Chapitre 73
Quand la sonnerie que je me suis obligée à programmer me tire du sommeil avec une particulière délicatesse, je serais presque prête à mourir pour garder les yeux fermés un peu plus longtemps. La lumière ambiante m'aveugle douloureusement alors que je bats des paupières pour lui échapper et mes membres ne me répondent pas, comme s'ils n'étaient plus reliés au reste de mon corps. Ah. Je suppose qu'il s'agit là du revers de la médaille: j'ai passé une de mes meilleures soirées hier et j'en paye le prix aujourd'hui.
Bah. Qu'il en soit ainsi. Je me redresse péniblement avec la saisissante impression d'être l'un des personnages de The Walking Dead. Et je ne parle pas des gentils.
Je titube légèrement dans ma chambre et cherche presque à taton des vêtements dans mon étagère en essuyant le film de sueur qui me recouvre le front. Une chaleur étouffante règne dans la pièce et ouvrir la fenêtre n'y change rien, c'est même pire.
Après avoir sélectionné un short et un t-shirt simple, je file sous la douche pour me débarrasser de la transpiration et du sommeil qui me collent à la peau. Cependant, même apres, mon lit me semble toujours aussi tentant. Il me paraît aussi attirant que les sirènes aux marins. Je pourrais peut-être me rallonger juste quelques minutes, ça ne serait pas bien grave...
Du nerf, Lily! Tu as voulu faire le mur et une quasi nuit blanche, assumes-en les conséquences.
Avec un soupir las, je quitte ma chambre sans me regarder dans le miroir, certaine du désastre que j'y verrais. En atteignant le hall de la maison, je perçois les voix masculines entremêlées de l'autre côté de la porte de la salle des employés. Je ne suis pas étonnée qu'ils soient en train de prendre leur petit déjeuner. Il est un peu plus de neuf heures. Comme d'habitude, je suis la retardataire.
Je pousse le battant et m'engouffre dans la pièce pleine, mes yeux scannant la tablée. Évidemment, ils repèrent Royce en premier. À l'écart, comme d'habitude, il boit son café en silence de l'autre côté de ce mur invisible qui semble le séparer des autres. Son regard braqué sur sa tasse dévie rapidement vers moi.
Il est le premier à me remarquer. Il étudie mes traits et pince les lèvres avant de soupirer, sûrement en découvrant mes cernes qui doivent s'apparenter à deux océans mauves sous mes yeux.
En passant, lui n'a pas l'air différent de d'habitude, toujours aussi fringuant. Pourtant il a dormi autant que moi, voire moins. La vie est vraiment injuste parfois.
- Lily? Et ben, t'as fait la fête ou quoi?
Je me détourne de mon obsession personnelle pour croiser le regard du rouquin qui vient de m'interpeller en même temps qu'une alarme se déclenche dans mon cerveau encore à moitié endormis.
Une fête? Mince, est-ce qu'il est au courant? Je mets un petit moment à réagir, ce qui pousse plusieurs employés à se retourner dans ma direction pour me dévisager avec des airs curieux. Je croise le regard inquiet de Dallas et m'empresse de me ressaisir en me laissant choir dans la chaise libre à côté de Jace.
- T'as une sale gueule, qu'est-ce t'as foutu?
Je me rassure en songeant qu'il ne pensait pas vraiment son hypothèse pourtant très proche de la vérité. Je toussote et baisse la tête, laissant un rideau de cheveux blonds me protéger des coups d'œil.
- Merci du compliment. J'ai juste mal dormi.
- Oh, tu fais des cauchemars ou un truc du genre? Si tu veux, je pourrais venir te tenir compagnie la nuit, je t'assure que tu dormirais mieux, lâche ma crapule d'ami avec un clin d'oeil entendu.
- Jace! Garde tes réflexions pour toi, grogne Dallas en lui adressant un regard d'avertissement qui nous fait rire tous les deux.
- Je voulais juste aider, se défend l'intéressé avec un innocent haussement d'épaules.
Dallas secoue la tête mais finit par se détourner pour reprendre sa conversation où il l'a arrêtée. J'y prête une attention distraite en mordant sans entrain dans le toast que Rose vient de me beurrer avec un regard maternel.
Avachie, la tête en appui dans la main - je suis beaucoup trop fatiguée pour me soucier de règles de bienséance telles que "pas de coudes sur la table"- j'écoute les employés évoquer leurs plans du jour. J'apprends également qu'aujourd'hui sera l'une des journées les plus chaudes de l'été. J'aurais pu le deviner toute seule. D'ailleurs, c'est sûrement pour cela que quelqu'un a ouvert la porte de la pièce: faire passer un courant d'air. Sauf qu'il n'y en a aucun, pas la moindre petite brise. La fournaise est partout et semble aggraver mon apathie.
Dehors, des hennissements torturés reprennent leur lancinante musique et je grince des dents de dépit. Le pire est la réaction des employés. La plupart se contentent de soupirer d'agacement et de secouer la tête avant de reprendre leurs conversations ou leur petit déjeuner, indifférents. Seuls Dallas et Jace plissent le front d'inquiétude et se taisent.
Quant à moi, le peu d'appétit que j'avais encore part en fumée et je passe mes doigts sur mes tempes en fermant les paupières alors que les hennissements me déchirent de l'intérieur. J'aimerais tellement pouvoir le soulager.
Je sens la brûlure d'un regard sur mon front et j'identifie sans peine son propriétaire. Seul Royce me procure cette sensation. Je garde toutefois les yeux fermés, concentrée sur la douleur de l'étalon. J'essaye de me mettre à sa place pour la centième fois, de savoir ce qu'il devait ressentir quand il était avec ces... gens.
Je m'imagine seule, dans un endroit aux odeurs inconnues, le corps endolori par les coups répétés, privée de ma vue et plongée dans une nuit perpétuelle. Sans jamais voir la lumière du jour, ni connaître la sensation de la brûlure mordorée du soleil ou...
Oh mon Dieu! Je coupe court à mes réflexions. Est-il possible que...
J'ai brusquement ouvert les yeux et me rends compte que tous ceux de la pièce sont braqués sur moi. J'ai dû parler à voix haute.
- Lily? m'interroge Dallas en me fixant d'un air inquiet.
- Je crois que je sais ce qu'il a!
- Qui ça?
- C'est évident pourtant! Comment est-ce que j'ai pu ne pas y penser?
Je me fiche bien que tout le monde autour de cette table me prenne pour une folle du moment que j'ai raison, qu'il y ait une chance.
- Lily, tu pourrais préciser, s'impatiente mon palefrenier préféré.
- L'étalon! Il est resté dans le noir le plus complet pendant Dieu sait combien de temps!
- Je sais, et alors?
- À ton avis, comment un aveugle supporterait le soleil si on lui rendait sa vue d'un seul coup? Pourquoi crois-tu qu'il s'apaise la nuit et s'énerve le jour?
La plupart des visages qui m'entourent demeurent perplexes mais celui de Dallas s'éclaire de compréhension et de réflexion.
- Putain!
C'est Jace qui a crié dans mon oreille droite. Il me jette un coup d'oeil incrédule qui pourrait être plutôt insultant si il ne m'adressait pas aussitot apres un sourire béat. Il se jette brusquement sur moi et me couvre de baisers jusqu'à ce que je m'écarte en riant, contaminée par sa joie.
- T'es géniale! T'es putain de géniale! Désolé Rose, ajoute-t-il avec un regard d'excuse à cause de la grossièreté mais sans perdre son air soulagé.
Tout le monde se tait pour attendre le verdict de Dallas, toujours pensif et concentré. En face, Royce braque sur moi son regard indéchiffrable et curieusement, semble également guetter l'assentiment du palefrenier.
- Je pense que tu as raison, lâche finalement ce dernier. C'est très probable que ce soit la raison de son énervement. On va peut-être pouvoir l'aider finalement.
Ses yeux posés sur moi sont emplis d'une fierté presque paternelle qui m'emplit presque autant de joie que la perspective d'aider l'étalon blanc.
- Bon, on s'y met?
Sous l'oeil brûlant de Phébus, la cour est plongée dans une effervescence rare. Après que j'ai fait part de mon hypothèse à Dallas, il a contacté Chris pour lui parler de mon idée. Ce dernier a aussitôt rapliqué et comme il sait si bien le faire, a pris les opérations en main.
Je n'ai même pas pris la peine de m'interroger avec suspicion sur l'endroit où il pouvait bien avoir disparu depuis la veille, trop soulagée de le voir investi dans le problème.
Les plans ont été dessinés rapidement par l'architecte de mon oncle. L'idée est de construire une sorte d'enclos-abris à l'intérieur du pré, assez grand pour abriter plusieurs chevaux dans le but d'éviter que l'étalon ne se retrouve à nouveau isolé mais également pour faire d'une pierre deux coups et ne pas se retrouver démunis lors d'un prochain cyclone comme je l'ai été au dernier.
Les hennissement perçants aidant à accélérer la chose, Chris a réquisitionné la totalité de ses employés pour cette construction éclair à l'aide d'une belle prime en guise d'appât. J'ai trouvé cela plutôt étrange en sachant que la plupart ne sont pas maçons ni spécialisés dans la construction mais cela n'a eu l'air de déranger personne. Peut-être qu'il s'agit d'une aptitude courante dans le Nord où tous apprennent à se débrouiller par manque de ressources financières.
Je ne parviens pas non plus à comprendre comment mon oncle a pu se faire livrer aussi rapidement tous les matériaux qui s'étalent à présent dans l'herbe du pré en plusieurs piles monstrueuses de bois et de briques. Mais bon, je suppose qu'il s'agit d'un des avantages à être aussi influent sur un territoire donné, ce qui est le cas de Chris.
C'est comme cela que je me retrouve assise en équilibre sur la barrière du pré à regarder les employés qui s'activent avec une étonnante efficacité. Cela fait à peine une heure que les travaux ont commencé et on distingue déjà facilement les fondations de la structure. Impressionnant.
Je ne peux pas m'empêcher d'être gênée par mon inaction quand tout le monde s'échine sous le soleil impitoyable du jour. Le moins que je puisse faire est d'endurer la canicule avec les autres même si c'est une bien faible contribution. Tous les employés ont retiré leurs hauts pour supporter au mieux la chaleur étouffante qui gangrène l'air et le rend difficilement respirable. Tous sauf Royce, et la déception que cela me cause entraîne aussitôt mon désarroi.
Contrairement aux autres dont les dos en sueur sont exposés, mon mécanicien est en débardeur. Le tissu trempé lui colle à la peau et ne cache plus rien de ses muscles impressionnants. À chaque fois qu'il se tourne et me fait presque face pour venir chercher d'autres briques ou surveiller la bétonnière, je peux même voir les carreaux distincts et bien délimités de ses abdominaux.
Et je m'en veux de le remarquer parce que cela me ressemble tellement peu. Je ne compte pas le nombre de fois où, à cause de ma mère, je me suis retrouvée coincée dans de grandes salles éclairées emplies de mannequins masculins à peine vêtus, en pleine séance de maquillage ou de préparation pour des défilés. J'ai toujours posé sur eux un regard dénué du moindre intérêt. Leur peau sans défaut, leurs corps sculptés par des heures de musculation et leurs visages réguliers m'indiffèraient au plus haut point.
Alors pourquoi maintenant? Pourquoi Royce? Qu'a-t-il de plus pour que mon regard ne parvienne pas à se décrocher de lui plus de quelques secondes quand il est dans mon champ de vision?
Ne pas avoir les réponses à ces inquiétantes interrogations ne m'empêche hélas pas de continuer. Il paraît presque autant dans son élément au milieu de ce chantier que des voitures. Il a l'air de savoir parfaitement ce qu'il fait. Imperturbable, il est accroupi au sol, pas loin de Dallas, et étale du ciment avec une truelle sur les briques qui constituent la fondation (Chris a insisté pour que la structure ne soit pas seulement en bois pour résister aux éventuels troubles météorologiques).
Je le regarde s'essuyer distraitement le visage avec son propre débardeur et mon ventre se crispe étrangement à la brève vue du sien, ferme et musclé. Ça y est. Je suis bonne à interner.
Comme s'il avait fini par sentir le poids de mon regard insistant, il relève la tête. Mince! Prise la main dans le sac. Nos yeux s'accrochent et je me demande si la chaleur pourra justifier mon teint soudain écarlate. Cela pourrait bien être un coup de soleil. Il reste un instant immobile à me fixer, de marbre, puis un sourire moqueur étire ses lèvres du côté gauche. D'accord, il ne gobe sûrement pas l'histoire du coup de soleil. Je m'oblige à me détourner, troublée comme à chaque fois que son visage sombre s'éclaire un instant.
Je passe l'heure suivante à m'interdire de le reluquer même si j'ai de brefs moments de faiblesse. Je me concentre sur Jace qui m'adresse de temps en temps des clins d'oeil accompagnés de pouces en l'air. Il est torse nu comme tous les autres, et je ne suis pas sûre que son dos pâle couvert de taches de rousseurs supporte bien le soleil. Il faudrait que je lui en touche deux mots: il vaut surement mieux qu'il ait chaud en T-shirt plutôt qu'il ne se brûle la peau. À un moment, mes yeux se posent sur l'étalon. Ses jérémiades n'ont pas cessé mais la perspective de le soulager m'empêche d'en souffrir.
Vers midi, je rejoins la cuisine en trottinant et aide Rose à confectionner des sandwichs et des salades. Je fais plusieurs aller-retours pour transporter des glacières remplies de ces casse-croûtes et de boissons fraîches. Les employés se précipitent vers moi comme des hommes en plein désert vers un oasis.
J'effectue la distribution de bonne grâce et chacun me remercie avant d'aller se poser à l'ombre des écuries pour discuter entre eux. Jace se plante devant moi avec un grand sourire et se sert dans la glacière. Je le regarde décapsuler son coca en attendant la prochaine bêtise qui ne manquera sûrement pas de s'échapper de sa bouche.
Ça ne rate pas.
- Alors, qu'est-ce que tu fais là? Tu mates?
Je soupire et hausse les sourcils, même pas surprise par cette pique que j'attendais.
- Qui ça, toi? Tu rêves!
- Tu te mens à toi même, ma belle. J'ai surpris plusieurs fois ton regard sur mon corps de rêve, lâche-t-il avec un sourire tordu en embrassant son biceps.
- Oui, je te regardais parce que tu m'inquiétais. Tu devrais passer un T-shirt sur ton corps de rêve, tu vas cramer, je le préviens en désignant du doigt les constellations de taches de rousseur qui recouvrent la totalité de son buste découvert.
Il rigole sans prendre en compte mon avertissement. Tant pis pour lui.
- Je suis prêt à endurer cette torture pour te satisfaire.
- Quel sacrifice, je me moque alors qu'il avale une grande gorgée de son soda dont les trois quarts dégoulinent sur son menton puis sur son torse pâle. Personne t'as appris à boire correctement?
- Je voulais reproduire cette pub de Coca Cola, tu vois de laquelle je parle? Celle avec le type qui s'en renverse partout dessus, là. T'as pas trouvé ça sexy?
- Euh... non. Juste sale.
- Tu peux m'aider à me nettoyer si tu veux, lâche-t-il en agitant ses sourcils tout en avançant d'un pas vers moi.
Je le stoppe rapidement en levant ma converse en guise de rempart et le repousse sur le ventre. Jace n'insiste pas parce que Royce vient de nous rejoindre et le gratifie d'un des regards réfrigérant dont il à le secret. Le rouquin m'adresse un salut de cow-boy avec deux doigts levé contre son chapeau imaginaire et s'éloigne.
Royce est le dernier à venir se servir. Je lui tends un sandwich et il s'en empare tout en fouillant dans la glacière à la recherche d'une bière.
Je m'absorbe dans la contemplation de mes converses en sentant son regard peser sur moi. Je ne sais toujours pas comment me comporter après la soirée d'hier, la course, le feu de camp... Est-ce que l'on est amis, maintenant? Je ne suis pas certaine que ce soit possible.
- Alors, tu m'embrasses pas aujourd'hui? lâche soudain sa voix grave juste à côté de moi.
Je sursaute en relevant la tête, stupéfaite. Est-ce qu'il a vraiment dit ce que je crois avoir entendu? Il me dévisage avec un sourire moqueur auquel je commence à m'habituer. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il pense. Je rougis et jette un coup d'oeil paniqué aux alentours, tout plutôt que de croiser son regard perçant.
Un léger rire lui échappe. C'est plus comme un ricanement rauque.
- Je déconnais, arrête de flipper.
- Ah.
- Qu'est-ce que tu fais là, la mo... Lily?
Je lui souris avec gratitude, surprise qu'il ait tenu compte de mes paroles de la veille.
- Pas grand chose, je suis désolée de ne pas pouvoir aider. Mais je veux quand même assister aux travaux.
- Tu sers à rien et tu vas juste choper une insolation.
Je le regarde mordre dans son sandwich, puis m'oblige à détourner les yeux de sa bouche. Je hausse les épaules.
- Vous aussi. Et il est hors de question que je reste enfermée dans la maison alors que tout se passe dehors, m'entêté-je en perçant une mini brique de jus avec une paille que je glisse entre mes lèvres.
Royce soupire mais ne rétorque rien et s'adosse à la barrière sur laquelle je suis assise. Près de moi. Très près de moi. Son épaule se retrouve collée à ma cuisse. Il n'a pas l'air d'y faire attention mais moi si et je m'étrangle presque avec une gorgée de jus de fruits. Je n'arrive à penser à rien d'autre qu'au contact de sa peau chaude jusqu'à ce qu'il reprenne la parole.
- Si ton truc marche vraiment et que ce cheval la boucle une fois qu'on lui aura construit l'abri, on est d'accord que t'auras plus besoin de passer tes nuits dans le pré pour le réconforter? demande-t-il en levant la tête pour me regarder.
- Je pense que si. Je serais soulagée s'il ne souffre plus la journée mais mon plan vise plutôt à l'habituer à une présence humaine, ça n'a rien à voir.
- T'es impossible, marmonne-t-il avec un soupir.
Je m'empresse de préciser:
- Si ça te gène de jouer les gardes du corps, ça ne me pose pas de problème, Royce. Je t'assure, je pourrais demander à Jace ou Bo...
- Non, rétorque-t-il d'une voix sèche qui me prend de court. Ça ne me dérange pas, ajoute-il d'un ton moins dur en relevant la tête dans ma direction.
Être au dessus de lui pour une fois est plutôt étrange, même si je triche. Ses yeux gris restent braqués sur moi sans sembler gênés par le soleil. Est-il seulement humain?
Nos regards s'accrochent un instant et je ne parviens pas à détourner le mien. Ses prunelles d'argent liquide m'aspirent comme un trou noir et je peine à rester à la surface pour respirer. Je ne me rends compte que j'ai légèrement approché ma tête de la sienne que quand un raclement de gorge m'oblige à l'écarter brusquement.
C'est Chris qui se tient juste à côté de nous, de l'autre côté de la barrière, et nous fixe, le visage fermé. Enfin, pas nous, juste Royce.
Les deux hommes s'affrontent un moment du regard alors que je balance nerveusement mes pieds dans le vide. Puis Royce jette sa canette à moitié vide dans le sac plastique qui sert de poubelle et s'éloigne de sa démarche masculine sans rien ajouter.
Je garde les yeux braqués sur son dos alors qu'il rejoint la zone de travail et se met à remplir la bétonnière de sable.
- Qu'est-ce que tu fais là, Lily? me demande Chris, détournant par la même occasion mon attention de son mécanicien.
Je pivote vers lui. Pour une fois, il a délaissé ses chemises impeccables et porte un simple T-shirt blanc avec un jean. Son regard s'est adouci mais plusieurs plis de contrariété lui barrent à présent le front.
- Je ne peux rien faire pour aider, alors je leur ai apporté un casse-croûte.
- Tu vas attraper une insolation, je préfèrerais que tu rentres.
Qu'est-ce qu'ils ont tous avec cette histoire d'insolation à la fin? Je ne suis pas la seule à être exposée au soleil!
- Eux aussi, contré-je en indiquant ses employés.
Il secoue la tête et fait la moue. Je trouve que cette expression adoucit ses traits, accentue sa ressemblance avec mon père. Je n'aime pas quand la frontière qui les sépare se brouille. Cela me plonge dans une douloureuse confusion.
- Ils sont assez grands pour s'occuper d'eux.
- Et pas moi? je m'offusque.
- Tu manges toujours ces sucettes à la cerise que tu trainais partout quand t'étais gosse? demande-t-il brusquement.
Déboussolée par le soudain changement de sujet et surprise qu'il se souvienne de ce détail, je réponds en fronçant les sourcils.
- Oui. Mais quel est le rap...
- Et est-ce que tu pleures encore quand tu regardes Hatchi?
Je n'arrive pas à croire qu'il se rappelle de cela. Quand j'étais enfant, j'avais plutôt l'impression qu'il ne me prêtait pas la moindre attention. De plus en plus perdue, je secoue la tête.
- Oui, avoué-je, mais je ne comprend p...
- Alors non, tu n'es pas assez grande pour t'occuper de toi toute seule, coupe-t-il avec une rare lueur d'humour dans les yeux.
J'éclate de rire en comprenant son piège et il me dévisage en silence, se grattant la joue.
- Peut-être, concédé-je en me mordant la lèvre pour m'empêcher de sourire sans que cela marche vraiment, mais je vais quand même rester ici jusqu'à ce qu'ils aient fini.
- Ouais, maugrée-t-il avec un air plus amusé qu'agacé, je m'en doutais. Toujours aussi tête de mule, je vois.
Je hausse les épaules avec bonne humeur.
- Au fait, tu as eu une bonne idée pour ce cheval. Je ne pense pas que quelqu'un y aurait pensé. En tout cas, si une personne pouvait trouver, c'était toi.
- Pourquoi?
C'est à son tour de hausser les épaules d'un air faussement détaché et je ne saisis pas la raison de son malaise. Je ne le connais pas assez pour ça. Il regarde au loin en répondant.
- Tu as toujours été comme ça. Tu te mets à la place de ceux qui souffrent, tu compatis, tu cherches l'origine de leur douleur. Tu ne peux pas t'en empêcher. Et puis, tu passes trop de temps avec ces bêtes, ca doit te détraquer un peu, ajoute-t-il d'un ton volontairement plus léger.
Je le dévisage, les yeux écarquillés, mais lui ne me regarde toujours pas, les yeux fixés sur les travaux. D'où est-ce que ça sort? Comment Chris peut-il savoir ce genre de choses sur moi alors même que je ne faisais jamais que le croiser du temps où je passais mes étés ici. Quand j'y réfléchis, j'ai l'impression qu'il est présent dans tous mes souvenirs de famille à Key Haven mais plutôt comme s'il avait été un élément en arrière plan, effacé et distant. Découvrir qu'il n'était pas aussi indifférent qu'il n'y paraissait est étrange et déroutant. Je ne trouve rien à répondre et me concentre également sur les employés.
Évidemment, mes yeux ne tardent pas à chercher Royce. Il se tient près de Dallas qui lui montre les plans et lui parle à grand renfort de gestes.
- Walters et toi semblez plutôt proche, lâche soudain Chris.
Je sursaute et pivote vers lui. Il me fait face, les yeux plissés et je me sens rougir. Mes pieds recommencent leur nerveux balancier. Ma gène s'accentue quand Royce se tourne vers nous pour nous jeter un coup d'oeil à ce moment, comme s'il avait entendu les propos de mon oncle. Je me rassure en songeant qu'il est trop loin pour que ce soit le cas.
- Ce n'est pas le cas, soufflé-je en fixant le bout de mes tennis qui s'agitent dans le vide.
- Tant mieux. Je ne préfère pas. Walters reste un... il reste Walters.
Je me demande s'il allait dire "un criminel", comme tous les autres. Cette idée me hérisse.
- Pourtant, tu l'as embauché, rétorqué-je un peu sèchement.
Il marque un temps de pause - sans doute pour étudier mon expression - avant de reprendre.
- Oui, parce que je lui fais confiance pour ce travail. Ça ne veut pas dire que j'ai envie que vous... qu'il traîne autour de toi.
Je jette un coup d'oeil à ses traits soudain sévères.
- Ne t'en fais pas, tu es a des kilomètres de la vérité, je lâche amèrement.
Oui parce que la vérité est que c'est moi qui lui tourne autour. Evidemment, je me dispense de lui apporter cette précision.
- Bien, acquiesce-t-il malgré son air sceptique. Bon, je vais devoir y aller, j'ai du travail. Tu peux rester ici mais rentre à la maison si tu commences à avoir la nausée.
Il tourne les talons et je reprends doucement mon souffle pour faire ralentir les battements de mon coeur. Il ruine cependant mon travail quelque secondes plus tard.
- Ah, et Lily? On en reparlera plus tard mais si ça ne te déranges pas, à l'avenir je préférerais que tu évites les courses de moto illégales.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top