Chapitre 6
Je suis morte.
Je dois sûrement l'être mais j'ai trop mal à la tête.
Je me redresse et ouvre les yeux. L'obscurité m'enveloppe un instant puis mes pupilles s'habituent à l'absence de lumière et je croise le regard souriant - oui un regard peut l'être- de Nathan. Les pensées toujours embrumées, je me demande un instant comment mon meilleur ami parvient à sourire dans un tel contexte.
Puis mon champ de vision s'élargit aux autres photos qui parsèment le plafond. Mon cœur prend l'initiative de ralentir. Je suis entourée d'un rose familier, du moins de la teinte que prend cette couleur dans le noir.
C'est ma chambre au domaine. Je me redresse en prenant conscience que je suis étendue sur le parquet près de la fenêtre. J'ai dû tomber pendant mon cauchemar.
Une fois assise sur mon matelas, je passe mes mains tremblantes sur mes joues que je trouve, sans surprise, trempées de larmes.
Je devrais m'inquiéter d'avoir crié et réveillé Chris pendant mon sommeil-quoique la maison est tellement grande que personne ne risque de m'entendre- mais je sais d'expérience que je ne crie pas pendant mes cauchemars, je me contente de pleurer comme un bébé.
Inutile de me demander ce qui a bien pu les raviver, cela fait des années maintenant que je n'en fais plus. Du moins plus de ce genre. Être de retour dans cette maison est forcément le détonateur. En plus je me suis endormie la lumière éteinte, je songe en me levant pour allumer la lampe de chevet en forme de papillon qui trône sur une des tables de nuit. Je hais ces songes morbides ou je revis des versions déformées de cette nuit là. Quoi que les nouveaux ne sont pas géniaux non plus.
À peine cette pensée mentalement formulée, des images écœurantes défilent derrière mes paupières. Je ferme très fort les yeux pour les faire disparaître et compte mentalement. Une étoile dans le ciel. Deux étoiles dans le ciel. Trois étoiles dans le ciel. Quatre étoiles dans le ciel... Je plisse les yeux alors que le reptile se réveille dans mon ventre. Neuf étoiles dans le ciel. Dix étoiles dans le ciel...
Une fois que je ne distingue plus que de vagues explosions de couleur sur fond noir, je m'allonge sur le lit, au dessus des draps parce qu'il règne une chaleur étouffante dans la pièce, et colle mon dos à la tête de lit.
Quelques secondes plus tard, je suis dans ma position préférée : genoux remontés, calepin contre les cuisses et crayon taillé en main. Prête pour une nuit blanche. Il est hors de question que je me rendorme maintenant.
Je cligne des yeux lorsque l'excès de lumière chasse les dernières brumes du sommeil. J'avais oublié à quel point le soleil de Floride était matinal. Enfin, techniquement je ne crois pas qu'un soleil puisse l'être mais bon, je me comprends.
Finalement j'ai réussi à dormir un peu, c'est toujours ça de gagné. Je passe ma main sous mon oreiller pour saisir mon portable.
7h10.
Je pousse un soupir et rabat le drap sur ma tête en me roulant en boule dans une position fœtale: tête collée aux genoux et pieds dans les mains. Il fait une de ces chaleurs là dessous. Je commence à transpirer mais je m'en moque. C'est comme d'être dans un cocon.
J'imagine que c'est ce que doivent ressentir les chenilles dans leur phase de transformation. Si je ne bouge pas je vais peut-être me changer en papillon, qui sait. Je voudrai pouvoir ne jamais sortir de la...sauf pour regarder le dernier épisode de Game of Throne avec Nathan. Et manger des fraises tagadas. Marcher pieds nus dans le sable brûlant puis regarder les vagues fraîches s'enrouler autour de mes chevilles. Monter Archibald Junior. Avaler un pot de Ben&Jerry's vanille noix de Pécan à moi toute seule.
Bon d'accord. Je m'extirpe du drap et me dirige vers l'armoire pour trouver des vêtements à mettre après la douche. Mince. Evidemment, j'ai beau chercher, je n'ai pas de tenues appropriées pour faire du cheval ou simplement me promener sur la plage. Il n'y avait que des pièces de marques dans ma valise. Je n'ai jamais eu que ça de toute façon, évidemment avec une mère mannequin, on peut difficilement faire autrement.
Ça ne m'a jamais vraiment dérangée, quand j'étais petite, je trouvais même ça amusant de me faire habiller comme une poupée. Évidemment j'aurais bien aimé choisir mes vêtements seule à partir d'un certain âge mais ce n'est pas comme si j'avais eu des copines avec qui faire du shopping de toute façon.
Avec un soupir je me décide à attraper un jean Levi's et un chemisier blanc léger à manches courtes avant de me diriger vers la salle de bain. Je prends une douche rapide qui dissipe les dernières traces de fatigues. Une fois sortie, j'essore mes cheveux au dessus du lavabo et retourne dans ma chambre.
Je m'assoie à même le sol pour enfiler mes converses fétiches. Evidemment j'ai plein d'autres paires de chaussures mais je me suis toujours sentie un peu rebelle en portant ces tennis couvertes de l'écriture fine de Nathan. Maman les déteste.
La maison est plongée dans un silence totale quand je descends dans le hall. Chris doit dormir encore. Il n'est que 7h et demi. Je ne me souviens plus s' il était du genre à faire la grasse matinée. Je rejoins la salle de repos des employés -vide également- et déverrouille la porte.
Je cligne des yeux, éblouie par le soleil. Maintenant que je suis dehors, je ne sais pas trop ce que je veux faire. Je pourrais peut être aller faire un tour sur la plage, c'est à moins de dix minutes à pieds mais je ne me sent pas de quitter la propriété sans prévenir Chris. Je balaye le parc du regard et mes yeux se posent sur la façade noir du garage. Le fameux garage à voiture de mon oncle.
Mes pieds se mettent en marche avant que je ne l'aie décidé. Je ne m'intéresse pas spécialement aux voitures mais je suis curieuse. De toute façon il est sûrement fermé, j'imagine que les véhicules qu'il contient valent cher et Chris est du genre précautionneux. Pourtant je suis surprise de découvrir le rideau métallique remonté. Peut être a t-on oublié de le descendre hier.
Je pénètre dans le bâtiment sans hésiter. Un soupir de soulagement m'échappe: l'air est agréablement frais ici. Des effluves de cuir, d'huile de moteur et de peinture envahissent mes sens sans que je ne puisse dire si je les trouve écœurantes ou non.
C'est immense, beaucoup plus qu'il n'y paraît de l'extérieur. Ça me fait penser à cette tente magique dans Harry Potter. Sans surprise, l'espace est encombré d'une multitude de voitures aux silhouettes raffinées et sportives. Dans le fond je distingue des bolides brillants et neufs mais la plus grande partie de la salle est encombrée de carcasses de luxe, de véhicules éventrés.
Très étrange comme vision. On dirait un hôpital privé pour voitures de riches. Je fais quelques pas prudents en évitant les nombreux outils et pièces métalliques qui jonchent le sol. Deux des trois façades sont entièrement recouvertes du sol au plafond d'étagères dans lesquelles sont entassées un nombre impressionnant de pièces détachées et d'instruments étranges, de pots de peinture et de cuir luxueux emballé dans du film plastique.
Les murs qui ne sont pas dissimulés par les rangements sont de la même couleur ardoise qu'à l'extérieur. Pour un garage à voiture l'endroit me semble plutôt propre et bien ordonné.
Je suis en train d'examiner ce qui me semble être une Ferrari couleur cerise quand quelque chose d'humide effleure mon poignet. Je sursaute brutalement et étouffe un cri en faisant volte-face. Qu'est-ce que...
Je baisse les yeux sur le chien qui me fixe, parfaitement immobile. C'est un berger allemand. Ses oreilles hautes pointées dans ma direction, il darde son regard chocolat sur moi sans ciller. Presque immédiatement je sens mon cœur d'enfant se remettre à battre et dégouliner à l'intérieur de moi.
J'adore les chiens! J'aime tous les animaux mais ceux là ont toujours eu une place à part, une source inépuisable d'amour, contrairement aux humains. En fait j'ai toujours rêvé d'avoir un chien mais maman est allergique à leurs poils, ou du moins c'est ce qu'elle répète. Je dois prendre sur moi pour ne pas me jeter sur lui et l'entourer de mes bras comme je l'aurais fait à six ans. Les Bergers Allemands ne sont pas spécialement les chiens les plus affectueux et je ne connais pas celui la. Il est peut être dressé pour monter la garde.
Je m'accroupis prudemment sans le quitter des yeux. Il est vraiment beau avec un corps svelte et musclé de jeune chien. Je lui donne deux ans environ. Ses oreilles et son dos sont noir et le reste de son corps est recouvert d'un pelage couleur sable. Ses poils sont plutôt courts ce qui me laisse penser que quelqu'un la tondu récemment. Bonne initiative, ça ne doit pas être pratique de se trimbaler une fourrure en Floride.
Il avance finalement vers moi sans me lâcher de ses yeux sérieux. Je tends la main et prends son absence de réaction pour de l'approbation. Il laisse pendre sa longue langue rose et plisse les yeux de plaisir quand je le gratte derrière les oreilles. Je pose les genoux sur le sol de béton et utilise mes deux mains pour le cajoler. Je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire quand il roule au sol pour m'exposer son ventre. Je lui donne les caresse qu'il réclame:
- Hey tu fais le dur mais t'es un vrai bébé en fait hin? Gentil garçon...
Un frisson désagréable me parcourt soudain l'échine et hérisse le fin duvet de ma nuque. Je connais cette sensation, je sais que quelqu'un est juste derrière moi. Je me relève brusquement, sur la défensive et le cœur battant. J'avais vu juste.
Je retiens ma respirations en faisant face au jeune homme que j'ai bousculé hier. Enfin je ne sais pas si l'on peut parler de faire face quand je dois lever le nez au ciel pour le voir. Ce n'est pas seulement sa taille...c'est comme s'il aspirait tout l'espace qui l'entoure à l'instar d'un vortex, obligeant quiconque est dans la même pièce à chercher son souffle. Je croise son regard sans vraiment le chercher.
Ses yeux...je déglutis, apparemment, mon cœur n'a pas jugé utile de ralentir la cadence. Comme chaque fois que je me retrouve seule en présence d'un adulte du sexe opposé. Une partie de moi sur laquelle je n'ai pas de contrôle commence déjà à analyser les issues de secours et je me rends compte trop tard que j'ai reculé de deux pas, m'éloignant de la porte.
- Qu'est-ce que tu fous là?
Sa voix n'a rien d'amical, je dirais même qu'elle est tout le contraire- totalement inamicale- mais elle vibre quand même dans ma poitrine. Il a une voix silencieuse. Cela paraît étrange, énoncé comme ça pourtant c'est le cas. Il s'exprime d'un ton très bas mais arrive quand même à y insuffler de la froideur.
Je ne peux pas m'empêcher de parcourir son visage des yeux. Le chien se remet sur ses pattes et va s'asseoir à ses pieds en le fixant avec adoration, ses griffes cliquetant sur le sol. Mince, ça doit être le sien.
Ses traits- ceux de l'homme- sont crispés mais restent agréables. Fascinants. Ses mâchoires puissantes, ses pommettes ombrées, ses yeux diaboliques ourlés de longs cils bruns.Je le trouve encore plus beau qu'hier et cette prise de conscience me donne envie de sortir de mon corps pour me secouer comme un prunier.
C'est ridicule! Des jolis visages, j'en ai vu par centaines quand ma mère me traînait par les cheveux- façon de parler- à son agence de mannequin, pas de quoi en faire tout un plat. Alors pourquoi est-ce que je réagis comme ça maintenant? Je sens mes joues se colorer sans aucune raison, je me donnerais des gifles.
Ses sourcils se froncent, comme s'ils voulaient se rejoindre au dessus de son nez. Même ses sourcils sont beaux: droits, épais, foncés. Il me faudrait m'appliquer si je veux les dessiner plus tard, en imiter chaque poil et reproduire les ombres pour que la forme soit le plus proche possible de la réalité...
- Tu as besoin que je reformule?
La voix cinglante me tire de mes divagations. Zut, il veut savoir ce que je fais la, dans son...dans le garage de Chris. Il n'a pas vraiment l'air en colère, juste agacé: il me regarde comme on regarde une mouche embêtante. J'ai connu plus agréable comme sensation.
- Eh bien...j'étais..je suis venue pour...
Pourquoi je suis venue déjà? Et voilà que je bafouille comme une enfant de quatre ans. Quand je suis stressée, c'est soit ça, soit je me mets à jacasser en vomissant des phrases incohérentes et sans fin. Je préfère toujours le bégaiement.
Il croise les bras dans un mime silencieux du "j'ai tout mon temps". Cette position fait gonfler les muscles sous les manches de son T-shirt bleu marine. Je n'avais jamais fait attention à ce genre de chose avant. Je comprends un peu mieux les babillages incessants des adolescentes dans mon ancien lycée: les muscles, ce n'est pas désagréable à regarder.
- Je voulais juste regarder. Regarder le garage! Je n'aurais pas dû entrer sans demander la permission. Enfin, c'est le garage de mon oncle donc je suppose que techniquement j'ai le droit d'être ici. Mais vous devez y avoir pas mal de trucs importants et coûteux, donc...Quand je dis truc, je parle des voitures. Elles sont très jolies d'ailleurs. Enfin sauf celles-ci. Mais je suppose qu'elles le seront une fois terminées hin? Ce n'est pas comme si elles pouvaient se balader sans capots. Je n'y connais pas grand chose en voiture. Pas comme Chris...
Tais-toi Lily ! Je me donne une claque mentale. La gêne m'échauffe les joues. Royce- c'est comme ça que mon oncle a dit qu'il s'appelait- a toujours les sourcils froncés et maintenant sa bouche est entrouverte. Sa bouche est vraiment jolie avec des lèvres charnues très masculines.
Il me regarde comme si j'étais bonne pour l'asile. J'espère que ce n'est pas le cas, j'ai déjà visité ce genre d'endroits et c'était plutôt effrayant.
- Je suis désolée, j'ajoute sans trop savoir pourquoi.
C'est toujours bien de s'excuser, ça évite les problèmes.
Son visage se décrispe un peu et l'indifférence regagne ses traits:
- Tu as raison, tu n'as rien a faire ici. Les poneys sont de l'autre coté, lâche-t-il vaguement railleur.
- Il n'y a pas de poneys ici, seulement des chevaux. Je me mords la lèvre pour retenir cette remarque...mais la lâche quand même.
Ses mâchoires puissantes se crispent et ses yeux se refroidissent encore si c'est possible. Il n'a pas l'air de m'apprécier. En même temps je me suis écrasée sur lui la première fois qu'il a posé les yeux sur moi. Ce n'est pas grave et je me fiche qu'il me déteste, je préfère quand les garçons ne s'intéressent pas à moi. D'accord, seule la deuxième partie de la phrase est vraie.
- Je suis encore désolée pour hier. Je ne me suis pas présentée je crois, je m'appelle Lily.
Je lui offre mon sourire de fille parfaite, celui que je me suis entraîné à afficher devant mon miroir à l'époque des défilés. Il me fixe un instant sans réaction puis hausse un sourcil en me tendant la main. Oh, je ne m'y attendais pas. Je baisse les yeux sur ses mains et comprends. Elles sont complètement noires, luisantes d'huile et couvertes de cambouis.
Je sais ce qu'il fait: il se moque de moi. Il me prend pour une petite snob de ville et ne pense pas que je vais le toucher. Je ne peux pas vraiment le blâmer: je porte des vêtements de marques complètement inadaptés au lieu et je sais que mon accent paraît snob aux américains.
Au moment où il commence à retirer sa main avec un regard entendu, je la prends fermement dans la mienne et la serre assez longtemps pour m'imprégner de la texture graisseuse. Un frisson me traverse le bras au contact de sa paume chaude et rugueuse beaucoup plus grande que la mienne. Un éclat de surprise traverse ses iris argentées comme une comète puis il récupère sa main et recule, ses yeux se posant un instant sur mon poignet noir de crasse.
- Lily?
Royce pivote en même temps que moi vers la source de la voix. Je reconnaîtrais cet accent Texan entre mille! Dallas se tient devant le garage, un grand sourire illuminant son visage ridé et tanné par le soleil.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top