Chapitre 57
Mon expression enjouée fond comme un morceau de sucre dans un verre de thé et je me renfrogne. Je n'ai jamais aimé ce genre de jeux idiots que je considère comme un simple exutoire pour les jeunes adolescents dominés par leurs hormones et, la plupart du temps, j'évite d'y participer. Les rares parties auxquelles je me suis laissée entraîner, poussée par mes camarades, ne font pas partie de mes meilleurs souvenirs.
Evidemment, je suis la seule dans ce cas parce que les autres filles poussent des cris d'enthousiasme. Je me tasse sur mon tabouret en focalisant mon attention sur les biscuits qui dorent lentement dans le four allumé. Une pression contre ma chaussure me pousse à tourner la tête vers Mia qui m'observe, sourcils froncés.
Je ne sais pas ce qu'elle lit sur mon visage mais elle lance à l'assemblée de filles excitées:
- Y a pas de mec, je vois pas à quoi servent les actions.
Les autres semblent sérieusement réfléchir à cette difficulté jusqu'à ce qu'une rousse propose une solution, sans se soucier de rajouter une nouvelle pierre à l'édifice de mon stress.
- Je peux appeler des mecs, j'en connais pas mal ici, propose-t-elle en sortant son portable qu'elle agite sous notre nez comme s'il s'agissait d'une baguette magique.
Tout mon corps se raidit d'angoisse. Je ne veux pas de ce genre de fête-là. Et encore moins reproduire les événements de la dernière fois. Une fois encore Mia me sauve la mise.
- Nope! Hors de question. Pas de mecs, c'est une journée fille, vous avez oublié? On peut se passer d'eux pendant quelques heures, bon sang!
Les invitées applaudissent aussitôt en levant les poings comme prêtes à se lancer dans une révolution féministe avec Mia pour leader.
Cette fille est un cadeau du ciel.
- Merci, je lui chuchote alors que les autres commencent à échanger des anecdotes sur les fois ou elles ont repoussé des garçons comme s'il s'agissait d'un exploit.
- De quoi? demande mon amie, l'air de rien, en fixant ses ongles peints dans un noir brillant.
- D'exister, je réponds sincèrement.
Ses yeux trouvent aussitôt les miens et une discussion silencieuse semble s'établir entre eux comme si, l'espace d'un instant, on se passait de mots pour communiquer. Puis elle balaye ma remarque avec un geste insouciant de la main.
- Mais on peut quand même jouer à vérité ou vérité? insiste une fille en reproduisant la moue boudeuse qui doit sûrement figurer sur les deux tiers de ses clichés Instagram.
Mia me jette un coup d'œil, me laissant décider et je hausse finalement les épaules.
Qu'est-ce que je risque après tout? Ce ne sont que des questions et je n'ai jamais rien fait d'affriolant, donc rien à révéler dans ce genre de jeu à part le néant de mon expérience. Enfin... en espérant qu'elles ne posent pas de questions trop précises, je songe avec angoisse.
La partie commence. On utilise une bouteille vide de thé glacé et tout le monde se place en cercle autour de l'îlot. Les questions s'enchaînent sans grande originalité et se ressemblent toutes me rappelant les raisons pour lesquelles je ne m'étais jamais encombrée d'amies jusqu'ici:
- Tu as déjà couché avec un garçon?
- Avec combien de garçons as-tu couché?
- Tel garçon était-il un "bon coup"?
- Quel est l'endroit le plus fou où tu as fais l'amour?
Elles sont parfois agrémentées de quelques interrogations sur la consommation d'alcool. J'essaye de rester impassible en entendant les expériences saugrenues des unes et des autres. Mes réponses quand la bouteille tombe sur moi sont inlassablement les mêmes: "Non", "aucun", "jamais", "nulle part". Et aucune n'est un mensonge. Je ne suis pas embarrassée de révéler mon absence d'expérience à ces personnes que je ne reverrais surement jamais et surtout soulagée que certaines questions plus précises ne soient pas mises sur le tapis.
Mia me lance un regard entendu en comprenant pourquoi j'ai accepté aussi facilement cette partie de "vérité ou vérité" alors que les filles me jettent des coups d'œil frustrés à force de ne pas tirer la moindre information croustillante sur la fille Williams. Mon amie détourne leur attention et s'amuse comme une folle à les choquer avec sa "vie de dépravée", comme elle aime l'appeler.
Elle se penche pour faire tourner la bouteille pour la cent-et-unième fois - du moins, c'est mon impression- et j'appuie ma joue contre mon poing en fixant d'un œil vague le mouvement de rotation du bouchon qui ralentit, ralentit, ralentit encore... pour s'arrêter sur moi.
Plus vraiment impressionnée, je relève le nez vers la fille chargée de m'interroger, une grande brune à la peau très pâle. Elle me dévisage, semblant réfléchir à une question pertinente qui m'obligera à dévoiler quelque chose, puis ses lèvres vermeilles s'ouvrent enfin.
- D'après toi, qui est le plus bel homme de Key Haven?
Je déglutis devant cette question pourtant bien moins aventureuse que les précédentes et reste muette comme une carpe sous le poids de tous les regards féminins braqués sur moi.
Mince, mince, mince. Je ne veux pas répondre à cette question! Pourquoi l'a-t-elle posée, d'ailleurs? Est-ce en rapport avec les rumeurs qui circulent sur moi en ville?
- Moi, en tout cas, coupe Mia, je peux répondre facilement. C'est sur que c'est Chris Williams!
Cette fois, je m'étrangle avec ma propre salive. Elle n'a pas dit ça! Elle ne peut pas avoir...
- Désolée Lily, hin! C'est juste que ton oncle est trop... appétissant, croit-elle bon de préciser, enfonçant le clou.
- Mia! Arrête, c'est horrible! Ne dis plus jamais un truc pareil, je m'écrie hésitant entre hilarité, incrédulité et horreur.
Les autres filles éclatent de rire et Kelly se sent obligée d'insister:
- Excuse-moi, mais je rejoins Mia sur ce coup. Je ne comprends pas comment il peut encore être célibataire. Il a quel âge, tu penses?
Je plonge ma tête dans mon bras quand le groupe au complet se met à spéculer sur les talents de Chris dans des domaines auxquels je ne veux même pas songer.
Quand une blonde s'interroge à voix haute sur l'âge minimal qu'il accepte pour ses "conquêtes", je mets fin à cette mascarade.
- Vous avez fini? je demande après qu'elles aient réussi à me glisser des images infâmes dans la tête. Vous parlez de mon oncle là, je vous rappelle.
Elles consentent à laisser tomber le sujet avec des mines coupables mais mon soulagement ne dure pas longtemps parce que la grande brune relance la partie.
- Alors, Lily? Le plus beau mec de Key Haven?
Cette fois, Mia me lance un regard impuissant et je la vois clairement mimer le mot "invente" de ses lèvres.
- Et t'es obligée de dire la vérité, précise en même temps une autre.
- Je ne suis pas ici depuis assez longtemps, je tente pitoyablement. Je ne connais pas grand monde.
- Ça fais rien, fais avec ce que tu as.
- Allez, personne te jugera, promis.
- Ouais, renchérit une autre, ce qui se dit dans la cuisine reste dans la cuisine.
- En plus, je suis sûre que les mecs les plus riches de l'île défilent dans ce palais.
C'est cette dernière réplique qui m'interpelle et annihile ma gêne le temps d'un battement de cœur, alors que je m'insurge qu'elle sous-entende que seuls les hommes riches puissent être digne d'intérêt. Mais cette seconde de rébellion mentale suffit à desceller mes lèvres dotées de leur propre volonté, causant ma perte.
- C'est Royce Walters.
Les mots se sont tout simplement glissés hors de ma bouche et, j'ai beau vouloir les ravaler aussitôt, ils flottent dans l'air soudain silencieux de la cuisine.
Zut!
Les filles me fixent, les yeux écarquillés comme si je venais d'apporter la preuve que la terre est plate et Mia se cogne le front contre la table imitant à la perfection l'état de mort cérébrale.
Bon, maintenant que c'est dit, autant l'assumer. Je redresse les épaules et me force à soutenir les regards.
- Walters comme... le criminel? s'écrie finalement la brune.
Je ne réponds pas à sa question. Ça semble déjà assez évident.
- Mais tu sais qu'il est accusé de meurtre?
- Il a brûlé sa maison, il paraît. Qui fait ça, à part un fou?
- Il a fait de la prison.
- Mon frère m'a raconté qu'il a fait sauter la voiture d'un député qui était en vacances ici, une fois.
- J'ai entendu dire qu'il égorgeait des chiens.
- C'est n'importe quoi! je m'emporte malgré les mimiques de Mia qui m'enjoint de rester calme depuis une minute. Il a lui même un chien et il en prend soin. D'où est-ce que tu tires cette information ridicule?
Je reprends ma respiration alors que la fille baisse les yeux, confuse. Mince. Je n'aurais jamais dû répondre à cette stupide question, ni jouer à ce jeu tout aussi stupide.
- Heureusement que vous aviez dit que vous ne jugeriez pas, raille sèchement Mia de sa voix de tigresse suintant le sarcasme.
Les invitées se taisent, l'air penaudes.
- C'est vrai, désolée, lance l'une d'entre elles.
- De toute façon, on parle juste de physique, là. Pas la peine de lister la liste de ses crimes et méfaits, renchérit une autre en hochant la tête. C'est comme Ted Bundy: c'était un tueur en série mais tout le monde reconnaissait le trouver sexy.
Je n'apprécie pas du tout la comparaison mais la main de Mia qui presse mon genou me pousse à garder mon indignation pour moi.
Kelly me sourit et lâche:
- En plus, j'ai déjà vu la tête de Walters au journal et c'est vrai qu'il est carrément beau!
Cette phrase destinée à me rassurer m'empoisonne la gorge pour une raison que je ne me fatigue pas à chercher et je me force à plaquer un sourire sur mes lèvres.
Je suis plus que soulagée quand la sonnerie du four me fournit une excuse pour m'extirper du cercle. Je saute sur mes pieds pour aller sortir les biscuits après avoir enfilé un gant et je dois avouer que la plupart ne ressemblent en rien à des macarons.
Le goût ne se révèle pas particulièrement meilleur que l'apparence et après quelques minutes à mastiquer avec des grimaces peu convaincues, les filles proposent que l'on regagne l'extérieur.
Rassurée qu'elles veuillent arrêter la partie de "vérité ou vérité" et soucieuse de ne pas leur laisser le temps de changer d'avis, je pousse la porte de la salle des employés attenante à la cuisine pour les guider dehors.
Mais le spectacle qui s'offre à nous me fige sur place.
Dans la pièce, plusieurs hommes sont déjà installés pour prendre leur pause casse-croûte et boire des bières. Et, si la plupart d'entre eux ne nous prêtent aucune attention, absorbés dans leurs discussions animées, ce n'est pas le cas de Royce: son regard animé d'une lueur indéchiffrable est pointé sur moi comme une épée.
Et la question explose dans mon cerveau gelé.
À quel point les murs qui séparent la cuisine de cette pièce laissent-ils passer les sons?
Le temps se fige alors que j'entrevois les implications de la réponse et le silence m'englobe, m'aspire et me recrache.
Quand mes yeux parviennent à se libérer de l'emprise des siens, je me détourne de Royce pour noter la présence de Jace. Adossé à un mur, une bière presque vide à la main, il m'adresse une grimace ennuyée qui glace le sang à l'intérieur de mes veines.
Si c'est ce que je pense, je... je n'ai pas de mots. Jace ne me laisse pas l'occasion de me bercer d'illusions.
- Je ne savais pas que ce genre de jeux se pratiquait encore après le collège, lance-t-il, me faisant tressaillir avant de m'achever. Je pensais que tu m'aurais choisi moi comme mec le plus beau de l'île.
Le sang quitte mon visage à la vitesse de l'éclair. Je titube en arrière alors que le choc fait bourdonner mes oreilles, paralysant mes capacités de réflexion, et rentre dans Mia. Je pivote vers elle et lui lance un regard de pure détresse comme si elle pouvait me sortir de cette situation épouvantable. Mais à moins d'avoir un retourneur de temps, elle ne m'est d'aucune aide comme me le fait comprendre son haussement de sourcils impuissant.
Je jette un coup d'œil nerveux en direction de Royce sans pouvoir m'en empêcher.
Négligemment adossé au dossier de sa chaise, les jambes écartées devant lui et une main pianotant distraitement sur le bois de la table, toute son attention est centrée sur moi comme mille pointes d'acier fichées dans mon corps dont je ne sais plus quoi faire.
Il a dû entendre. Il m'a entendu l'encenser comme une fillette éperdue.
C'est puéril, j'ai l'impression d'être une collégienne dont les amies ont révélée le béguin au garçon concerné sauf que je me sens mille fois plus mal.
Quelque part dans la grande maison, une fenêtre claque, surement malmenée par le vent, mais je l'ignore. Ce n'est que quand une main sûre m'enserre le poignet pour me tirer vers la sortie que j'émerge du gouffre de gène duquel j'étais prisonnière.
C'est Mia qui m'entraîne à l'extérieur sans que je ne lui oppose de résistance. J'ai vaguement conscience que le groupe de filles nous suit.
Quand le soleil m'étreint, soufflant sa chaleur libératrice sur mon visage, je reprends mon souffle en me rendant compte que je retenais ma respiration depuis un moment. Les yeux plongés dans le ciel sans me soucier des rayons qui me grillent les rétines, je tente d'ignorer les chuchotements des filles survoltées dans mon dos qui se demandent si elles viennent réellement de se tenir face à Royce Walters.
- Lily, souffle Mia en me tirant par l'épaule pour me forcer à baisser le regard vers elle. Même s'il a entendu, ça ne fait rien, on s'en fout, ok?
- C'est vrai, ça ne fait rien, je répète d'une voix digne d'un robot dans star-wars.
Ça ne fait rien, à part me coller la honte de ma vie, je songe.
- On retourne nager? demande une fille, inconsciente du capharnaüm qui règne en ce moment dans ma boite crânienne.
- Oui, allez-y, je m'entends répondre. Je dois juste aller vérifier un truc.
Elles s'exécutent avec un regain d'enthousiasme. Sauf Mia qui me colle au train et me fixe, les lèvres pincées, pas dupe pour un sou.
- Lily...
- Vas-y Mia, j'arrive.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et m'éloigne rapidement en espérant qu'elle a saisi le message et ne compte pas me suivre. Mes pas me guident sans surprise vers l'atmosphère rassurante des écuries. Mon malaise semble s'apaiser à l'instant où les effluves de foin, de cuir et de bois ancien étreignent mes sens. Je m'empare d'un tabouret bas qui traîne près des rangements et pénètre dans l'antre de Brutus dont l'accueil chaleureux me rend quelques couleurs. Le box est assez spacieux pour que j'aie largement la place de m'installer avec mon tabouret sans importuner son occupant.
Voilà, je n'ai plus qu'à rester enfermée ici jusqu'à la fin de l'été. Réflexion faite, cela me semble réalisable, je n'aurais qu'à demander à Rose de m'emmener deux repas par jour dans les écuries et je dormirai sur la pile de bottes de foin. Ça ne doit pas être très confortable et j'aurais sûrement des brins de pailles qui me rentreront dans le dos mais ce sera toujours mieux que de croiser le regard de Royce maintenant qu'il sait... ce qu'il sait.
Je ferme les yeux en appuyant ma tête contre le mur et me laisse bercer par les bruits de sabots et les renaclements des chevaux. Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi immobile à tenter de me vider l'esprit avant que des bruits de pas, discrets mais lourds ne se mêlent au hennissement. Mes battements de cœur se calquent dessus et s'arrêtent en même temps qu'eux.
Malgré mes paupières closes, je discerne l'ombre qui s'abat soudain sur moi.
Puis j'ouvre les yeux et mon palpitant repart de plus belle quand je tombe sur le regard métallique qui me scrute de haut.
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