Chapitre 69

On a gagné! Je me le répète encore. Un sourire béat étire mes lèvres.

D'autres motos finissent par arriver en dérapant à tour de rôle près de nous alors que plusieurs hommes semblent noter les positions sur des feuilles. Quand le dernier véhicule passe la ligne d'arrivée, j'ai l'impression qu'un signal invisible et inaudible vient d'être lancé parce que tous les spectateurs se précipitent sur les barrières, les enjambent et les écartent pour investir la route avec enthousiasme. Enfin pas tous, je remarque, certains ont l'air dégoûtés et le mot est faible.

Dans l'effervescence qui nous entoure, je repère Hunter qui trottine vers nous, un immense sourire aux lèvres, suivi de près par ses deux congénères. Il se penche vers nous et défait la ceinture qui me maintient toujours collée à mon conducteur.

Royce attend que je me lève pour en faire de même et je m'exécute un peu trop vite. Le sol tourne comme un manège à chevaux en plus rapide et mes jambes se dérobent brutalement. C'est Hunter qui me rattrape par les bras et m'aide à retrouver mon équilibre. Au bout de trente secondes, je parviens à tenir debout toute seule et le remercie d'un hochement de tête.

Sans surprise, Royce n'a aucun problème à rester debout en descendant de la moto, ses jambes restent stables et il s'étire comme s'il sortait juste du lit. Pouah, la vie est vraiment injuste parfois, je songe plus amusée qu'autre chose.

Hunter lève la main dans ma direction pour que je lui en top cinq et je m'exécute de bonne grâce avec l'enthousiasme qui demeure après la course. Je n'arrive pas à arrêter de sourire.

On pivote tous en même temps quand l'homme au microphone se met à lire le classement des joueurs, du dernier au premier. Un silence religieux accueille ses paroles amplifiées.

- ... Deuxième place: Carson Brant avec Jasmin McCullers. Et les vainqueurs de cette course sont... Royce Walters et sa siamoise Lily!

Une ovation retentit.

Je ne sais pas si c'est l'annonce officielle de la victoire, le fait qu'ils aient mentionné mon nom comme si j'avais réellement participé à cette course ou que je sois présentée officiellement comme la siamoise de Royce mais une nouvelle vague d'euphorie à l'état pure m'envahit et, l'espace d'un instant, je ne réfléchis plus. La Lily responsable dans ma tête -si toutefois elle est encore là- n'a pas le temps de m'arrêter que je me jette dans les bras de Royce.

Je distingue dans la foulée son air surpris mais il me réceptionne tout de même et me maintient en suspension contre lui pendant quelques secondes, m'enveloppant dans sa chaleur réconfortante, avant de me reposer sur mes pieds.

Aussitôt, je me demande ce qui m'a pris de faire ça. Je lève un regard incertain dans sa direction. Ses yeux sont posés sur moi mais il n'a pas l'air énervé ou indisposé.

Je soupire de soulagement.

- Et moi, j'ai pas droit à un câlin? demande Hunter en s'approchant, les bras grands ouverts.

Je m'écarte de sa trajectoire et secoue la tête en riant.

- Non.

- Hin? Pourquoi?

S'il essaye d'imiter le regard d'un chiot abandonné comme j'en ai l'impression, c'est vraiment raté. Avec sa carrure, il devrait pourtant savoir que ce genre d'expressions n'est pas crédible sur lui.

- Parce que, t'as pas gagné de course que je sache.

Il mime un air affecté mais je me concentre sur le ricanement grave qui vient de retentir discrètement à mon oreille derrière moi. Je jette un coup d'oeil surpris à Royce. Ce genre de réactions, loin de sa froide neutralité habituelle et tellement rares chez lui, me fait toujours un drôle d'effet. Il soutient mon regard avec une moue moqueuse qui fait battre mon coeur un peu plus vite.

- Alors, elle était pas trop pénible? demande Michael avec toute la courtoisie qui le caractérise.

- Non, répond Royce en plongeant ses mains dans les poches de son jean. Elle a pas crié une seule fois.

Son ton légèrement incrédule ne m'échappe pas. Je ne parviens pas à réprimer le sourire de fierté qui naît sur mes lèvres.

Michael me jette un coup d'oeil intrigué avant de lâcher une de ses remarques spirituelles.

- Il te reste plus qu'à voir si tu peux la faire crier d'une autre manière.

Je me tends mais fais mine de ne pas l'avoir entendu -je commence à être habituée à ce genre de remarques dans ce groupe- alors que Hunter lui claque brutalement l'arrière de la tête. Le regard de Royce me réchauffe la nuque mais j'évite de lorgner dans sa direction après la réplique embarrassante de l'albinos.

Un des organisateurs s'approche de nous et félicite Royce en lui tendant ce qui ressemble à une bouteille de bière en or. Sauf qu'il est très facile de se rendre compte qu'elle a simplement été peinte -sûrement à la bombe- d'une couleur dorée.

- C'est la récompense? je demande avec un sourire amusé.

- C'est devenu un genre de blague ici, me répond Diego. Ça n'a aucune valeur, c'est juste pour rire. En plus elle est vide.

Je regarde Royce qui se dirige vers la poubelle improvisée la plus proche et écarquille les yeux quand il s'apprête à y balancer la bouteille.

- Attends! je l'arrête.

Il pivote vers moi, un sourcil haussé.

- Tu vas la jeter? je m'exclame, choquée.

Il me jette un regard surpris.

- Ce truc vaut rien du tout.

- Je peux le garder? je demande.

Il me dévisage avec cet air concentré sur le visage, comme s'il trouvait mes réactions incompréhensibles, puis hausse une épaule et revient vers moi pour me tendre la bouteille.

- Qu'est-ce que tu vas faire de ce truc? s'amuse Hunter.

- Rien. C'est juste un souvenir.

Bon sang, j'ai vraiment besoin de leur expliquer cela? Il faut croire que oui parce qu'ils me dévisagent tous mi railleurs mi incrédules comme s'ils avaient affaire à un animal particulièrement distrayant.

Heureusement pour moi, leur attention est détournée par la voix phonétiquement amplifiée de l'homme aux annonces, comme je l'appelle.

- Merci d'avoir participé à cette course! s'époumone-t-il bien que ce ne soit pas nécessaire. Et pour ceux qui ont encore envie de s'éclater et qui veulent pas encore finir la nuit, rendez-vous au feu de camp sur la plage Dionysos!

Je sursaute d'enthousiasme au mot "feu de camp" et mes lèvres s'entrouvrent mais je m'oblige à les sceller. Je ne suis jamais allée à un feu de camp, les seuls que j'ai vus étant sur des écrans ou des photos, mais j'ai sûrement déjà poussé ma chance un peu trop loin aujourd'hui. Je ne parviens toujours pas à croire à tout ce que Royce m'a accordé, je ne vais pas encore plus l'embêter.

Autour de nous, une vague d'acclamations retentit et les gens commencent à rejoindre leurs véhicules, surement pour aller sur cette plage. Je suppose qu'il est temps de rentrer, je songe avec une touche de mélancolie.

- Bon, nous on va au feu de camp , lance justement Michael avant de se tourner vers mon mécanicien. Tu la ramène et tu nous rejoins ?

Je garde les yeux baissés sur mes chaussures en repassant en boucle la soirée - ou plutôt ce début de nuit- écoulée pour en graver les moindres détails dans ma tête et également, pour éviter de penser que Royce va aller à cette fête sur la plage qui sera surement bondée, pleine de filles dociles et prêtes à le satisfaire. Je grimace à cette seule idée qui s'accompagne rapidement d'une série d'image fictives produites par mon cerveau que je ne veux pas visionner.

Je suis en train de me débattre avec ces pensées désagréables quand Royce parle et je mets un instant à comprendre qu'il s'adresse à moi.

- Tu veux venir?

Non, j'ai dû mal entendre. Ou mal comprendre. Je ne veux pas y croire mais l'espoir commence déjà à empoisonner mon coeur. Je relève des yeux prudents dans sa direction pour me rendre compte que c'est bien moi qu'il regarde.

- Venir? je répète un peu stupidement.

- Au feu de camp, répond-t-il avec un rictus amusé devant ma lenteur d'esprit.

Je retiens mon souffle un instant sous l'effet de la surprise puis relève le nez vers lui qui attend toujours.

- Oui, je souffle doucement en clignant des yeux pour être sûre de ne pas rêver.

Il hoche la tête. À coté de nous, Hunter ricane, Diego se claque le front comme s'il n'arrivait pas à croire que son ami fasse une chose aussi stupide et Michael sirote sa bière sans plus nous prêter attention.

Les hommes discutent un moment du feu de camp et des voitures qu'ils ont aperçues dans la soirée. Enfin je pense qu'il s'agit de leur principaux sujets de discussion parce que je suis plongée dans mes pensées et n'y prête pas vraiment attention.

- Bon, on se retrouve la-bas, lance Royce au bout d'un bon quart d'heure pendant lequel je regarde distraitement l'endroit se vider.

Il tourne déjà les talons sans plus de bavardages.

Je lui emboîte aussitôt le pas, fébrile mais silencieuse. Je n'arrive toujours pas à croire qu'il m'a proposé de lui-même de les accompagner. Peut-être qu'il pensait que je comptais l'embêter avec ça et qu'il a préféré couper court à toute discussion, sûrement de mauvaise grâce. Cette idée m'est plutôt désagréable. J'y réfléchis encore quand on arrive près de la moto et qu'il se penche pour ouvrir le cadena et défaire la chaîne qui retient le véhicule attaché.

J'intercepte un de ses regards en biais quand il range son attirail dans le boitier, faisant de même avec ma bouteille dorée.

- Alors, rien à dire? me demande-t-il avec un léger rictus narquois.

Je lui adresse un coup d'oeil interrogateur sans savoir ce qu'il veut dire par là. Peut-être qu'il attend des remerciements.

- D'habitude tu peux pas t'empêcher de parler, remarque-t-il simplement. T'as perdu ta langue?

Oh. Je m'éclaircie la gorge en me grattant le cou.

- Je... je suis juste surprise que tu m'aies proposé de vous accompagner.

Il grimpe sur sa moto sans me lâcher du regard.

- T'as pas remarqué que j'enfreins déjà toutes les règles? Autant le faire jusqu'au bout.

Je médite ses paroles en m'asseyant derrière lui, puis l'entoure de mes bras et ne pense plus à rien. Il démarre et j'enfonce mon visage dans son dos avec un plaisir coupable.

Ce trajet là est bien plus rapide que celui pour se rendre à la course. Au bout de dix minutes - du moins c'est mon impression- on s'arrête déjà. Je m'écarte à contre coeur du conducteur et passe une jambe par dessus la moto pour en descendre, examinant les alentours.

On est garés devant une ligne de maison d'allures plutôt pauvres et inhabitées mais je ne distingue pas grand chose dans l'obscurité. Aucun lampadaire ne vient éclairer la place et la lune est ma seule source de lumière. Elle baigne tout d'une lueur pâle et inquiétante. Cet endroit est complètement désert.

Un frisson irrationnel me traverse l'échine quand mon stupide cerveau évoque l'idée que ce lieu serait parfait pour commettre un meurtre. C'est complètement idiot mais mes poils se hérissent sans aucune raison sur mes bras alors qu'un malaise injustifié m'envahit.

Puis je me rends compte que Royce me dévisage et croise son regard sombre. Ses lèvres pincées complètent son air désappointé. Son visage est plongé dans une semi-pénombre guère rassurante.

C'est Royce, bon sang! J'ai déjà décidé que je n'avais pas peur de lui, je ne vais pas revenir sur cette certitude.

- Alors... où est le feu de camp ? je demande tout de même avec un imperceptible trémolo dans la voix.

Ses yeux s'attardent encore un moment sur mon visage avant qu'il ne soupire.

- Par la-bas, lâche-t-il en pivotant sur ses talons pour ouvrir la marche.

Je remarque avec tristesse que son ton est redevenu froid et vaguement las.

Je lui emboite le pas alors qu'il se dirige avec habilité dans l'obscurité sans montrer la moindre gêne. Il s'approche de la jointure entre deux maisons et je me rends compte qu'un fin interstice, plus étroit qu'un chemin, sépare les deux façades

C'est là qu'il s'engouffre. Le semi-tunnel improvisé n'en finit pas, je pense que l'on y reste au moins deux minutes.

Puis, comme pour la course, c'est une musique bruyante mêlée aux bruits étouffés de discussions qui nous avertit de la proximité de notre but. On émerge du chemin et la lumière brutale me fait cligner des yeux.

Devant nous s'étend une plage bondée, illuminée de manière artistique par ce qui s'apparente à un soleil géant. Là, à une quinzaine de mètres sur le sable, un immense feu est entretenu sur un amas de planches de bois coupé.

Tout autour, en un cercle irrégulier, ont été déposés des rondins et quelques rochers pour servir de sièges de fortune. Un grand nombre de personnes y sont déjà installées.

Je suis Royce dans le sable en me sentant complètement idiote d'avoir douté de lui l'espace d'un instant. On rejoint les trois autres hommes, déjà assis sur un large tronc d'arbre. Mon mécanicien retire sa veste et s'assied à la dernière place libre, près de Hunter.

Je scrute l'espace des yeux à la recherche d'un endroit où m'asseoir. Je n'en repère aucun, enfin, à moins de vouloir me poser entre un barbu à l'allure de bûcheron et un grand bonhomme recouvert d'encre des pieds à la racine des cheveux. Par contre je remarque que la plupart des filles présentes ici, à peu près les mêmes qu'à la course, sont installées sur des genoux d'hommes ou dans le sable.

- Lily, m'appelle Hunter. Je peux toujours te servir de chaise, je me dévoue.

Il tapote ses cuisses pour être plus clair et je ris en secouant la tête pas tentée pour un sou par sa proposition. Je m'apprête à me laisser tomber dans le sable ce qui ne me dérange absolument pas quand un poigne ferme me saisit par les hanches et me fait basculer en arrière. Je me dévisse la tête, prise au dépourvu, et écarquille les yeux et me rendant compte que je suis sur les genoux de Royce.

Je suis sur les genoux de Royce. Je suis sur les genoux de Royce. Je suis sur les genoux de Royce.

Cette phrase martèle mon cerveau en boucle alors qu'il essaye de l'assimiler.

Je dévisage mon porteur, la bouche entrouverte, choquée.

- Crois moi, t'as pas envie de t'asseoir dans le sable. On est pas au Sud, tu sais pas ce qui a traîné ici, précise-t-il devant mon air étonné.

Je hoche la tête et me détourne. Je passe les dix minutes suivantes à essayer de décrisper les muscles de mon corps tout en ignorant les sourires moqueurs de Hunter. Je n'ose plus me tourner vers Royce. Je suis assise à l'extrémité de ses genoux et me sereine en songeant que ce n'est pas la première fois que cela m'arrive meme si je n'ai aucun souvenir de l'autre.

Autour de nous, les discussions enthousiastes vont bon train, les rires se mêlant à la musique latino et aux crépitements du feu. La plupart des filles sont dans la même position que moi et le fait d'être dans la norme pour une fois me procure une étrange satisfaction. Je finis par me détendre progressivement en me rendant compte que personne n'a l'air de trouver cela bizarre ni ne nous prête attention. En plus, je serais bête de ne pas en profiter, ce genre de situation ne se reproduira sûrement plus jamais.

Forte de cette certitude, je me laisse aller contre Royce, appuyant ma tête contre son torse dur.

En pleine discussion avec Diego assis de l'autre côté du grand blond, il se tend un instant mais ne me repousse pas. Au contraire, son bras droit passe autour de moi et me ceint le ventre alors qu'il continue d'écouter son ami.

Alors que sa chaleur se mêle à celle des flammes qui me caressent le visage, je songe que si le temps devait un jour s'arrêter, je voudrais que ce soit maintenant.

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