Chapitre 81
Je trottine jusqu'à la salle de bain après m'être emparée d'un short en jean et d'un chemisier léger sans me soucier le moins du monde d'avoir l'air d'une gamine au pays des merveilles sous le regard blasé de Royce. Il me suit des yeux jusqu'à ce que je referme la porte de la pièce adjacente derrière moi. C'est seulement à ce moment-là que je m'autorise à sautiller en l'air en poussant des cris de joie silencieux sûrement comme un jeune adolescent qui remporte un niveau important dans son jeu-vidéo préféré mais en pleine nuit.
Royce a avoué à demi-mots qu'il voulait m'embrasser ! Bon, d'accord, ce n'est pas grand-chose et ce n'était pas mentionné de la plus romantique des façons mais il n'en faut pas plus pour réveiller la horde de papillons excités dans mon ventre.
Je garde tout de même en tête que Royce m'attend dans la chambre et qu'il n'est pas la personne la plus patiente que je connaisse. J'essaye d'ignorer les insectes du bonheur qui remuent au fond de mon estomac et enfile mes vêtements en quatrième vitesse.
Dans mon empressement, je me prends le pied dans la jambe de mon short - oui, oui, ce genre de choses m'arrive- et m'étale sur le carrelage de la salle de bain. Je sens déjà le bleu se former. Je me relève en croisant les doigts pour que Royce n'ait rien entendu et termine de m'habiller en me retenant de siffloter. Rien, je dis bien absolument rien, ne pourra dégrader mon humeur ce soir.
Une fois mon chemisier boutonné, je me passe un rapide coup de brosse en jetant un œil à mon reflet dans la glace. C'est pourtant une chose que je ne fais presque jamais. Il faut croire que passer dix-huit ans à voir ma mère prisonnière de cette mauvaise habitude m'a dissuadée de l'imiter. Au bout d'un moment, je m'attendais presque à la voir psalmodier un "miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle."
Je ne m'accorde donc que cinq secondes pour évaluer mon image. Ce court laps de temps est toutefois suffisant pour me permettre de distinguer une certaine différence sur mon visage. J'ai l'air... je ne sais pas... vivante. Plus que d'habitude, en tout cas. Mes joues sont colorées et trouées par un sourire que je ne parviens pas à effacer. Mes yeux paraissent animés d'un éclat joyeux et mon double m'adresse un regard enthousiaste que je croise rarement dans la glace.
Bon, c'est assez.
Je me détourne, prends une profonde inspiration pour tenter de me calmer et pousse la porte de la salle de bain en comprenant que c'est peine perdue.
Royce me tourne le dos. Il se tient près de mon lit, une main dans la poche de son jean, et a levé la tête pour fixer le plafond qui disparaît sous le pêle-mêle de photos et dessins au-dessus de ma couche.
Je reste immobile au centre de la pièce, serrant mes mains dans mon dos en jetant un bref coup d'œil à ce ciel de souvenirs que je connais par cœur. Il est plein des gens que j'aime le plus au monde. Mon père, Nathan et Archibald y sont omniprésents mais Dallas et Chris apparaissent également sur certaines images.
Royce prolonge son examen pendant encore quelques minutes et je passe le temps en contemplant sa silhouette tout mon soûl. Après tout, mes yeux ont une journée de privation à rattraper. Quand il se retourne, son visage ne laisse sans surprise rien paraître de ses pensées même si son regard semble songeur.
- T'es prête ? me demande-t-il en jetant un rapide coup d'œil à ma tenue.
- Oui !
Je devrais peut-être réfréner mon enthousiasme. On va à l'hôpital, pas au cinéma. Royce ne bouge pas.
- Tu comptes sortir pieds-nus ? demande-t-il avec une exaspération évidente.
Oups.
Je me dépêche de récupérer mes vieilles converses et me laisse tomber au sol pour les enfiler sous le regard attentif de Royce. Quand je me relève après avoir fait un triple nœud, son attention n'est plus concentrée sur moi mais sur mon bureau. Je promène mes yeux dessus histoire de voir ce qui a attiré ceux de Royce et de m'assurer que je n'ai rien laissé traîner d'embarrassant comme d'autres croquis de lui ou des sous-vêtements mais ce n'est pas le cas.
Je finis par comprendre ce qui a capté le regard de mon mécanicien. C'est la bouteille de bière dorée qu'il a récoltée en guise de trophée et qu'il m'a laissée garder. Elle trône fièrement sur une pile de livres de bio que je n'ai pas encore ouverts.
Royce ne fait pas de commentaire et pivote vers moi pour voir si je suis prête. Je le suis cette fois. Il se dirige vers la porte et lance par-dessus son épaule :
- Je sais pas à quelle heure on va rentrer alors prends une veste. Sauf si tu veux encore me taxer la mienne, ajoute-t-il sur un ton vaguement narquois.
Je fais la moue même s'il ne peut pas le voir et attrape un sweat qui traine sur ma commode avant de lui emboîter le pas dans le couloir. Ses bottines claquent sur le marbre quand il dévale les escaliers.
Contrairement à Mia, il traverse le hall ostentatoirement luxueux sans lui accorder un regard, complètement hermétique à cet étalage de richesse. Il pousse la porte d'entrée et sort sans me la tenir mais je commence à m'habituer à son manque de civilité et cette particularité m'amuse plus qu'autre chose.
Dehors, le soleil achève lentement sa course. La cour est déserte, les employés ont dû quitter la propriété depuis belle lurette. Je commence à deviner que Chris a dû appeler Royce en dernier recours. Je l'imagine bien contacter tous ses employés un par un pour trouver quelqu'un à même de m'emmener à mon rendez-vous, puis fusiller du regard toute personne passant à proximité de lui en comprenant que Royce est le seul disponible.
En tout cas, cette situation n'est pas pour me déplaire, je songe en grimpant dans la Camaro que son propriétaire vient de déverrouiller. L'odeur de propre de l'habitacle est légèrement contaminée par des relents de tabac froid mais je ne m'en plains évidemment pas et me contente d'attacher ma ceinture, notant avec désapprobation que Royce se croit dispensé de cette mesure de sécurité. Cependant, j'ai cru comprendre qu'il n'apprécie pas de se faire dicter sa conduite donc je me passe de commentaire.
Alors qu'il extirpe sa voiture de sa place de parking, mes yeux tombent sur Rambo, couché dans l'herbe près du garage.
- Tu laisses ton chien ici ? je m'étonne alors que Royce passe le portail de la propriété à vive allure.
- Je passerai le prendre en te déposant.
Notre conversation s'arrête là. Les premières minutes du trajet s'égrènent dans un silence confortable. Du moins pour moi, je ne prétends pas savoir ce qu'il se passe dans la tête de Royce. Je rêvasse dans mon coin en regardant les palmiers défiler par la fenêtre. Royce conduit d'une seule main, les traits de son visage moins sévères que d'ordinaire. Du moins, jusqu'au moment où son portable vibre sur le tableau de bord.
Il s'en saisit distraitement et jette un coup d'œil à l'écran alors que j'essaye de me concentrer sur la route pour deux comme si ça pouvait changer quelque chose. Royce double une voiture sans même lui jeter un coup d'œil en lisant son message. Après ça, son humeur chute comme la température un jour de neige et semble d'ailleurs faire perdre quelques degrés à l'habitacle. Allons bon.
Son regard s'est brusquement fermé et il jette son portable sans ménagement sur la console entre nos deux sièges.
L'envie folle d'activer l'écran et d'y jeter un coup d'œil me titille mais je me force à la réprimer, sûre que si j'y cède, c'est moi que Royce jettera par la fenêtre. Il n'empêche que j'aimerais bien savoir qui est la personne qui vient de plomber son moral et l'ambiance par la même occasion pour lui dire deux mots.
Il a appuyé sa tempe contre sa main, son bras posé sur le rebord de sa vitre et ses traits sont crispés. Perdu dans des pensées qui semblent aussi joyeuses que les enterrements, il ne prête qu'une attention distraite à la route qui défile à toute allure devant nous. Un bref coup d'œil au compteur de vitesse devant le volant me donne la nausée.
Évidemment qu'il ne respecte pas le code de la route, il sort de prison, je ne devrais pas être surprise. Mais il se trouve que j'aimerais quand même vivre encore quelques années.
Je m'apprête à lui demander ce qui lui prend mais comme s'il avait anticipé ma prochaine prise de parole, il allume la radio sur une chaîne au hasard sans se donner la peine de diminuer le volume. Les hauts parleurs se mettent aussitôt à cracher les paroles d'un rap vulgaire qui d'après moi ne mérite pas le titre de musique. Les insultes s'enchaînent à plein tube et Royce n'a même pas l'air de les entendre.
Moi par contre, je les entends très bien et je ne serais pas surprise que mes tympans se mettent à saigner dans quelques secondes s'ils continuent de subir ce massacre. Comme je suis presque sûre qu'ouvrir la bouche pour parler dans ce boucan ne sera d'aucune utilité, je me penche en avant pour diminuer le volume.
Royce ne m'en laisse pas le temps et balaye ma main de la sienne avant que je n'atteigne les boutons la radio. Il m'adresse un regard noir.
- On touche avec les yeux, lâche-t-il avec mauvaise humeur.
Bon, le mécanicien lunatique est bel et bien de retour.
- Je voulais juste baisser le son, je me justifie.
Il m'ignore mais j'insiste.
- Si ma chute de cheval ne m'a pas causé de commotion, ta... musique y arrivera sûrement.
Ma remarque semble faire mouche parce qu'il éteint la stéréo sans rien ajouter.
- C'est le genre de musique que tu écoutes ? je demande, plus curieuse d'en apprendre davantage sur lui que désapprobatrice.
- Je n'écoute pas de musique, lâche-t-il comme une évidence sans me regarder.
Son front est plissé et son regard distant. Il semble à des kilomètres de l'instant présent. J'aimerais pouvoir le ramener mais je ne sais pas comment m'y prendre.
- Qu'est-ce que tu as ? je demande.
Il me jette un coup d'œil interrogateur.
- Tu fais... une drôle de tête depuis que tu as reçu ce message, je précise en désignant son téléphone portable.
Il pivote vers moi et ses sourcils remontent une seconde de surprise mais il se reprend rapidement et m'adresse un regard noir.
- Mêle-toi de tes affaires. Tu crois quoi ? Que parce que je t'ai embrassée, je vais te déballer mes problèmes ?
C'est comme s'il venait de me verser un seau d'eau glacée sur la tête. Ça a le mérite de réfréner mes ardeurs dans l'instant et les papillons ont dû se noyer ou geler sous le coup parce que je ne les sens presque plus.
Je m'attendais quand même plus ou moins à ce genre de répliques à un moment ou un autre et ne me laisse pas démonter.
- Tu m'as déjà posé cette question plusieurs fois toi aussi, je contre en essayant d'empêcher mes lèvres de trembler.
Il soupire, l'air excédé.
- Tu me casses la tête. Y a moyen que tu la mettes en sourdine jusqu'à ce qu'on arrive à l'hosto ?
Pardon ? Je le dévisage stupéfaite alors que mon visage s'empourpre d'indignation. Tant mieux, dans ce genre de situation, l'agacement est mon meilleur allié. Je croise mes bras sur ma poitrine et fronce les sourcils en fixant mes chaussures.
- Si j'avais su que tu serais aussi désagréable, j'aurais demandé à Boyd de m'emmener. Lui au moins sait se montrer courtois, je lâche d'une voix acerbe que j'emploie très rarement.
Peut-être trop d'ailleurs. Et je viens de proférer un énorme mensonge : je n'échangerais contre rien un moment avec Royce, même s'il s'agit du Royce énervé et lunatique qui me fait face à présent.
Ma réplique semble sortir Royce de sa bulle de morosité et il m'adresse un coup d'œil surpris qui détend légèrement ses traits crispés. Je m'oblige à ne pas pivoter dans sa direction malgré son regard qui pèse sur moi.
- Alors comme ça, elle mord, lâche-t-il d'une voix redevenue normale.
Enfin, normale pour Royce s'entend. Cette fois, je ne résiste pas à l'envie de me tourner vers lui pour vérifier si mon cerveau a inventé la touche d'humour dans son ton. Mais non, le coin gauche de sa lèvre s'est bien légèrement étiré pour lui donner cet air narquois que j'apprécie un peu trop pour mon bien. La lueur préoccupée n'a pas disparu de son regard mais il a retrouvé cet air auquel je commence à m'habituer : un bon compromis entre le Royce colérique et une bonne humeur qui semble hors d'atteinte pour lui.
Les papillons renaissent de leurs cendres dans mon ventre mais je me force à conserver ma moue boudeuse encore quelques minutes pour la forme.
- Pourquoi t'as pas demandé à Boyd, alors ? lance Royce après un moment de silence seulement rompu par le ronronnement épuré de la Camaro.
- Tu ne m'as pas vraiment laissé le choix, je te rappelle, je réponds avec certes un peu de mauvaise foi.
Il fronce les sourcils, son regard reste braqué sur moi si l'on omet les rares fractions de seconde pendant lesquelles il daigne le reporter sur la route. Encore heureux.
- Et si je t'avais laissé le choix ? demande-t-il après une minute alors que je pensais le sujet clos.
- Quoi ? je demande bêtement.
- Tu aurais demandé à Boyd ?
Je prends quelques instants pour réfléchir. Pas à la question. Non, je sais parfaitement que la réponse est un grand non mais je me demande simplement s'il serait judicieux de dire la vérité. Bah. Je préfère la lui donner, il en fera ce qu'il voudra.
- Non, je souffle. De toute façon, je ne me vois pas lui demander ce service. Il est très gentil mais je ne le connais pas vraiment.
- C'est pas ce qu'on aurait dit ce matin, rétorque-t-il avec un rictus froid, le regard pour une fois concentré sur le pare-brise.
- Ce matin ?
Il ne se donne pas la peine de répondre et je percute toute seule. Oh ! La bataille d'eau. Zut, j'avais complètement oublié qu'il y a assisté. Je rougis en me remémorant cet instant désagréablement embarrassant. Il avait vraiment besoin de remettre ça sur le tapis ?
Je hausse les épaules pour garder la face.
- On ne faisait que s'amuser.
La prochaine fois, j'éviterais les T-shirts blancs pour ce genre d'activités. Et le public, accessoirement. Royce tique en réaction à l'une de mes paroles mais ne relève pas, l'air de nouveau enfermé dans sa propre tête.
Je renonce à décrypter ses sautes d'humeurs. Cette tâche est vaine. Je m'enfonce dans mon siège et mon regard se perd au-delà de la vitre. Je distingue les palmiers flous qui se succèdent sur le trottoir et le grand bâtiment blanc qui constitue l'hôpital de l'île. Royce ne prend pas la peine de ralentir pour s'engager sur le parking et manque d'emboutir la luxueuse Lamborghini qui nous précède.
Le passager sort le bras par sa vitre ouverte et nous adresse un doigt d'honneur magistral mais Royce n'y prête pas attention et se gare à côté, s'insérant de travers et prenant sans scrupules deux places de parking à lui tout seul.
Je n'ai pas le temps de lui faire une remarque qu'il a déjà claqué sa portière derrière lui. Bon sang ! Avec un soupir, je m'extirpe de sa voiture et en fait le tour pour le rejoindre.
Je ne peux pas m'empêcher de jeter des coups d'œil embarrassés autour de nous et soulage ma conscience en notant que le parking est presque vide et que cette place ne manquera pas à une personne peut-être grièvement blessée. Tout de même ! Il pourrait faire un effort.
Je m'apprête à lui faire une réflexion mais sa posture ainsi que son expression me coupent dans mon élan. Il s'est raidi, les muscles figés comme pour anticiper un mouvement et son regard prend des allures de glace pilée. Je constate avec une pointe de soulagement qu'il n'est pas dirigé vers moi mais plutôt quelque part dans mon dos. Je pivote sur moi-même pour voir ce qui retient son attention et me fige quand je tombe sur le garçon qui vient de s'extirper du siège passager de la Lamborghini.
C'est Matt.
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