Chapitre 62

Je referme brusquement la porte avec un sursaut d'horreur en espérant que les trois occupants de la pièce ne se sont pas rendu compte que je viens d'avoir un bref aperçu de leurs prouesses. Je ne comprends même pas comment... non, je ne veux même pas y réfléchir!

Le cœur battant à tout rompre, je m'adosse au battant et passe une main sur mon front mouillé de sueur en essayant d'effacer la scène à laquelle je viens d'assister de mes pensées. L'alcool qui brouille ces dernières m'y aide.

Je jette un coup d'œil aux autres portes du couloir. J'ai vraiment besoin d'aller aux toilettes mais je préfère éviter de continuer à les chercher à tâtons au risque de tomber sur une nouvelle chambre... occupée.

C'est nul, ils ne pourraient pas mettre une pancarte "salle de bain" les jours de fête?

Avec un soupir, je me résous à faire patienter ma vessie et retourne vers les escaliers encombrés de corps humains gesticulants.

Mes jambes me paraissent incertaines, vidées de leur énergie par une danse endiablée avec Jace -du moins, si on peut appeler cela une danse- et la descente des marches ressemble à une épreuve sportive de haut niveau. J'avance prudemment un pied après l'autre en évitant de mon mieux les gens.

Je sens que je renverse un verre sur la jupe d'une fille et je l'entends m'incendier d'insultes salées mais je ne sais pas si je m'excuse ou pas. J'espère que oui.

Je ne sais pas non plus par quel miracle je parviens en bas des escaliers.

La maison tournoie légèrement autour de son axe, autrement dit moi. Ma gorge me parait sèche comme du papier à dessin et je pénètre dans la cuisine encombrée en titubant. Hélas pour moi, une personne est en train de dégobiller dans l'évier.

Eurk.

Comment, j'ai pu tomber aussi bas?

Je repère une carafe remplie du même liquide avec lequel Mia m'a abreuvée un peu plus tôt et je me précipite vers elle. J'en verse une bonne quantité dans un gobelet rouge rubis sans même vérifier s'il est déjà utilisé. Je ne suis plus à ça près.

J'incline la tête en arrière et laisse le breuvage me réchauffer de l'intérieur en grimaçant légèrement: il est moins dilué que celui de tout à l'heure.

Il faut que je retrouve Jace et M...Mia.

Mes pieds ne me répondent plus très bien mais acceptent tout de même de m'entraîner vers la salle du billard. Il fait chaud. J'ai beaucoup trop chaud, comme si je venais de pénétrer dans un four.

J'ignore les murs qui se payent ma tête en s'éloignant pour mieux se rapprocher. Je veux retourner danser avec Jace. Où est Jace?

Je ballade péniblement mon regard dans la salle mais n'aperçoit nulle part sa tignasse enflammée. Ni Mia.

Je trébuche contre une personne endormie - du moins, j'espère qu'elle n'est pas évanouie- sur la moquette et me rattrape de justesse au bord d'une table. Ma main effleure par mégarde une boule lourde et des cris masculins envahissent mes oreilles.

Mince! La table de billard.

Je m'éloigne après avoir marmonné de vagues excuses.

Ou sont mes amis?

- Salut, ma belle. T'es perdue?

Je mets un moment à comprendre qu'un garçon m'adresse la parole. Il fait quelques pas dans ma direction. Ses cheveux blonds en sueur m'évoquent du miel dégoulinant le long de son front.

- Je cherche mes amis, je lance. Tu ne les aurais pas vu?

Il s'approche encore et je recule, entrant en contact avec la baie vitrée.

- J'ai pas vu tes potes mais si tu veux, tu peux traîner avec moi. Accompagne moi à l'étage et je te montrerai comment t'amuser, ajoute-t-il d'une voix suggestive.

Je secoue vivement la tête en plaquant ma joue brûlante contre la vitre fraîche. Ça fait du bien.

Le garçon n'insiste pas et s'éloigne pour aller importuner une autre fille.

Dehors, il y a de plus en plus de monde dans la piscine. L'eau fraîche est tentante mais je ne vais sûrement pas aller me mélanger à tous ces corps ivres.

Tu es ivre toi aussi, idiote.

Idiote, idiote, idiote. C'est ce que je suis. Je suis seule dans une maison inconnue et j'ai beau regarder partout autour de moi, je ne vois ni Jace, ni Mia. Et le pire dans cette situation, c'est que je n'arrive pas vraiment à m'en inquiéter.

J'exécute quelques pas de danse sûrement ratés dans la pièce encombrée, me cogne à une fille qui m'ignore, et m'arrête devant la vitrine de trophées. Des tas et des tas de coupes dorées de toutes les formes m'observent de l'autre côté du verre. Elles doivent vraiment s'ennuyer toutes seules, je songe avec un élan d'empathie.

Mes yeux hagards se posent sur un cadre photo comme attirés par un aimant. Un sursaut de lucidité les pousse à s'écarquiller quand je reconnais Chris sur l'image.

C'est Chris! Qu'est-ce que Chris fait ici dans cette vitrine?

Je colle mon nez contre la séparation pour ausculter la photographie.

On y voit une version plus jeune de mon oncle en tenue de pilote de course blanche et rouge couverte de logos et de sponsors. Il a le bras passé sur l'épaule d'un autre homme brun un peu plus âgé et vêtu de la même combinaison. Ils affichent tous les deux de vagues sourires fiers et arrogants. En arrière plan, on distingue de manière moins précise une piste de formule 1 et une foule.

Je cligne des yeux pour me focaliser un peu plus longtemps sur le cliché mais une voix dans mon dos m'arrache un frisson et la photo est envoyée aux oubliettes.

- Tiens donc, toi ici? Qu'est-ce que c'est drôle.

Je me pétrifie et même l'alcool ne parvient pas à me détendre. Je pivote maladroitement sur moi même pour faire face à Matt.

Immobile à quelques mètres, il me fixe avec un vague sourire, une main négligemment rentrée dans la poche de son coûteux pantalon.

Mes paumes deviennent moites sous son examen et mes bras se couvrent de chair de poule malgré la chaleur visqueuse qui me colle à la peau.

- Qu'est-ce que tu fais là? je demande bêtement.

- Je suis chez moi, rétorque-t-il avec un sourire moqueur.

Chez... lui? L'information met une éternité à être enregistrée mais je finis par comprendre. Le "pro de l'éclate" dont parlait Mia... c'était Matt!

Comment à-t-elle pu m'emmener chez lui après ce qu'il s'est passé? Et puis je prends conscience que je ne lui ai jamais relaté l'incident. Elle ne savait pas.

C'est bien ma veine.

- Je ne savais pas, je souffle en reculant. Je... je ne suis pas seule.

Il doit sûrement entendre le tremblement dans ma voix. Mince! Où sont Jace et Mia?

- Relax, je vais pas te manger, raille Matt. C'est bien que tu sois là, je tenais à m'excuser pour ce qu'il s'est passé la dernière fois, je me suis laissé emporter.

Je cligne des yeux, stupéfaite. Est-ce qu'il est sincère? Je n'en ai pas la moindre idée.

J'ai l'impression que toutes mes capacités d'analyse sont brouillées. Je reste immobile et silencieuse. De toute façon, il ne pourrait pas s'en prendre à moi au milieu de sa foule d'invités.

- Tu ferais mieux de retrouver tes amis et de t'en aller. Les autres vont finir par te reconnaître et ici, tout le monde sait que t'es celle qui fricote avec l'ennemi.

Je vois rouge. Littéralement. Le spectacle flou, les corps en mouvement et le visage de Matt semblent s'assombrir alors que mon regard se voile de colère.

- Je ne fricote avec personne, c'est compris? Et Royce n'est pas l'ennemi!

- Royce, hin? C'est son petit nom? Bien sur qu'il est l'ennemi.

- Tu ne le connais pas, je m'emporte.

Son visage se froisse comme du papier alors que la colère déforme ses traits et il fait deux pas dans ma direction.

- Non, toi tu ne le connais pas! Tu viens juste d'arriver, l'étrangère, tu ne sais rien du tout. Moi je sais parfaitement qui il est!

- Alors qui?

- Un meurtrier.

Le mot claque dans l'air et semble se répercuter en écho contre les murs.

Non. Je croise mes bras contre ma poitrine comme pour me protéger de ses agressions verbales.

- Tu n'en sais rien, je m'obstine.

- Bien sur que si. Ça te dérange de savoir que l'homme avec qui tu baises a pris une vie, peut-être plus?

- Je n'ai pas...

- Il a buté mon oncle.

Il me crache ces derniers mots à la figure et je me fige comme paralysée. Cette histoire m'évoque vaguement quelque chose mais je ne parviens pas à extirper l'information en question de mon cerveau embrumé. Je reste un instant silencieuse en fixant le visage mi colérique mi victorieux de notre hôte, puis lance:

- Et toi tu t'épiles les sourcils!

Et je le plante là, bouche bée et complètement hébété, pour quitter la pièce sous les regards médusés de ceux qui m'ont entendu par dessus la musique.

Je rafle un verre à moitié plein sur le bar et le bois d'une traite comme du sirop.

Il me rafraîchit le gosier l'espace d'un instant mais la sensation de chaleur devient aussi oppressante que la foule qui s'agglutine dans le salon que je viens de rejoindre.

Ma tête me semble aussi lourde qu'une pastèque, trop pour mon corps.

J'extirpe mon portable de la poche dissimulée de ma robe dans une sorte de brouillard de confusion et me laisse glisser contre un mur pour éviter de perdre l'équilibre.

Dieu merci, il me reste de la batterie.

Je fais défiler avec mon pouce les derniers contacts. Sous mes yeux égarés, les lettres semblent remuer, se mélanger, prendre vie et ça n'arrange pas mon cas.

J'appuie sur le numéro de Mia. Enfin, je crois. Pas sûre, en fait.

- Allo? je crie pour couvrir la musique et les rires alors que les tonalités me vrillent encore l'oreille.

- Allo? je répète tout aussi fort quand quelqu'un décroche.

Je ne reconnais pas ma voix qui m'évoque plutôt une espèce de compote.

J'ai envie d'une compote à la fraise.

- C'est qui? me répond une voix grave qui ne ressemble absolument pas à celle de mon amie.

- Mia? je demande tout de même.

On ne sait jamais.

- Non. C'est qui... Attends. Lily? C'est toi?

Je ne sais pas par quel miracle mon cerveau identifie mon interlocuteur.

- Diego? je m'écrie.

Je l'entends vaguement confirmer avant qu'une voix de fond ne lance un brusque "passe la moi" incisif qui m'arrache une flopée de frissons partout.

C'est sûrement l'alcool. Oui, surement, rien à voir avec le fait que j'ai reconnu ce timbre guttural et imposant.

- Lily? appelle Royce d'un ton pressant. Qu'est-ce qu'y a?

- Euh... j'appelais Mia mais je me suis trompée de touche. Oublie, je vais...

- T'as pas intérêt à raccrocher, t'entends? s'exclame-t-il d'une voix vibrante. Pourquoi Mia n'est pas avec toi?

- Je ne sais pas, je lâche alors que mes yeux se posent sur une personne qui fait le poirier au dessus d'un tonneau d'alcool.

Des jeunes lui glissent un tuyau dans la bouche pour le faire boire et l'acclament à grand renfort de cris animaux. Ma tête glisse sur un côté, fatiguée de se soutenir toute seule et se pose sur mon épaule.

J'éclate de rire quand le tuyaux échappe au contrôle de ces imbéciles et s'agite en tous comme un serpent enragé, répandant de la bière mousseuse un peu partout.

- Lily? Tu m'écoutes? Où est Quinn? reprend Royce d'un ton pressant.

Je suis étonnée qu'il connaisse le nom de Jace.

- Je sais pas, je réponds d'une voix pâteuse.

- Quoi? Putain! Comment ça tu sais pas?

Ah, il s'énerve. Il se ressemble un peu plus quand il s'énerve, je trouve. Sa voix me donne des frissons partout et me réchauffe l'estomac. C'est presque le même effet que le cocktail en fin de compte, je réalise avec un grand sourire.

Je le lui dis.

- J'adooore ta voix quand tu t'énerves! On dirait celle de Batman, je ris.

Un silence me répond. Peut-être qu'il n'aime pas Batman.

Puis il reprend.

- Bordel! Qu'est-ce que tu... T'as bu?

- Ouiiii.

- Qu'est-ce que t'as pris?

Quelqu'un trébuche sur ma jambe et je m'excuse. Puis mes yeux se posent au plafond. La-haut, les boules de disco se démultiplient et le ciel se remplit d'étoiles multicolores!

J'ai l'impression de flotter dans un rêve. Tout ça n'a rien de réel, n'est-ce pas?

- Lily? Merde, répond-moi! Qu'est-ce que t'as bu?

Je fais un effort pour me concentrer sur ses paroles malgré ma tête qui gonfle, gonfle comme un ballon et pèse de plus en plus lourd.

- Hum... je peux pas te le dire.

- Quoi? Pourquoi?

Je l'entends s'agiter et je saisis des voix en fond qui essayent d'attirer son attention. Ou alors, c'est juste dans ma tête.

Je suis comme Jeanne d'Arc.

- Parce que c'est avec le mot en S.

- Le mot en S? De quoi est-ce que tu parles, putain? s'énerve-t-il.

- Sex on the beach. Oups.

Je l'ai dit! Je plaque ma main sur ma bouche et éclate de rire mais personne ne me prête attention. Comment ces gens trouvent encore l'énergie pour danser?

Un nouveau silence me répond et j'entends vaguement un "je vais buter ta sœur".

- Combien de verres t'as bu? Lily, concentre toi, combien?

- Je sais pas, sept, je crois. Ou huit. Ou sept.

- Merde.

Je saisis vaguement un bruit de choc.

Je passe pour la millionième fois ma main sur mes mèches trempées de sueur pour les dégager de mon front. La musique à plein tube et les mouvements humains commencent à m'étouffer.

Sans compter que la sensation de chaleur dans mon ventre commence à devenir une agitation désagréable et que je sens les prémices d'une vague nausée.

- Royce?

- Oui, je suis là.

- Je ne trouve plus Mia et Jace mais je veux rentrer à la maison, je m'entends plaider d'une voix qui me paraît geignarde.

Des sons de portières qu'on ouvre et qu'on claque me parviennent de très loin.

- T'es où Lily? Quel quartier?

- Je sais pas...

- Essaye de savoir.

- C'est la maison de Matt, le garçon que tu as déjà vu au garage. Tu avais failli le trucider, je précise, je ne sais pas si tu te souviens. C'est tout ce que je sais.

J'entends quelqu'un d'autre lui parler. Peut-être Diego, puis il reprend.

- C'est bon. Ecoute-moi, maintenant, ok?

- Ok.

- Tu te poses quelque part près de l'entrée en attendant, tu restes à un endroit où y'a du monde et si un mec te demande de monter à l'étage, tu dis non.

- Un garçon m'a déjà demandé tout à l'heure et je...

- Quoi?

Son exclamation me perce le tympan droit.

- Oui, il voulait "s'amuser" mais j'étais presque certaine que ce qu'il avait en tête n'était pas du tout amusant, alors j'ai dit non.

- Démarre!

- Hin? je demande, un peu perdue.

- C'est pas à toi que je parle. Bon, t'as compris tout ce que je t'ai dit?

- Oui. Mais je suis très fatiguée...

- Je sais, Lily, mais reste réveillée, ok? Tu dormiras quand tu seras chez toi.

- D'accord.

- À tout à l'heure.

Et il raccroche. Mais je ne lui en tiens pas rigueur parce que, malgré mon état qui frôle le coma éthylique - bon, d'accord, j'exagère un peu- j'ai noté qu'il a pris congé poliment.

C'est la première fois, je songe alors qu'une vague de joie me parcourt.

Puis je me redresse péniblement en m'appuyant contre le mur et rejoins le grand salon attenant à l'entrée.

Je me précipite vers le canapé miraculeusement libre et me laisse choir dessus avec un soupire de soulagement.

Autour de moi, l'agitation, le bruit, les gens semblent rétrécir à vue d'œil pour devenir aussi insignifiants que les fourmis que j'avais imaginées plus tôt alors qu'un sourire irrépressible étire mes lèvres.

Royce vient me chercher.

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