une minute sur un ton boudeur.

Pour la maturité on repassera.

- Pourquoi? demande Royce le plus sérieusement du monde.

Fait-il exprès d'être aussi obtus? Je lève les yeux vers lui pour observer son expression. Sous ses sourcils froncés, ses yeux gris sont pleins d'une étrange frustration dont l'origine m'échappe. Il patiente.

Je prends une inspiration, ignore mes joues qui se mettent à brûler comme deux soleils et avoue dans un souffle.

- Parce que je veux être ici avec toi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top