Chapitre 68

J'écarquille les yeux en me demandant si j'ai bien entendu et Royce attend, relativement patiemment, que je réagisse.

Je vais être sa siamoise! Moi, pas l'autre fille!

Mon sourire doit sûrement rejoindre mes oreilles, je songe quand mon mécanicien secoue lentement la tête d'exaspération. Mais je m'en fiche, j'ai obtenu ce que je voulais.

Des applaudissements derrière moi me poussent à regarder par dessus mon épaule.

C'est Hunter qui nous fixe avec son perpétuel air goguenard, il lève les deux pouces à mon intention en croisant mon regard. Michael s'est désintéressé de nous après avoir jeté un coup d'œil incrédule à Royce et Diego nous observe à tour de rôle, impassible.

- On bouge, m'interpelle Royce après un instant.

Je hoche la tête et le suis de nouveau à travers la foule qui s'écarte sur son passage comme la mer sur celui de Moïse, et je n'exagère presque pas. Quand on atteint sa moto, je me crispe en découvrant la grande brune de tout à l'heure qui y est adossée.

Elle fixe Royce d'un air interrogateur en se rendant compte de ma présence près de lui.

- J'ai plus besoin de toi, lâche-t-il d'un ton neutre sans même la regarder, j'ai trouvé quelqu'un d'autre.

Il s'est baissé pour défaire le cadenas qui retient son engin attaché.

- C'est une blague? s'insurge la brune en me jetant un coup d'œil écœuré. C'est elle que tu vas prendre?

Je redresse les épaules en serrant les dents. Royce ne lui répond pas et commence à diriger sa moto vers la ligne de départ, moi sur ses pas. Mais la fille nous suit.

- Tu crois vraiment que cette gamine peut te satisfaire mieux que moi, Walters? insiste-t-elle alors que je palis. Elle a quoi, quinze ans? Seize?

Tous les muscles de mon corps se figent douloureusement. Je sais qu'elle ne parle pas de la course et j'aurais pu riposter si elle m'avait attaquée sur n'importe quel autre sujet mais je reste muette.

Royce doit savoir que je ne me suis engagée que pour la moto, je me sereine. Il n'attend ni ne veut sûrement rien d'autre de quelqu'un comme moi, de toute façon.

Cette pensée me réconforte et m'attriste en même temps ce qui, en soi, est plutôt mauvais signe. Royce pivote vers moi et fronce les sourcils en découvrant mon expression avant que je n'aie le temps de réorganiser mes traits. Je m'empresse de le faire et il laisse tomber.

- Qu'est-ce que tu fais encore là, putain?

Je tressaille un instant avant de me rendre compte qu'il s'adresse à l'autre fille. Cette dernière souffle comme une adolescente offensée et tourne les talons en tapant presque des pieds.

- Le trajet va mettre dans les quinze vingts minutes, me prévient Royce quand je reporte mon attention sur lui.

Il est en train de vérifier la pression de ses pneus avec un appareil fait pour.

- Où est la ligne d'arrivée? je m'enquiers.

- Ici. C'est à peu près circulaire, répond-t-il en rangeant l'engin dans le boîtier de sa bécane avant de se retourner vers moi.

Il me fixe et se passe plusieurs fois la main dans les cheveux en réfléchissant. Je suis presque certaine qu'il se demande déjà si me prendre avec lui n'est pas une mauvaise idée. Je m'empresse d'embrayer sur une question pour éviter qu'il ne pense trop et ne change d'avis, même si c'est sûrement un peu tard pour cela.

- Alors, à quoi est-ce que ça sert? Les siamoises? Je veux dire, ça ne change rien à l'issue de la course, si?

Ce n'est pas lui qui me répond mais un homme sur une moto voisine.

- Ça sert à déconcentrer les conducteurs, lâche-t-il en jetant un coup d'œil agacé à la fille qui va sûrement lui servir de siamoise .

Je me tourne vers lui, surprise.

- En quoi le fait d'avoir un passager peut vous déconcentrer? je l'interroge.

- Rien de pire pendant une course qu'une femme hystérique qui gesticule dans tous les sens et hurle comme une damnée, maugrée-t-il.

- C'est à ce point là? je m'étonne.

Je n'ai pas eu l'impression que cela soit si terrifiant que ça pendant le trajet jusqu'ici, même si je me doute que la vitesse ne sera pas la même.

L'homme me lance un coup d'œil amusé avant de demander:

- C'est la première fois que tu fais ça?

Je hoche la tête.

- Alors je plains ton conducteur, lâche-t-il avant de se détourner.

Je reste un instant immobile. Et si je m'étais trompée? Si je gênais plus Royce qu'autre chose? Je commence à penser que j'ai été un peu trop impulsive et égoïste.

- Bon, tu montes? lâche Royce à côté de moi, me tirant de ce moment de doutes.

Je ne peux plus revenir en arrière de toute façon. Et je n'en ai pas la moindre envie.

Il est déjà assis sur sa moto. Je m'approche et m'apprête à m'asseoir derrière lui mais il m'arrête.

- Non, dans l'autre sens.

Pardon?

- Comment ça?

- Tu dois t'asseoir dos à moi.

Je sens mes yeux s'écarquiller. Attendez... je ne peux pas m'asseoir dans cette position, je serais éjectée à la première secousse. Je jette un coup d'œil paniqué à mon conducteur qui me fixe à présent d'un air moqueur.

- Comment est-ce que je vais m'accrocher?

- Quelqu'un va nous attacher.

Effectivement, une seconde après, un homme s'approche de nous avec une sorte de ceinture épaisse à la main. Il a des oreillettes, une sacoche et un T-shirt orné d'un dessin de moto. Je suppose que c'est un des organisateurs de cette course.

Il s'arrête devant nous et son regard sceptique passe de Royce à moi.

- Ça va pas être possible mec, lâche-t-il. Elle est trop jeune. On veut pas de problèmes.

Je me hérisse en comprenant qu'il parle de moi. Quand est-ce que cette caractéristique va cesser de me poser problème? Jamais, j'ai l'impression.

- Elle a dix-huit ans, rétorque Royce avec un soupire las, comme s'il s'y était attendu.

L'homme a un vague rictus en me jetant un nouveau coup d'œil et je vois bien qu'il ne nous croit pas.

- Dans ce cas il va me falloir une pièce d'identité.

- Tu te fous de ma gueule? s'énerve Royce. C'est une course illégale alors même si elle est mineure, ça change rien à l'affaire.

- Mec, écoute...

- Non, toi écoute. Ferme ta gueule et contente toi de faire ton job. Lily, assieds-toi.

Je m'exécute aussitôt et m'installe sur l'assise de sa moto, collant mon dos au sien.

L'organisateur se gratte la barbe, soupire en secouant la tête mais semble rendre les armes sous le regard intransigeant de mon mécanicien.

- Ok, je vais quand même avoir besoin de son nom, lâche-t-il.

- Pourquoi? rétorque Royce.

- Pour l'inscrire sur les listes, répond patiemment l'autre en désignant le carnet et le stylo qu'il tient à la main.

- C'est Lily.

- Lily comment? demande l'homme en inscrivant mon prénom sur une page.

- Lily point barre, lance sèchement mon mécanicien.

L'homme le dévisage en haussant les sourcils, puis semble de nouveau choisir de laisser couler. Il s'approche de nous et passe la ceinture autour de nos deux tailles avant de la serrer et de la boucler.

À présent, même la plus infime molécule d'air ne peut pas passer entre nos deux corps soudés l'un à l'autre, je songe en comprenant le terme de siamois. Et j'aime un peu trop ça pour mon bien.

Pour me détourner de ces pensées, je balaye la ligne de départ du regard. En tout, je compte onze participants à la course. La plupart sont déjà attachés à leurs siamoises et discutent entre eux. Des barrières ont été installées sur le bord de la route et les "spectateurs" se tiennent derrière, sifflant et encourageant leurs champions ou le coureur sur qui ils ont parié.

Je repère les trois compères de Royce. Michael a les yeux baissés sur son portable. Hunter croise mon regard et me lance l'un de ses sempiternels clins d'œil auquel je réponds par un sourire indulgent. Diego a les yeux braqués sur Royce et son air vaguement contrarié ne me donne aucun indice sur ce qu'il pense.

L'un des organisateurs, monté debout sur le capot d'une voiture, crachote des paroles incompréhensibles dans un vieux microphone avant de taper plusieurs fois l'appareil contre sa cuisse pour le faire marcher correctement. Peu importe, tout le monde à compris qu'il annonce le top départ imminent.

Royce pivote la tête à quatre-vingt-dix degrés et je tends l'oreille pour l'entendre à travers le brouhaha et la cohue ambiante.

- Si t'as le tournis, ferme les yeux, me conseille-t-il à mon grand étonnement. Et si tu sens que tu vas gerber... essaye de viser quelqu'un.

J'éclate de rire, incrédule. Royce qui fait de l'humour, c'est tellement rare. Comme les éclipses lunaires.

- Je n'y manquerai pas, je réponds.

Puis je me tais au moment où un homme se met à compter à rebours dans un micro, qui marche cette fois.

- 10... 9...

En me dévissant la tête, je parviens à voir sans beaucoup de précision ce qu'il se passe sur la ligne de départ. Une fille déguisée en danseuse exotique - et je suis gentille- s'avance pour rejoindre le centre de la route. Je comprends ce qu'elle fait en remarquant la fausse arme qu'elle tient dans sa main droite: un pistolet de départ. Je songe vaguement qu'elle n'a pas froid aux yeux, je ne pense pas que je me sentirais capable de me planter au beau milieu d'une piste de course juste avant le top départ.

- 8... 7... 6...

Je sens le dos de Royce se raidir d'anticipation contre le mien, ses muscles ondulant durement. Je reporte mon attention sur l'arrière -ou plutôt, l'avant- soucieuse de ne pas me faire un torticolis inutile.

- 5... 4... 3...

Mon cœur s'emballe d'excitation et d'angoisse. Mes oreilles se mettent à bourdonner, effaçant un instant le refrain bruyant qui s'échappe des baffles et assomme l'air, les sifflets et les exclamations du public. Mon sang circule à toute vitesse dans mes vaisseaux, il pulse avec une intensité démultipliée, devient ma propre musique.

- 2... 1... Partez!

Le coup de feu me perce les tympans et déchire le ciel comme un éclair, me faisant perdre un instant mes repères. Royce ne tressaille même pas et démarre sous les chapeaux de roue.

Le mouvement me prend presque par surprise tellement il survient brutalement, sans transition. Un instant, j'attends, immobile, le cœur battant à tout rompre et celui d'après, le paysage s'éloigne à une vitesse vertigineuse, disparaissant presque dans la nuit floutée qui  l'entoure. Mon corps se met à vibrer à l'unisson avec la moto qui avale les kilomètres à toute allure, sans se préoccuper des crevasses et discontinuités du goudron.

Au début, je m'échine à demeurer silencieuse et immobile, malgré l'agitation déroutante qui fait rage à l'intérieur de moi, pour ne pas gêner Royce. J'ai l'étrange impression que mes organes ne parviennent pas à suivre le rythme. Ils flottent dans une sorte d'apesanteur et appuient avec force contre l'avant de ma cage thoracique. Je ne serais pas surprise qu'il n'en reste que du yaourt à la fin de la course.

Je me crispe à l'extrême quand Royce prend un virage serré à droite, couchant presque la moto sur le sol alors que mon genou frôle imperceptiblement le goudron. À cette vitesse, sans casque, s'il commet une erreur c'en est fini de nous deux. On est morts. Du moins, moi je le suis, lui a l'air indestructible.

Je peine à déglutir, m'étouffe presque quand l'oxygène entre en masse dans mes poumons. L'air siffle violemment, comme une sonnerie stridente près de mes oreilles et je n'entends plus que lui. Lui et mon palpitant affolé. Mes yeux peinent à se focaliser sur quoi que ce soit parce que tout disparaît et se transforme à la vitesse de l'éclair. J'ai un instant la vague impression d'être tombée dans une faille spatio-temporelle.

Puis mon corps semble reprendre le contrôle et se faire à cette nouvelle situation. L'adrénaline se répand dans mes veines, propulsée avec rapidité par mon sang surexcité.

C'est là que cette nouvelle sensation me parcourt. Comme une vague d'euphorie, un sentiment grisant de toute puissance. Mes muscles se décrispent enfin d'un commun accord et mes yeux se font à l'obscurité troublée par la vitesse inhumaine à laquelle on progresse.

Et à une distance que je ne parviens pas à identifier, les autres motos apparaissent, transpercent le brouillard comme des mouches. Lointaines et proches à la fois.

Je ne veux pas qu'elles nous rattrapent. Cette certitude me traverse comme un coup de fouet. En cet instant, je ne suis même plus certaine de savoir qui je suis, c'est comme je l'avais imaginé un peu plus tôt. Mes pensées ont dû s'égarer quelque part en chemin, distancées par la moto. Mais je suis sûre d'une chose: je veux que l'on gagne cette course.

Un sourire me traverse quand je me rends compte que l'on est toujours premiers. Les suivants sont encore loin, je ne distingue que vaguement leurs silhouettes mouvantes. Détendue, profitant du bonheur artificiel qui m'envahit, je laisse ma tête reposer sur une épaule de Royce. Ce dernier se raidit légèrement mais ne ralentit pas, au contraire, il me semble que l'air fouette plus brutalement mon visage pour ma plus grande joie.

Dans mon ventre, mes organes semblent avoir retrouvé leur places initiales même si je ressens toujours cette sensation étrange au creux de l'estomac, comme quand j'étais petite et que mon père me poussait très fort dans la balançoire. Je perds toute notion du temps, je n'ai pas la moindre idée du nombre de minutes qu'il nous reste avant d'arriver. Je voudrais que ce moment ne s'arrête jamais.

Trois motos finissent par émerger et, en même temps qu'elles, les cris perçants et incessants des passagères féminines qui transpercent la nuit. Quand l'un des véhicules se rapproche assez de nous pour que je puisse apercevoir ses occupants, je comprends ce que voulait dire notre voisin en parlant de filles hystériques, tout à l'heure.

Celle-ci s'agite dans tous les sens en s'époumonant comme une condamnée au bûcher, écartant les bras dans un geste parfaitement vain pour accrocher de l'air.

Décidément, cette fille ne doit jamais avoir entendu parler de l'aérodynamique. Ni la suivante, je songe en observant la seconde moto qui se rapproche.

Mince! Elles ne sont plus qu'à quelques mètres. Je me crispe sans les lâcher du regard. Je ne veux pas qu'elles nous rattrapent.

L'une d'elles gagne du terrain. Je distingue même le visage crispé de concentration et d'efforts du conducteur.

- Plus vite! je crie, m'attendant à ce que ma voix soit aussitôt happée par la vitesse et les autres bruits et songeant que, de toute façon, Royce est déjà au maximum.

Mais il doit m'avoir entendue parce qu'il se crispe un instant avant que la moto ne fasse un brusque bond en avant, propulsée par l'accélération qu'il lui impose. Mon cœur rate un battement puis repart à toute allure comme s'il voulait également participer à la course. Une nouvelle vague d'adrénaline me grise.

Puis, soudain, tout est fini. Royce freine brutalement et la moto dérape légèrement à cause de la brusque baisse de vitesse.

Mes tripes font un bond en arrière. Ma tête se met à tourner quand mes oreilles retrouvent leurs fonctions et qu'une cacophonie sans égales emplit mon crâne.

Je distingue des mouvements flous et colorés alors que ma vue s'ajuste. Des sifflets, des cris enthousiastes qui déclassent presque la musique au rang de murmures.

Je lève les yeux, prends une inspiration tremblante pour retrouver le souffle qui m'échappe encore, cligne plusieurs fois des paupières et comprends.

On a gagné!

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